Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

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Volume 1

Panat

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Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

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Sophie Gouverneur, Prudence et subversion libertines, la critique de la raison d'Etat chez François de La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, et Samuel Sorbière,

Paris, Champion, 2005, 532 pp.

On sait que Le Prince (1ère éd. 1532) de Machiavel a posé un certain nombre de questions de morale politique, notamment sur la dissimulation, et sur l'utilisation que le pouvoir a faite de la religion comme écran du pouvoir. On sait aussi que la publication des Annales de Tacite (1ère éd. 1515) et du Pyrrhoniarum hypotyposes (1ère éd. 1562) de Sextus Empiricus a enrichi et intensifié les controverses, devenues bientôt polémiques.

La Réforme tridentine et le renouveau général de l'Eglise catholique ont réduit les ambiguïtés dans la pratique religieuse et ont promu de nouvelles formes de piété et de dévotion. D'autres pratiques ont été fortement prohibées. Les vagues de conformisme pieux n'ont pas tout recouvert, et parmi les savants, ceux qui se plaisaient à vivre comme sous l'ancien temps, se sont vus accusés "d'impiété des murs" ou de libertinage.

Le Père Garrasse, S.J., connu par ses confrères pour ses "emportements" et son goût pour la polémique, a attaqué d'abord les huguenots, ensuite quelques grands parlementaires anti-jésuites, et enfin les non-conformistes (tel de Viau) qui, s'inspirant de Catulle et de Rabelais, menaient une campagne littéraire de choc et étaient qualifiés par les réformateurs d'irreligieux.

Le climat intellectuel en France, dans les décennies suivant les guerres de religion, ne favorisait certainement pas ce qu'on peut appeler, non sans anachronisme, la liberté d'expression. La crainte que cela ne recommence a mis sur les dents les autorités royales, universitaires et religieuses, avec pour résultat que l'auto-censure se pratiquait à presque tous les niveaux où l'écrit avait de l'importance. Les autorités croyaient avoir le devoir sacré de censurer, supprimer et brûler tout écrit susceptible d'exciter les esprits sur tel ou tel thème religieux ou moral. Henri IV, le bon roi, avait fait taire les religieux qui osaient sembler défendre les positions prises par la Ligue. Le grand de Thou n'a pas pu empêcher une censure assez lourde et maladroite de son chef-d'uvre. Rome aussi avait ses "yeux" à Paris: la correspondance diplomatique le témoigne (A. Soman).

Les critiques de la morale machiavellienne ont accepté le défi. Employant les armes scholastiques et humanistes, ils ont défendu la grande synthèse morale et religieuse d'Aristote et de saint Thomas. Inévitablement il y avaient parmi eux des lecteurs de Sextus Empiricus ­ un groupe qui brandissait le scepticisme comme une arme, soit pour combattre soit pour accepter et repenser la pensée du Florentin. Les plus célèbres d'entre eux sont La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé et Samuel Sorbière.

Dans les passages où il présente le roi-philosophe, Platon parle du mensonge. La distinction entre morale politique et morale économique (privée) vient de son élève, Aristote; mais il est possible qu'un auteur antique ait proposé l'idée que la dissimulation est un élément de la morale privée.
Dans la rhétorique de Quintilien et dans la langue grecque, la dissimulation est à peu près le synonyme de l'ironie. Pour Machiavel, la dissimulation est un discours trompeur, voire mensonger du prince. Ce discours devrait aboutir à une action morale, bénéfique au prince et, par définition, à son Etat. Puisque Le Prince est un livre qui conseille le prince, le conseiller peut lui aussi proposer un discours qui dissimule. Son but est le même que celui du prince. Proposer qu'un libertin ­ La Mothe Le Vayer, par exemple ­ pratique la dissimulation à propos de son état d'âme, déplace la catégorie. Quoique conseiller du prince, Le Vayer n'engage pas, par ses opinions religieuses, l'Etat de Louis XIII à rien ou, par association, à très peu. L'égomanie des philosophes est à considérer, mais Le Vayer n'est pas Descartes, c'est une évidence. Tout en étant grammaticalement claire, sa prose volontairement ambiguë incarne le doute d'un sceptique influencé par Sextus Empiricus et son grand lecteur, Montaigne. Réserver ou ne pas réserver le discours de la dissimulation aux affaires de l'Etat, donne des indices sur la nature du domaine spécifiquement politique, une discipline, la politique, qui naissait à l'époque moderne. Le Vayer ne prend pas en considération la foi religieuse de son roi, ni celle du Cardinal, son ministre. Son uvre frôle le genre du miroir des princes, mais d'une manière générale il cherche des lecteurs qui connaissent déjà Montaigne et Charron.

