Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

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Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

Marc Fumaroli on La Fontaine and Louis XIV

Reviewed in 1997

Le Poète et le Roi: comme le suggère d'entrée son titre, Marc Fumaroli a fait, pour rédiger son livre, un choix fondamental. Il a décidé d'ignorer le modèle qu'en la circonstance lui offrait tout naturellement Plutarque pour en adopter un autre. Il a renoncé à ce jeu magnifique des Vies parallèles, jeu fait d'équilibres et de contrastes, de ressemblances et d'oppositions morales existant entre deux hommes héroïques vivant ensemble et partageant les mêmes fascinations, s'affrontant sur les champs de bataille, luttant pour le pouvoir avec les moyens nobles ou ignobles qui leur sont propres. Il a au contraire opté pour ce que nous pourrions appeler un mode de présentation purement politique.

Les noms propres constituent toujours le point de départ de Plutarque. Ils se trouvent relégués en sous-titre dans le livre de M.F.: signe évident que l'événement, l'action, vont l'emporter en lui sur l'analyse des relations psychologiques. Chez l'auteur de l'antiquité, c'est le face à face exemplaire de deux personnalités, leur affrontement, qui, d'une façon ontologique, fait apparaître en chacun la force du caractère ou ses faiblesses, son comportement face aux enjeux, aux pièges, que lui tendent la fortune ou le destin. Et ce face à face laisse finalement sa dignité, voire son immortalité, à chacun des protagonistes du drame. La magnanimité est autant de rigueur chez Plutarque qu'elle l'est chez Corneille, et le sens du sublime; chaque héros des Vies conserve ses qualités superbes— tout ce qui justement, de son vivant, a fait de lui un être d'exception, un héros. Et même si ce héros reste parfois capable de descendre du Panthéon, sa chute n'est jamais la conséquence d'un coup bas administré par l'auteur tout-puissant. Ce n'est pas Plutarque qui le pousse, mais lui qui, par sa faute, tombe de son piédestal.

Plutarque est ainsi un admirable peintre du héros en demi-teintes, en clair- obscur, et c'est pour cette raison qu'il a servi de manuel de morale aux garçons de tous les siècles —sauf bien entendu du nôtre: on n'arrête pas le progrès!— pour apprendre ce que c'est la nature humaine, surtout dans les communautés masculines. Tout ce qui se passe, pour ainsi dire, en dessous ou en dehors des comportements politiques exigés par les formes du gouvernement en place. Ce qui chez l'un est considéré comme un signe de faiblesse peut, chez l'autre, devenir signe de force — et ceci malgré le fait que la barbarie des mœurs décrites par Plutarque est capable de surprendre même le lecteur d'aujourd'hui, un lecteur pourtant endurci par les cultures actuelles de la violence.

Au contraire de Plutarque, M.F. ne nous fait jamais entrer dans le fors intérieur de son roi, et à peine dans celui de son poète. Louis XIV et La Fontaine semblent avoir été pour lui moins des sujets de réflexion et d'analyse que des données. Le champ proprement politique semble occuper tout l'espace de leurs rapports, même, étrangement, quand celui-ci n'est que silence. M.F. décrit La Fontaine comme le dernier grand poète de la Renaissance, comme le fleuron d'une lignée directement issue de Pétrarque et quelque peu francisée par la Pléiade. Ami fidèle et bon vivant, le grand poète lyrique, auteur des Fables, nous est presenté avec la sympathie nécessaire à tout bon biographe comme à tout historien digne de ce nom (Dilthey). Vibrant de concert, les sensibilités de La Fontaine et de M.F. s'unissent pour faire revivre un des grands noms de l'âge classique.

