Reviewed in 1997
A propos du dernier livre d'Arlette Farge sur la souffrance et la
violence au XXe siecle:
La philosophie des Lumières passe par les
souterrains et les ponts mentaux de notre propre culture--toujours
ébranlant les croyances religieuses, et les idéologies et les
epistémologies attenantes. Au nom de la Nature et de ses loix tout doit
céder, notamment en économie, certes, mais aussi dans les façons de
comprendre le Mal. L'oeuvre de Claude Lévi-Strauss, un philosophe des
Lumières, sert de pont pour l'Occident dans la volonté de ce dernier
d'étendre ses connaissances aux peuples du monde entier, fondé sur le
principe que l'homme a une seule nature, quelque soit la diversité
remarquable de langues, de cultures, de sociétés. Soit. Montaigne avait
trouvé l'homme sauvage à l'intéreur de lui-même, même si dans son propre
comportement il y avait si peu de sauvagerie.
Les souterrains communiquant les Lumières se distinguent des ponts en ce sens que l'ensemble de la philosophie des Lumières contient des réserves, des doutes, voire même des non-réponses, à certains phénomènes sociaux dont on ne peut pas nier l'existence, mais pour qui, valables ou pas, les anciennes croyances religieuses avaient des réponses. Ce sont ces réserves, les doutes, et les non- réponses que l'historienne Arlette Farge note et questionne à nouveau, notamment à propos de l'existence encore de la souffrance et de la violence dan la société humaine. Les bons et grands philosophes du XVIIIe siècle n'ont guère exploré les phénomènes de ce type, Rousseau excepté. Pourquoi les génocides de la deuxième grande guerre, du Vietnam, du Rwanda? Arlette Farge pose cette question, et il est très important de la saluer pour son courage. Elle ne donne pas de réponses, et là elle n'est pas du tout seul, car c'est bien l'Occident tout entier, qui n'en pas, car la philosophie Lumières n'en a donnée, hélas.
Dans sa quête pour se comprendre, Pétrarque avait toujours gardé l'oeuvre de St. Augustin avec lui, quelqu'un qui pourrait lui donné une explication du Mal; dans la sienne Montaigne se submerge dans une multitude d'autorités qui répondent dans toutes les langues de Babel antique à ces même préoccupations. Arlette Farge est plutôt comme Pétrarque, mais au lieu de St. Augustin, elle a Michel Foucault---grand philosophe des Lumières qui a semé quelques doutes profonds sur les pensées heureuses et axiomatiques de ses confrères du XVIIIe siècle grâce au fait qu'il a entendu les même sirènes que Nietzsche a entendues.
Le philosphe-historien de la folie répond à la question d'Arlette Farge—pourquoi la souffrance, et pourquoi la violence—persistent-elles au XXe siècle, en la rassurant que ses phénomènes font partie du côté rationnel de l'être humain. Toute possibilité de les écarter ou de les supprimé en les caractérisant comme éléments démentiels sont éxclues par Foucault. Etant donné son oeuvre, cette réponse est non seulement inévitable, mais tout à fait logique. L'absurdité du génocide au Rwanda ne peut pas être comprise comme un effet de la Raison d'Etat. St. Augustin n'a pas failli devant la grande question que Pétrarque lui a posé au sujet de la nature humaine. Montaigne a cherché à l'intérieur de lui-même une réponse, ou plutôt une paix--car comme le sauvage, Dieu aussi pourrait être une création de l'homme? Foucault laisse Farge à peu près sans réponse sur le pourquoi la souffrance, pourquoi la violence.
Arlette Farge ne fait pas de critique à son ami-compagnon philsophe--en tant qu'historienne, et cela est assez surprenante, car les perspectives des deux disciplines restent loin de l'une et l'autre.
En vidant les contextes de leur force-en ne laissant que les mot concepts comme la violence, la discipline d'histoire n'offre pas d'outil à ceux qui la pratiquent. Oui, en ce qui concerne les violences de la guerre au XVIIIe siècle, Farge résume d'une manière générale ce qui s'est passé, à peu près au niveau d'un manuel de classe. Mais il est évident que quand l'historien monte vers les concepts aussi généraux que la violence, c'est à la philosophie qu'il est forcé d'appeler à son secours.
Bien sûr, Farge questionne les rapports entre les mots et les choses--mais encore, les outils de l'historien sont laissés à leur état neuf. Entre parenthèse, le mot souffrance au XVIIIe siècle faisait plutôt partie du vocabulaire d'opéra sur les effets de l'amour, qu'autre choses. Le mot misère signifiait bien avant les gravures de Jacques Callot tout ce que veut dire Arlette Farge par le mot souffrance. Il serait intéressant de réflichir sur ce 'shift' sémantique de misère à la souffrance; il y a peut-être une certaine laïcisation, qui sait?
Etonnant aussi est est le refus d'Arlette Farge de mettre les réserves sur les analyses des rapports entre le masculin et le féminin faites par Françoise Héritier. Reconnaître la grande valeur des recherches, et la logique, enfin le mérite du livre, et dire qu'on n'est pas d'accord, suivi par aucun débat, me dépasse .Incompréhensible aussi est le fait qu'Arlette Farge ne résume même pas le livre d'Héritier, donc le lecteur n'a rien sur lequel il peut accrocher. Affirmer que "la différence des sexes est une expérimention, non une fatalité" (p. l33) est plutôt une profession de foi qu'autre chose. Et, ce n'est pas que je suis contre les professions de foi--pas du tout--mais il doit y avoir autre chose.
Vivre à la fin du XXe siècle, croyant toujours dans le progrès (là,
elle ne le dit pas, mais par sa rigueur de ne vouloir étudier que le
changement ou empêchement du changement, son choix est clair) et fidèle
à un programme qui n'a jamais trouvé des réponses pour certains aspects
de la vie sociale, Farge se trouve angoissée en profondeur, et ne
sachant pas pourquoi. Les philosophes des lumières ont un bout de chemin
à faire, et les historiens qui les suivent aussi.