Après quelques décennies pendant lesquelles il n'y a pas eu en France de recherches approfondies sur les libertins ­ c'est là la conséquence de la grande thèse de René Pintard (1943) ­une nouvelle génération de chercheurs a repris les grandes questions de philosophie politique, morale, et religieuse à partir de nouvelles analyses de l'uvre de Théophile de Viau, de La Mothe Le Vayer, de Naudé, et de Sorbière. Avant d'aborder le compte-rendu difficile de quelques travaux récents, il importe de rappeler les travaux sur le libertinage d'une poignée de savants italiens, aussi érudits que conscients des enjeux de ce phénomène pour la compréhension de tout le XVIIe siècle. Tout chercheur en la matière doit tenir compte de leurs conclusions, notamment celles d'Anna Maria Battista, G.-Lorenzo Bianci, Giovanni Dotoli, et Sylvia Giocanti.

Dans l'ensemble, les travaux sur le libertinage ressemblent beaucoup aux textes de philosophie morale et politique écrits aux XVIe et XVIIe siècles, c'est-à-dire qu'ils se répètent beaucoup. Quelques lieux communs ­ des questions, des auteurs, des problèmes ­ se sont établis. Et tous les chercheurs actuels semblent être sous cette influence ou bien sentent le besoin éthique de se prononcer sur tout ou sur presque tous les thèmes déjà considérés comme les plus importants et constituant l'essentiel des interrogations sur le libertinage. C'est ainsi que les écoles se forment; et alors, sans exception ­ ayant reconnu l'immense valeur des travaux de Pintard ­ tous se mettent en devoir de nuancer les travaux de ce savant, de les corriger, voire de les rejeter. De cette manière, un canon s'établit avec sa propre casuistique.

Armes à la main, historiens de la philosophie et historiens de la littérature se déploient et analysent les mêmes uvres et citent les mêmes éléments biographiques. Les enjeux sont de taille. Le XVIIe siècle français se caractérise-t-il par un conformisme religieux et autoritaire? Ou y avait-il dans son cur une culture quasi-secrète et un langage qui dissimulait les vérités sceptiques, républicaines, non-conformistes, voir pré-laïques en marge de la Contre-Réforme et de l'absolutisme?

Une autre conformité ­ l'élément scandaleux et scabreux ou considéré tel par les contemporains et noté jusqu'à Pintard ­ n'est presque plus analysé. Pour notre époque, les libertins et leurs uvres (de Viau est quelque peu l'exception) sont devenus des gens du XVIIe siècle, des gens comme tout le monde. Une conformité libertine de murs et de langage est non seulement peu historique, elle est peu philosophique. Avant de s'asseoir pour écrire, Machiavel mettait une toge. L'Humanisme si profondément axé sur la compréhension des textes antiques, aboutit à une compréhension du sens des mots moralement équivoques employés par les Anciens à propos des pensées et même des comportements scandaleux. L'histoire de la vie des érudits fait intégralement partie de l'histoire du libertinage.