En parallèle avec celui de La Fontaine, et qu'il l'ait voulu ou non, M.F. fait en Louis XIV le portrait d'un roi tyrannique et odieux, et, ce qui est encore pire pour lui et pour l'image que nous en avons, il nous le présente comme un homme qui ne savait pas se conduire. Le mode des vies parallèles à la Plutarque avait déjà été remis en question par les Mémoires de Saint Simon, où nous voyons d'une part la grandeur royale se perdre dans le souci et la maîtrise des petits comportements de la vie de cour, et, de l'autre, se montrer totalement incapable de gérer les affaires de l'état, d'une ignorance crasse pour tout ce qui touche à l'exercice de son métier. M.F., quant à lui, s'inscrit sans hésiter dans la lignée de Saint-Simon. Il pousse encore plus loin que lui son entreprise de démolition. Il évacue à vrai dire totalement l'homme-roi pour ne laisser en place qu'un sinistre épouvantail. J'avoue n'avoir pris clairement conscience de mon propre attachement à la manière de Plutarque qu'à partir du moment où, lisant ce livre, j'ai fait la pénible constatation de son absence. Il doit exister en moi quelque chose qui s'est rebellé, une sorte d'attachement, de tendresse humaniste pour l'antiquité. La magnaminité dont M.F. a couronné son poète n'est pas convaincante, parce que, confronté à un salaud, un héros, quoi qu'il fasse, est incapable de préserver quoi que ce soit d'héroïque dans son comportement. Aux demi-teintes subtiles chères à l'auteur des Vies parallèles, se substitue la juxtaposition manichéenne et brutale du noir et du blanc. Serais-je malgré moi victime d'un pédantisme aussi démodé qu'antiquisant? Je ne le pense pas. Il suffit d'évoquer l'admirable Richelieu et Olivarès de Sir John Elliott, publié en l984, pour confirmer tout le potentiel que conserve de nos jours le modèle plutarquien. Le mot qui me vient à l'esprit quand je pense à l'image que M.F., dans son livre, donne de Louis XIV est celui de tapage, un mot qui pour moi caractérise le comportement d'un Monsieur Jourdain, ou bien celui d'autres personnages du théâtre de Molière quand les domestiques —Sganarelle, Dorine, maître Jacques—ont abusé de leurs droits au point d'oser se moquer de leur maître. Le bruit fait à propos du Roi Soleil dans ce livre, ce livre où nous ne trouvons aucun portrait à proprement parler, est à peu près de cette nature. Il s'agit donc, pour l'historien, de comprendre et d'expliquer l'attitude adoptée par M.F., le roi n'ayant jamais besoin de défense, et encore moins de justification. Pourquoi détester Louis XIV à ce point? Passionnelle, toute aussi puissante que dissimulée, l'origine de cette résistance à l'historisation du personnage reste mystérieuse. Passons sur ce point. La Fontaine et la culture de son époque constituent ici mon sujet, non pas M.F. en tant que critique et qu'historien, M.F. en tant qu'écrivain.

Faiseur de vers dans un genre particulièrement difficile, c'est-à-dire la poésie lyrique, genre entre tous justement destiné à chanter les spendeurs de la gloire militaire, de l'héroïsme et celles de la floraison des arts—Ronsard et Malherbe ont déjà montré le chemin—, La Fontaine, par le biais des grands poètes Italiens de la Renaissance. s'inspire des anciens en profondeur. Il est positivement imprégné d'eux. Conservatisme, peut-être, mais surtout attachement vital aux valeurs épicuriennes et à cette utopie aristocratique qu'est L'Astrée de d'Urfé. Les sensibilités délicates, ce goût de la nature bucolique à la manière de Claude, les espaces nobles, la perfection du lieu, la présence des divinités, l'enchantement de l'instant, enfin tout ce qui est présent dans La Fête de Vaux et jusque dans Le Voyage en Limousin laisse apercevoir une profonde créativité, créativité qui, bien que disciplinée, parfaitement maîtrisée, ne laisse pas subsister la moindre trace de règle ou de contrainte morale. L'aristocratie, dans l'œuvre de La Fontaine, est littéralement réinventée.

D'une clarté et d'une érudition prodigieuse, M.F. brosse en La Fontaine le portrait d'un philosophe épicurien, adepte convaincu d'une philosophie de l'amitié qui unit l'amour des lettres avec une intimité de cénacle. On ne distingue chez lui ni le souci des préséances, ni la recherche de la réputation au nombre des livres et à l'importance de leur tirage, et encore moins la frustration apparente d'avoir été écarté du pouvoir. Condescendance, peut-être, mais le mot est trop fort. Vivre sa vie avec tant d'art et tant d'indépendance, sans même songer apparemment à fréquenter la cour, voilà quelque chose que Louis XIV a eu du mal à supporter.

