Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

« Il y a aujourd'huy Musique à la Mercy »

Mademoiselle de Guise et les Mercédaires de la rue du Chaume

Not until January 2007 did I realize the extent to which my article about the church of Notre-Dame de la Mercy, written for the Bulletin Charpentier, was abridged in Marc-Antoine Charpentier, un musicien retrouvé, ed. Catherine Cessac (Sprimont, 2005), pp. 111-116. It was also given a different title: "... Au lieu des Orgues: 1674: une canonisation au couvent de la Mercy de la rue du Chaume." I don't recall being informed these cuts before they were made, although I now recall being troubled when I read the page proofs, although I didn't know why.

The omitted pages scarcely repeat things I wrote elsewhere. Indeed, in my Portraits around Marc-Antoine Charpentier I shaped my brief sketch of the Mercy with the forthcoming re-publication of the original in mind. Therefore, in the event that someone comes upon a citation and does not find what they are looking for in the abridged version, I am making the article available here, complete with any grammatical or spelling infelicities that may have been present in the Bulletin but that were cleaned up in the book.

Eliminated passages or passages that were reworked are shown in green. In this transcription of the complete article, I have inserted bold page numbers between slashes: /2/ = start of page 2. I have not included here the Mérian engraving of the church and the Turgot-Bretez depiction of the Mercy in the mid-eighteenth century, because they are shown in my reconstruction of the Mercy church. On the other hand, I scanned my drawing of a Mercedarian father and of the Virgin and her scapular that I copied from the Récit de ce qui est arrivé dans le rachat des captifs (Paris, 1678), which accompanied the original article.

Patricia M. Ranum: "« Il y a aujourd’hui Musique à la Mercy », Mademoiselle de Guise et les Mercédaires de la rue du Chaume," Bulletin [de la Société Marc-Antoine] Charpentier, no. 13 (1996), pp. 1-12.

 

« Il y a aujourd'huy Musique à la Mercy »

Mademoiselle de Guise et les Mercédaires de la rue du Chaume

/1/ « Musique signifie Concert, et l'on dit dans ce sens, Il y a aujourd'huy Musique à la Mercy » écrivait Étienne Loulié, ancien musicien de Mlle de Guise vers 1695. Presque dix ans après la mort de la princesse, les concerts auxquels Loulié avait participé dans la petite église des religieux de Notre Dame de la Mercy et de la Rédemption des Captifs restaient pour lui le modèle du concert dévotionnel. Le couvent de cet ordre espagnol dont la principale activité était le rachat de Chrétiens faits captifs par les Maures se trouvait dans la rue du Chaume (la rue des Archives actuelle), juste en face de la porte médiévale de l'hôtel de Guise que Mérian montre, en ruines, au premier plan de sa gravure de l'église de la Mercy.

Un des premiers « concerts » à la Mercy pour lequel composa Marc-Antoine Charpentier se déroula en avril 1674 dans le cadre de la canonisation de saint Pierre Pascual, un évêque espagnol du XIIIe siècle qui était le défenseur de la doctrine de la Conception Immaculée de la Vierge. Or, la collaboration entre Charpentier et les révérends pères débuta en catastrophe. Voici l'histoire de la création de la Messe pour plusieurs instruments au lieu des orgues (H. 513) telle qu'on l'entrevoit dans les registres des révérends pères de la Mercy et les actes qu'ils passèrent devant notaire.

« ... Au Lieu des Orgues »
1674 : une canonisation au couvent de la Mercy

En janvier 1674, les religieux de la Mercy décident d'acheter des orgues avec une partie du legs testamentaire de la présidente Le Coigneux, née Angélique Le Camus, la richissime veuve en premières noces du financier Jean Galland. (Un des religieux, le frère D'Amour, fils de feu François D'Amour, organiste de Saint-Germain-l'Auxerrois, brûle-t-il de toucher cet instrument les jours de fête?) Les révérends pères prennent cette décision en dépit du fait qu'ils n'ont toujours pas reçu l'argent comptant légué par leur bienfaitrice, les héritiers faisant leur possible pour casser le testament. Optimistes ou peut-être portant un défi aux parents de la défunte, les religieux s'adressent à Maître Antoine Baglan, notaire, qui veut vendre des orgues d'occasion dont il est le propriétaire. Par un contrat du 29 mars 1674, les religieux et le notaire conviennent de « l'achapt d'un très beau cabinet d'orgues en deux corps, l'un sur l'autre, où il y a deux bourdons, deux fluttes et autres jeux, avec deux souffletz et deux claviers ». Le couvent de la Mercy promet de payer 1100 livres à Maître Baglan et « de faire mettre à leurs frais sur ledit cabinet d'orgues les armes de ladite deffunte dame Le Coigneux ».