Sophie Gouverneur a écarté le thème des comportements sociaux et politiques ­ ou, pour être plus précis, elle n'informe pas le lecteur des raisons qui l'ont poussée à ne les pas considérer. Cette décision nait plus de l'anachronisme que de la dissimulation. En parlant de lui-même dans le Discours sur la méthode, Descartes a reconnu la dissimulation comme intégrale à l'homme et à la rhétorique: "Il y a peu de gens qui veullent dire tout ce qu'ils croient" (cité par F. Hallyn). Gassendi s'est concentré sur la vie d'Epicure, pour pouvoir comprendre l'éthique de l'épicurisme. Dans La Vertu des payens, Le Vayer définit d'une façon généreuse le temporel du jugement dernier chrétien, afin de plaider la cause non pas d'un salut chrétien pour les grands philosophes païens, mais pour que le lecteur tienne compte de leurs vertus et dans l'espoir que Dieu leur fassent miséricorde. Le Vayer répète souvent qu'au-delà des fidèles chrétiens, les sceptiques sont les plus proches à Dieu, eux qui n'ont ni hérésie ni d'autres croyances religieuses (La Vertu, p.. 267ff).(1)

Le Vayer le dit maintes fois. Le chercheur qui tient à trouver que Le Vayer est un non-croyant peut facilement n'en tenir pas compte; mais si l'on prend Le Vayer à la lettre, ne serait-il pas possible de situer son oeuvre comme un complément aux écrits de théologie pastorale de son protecteur, Richelieu? Descartes ne s'est peut-être pas trompé de genre dans les Méditations. On ne finira jamais d'explorer tous les couloirs de la philosophie non-affirmative, voire sceptique. Le chemin que poursuit Le Vayer était déjà bien battu, et il le sera encore plus pendant deux siècles! Comment, par la casuistique, peut-on assurer le salut de Platon, d'Aristote, de Sénèque, d'Homère, de Virgile?

Dans l'ouvrage de S. Gouverneur, la seule référence à La Vertu des payens (1641) de Le Vayer se trouve dans la bibliographie, p. 489. J'aurai l'occasion de revenir à ce livre dédié à Richelieu, mais il faut noter ici que Le Vayer raconte tout ce qu'il a pu trouver sur le comportement sexuel des anciens philosophes grecs et romains, et sur leur "corruption" par l'argent. Cela fait, il se prononce sur le "comportement" d'un penseur-auteur. Selon lui, ce comportement ne doit en rien nuire à la valeur morale des livres qu'il écrit (y compris les livres de l'auteur du Banquet). Le philosophe modèle, ainsi que l'écrivain, se construit sur le modèle clérical (Bénichou). Le Vayer n'aurait pas pu penser qu'il frôlait la question donatiste; mais il le frôlait quand même. Il offre à son protecteur une sorte de test ou défi - jusqu'où on peut étaler les comportements et idées scandaleux dans un livre, sans être frappé par la censure. Les murs des philosophes influencent le philosophe en exemplum; l'attaque ad hominem ou l'absence d'une telle attaque, voire une apologie pour l'attaque, font partie du jeu entre activité de l'esprit et activité sociale. Les hérésies sont comme les comportements: elles se diffusent par le moyen des livres destinés à les réfuter. Le Vayer laisse entendre que les grands philosophes qui, aux yeux des Humanistes du XVIe siècle, avaient un statut quasi divin ­ Platon et Sénèque le fils, pour ne citer que deux exemples ­ se trouvaient au panthéon, et non pas au Ciel. Soixante ans plus tard, Montesquieu sera critiqué pour avoir fait se suicider Roxanne, l'héroïne des Lettres Persannes! Sénèque se donne la mort. Ce précepteur de Néron, cet homme connu pour sa comitas honesta, pour ses ouvrages et pour son influence politique, hante les Humanistes des siècles modernes. Si l'on cherche les origines de la pensée contemporaine, les conclusions de Le Vayer font de lui un véritable précurseur. Pourquoi ce besoin de réciter tous les ragots sur la vie privée des philosophes antiques? Simple indiscrétion? On verra plus tard l'importance de la vie privée pour Le Vayer, qui la présente comme le summum bonum, au-dessus de la vie civile même.