Après le flot de verbiage à la fois frivole et sérieux des Mazarinades, quelques petits groupes s'étaient formés, souvent de couleur princière. Ces groupes n'avaient pratiquement pas d'attaches avec les salons ou la cour, et encore moins avec l'Académie. Pour eux, et suivant un modèle —celui du Pantagruélisme—mis en place au siècle précédent par François Rabelais, convivialité et littérature ne faisaient qu'un. Le Cardinal Mazarin ne se soucia guère de ce phénomène. Pourvu que les attaques ad hominem cessassent contre lui, et que les esprits ne versassent point dans le Jansénisme frondeur, le Cardinal avait tendance à laisser les gens écrire ce qu'ils voulaient.

Pourtant, l'arrière-fond de cette littérature de cénacle devient très vite fortement aristocratique, récupérant en quelque sorte les valeurs de l'univers de d'Urfé et peuplant celui-ci des grandes âmes de Corneille pour légitimer l'image (Mark Bannister), sinon le comportement, des princes Frondeurs. Les violences et les bassesses si caractéristiques des petites rivalités des princes disparaissent sous le manteau des mots. Tout, dans ce monde d'images, devient beau, grand, et généreux. Mazarin n'avait vraiment pas de rancune tenace contre son ancien ami le prince de Condé; car même en assumant le rôle du traître, en combattant du coté des Espagnols, Condé restait un prince de sang royal, l'Alexandre invincible et le glorieux vainqueur de Rocroi. Cette capacité des gens de lettres à s'identifier avec les princes vaincus, à faire revivre leurs valeurs tout en rendant leur image moins égoïste et moins brutale, ne peut que surprendre. Chanter presque en même temps et sur le même ton la gloire du jeune roi ne leur semble même pas inconvenant. De ce jeu presque structurel de récupération des perdants de l'histoire et de glorification du jeune roi, La Fontaine s'est pratiquement abstenu.

Survient alors un phénomène nouveau en France: le surintendant des finances et procureur au Parlement, Nicolas Fouquet, brigue le poste du premier ministre mourant. M.F. a parfaitement raison d'insister sur la nouveauté de cette démarche. Fouquet se comporte comme un Lerma ou un Buckingham. Il s'impose grâce au pouvoir qu'il a acquis dans le monde de la finance, grâce au crédit de ses amis aristocrates, grâce, enfin, à son mécénat, à l'aide généreuse et apparemment désintéressée qu'il apporte aux artistes et aux poètes. Il veut être Foucquet, quelqu'un; pas une simple créature du roi.

Sous les hauteurs du Parnasse se trouvait la mine d'or de Fouquet, je veux dire son pouvoir (pour l'essentiel) de se faire rembourser à l00 pour cent les rentes achetées à bas prix (Daniel Dessert). Fouquet et un ensemble de partisans, hauts magistrats, princes et princesses (y compris Mlle de Guise), avaient trouvé le moyen de se procurer de somptueuses demeures, d'orner celles-ci de tableaux, de bibliothèques et d'objets rares, un peu comme l'avaient fait avant eux les grandes familles marchandes et banquières annoblies de Venise, de Florence ou de Rome, un phénomène ultramontain vieux déjà de deux siècles (Richard Goldthwaite).