Seize jours seulement séparent la signature de ce contrat et l'ouverture de l'octave de la canonisation de Pierre Pascual, prévue pour le 14 avril. Les religieux ont déjà fait leur possible pour assurer que les orgues seront prêtes avant la mi-avril. Pour montrer leur bonne foi, avant d'entamer les pourparlers avec le notaire, les religieux ont emprunté 1500 livres du sieur Manessier pour couvrir les frais d'achat et de réparation. Maître Baglan refuse toutefois l'argent proposé par les révérends pères et, soucieux sans doute de ne pas se compromettre auprès des Le Coigneux, insiste sur la nécessité d'attendre le règlement de la succession. Il permet toutefois aux religieux de consulter un expert et un facteur d'orgues. Pour être plus précis, ils ont fait « voir et visitter [les orgues] à plusieurs et diverses fois par Monsr l'abbé [Henri] Dumont, maistre de la musique du Roy, et autres ». (Cette démarche leur a coûté 25 livres.) Ils se sont ensuite adressés au sieur Thierry, facteur d'orgues, qui a immédiatement commencé les « racommodement et réparation desdites orgues ». (Il touchera 75 livres pour ses services). Quand les religieux signent leur contract avec Baglan en mars 1674, les orgues sont donc déjà en état, mais elles sont prisonnières chez le vendeur. En effet, à peine quinze jours avant la fête, les héritiers Le Coigneux refusent toujours de payer les 2900 livres que leur mère a léguées à la Mercy.

/2/ Les documents restent muets sur la personne qui eut l'idée de faire appel à Marc-Antoine Charpentier. On sait simplement que, peu après mars 1674, le compositeur copia dans les cahiers 7 et 8 de ses « Meslanges » une Messe pour plusieurs instruments aux lieu des orgues. Les actes signés devant notaire révèlent que les orgues se trouvaient toujours chez Maître Baglan le 4 décembre 1674, quand le litige avec les héritiers Le Coigneux fut enfin accommodé. En somme, sept mois après la clôture de la fête en honneur de saint Pierre Pascual, le notaire informe enfin les révérends pères qu'ils peuvent faire « enlever [le cabinet d'orgues] quand ils voudront, à leurs frais, risques et perils, de la maison dudit sieur Baglan, où il est presentement, rue de la Harpe ».

Revenons en arrière, aux premiers jours d'avril 1674. Ayant su que les héritiers Le Coigneux attendent un arrêt du parlement qui décidera de la validité du testament (l'arrêt sera signé quatre mois plus tard, le 7 août 1674), le couvent de la Mercy se rend compte qu'il faut trouver une solution, et le plus rapidement possible, pour assurer une messe en musique pour la fête prévue le 14 avril. À quel instrument, « au lieu des orgues », peuvent-ils avoir recours pour rehausser l'éclat des messes pontificales auxquelles vont assister des personnes de qualité ? Pour les grandes fêtes, le Ceremoniale de l'ordre autorise aux religieux de chanter les principaux textes liturgiques alternativement avec l'orgue, mais ce même cérémonial leur interdit l'emploi d'autres instruments de musique. Inutile donc de s'interroger davantage : la musique d'orgue est la seule musique acceptable.

Pour les offices patronnés par les laïcs qui affectionnent une de leurs églises (... juxta Ecclesiarum nostrarum consuetudinem, quæ pro secularium devotione observari poterit ...) le même livre de cérémonies autorise, en revanche, non seulement les préludes d'orgue mais aussi le « chant figuré » des frères (cantu figurato). Voici une clause échappatoire à laquelle les religieux de la Mercy firent appel à plusieurs reprises, pour permettre à des bienfaiteurs qui voulaient faire chanter des vêpres en musique d'engager des compositeurs et des violons. Tout se passe donc comme si, en avril 1674, les révérends pères de la rue du Chaume optent pour un raisonnement plutôt casuistique : s'ils font appel aux deux dames de Guise, ils peuvent se dirent autorisés à incorporer des instruments de musique aux grandes messes qu'ils vont chanter en l'honneur du nouveau saint.