L'approbation de La Vertu des Payens par la Faculté de théologie de l'université de Paris est datée de juillet 1641 et elle est signée par deux docteurs: "H. Bachelier" et "L. De Launay." Les listes des membres de cette faculté dressées par J. Gres-Gayer font état d'un Jérôme Bachelier et d'un Jean de Launoy. (Le H signifierait donc "Hierosme"?) Ces différences de prénoms et de nom restent à élucider. Pour les lecteurs, le livre de Le Vayer ne s'est présenté ni comme scandaleux, ni comme irreligieux. Le prévôt de cette turbulente compagnie (Richelieu) la tenait en main; le philosophe bien en cour n'avait peut-être rien à craindre pour son livre.

Avec une partialité éloquente qui est tout à fait acceptable et honnête, S. Gouverneur résume dans son Introduction les critiques des uvres de Pintard et de J. Prévot. Sa propre perspective sur le libertinage se dessine comme le contraire des trois objections qu'elle lance contre la perspective les conceptions de Prévot: "évacuation de la lutte contre le Christianisme, secondaire selon lui; refus de prendre en compte l'écriture dissimulée; refus de voir dans le libertinage une philosophie complice et cohérente" (p. 24, n. 1).

En 1964, Richard H. Popkin, dans son History of Scepticism from Erasmus to Descartes, a proposé une analyse fondée sur la proposition que le pyrrhonisme a profondément ébranlé toutes les théologies, les philosophies et les morales rédigées en France à partir de la découverte du texte de Sextus Empiricus en 1562 et de sa diffusion. Inconnu au Moyen Age, la tradition sceptique de la Grèce ancienne oblige tout penseur ou bien à adresser les questions d'épistémologie, ou bien à rester fidèle à la Tradition (avec un T majuscule) en acceptant pour l'essentiel la fusion de la philosophie et de la théologie augustinienne et/ou thomiste. Sans comprendre initialement que l'arme sceptique pouvait être fatale pour toutes les croyances religieuses, catholiques et protestants ont brandi la pensée de Sextus afin d'ébranler les fondements religieux de l'autre camp. Les Essais de Montaigne viennent immédiatement à l'esprit, comme étant une réflexion sur l'oeuvre de Sextus.

L'effort ­ souvent aussi rhétorique que philosophique ­ de répondre aux critiques de Sextus est manifeste dans la pensée de Le Vayer et de Sorbière (et de Descartes!). Est-il certain que Le Vayer ait senti cette angoisse profonde devant le vide pyrhonien? L'arôme de la sophistique se sent dans certains textes, même ceux qui traitent les thèmes majeurs. Du peu de certitude qu'il y a dans l'Histoire en est un exemple, un écrit qui semble académique (en dialogue avec Chapelain) et léger, à quiconque le lit après la Méthode de Bodin ou l'Histoire des histoires de La Popelinière. Ce jugement se fonde sur la même perspective que celle qu'on trouve dans le livre de S. Gouverneur: la recherche des origines intellectuelles du monde contemporain.

En 1989, Louise Godard de Donville a présenté une analyse du libertinage qui, pour être brève, emprunte beaucoup à l'histoire de la rhétorique (ennemie depuis toujours de la philosophie, et base fondamentale des études littéraires). Les polémiques contre l'irrévérence, le jeu du sérieux où le scabreux et même le licentieux s'entremêlent, sont révélateurs du climat dévot qui se renforce à la fin du XVIe siècle, quand le public, dans la crainte d'une nouvelle guerre civile religieuse, soutient l'ordre étatiste, l'Eglise de la Contre-Réforme et la Société de Jésus. Le génie du Père Garasse a été de transformer un mot banal, libertin, en une arme polémique, pour attaquer un certain nombre d'écrivains, leurs uvres, leurs comportements. Pour Godard de Donville, le petit mouvement libertin est créé de cette façon par ses ennemis, qui lui confèrent une identité culturelle et sociale. S. Gouverneur reconnaît la validité de la démarche de Godard de Donville; mais elle propose sa propre conception du mouvement libertin.