Il est vrai que la France avait déjà connu quelques petites poussées de ce type de société de consommation—poussées de fièvre et de luxe qui brouillent toujours les rangs sociaux—, d'abord au XVe siècle, autour de Jacques Cœur, puis au XVIe siècle, autour de Semblançay et des Hurault, mais rien de comparable à l'ampleur que, dans les années 1640-l660, le phénomène avait pris sous l'égide de Mazarin et de Foucquet. Le goût, vocable neuf qui aura des conséquences énormes pour la sociéte de consommation, le rôle des femmes dans l'épanouissement des utopies aristocratiques en prose—dans l'épanouissement, donc, du roman—, alliés à un respect réel pour l'érudition, permirent à cette nouvelle culture aristocratique de vivre dans des images de luxe et de grandeur, d'intérioriser quelque peu les immense écarts sociaux existant entre d'un côté, Conrart, les Scudéry, Ménage, Chapelain et bien d'autres et, de l'autre, Montausier, Beauvillier, La Rochefoucauld, Soyecourt, Grignan et Saint Aignan. "Vivre noblement," comme l'a si bien dit Robert Descimon, comptait toujours pour beaucoup; mais vivre dans ce monde de ducs et de comtes était une autre affaire. Les silences suivis de bruits et de rumeurs de mariage, de dates et de terres, ont été souvent rompus par l'apparition de vers sur l'amour ou de satires contre le pédantisme. Et dans les années l640-l660 il n'y avait pratiquement pas de vie de cour, le roi étant encore un enfant, et la régente préférant la compagnie de religieuses à toute autre forme de divertissement. Mazarin a certes fait des efforts novateurs de mécénat en montant un véritable opéra italien. Mais quelques évenements d'éclat ne remplacent pas les pratiques quotidiennes de la vie de cour, laquelle est toujours une pépinière de vie littéraire, source d'images et de pointes assassines sur les préséances. C'est bien dans ce contexte infiniment complexe que la candidature déclarée de Foucquet au poste de premier ministre prend toute son importance; et M. F. a parfaitement raison d'y insister.

Au-delà d'une remarquable floraison de genres (Hubert Carrier), y compris le burlesque, la Fronde s'est caractérisée par son fort penchant pour l'herméneutique littéraire et politique. La moindre grenouille dans une fontaine prend à l'époque une signification non seulement culturelle, mais politique. Les Mazarinades ont formé une génération de lecteurs qui prenait plaisir à décrypter, à lire entre les lignes, à discerner tel ou tel personnage sur les noms ridicules dont il avait été affublé. Ce ne sont nullement les efforts de censure manifestés par le Conseil du Roi ou par le Parlement —et encore moins ceux de la Sorbonne— qui ont nourri cette politisation sauvage du signifié, mais bien plutôt la défaite et l'humiliation d'une classe politique petite en nombre, mais puissante par son prestige et son orgueil. Quelque peu contagieux, cet orgueil s'est étendu aux membres des cénacles littéraires—la plupart ne possédant bien sûr aucun pouvoir politique réel. Passant le baume adoucissant de leur rhétorique sur les blessures humiliantes des grands, les poètes des années l660 ont trouvé moyen de participer à la vie politique en courtisant et en servant les grands vaincus de la Fronde, ces nouveaux géants de nouveau terrassés par le foudre de Jupiter. La Fontaine a cherché sans doute un autre chemin en cultivant l'amitié de Fouquet, en devenant son intime; et il ne fait aucun doute que ce chemin ne l'ait mené au succès escompté. A commencer par sa femme, personne ne partageait—avec toute la confiance que le terme suppose—l'amitié du surintendant: sauf, peut-être son frère, l'abbé Basile, bras droit de Mazarin. Le surintendant et son frère se brouilleront, et à partir de ce moment-là, la campagne entreprise pour s'imposer comme premier ministre au moment de la mort de Mazarin perdra de son élan au cœur intime de l'Etat. Cela ne veut pas dire que La Fontaine et encore moins Pellisson aient manqué d'intelligence politique quand ils sont restés auprès du surintendant: au contraire. On ne peut pas dire qu'ils étaient des naïfs. Ils avaient tout simplement fort peu d'expérience politique et une connaissance historique trop limitée des battements de cœur intimes de l'Etat.

Les auteurs de mémoires, et même les historiens, ont tendance à confondre la Cour et le Conseil du Roi. Depuis déjà plusieurs décennies, sinon depuis toujours— et Marie de Médicis serait à cet égard un excellent témoin—, les comportements susceptibles d'assurer le succès dans un milieu pouvaient dans l'autre conduire sinon à la catastrophe, du moins à l'échec pur et simple. La liste des disgraciés du Conseil d'en Haut est très longue au XVIIe siècle, à commencer par Biron et Sully. Chose étrange (mot cher à Mazarin employé chaque fois qu'il s'agit pour lui de décrire le comportement des Français), Foucquet n'a pas compris ce que le Cardinal mourant avait inculqué à son élève, le roi, c'est-à-dire que la morale des rois de France n'était pas celle des autres, et que, pour tout ce qui touche à la "gouvernance," la fidélité aveugle, l'obéissance absolue, sont les ingrédients nécessaires au bon fonctionnement de l'Etat.

Mazarin est mort relativement jeune, et à un moment où il ne s'y attendait pas. Eût-il vécu encore deux ans, il aurait disgracié Foucquet, un peu comme Servien l'avait été en l636, c'est-à-dire en cédant aux pressions exercées par une cabale de ses fidèles, et en dépit même de son inclination à sauver parmi eux tous ceux qui pouvaient l'être. Colbert avait déjà, bien entendu, jeté les fondements d'un tel complot. Mais, la proto-histoire n'existant pas, l'historien ne peut jamais faire que des proto-romans. Pourtant, briguer comme le fait Foucquet à partir de 1657-1658, la succession de Mazarin, est le signe évident qu'il n'a pas suffisamment réfléchi sur le sort de Concini, pour ne citer que lui.

M.F. appelle Foucquet un prince, et il a raison de le faire dans tous les domaines, sauf dans celui de la généalogie. Foucquet est prince par son comportement politique, c'est-à-dire magnanime, amical, et séduisant. Il est prince quand il prodigue l'amitié et l'argent; prince encore par son goût pour le secret, les places fortes, et les clientèles. Sans être véritablement noble, il incarne le modèle aristocratique mis en place par les gens de lettres comme Mme de Scudéry après la Fronde. Il constitue donc un péril réel pour le roi. Si on l'eût laissé faire, la cour—ou plutôt l'anti-cour— de Saint-Mandé eût été capable d'ébranler la Monarchie en confondant l'Etat et Versailles.

On connait la suite. Louis XIV avait été élevé pour être son propre ministre et son propre maître, pour gouverner seul —comme Corneille le dira dans Othon—, un espoir depuis longtemps entretenu par les Français et devenu politiquement incontournable apres les "règnes" des deux cardinaux-ministres. Même dans l'hypothèse où le roi aurait fini par se lasser de son métier, ce qui ne fut pas le cas, Foucquet aurait dû prévoir une tentative, à vrai dire inévitable, de ‘gouvernance personnelle" quelque peu orageuse, mais il ne l'a pas fait. Il s'est trop complaisamment laissé bercer par son personnage politiquo-littéraire, se croyant sûr de ses amis, sûr aussi de ses appuis. Et ce, chose curieuse, juste à un moment où l'Etat administratif, tout à fait autre chose que l'Etat aristocratique, se construisait presque de lui-même à l'insu de Mazarin, lequel, dans les dernières années de sa vie, ne se préoccupait plus que de la diplomatie et de la guerre, c'est-à-dire mettait malgré lui pratiquement en place le modèle même de "gouvernance" que le Roi Soleil allait plus tard reprendre à son compte.

La Fontaine, et peut-être encore plus Pellisson, sont tout à fait admirables dans leur soutien de l'ami perdu. Personne n'oubliera cette grande et éloquente rhétorique qui orne les appels lancés à l'opinion publique en faveur de Fouquet, et pour que la justice soit rendue. Celle des années l660 est une justice par commission, donc une justice plus lente, et peut-être plus juste, certainement plus humaine, que celle des temps de Biron et de Concini — ce dernier, de façon plus qu'expéditive, ayant été exécuté avant même le commencement de son procès. Ce qui sera qualifié d'absolutiste dans la Monarchie française par les historiens restera toujours fondé sur les rapports intimes d'une féodalité habillée à l'antique, et paradant devant le public sur la scène du théâtre classique.