Le livre de S. Gouverneur ainsi qui celui de Jean-Pierre Cavaillé, Dis-simulation, morale, politique et religion au XVIIe siècle (Paris: Champion, 2000), tiennent compte des travaux de Léo Strauss sur la littérature de la persécution, sur la dissimulation comme la pratique inéluctable de celui qui sent le devoir moral d'écrire, ainsi que sur la crainte légitime de la censure et de la persécution. Cavaillé ­ et avec plus de précision et de réserve, S. Gouverneur ­ critique les analyses de Strauss. Une lecture "entre les lignes" peut entraîner le chercheur bien loin des interprétations fondées sur le "sens commun" des mots. Etant donné que les méthodes de lecture et d'interprétation de Straus sont rejetées (p. 348 et passim) et, par conséquent, ne sont pas suivies au cours de l'analyse de la pensée des libertins, n'aurait-il pas été à propos de résumer simplement les travaux de Strauss dans une note?

Il est impossible de résumer ou de réduire une analyse historique riche et complexe sans la trahir; mais il faut tenter la chose. Gouverneur s'interroge d'abord sur la présence, ou l'absence, de la dissimulation. Les thèmes principaux du livre sont la prudence politique et éthique, et la critique de la religion chrétienne. Comme un bijoutier, S. Gouverneur a l'excellente manière d'examiner chaque facette d'une idée-bijou, et cela avec une sincérité (et quelquefois avec une casuistique!) qui engage le lecteur. Elle présente des brèves biographies de trois libertins, mais elle ne précise pas ce qu'on pourrait savoir sur le contexte temporel ou intellectuel de chaque ouvrage analysé.

 Pendant le demi-siècle qui a suivi l'assassinat de Henri IV, le climat de persécution et de censure potentielle fut loin d'être invariable. Les travaux de H. Duccini (nombreux depuis 1978) et de J. Sawyer sur l'opinion publique et la publication sous le règne de Louis XIII, donnent l'impression que beaucoup de gens écrivaient et avaient accès à la publication; mais S. Gouverneur ne prend jamais en considération l'état au vrai du climat politique et religieux. Il est toutefois difficile de conclure que la persécution a beaucoup empêché les gens d'écrire leurs pensées, surtout pendant la Fronde.

Mais l'essentiel est ailleurs. Les libertins voulaient garder leur entrée au ministère, c'est-à-dire participer aux affaires de l'Etat par leur plume. Paul Cohen a observé que tout au long du XIXe siècle, et même jusqu'à l'époque de Foucault, quelques professeurs au Collège de France ont radicalement attaqué les fondements de l'Etat, tout en restant, en quelque sorte, fonctionnaires de cet Etat. Inutile d'inventorier toutes les charges royales tenues ou briguées par les trois auteurs que Gouverneur qualifie de "libertins." Et ne peut-on pas inconsciemment dissimuler, en dépit du fait qu'aucun danger n'existe. Psychologue dans le sillon de Montaigne, Le Vayer remarque: "Il semble qu'il y ait quelquefois plaisir et même avantage à déguiser la Vérité ..." (p. 215).