D'un côté donc la fidélité, et de l'autre l'amitié, c'est-à-dire en apparence deux éthiques, chacune avec ses fondements sociaux spécifiques; deux éthiques qui, pour les non-initiés des arcanes de l'Etat, pourraient être considérées comme complémentaires. Les survivances féodales incarnées dans l'éthique de la fidélité creusent en profondeur l'aspect psychologique des conduites et des rapports humains, provoquant des comportements peu conformes aux intérêts propres du fidèle. Plus profondes que le social, voire que le clientèlisme, les réserves de pouvoir de l'Etat se trouvent là, avec bien sûr la victoire de celui-ci sur la Fronde, sa démonstration de pouvoir la plus récente. Par rapport à la fidélité, l'amitié, tout comme la compétence administrative, le mérite ou encore la formation juridique, n'est, pour ceux qui agissent au nom de l'Etat, rien d'autre qu'une qualité secondaire, pour ne pas dire dérisoire (Ranum, Les Créatures...). L'intimité amicale n'était peut-être pas dénuée de toute arrière-pensée d'intérêt. La fidélité est une éthique qui au contraire ne pose jamais de questions, qui va tout uniment jusqu'à la mort, et c'est tout. Le Tellier, malgré quelques miniscules défaillances pardonnables, Colbert, et Lionne, comme Basile Fouquet, ont bien incarné cette vertu envers Mazarin, et au cœur de l'Etat avec Anne d'Autriche. Foucquet a rejoint cette équipe un peu plus tard, et sans avoir dû subir toutes les épreuves que l'équipe de Mazarin avait subies à partir de l'échec des tentatives de négociation de paix en l646 (Paul Sonino).

Les philosophes humanistes, toujours très politisés, et surtout toujours de tendance stoïcienne, s'adonnent volontiers après Montaigne à une méditation sur l'éthique de l'amitié et sa place dans les jeux de pouvoir. Reprenant à leur compte tous les lieux communs d'Aristote, de Cicéron, de Sénèque l'ancien, ils tissent une problématique et mettent en place un vocabulaire grâce auxquels eux et leurs amis les princes, les Condé, les La Rochefoucauld, les Orléans surtout, pourront partager le pouvoir en exerçant la fonction, entre toutes rhétorique, de conseiller du roi. Juste Lipse et son école feront de ce vocabulaire et de cette problématique le fondement de leur pensée politique et morale— raison profonde pour laquelle Richelieu se méfie comme d'une peste du stoïcisme et de sa renaissance.

L'éthique de la fidélité, elle, ne bénéficia pas de cette richesse de réflexion. Il serait un jour intéressant d'essayer de cerner les raisons de cette différence de traitement. Les "courants" de pensée, le vocabulaire spécifique et les idéologies qu'ils génèrent, ne retiennent pas toujours l'attention des hommes au pouvoir. Bien au contraire. Une nouvelle mentalité, un nouveau vocabulaire existent beaucoup plus parmi ceux qui ambitionnent le pouvoir que parmi ceux qui le possèdent.

La fidélité restera l'apanage du Conseil d'en haut jusqu'aux querelles ministérielles consécutives à la chute de Choiseul, querelles qui provoqueront la chute de la Monarchie, sa disparition corps et biens dans les houles et les tempêtes révolutionnaires de 1789. Les textes polémiques de Matthieu de Morgues contre Richelieu tournent tous autour du thème de la fidélité —ou plutôt de sa défaillance— dans la conduite du Cardinal envers sa protectrice, Marie de Médicis (Donald Bailey). Richelieu a été tourmenté par cette accusation parce qu'elle était juste. Dans ses Mémoires, il avoue avoir manqué de fidélité envers son roi en combattant du côté de Marie dans la Guerre du Pont de Cé. Les querelles qui, tout au long du XVIIe siècle, ont existé au sein des membres de la famille royale qui avaient le droit de siéger au Conseil d'en haut, ont mis les fidélités à rude épreuve, allant même parfois jusqu'à les briser. Voilà la véritable grandeur monarchique des deux cardinaux-ministres: en dépit des complots contre leur vie, complots fomentés par des princes, ils sont malgré tout toujours restés prêts à leur rendre les hommages dus à leur rang par le sang.

Homme pour qui la fidélité envers le roi et la reine comptait plus que sa vie —il l'a souvent dit, et son comportement le confirme—, Mazarin a sans doute renforcé l'importance de cette vertu aux dépens de l'amitié par la façon dont il sut exercer le pouvoir. Piètre penseur hostile aux philosophies de son temps, mais parfait diplomate comptant sur l'élasticité du vocabulaire pour réduire à néant toute forme possible de contestation, Mazarin est celui qui, protégé par de "belles paroles" vides, a su faire de la fidélité un absolu politique. Le Tellier et Lionne seront formés à cette école et s'imprégneront des principes de cette manière de gouverner. Il n'est pas certain que Fouquet ait compris ces nuances, ou qu'il les ait acceptées. Sa brouille avec Basile pourrait tout au contraire être interprétée comme un indice de son inadaptation foncière à la "gouvernance" par la fidélité.

Mais l'essentiel, c'est le fait que tout le vocabulaire qui alors entoure le jeune roi ait été celui de la fidélité envers sa sacrée personne. Même avouée et pardonnée, une infidélité n'est jamais oubliée. Condé le sait, hélas. La mémoire de sa grande infidélité envers le roi refait surface dans la dernière lettre qu'il lui écrit, mourant. La petite phrase à propos du pauvre Chancelier Séguier, qui manquait de la fermeté requise de quelqu'un occupant un si haut rang dans l'Etat, laisse entendre sa trahison pendant la Fronde, quand il passa –justement— dans le camp des Condéistes. C'est là la pensée du roi, et de la royauté. De la position très élevée qu'il occupait dans la Grand'Chambre, le Premier Président Molé avait déclaré avec une franchise brutale à un Frondeur potentiel que, quand il s'agit de son roi, aucun sujet ne pouvait jamais avoir droit à un secret. Au fond, qu'est-ce que l'éthique de l'amitié, sinon la certitude de pouvoir partager un secret avec celui en qui on a toute confiance? En politique, tout est là, dans la sauvegarde du secret.

Rares sont les amis prêts à faire ce que le jeune de Thou est réputé avoir fait, c'est-à-dire se condamner à mort par son refus de révéler quoi que ce soit du complot que Cinq Mars, Gaston d'Orléans, et le Duc de Bouillon avaient tramé contre Richelieu. Ceci dit, il n'est pas certain que Mousnier ait raison concernant l'hypothèse qu'il existe un fondement psychologique à la fidélité. Mais il est du devoir des historiens d'analyser avec la plus grande attention ce que révèlent les documents concernant les rapports intimes des hommes au pouvoir. Il nous reste, dans ce domaine, beaucoup à apprendre et à comprendre.

D'une manière générale, le fidèle trouve toujours moyen de sauver les apparences. Le roi, son roi, n'a jamais tort. Nous connaissons bien les alibis qu'il brandit: ce sont les ministres qui font ce qu'il ne faut pas faire, ou encore, c'est que le roi ignore ce qui est fait en son nom. Même le grand Racine est un fidèle quand, à la fin de son Abrégé de l'Histoire de Port Royal —texte remarquable entre tous— il tombe dans ce type particulier d'apologétique, affirmant lui aussi que le roi ignorait ce que les prélats et les juges faisaient subir à Port Royal. La Fontaine aurait aimé, je pense, étre un fidèle du roi; mais, imbu de cette culture politique aristocratique des années l650, il a fait un long chemin solitaire, un chemin rempli de distances et de silences, un chemin nécessaire à l'éclosion du fablier.

L'intervention personnelle du roi étant évidente dans l'arrestation, dans le procès et jusque dans le geste dit de clémence envers Foucquet —la prison au lieu de la mort—, pour La Fontaine les Fables auraient pu à la fois donner lieu à une mise en réflexion sur la royauté et à une héroïsation de l'ami perdu. M.F. ne répète pas ici ce qu'il a écrit sur ce sujet ailleurs, notamment dans la magnifique Introduction à son édition de l'œuvre parue en livre de poche. Particulière et universelle en même temps, la nature humaine est peinte en chiarascuro, par comparaisons et oppositions, à la manière de Plutarque, mais dans un jardin animalier, sans histoire et sans héroïsation d'aucune sorte. Avoir un geste de fidélité envers son roi, accomplir cette action à la fois simple et naïve, reste, pour La Fontaine, au-delà du possible. L'absence et le silence ne signifient certes pas la contestation. L'œuvre n'atteint jamais la distance requise pour faire apparaître un regard classico-républicain. Les formes de gouvernement n'y sont pas examinées, comme elles le seront dans les Lettres Persanes avec la fable des troglodytes.