Avec un scepticisme bien discipliné, Le Vayer prend position pour une prudence politique: on ne peut pas agir moralement sans adhérer à la stratégie de faire, dans l'action, le moindre mal au bien public. Il reconnaît aussi que dans certaines circonstances, rares et peu répétitives, le souverain doit ­ par nécessité mais aussi pour le bien public ­ dépasser les bornes de la morale et de la loi. Ici, Le Vayer suit les chemins bien battus. Plus épicurien que pyrrhonien, Naudé fait de son uvre sur les coups d'Etat, un coup d'Etat (L. Marin), et il critique la tentative de Lipsius de fixer une hiérarchie morale dans les actions prudentielles, notamment celles qui dépassent la morale et la loi. Plus que Le Vayer, Naudé accepte qu'il y ait plus d'actions estimées nécessaires encore pour le bien public. S. Gouverneur insiste sur le coup de Naudé en tant qu'action discursive; et pour elle, Naudé écarte l'emploi de la violence (p. 416). Mais ne fait-il pas aussi l'apologie de la Saint-Barthélémy (p. 174)? Sorbière fait l'apologie du régime despotique: toute action qui soutient l'Etat est par conséquent bonne. L'orientalisme a souvent été employé (par Budé, Institution du Prince) dans le but de faire paraître moins despotique, ou "mixte," le régime monarchique français; mais ce n'est pas le cas pour Sorbière, traducteur de Hobbes et apologiste de la monarchie absolue.
En ce qui concerne la religion et Le Vayer, S. Gouverneur a raison de séparer les opinions de ce dernier sur vie privée et vie publique. Et cela avant de conclure que chez Le Vayer "un silence éloquent" semble régner ­ cela en dépit de certaines remarques de Le Vayer, dont celles à propos de la lecture des fables. Rappelons que toute la pensée de Le Vayer est dans le sillon de Montaigne. Si, comme tout bon Humaniste, il est admirable par sa tentative d'ouvrir des domaines de la réflexion en dehors du religieux, il n'est pas impensable que la pensée de Le Vayer reste sous l'influence de saint Thomas, à propos des rapports enjambés réciproques entre la raison et la foi, limitée chez l'Homme, infinie en Dieu. La foi va au secours de la raison humaine défaillante. En tentant d'établir un espace où l'homme peut cultiver son jardin, Le Vayer ne tend-il pas à évoquer la raison? Descartes et Richelieu célèbrent, en quelque sorte, la Raison comme cet élément qui unit l'Homme et Dieu. Est-ce un hasard si ­ parmi les centaines de titres et sous-titres des ouvrages de Le Vayer cités dans la bibliographie de S. Gouverneur ­ on ne trouve qu'une référence à la raison (l'âme raisonnable)?

Epicurien, et portant les lourdes lunettes de la formation médicale (profession qui est une pépinière de poseurs de questions), Gabriel Naudé considère la religion comme pouvant être un écran derrière lequel soit l'homme au pouvoir soit l'Etat peut manipuler le peuple et le maintenir dans l'ordre. Confiant que l'homme bien instruit pourra distinguer le bien du mal, il insiste sur le fait que les livres écrits par les hérétiques ont leur place dans une bibliothèque publique.

Samuel Sorbière est un converti au catholicisme, et le lieu commun sur le zèle du converti semble bien lui convenir. Il n'est pourtant pas un catholique comme les autres. Pensionné pour sa conversion, Sorbière n'est pas considéré comme un croyant typique, mais comme un homme dont les études ont entraîné la conversion ­ une conversion particulière peut-être, mais il est quand même un croyant. Ses réflexions anti-chrétiennes proviennent de son apologie pour le despotisme et l'entraînent inévitablement vers l'érastienisme.

S. Gouverneur propose une distinction heuristique pour caractériser la morale dans la pensée par rapport à la vie privée: l'éthique et la morale ont la même signification. Mais elle réserve le mot éthique pour les comportements humains dans ces espaces ou ces lieux imaginés de la vie privée, héritée de la Vita Solitaria de Pétrarque. Se recueillir par la lecture, l'écriture, la conversation, permet au philosophe de poursuivre librement la tranquilité d'esprit stoïcien, ou bien de se discipliner soi-même, à la manière de Montaigne dans son "arrière boutique." Pour Le Vayer, c'est le Timomium, lieu quelque peu misanthropique; pour Naudé, c'est la bibliothèque; et pour Sorbière, c'est l'espace amical. Ce dernier juge l'amitié entre deux hommes, à la manière de Montaigne, comme n'étant guère possible dans un gouvernement "mixte." Pour lui, il y a donc une relation étroite entre l'amitié et la vie publique. Cette communauté d'amis chez Sorbière (p. 274) semblerait avoir quelque chose en commun avec "l'esprit de parti" (Retz).