Par le jeu de l'ironie, de la parodie et de la folie universelle La Fontaine laisse apparaître quelques affinités avec l'auteur des Maximes, sans doute moins religieux que lui dans la mesure où La Rochefoucauld se montre tout de suite attiré par une réflexion sur la mort, alors que notre poète, lui, connaîtra une conversion aussi tardive qu'éprouvante. Mais les deux aristocrates se ressemblent dans leur goût pour la morale abstraite. Tout en offrant un aliment aux individualismes naissants, l'opposition aristocratique ne contribue que fort peu à jeter les fondements du système anti-monarchique que les philosophes édifieront plus tard.

L'abstraction reste en soi une façon de prendre ses distances. Quand les comportements animaliers et humains se confondent aussi intimement qu'ils le font dans la fable, ils rendent du même coup impossible toute forme d'héroïsation ou de magnanimité. Pour le dire crûment, le culte de la personnalité, ce phénomène charismatique à la Max Weber, reste l'os en travers de la gorge des aristocrates vaincus. Pourtant, cette recherche d'un sauveur, simple revers de la médaille des Guerres de religion, et encore de la Fronde (et tant de fois depuis!), est le grand courant souterrain renforçant les forces étatistes et autoritaires de la culture politique française.

Vers l650 les épicuriens, c'est-à-dire les grands consommateurs qui ont fait la paix avec ce que les dévots et les stoïciens appelaient le luxe, ont cru avoir cause gagnée. Mais ils se sont lourdement trompés. Les rapports entre les pouvoirs et l'argent seront réexaminés par une équipe qui avait beaucoup appris pendant la Fronde. Par une superbe ironie, l'Etat administratif s'engagera à réaliser le programme des Frondeurs! Les ascétismes triompheront sous Colbert. Les grands nobles, tant combattus par Richelieu (il aurait pourtant voulu en être un) sortent appauvris de l'épreuve; et, comme toujours en pareil cas depuis des siècles, ils rentrent dans leurs terres, ou viennent meubler la cour. La philosophie de l'amitié n'est pas plus propre pour la vie de cour qu'elle ne l'est pour le service de l'Etat. Mais qu'à cela ne tienne: cautionnés par les petits cercles créateurs, les salons, par exemple, l'héroïsme de récuperation fleurit dans les romans historicisés. Colbert et le roi connaissent tout le monde, mais ni l'un ni l'autre n'ont des amis.

L'Etat, cette machine qui fait tourner le soleil, devient la grande abstraction morale non examinée en profondeur dans les Fables. Quand il attribue la création du culte monarchique au roi ou qu'il l'en tient pour responsable, M.F. rejoint à sa manière J.M. Apostolidès. Ce sont les poètes, les peintres, les sculpteurs, les académies, tous ceux qui cherchent alors à atteindre un nouvel âge d'or, qui ont créé l'image divinisée que Louis, jusqu'à la fin de ses jours, s'efforcera d'incarner.

De son magnifique tombeau au Collège des Quatre Nations, Mazarin n'a sans doute jamais détourné les yeux du Paradis qui s'offre à ses regards. Mais s'il avait pu, ne serait-ce qu'un instant, contempler le sort de cette France qu'il avait gouvernée pendant dix-huit longues années, il aurait sans doute été étonné par les guerres déplorables, et toutes évitables, dont son élève a pris l'initiative. En ce domaine-là, la part des responsabilités royales est écrasante, impardonnable, énorme. Ceci dit, il n'aurait jamais dû écouter les poètes qui chantent tous la gloire du Conquérant. Mais en ce qui concerne les rapports entre le pouvoir et l'argent, voire entre les aristocrates et l'Etat, Mazarin aurait très certainement des raisons de se réjouir. Le roi doit toujours être le maître des richesses de son royaume. Il doit avoir les plus belles femmes, les plus beaux palais, les plus beaux carrosses, la plus belle collection de tableaux, à peu près comme, du temps des Médicis, les papes règnant dans la Ville éternelle. Ce que disent les poètes, après tout, n'est pas d'une si grande conséquence.