Lors de la première lecture de Gouverneur, on a l'impression que les espaces réservés à la philosophie sont nuisibles à la vie contemplative, et par conséquent anti-religieuse. Pétrarque, en dialogue avec saint Augustin dans son Secretum, a humblement dit que non. L'Humanisme, le grand mouvement que l'on connaît, n'aurait guère fleuri sans la démarche pétrarquienne. Bien sûr, tout au long des siècles, un théologien a condamné ici et là, comme vanitas, cet espace ontologique qui a si fortement attiré les libertins. L'éthique pascalienne pèsera lourdement dans la balance, condamnant tout ce qui n'est pas la recherche de Dieu: c'est-à-dire le divertissement.
Le Vayer et Naudé sonts conscients des enjeux, et si on les lit de très près, on voit que ce sont les bornes des territoires, le "jusqu'où" ­ qui les intéressent, Pour ne citer que deux textes cités par Gouverneur:


Je sais bien qu'à la dernière rigueur on pourrait exiger d'une âme chrétienne qu'elle ne songeat qu'aux choses qui regardent son salut, et je confesse qu'on ne peut pas donner aux contes fabuleux, ni au Romans, le même éloge qu'ont mérité les livres d'Esdras .... (p. 280)

En philosophe humaniste, Le Vayer n'accepte pas cette "dernière rigueur." Il a l'assurance de posséder la capacité de distinguer le bien du mal, tout en frôlant les limites dogmatiques, comme Erasme et bien d'autres. Les "livres" d'Esdras qu'il évoque confirment et élargissent ce presque-défi, ce jeu entre les rouages qui mènent ou à l'Enfer ou au Ciel, étant donné le statut ambigu de quelques-uns des livres d'Esdras depuis le grand tri des livres saints fait par saint Jérôme.

Quant à Naudé, il prend plaisir (il se répète!) à frôler les limites entre de divin et l'humain:

D'où il est manifeste que la prudence et la sagesse en l'ordre des choses humaines, mais non pas sagesse absolument, car elle ne s'attache pas à la cause la plus élevée absolument: la prudence en effet à pour objet le bien humain et l'homme n'est pas ce qu'il y a de meilleur entre tous les êtres. 253).

C'est bien le "jusqu'où on peut aller." Scepticisme et sophistique vont bien ensemble; le premier déclenche le doute-choc; le second nuance, reprend, et laisse ambiguë la signification le sens. Pintard n'a pas maîtrisé sa frustration devant de tels procédés. Sophie Gouverneur semble y prendre plaisir. Pourquoi? Sa façon de faire des affirmations, de les expliquer, de les nuancer avant de les résumer, sont des efforts sincères pour approfondir la compréhension des textes majeurs de Le Vayer et de Naudé (Sorbière est moins le sceptique et le sophiste). Ces efforts aboutissent à la phrase suivante: "Il semble plutôt que Le Vayer et Sorbière font preuve de silence éloquent dès qu'il s'agit de questions religieuses ..." (p. 382).

Laissons le dernier mot à Le Vayer: "Et certainement les discours énigmatiques ou obscurs arrêtent l'esprit [sic], que ceux d'une plus facile intelligence" (p. 385).

Signalons quelques travaux récents:

Z.S. Schiffman, "Montaigne and the Rise of Skepticism in Early Modern Europe, Journal of the History of Ideas, 45 (1984), p p. 499-516
April. G. Shelford, "François La Mothe Le Vayer and the defense of pagan virtue," Seventeenth Century, 15(1) (2000), pp. 67-89
Michel Fournier, "La Mort chrétienne d'un philosophe païen, le fantôme de Sénèque," Dix-Septième Siècle, 322 (July 2006), pp. 433-452
Ann Hartle, "Montaigne and skepticism," in Langer, ed., The Cambridge Companion to Montaigne (Cambridge: C.U.P., 2005), pp. 183-206
Richard Popkin avait terminé avant son décès la mise au point une nouvelle édition de son History of Scepticism. Elle est disponible.


My thanks to Patricia Ranum, Nancy S. Struever, and Françoise Waquet.


Note
1. Pour une affirmation contraire, Sylvie Giocanti, "Scepticisme ou libertinage...," XVIIe Siècle, 233 (2006), p. 707.