Conseillé, peut-être, par Loulié, qui a appris à jouer de l'orgue à la Sainte-Chapelle, Charpentier a une idée des plus spirituelles, une idée qui permet aux révérends pères de se dire qu'ils suivent leur cérémonial quasiment à la lettre. Charpentier leur offre une Messe pour plusieurs instruments au lieu des orgues. Dans son Marc-Antoine Charpentier (p. 349) Catherine Cessac parle ainsi de cette oeuvre si curieuse:

La messe de Charpentier présente toutes les caractéristiques de la messe pour orgue. Nous pouvons donc imaginer aisément qu'elle fut destinée à une église ne possédant pas de grand orgue, absence à laquelle le musicien remédia en adoptant des instruments choisis pour leurs sonorités, capables de reproduire les registres si divers de l'orgue français de cette époque. Ainsi entendrons-nous des flûtes douces, des flûtes allemandes, des hautbois, un cormorne, et quatre parties de cordes. Le cadre de la messe d'orgue était extrêmement précis, rigide même. Les contraintes provenaient en premier lieu de la liturgie qui réglait minutieusement les interventions de l'organiste au cours du cérémonial, et même de la façon dont il devait traiter les différents versets, avec notamment l'obligation d'utiliser le thème du plain-chant sans ornement d'aucune sorte. Les règles étaient aussi d'ordre musical, touchant la forme de chaque intervention (plein-jeu, fugue, dialogue ...) et la registration. De même que l'organiste, Charpentier fait siennes toutes ces obligations. [...] La messe de Charpentier est incomplète. [...] Art de la concision et du coloris, jeu de contrastes, la Messe pour plusieurs instruments au lieu des orgues telle que nous pouvons l'entendre aujourd'hui, détachée de son contexte liturgique, se révèle un pur plaisir pour l'oreille.

Lors de la messe chantée à la Mercy, le chant des prêtres alterne avec le chant de divers instruments qui imitent les différents jeux d'orgue. Les prêtres et les « orgues » entonnent alternativement neuf Kyrie. Puis « le célébrant entonne Gloria in excelcis », et « tous les instruments » répondent et in terra, et ainsi de suite jusqu'à la lacune dans le manuscrit autographe qui nous prive de plusieurs Sanctus et Agnus Dei. Charpentier prend pour guide le Ceremoniale sacri ordinis Beatæ Mariæ de Mercede Redemptionis Captivorum qui, dans le chapitre sur l'emploi des orgues, précise que pendant une messe solennelle, l'orgue joue alternativement pendant le Kyrie et le Gloria (in Missa solemni pulsatur alternatim cum dicitur Kyrie eleison, & Gloria in excelcis) et ainsi de suite, jusqu'au Sanctus.

La fête de la canonisation de saint Pierre Pascual s'ouvre le samedi 14 avril avec la première procession de l'octave. Le secrétaire du chapitre se rappellera que ce fut une « dévote procession en laquelle la /3/ bannière du saint, donnée par le président de Bailleul, fut portée jusqu'à l'abbaye de Saint-Antoine, puis à Notre-Dame ». (Notons en passant qu'une quinzaine d'années auparavant, la mère et la fille du président avaient signé le contrat de mariage de la soeur du compositeur.) Le lendemain, il y eut, poursuit le secrétaire, « office pontificallement toute la journée par Mgr l'évêque de Meaux », Jean de Ligni. Autrement dit, ce prélat, qui était le proche parent du chancelier Pierre Séguier, a présidé non seulement à la grande messe mais aussi aux vêpres et au salut. « Tous les jours suivants, note le secrétaire, il y eut deux processions. Une paroisse venoit en procession, et Mr le curé disoit la grande messe. Et une communauté [religieuse] venoit aussy en procession dire les vêpres. Plusieurs prélats donnèrent la bénédiction du Très Saint Sacrement tous les soirs. Durant toute l'octave il y avoit sermon par différents prédicateurs. » Chaque fois que la procession arrivait dans la rue du Chaume et s'arrêtait devant l'hôtel de Guise, les célébrants « furent reçus à la porte de l'église, la communauté étant rangée en deux choeurs, le sous-diacre revêtu d'une tunique portant la croix, deux accolithes portant chandeliers ».

Le samedi 21 avril, poursuit ce même religieux, « la bénédiction pontificale du Très Saint Sacrement fut donnée par Mgr l'évêque de Sisteron [Michel Poncet], à laquelle assistèrent Son Altesse Royalle Mde de Guise et Mlle de Guise, laquelle ensuitte envoya tous les cierges nécessaires pour le grand autel ».

« Et le dimanche [22 avril], qui étoit le jour de l'octave, Mgr de Serrez, nommé par le roy à l'évêché de Toul officia toute la journée. » Ce jour-là, la messe pontificale fut chantée à Saint-Nicolas-des-Champs et fut suivie de l'adoration du Très Saint Sacrement, au cours duquel on chanta le O sacrum convivium et l'antienne de saint Nicolas ; « et ensuite les religieux chantres commencèrent les litanies ...». De retour à l'église de la Mercy, les révérends pères entonnèrent le Te Deum et bénirent ensuite l'autel du saint.

« Durant toute cette octave solemnelle, conclut le secrétaire du chapitre, le frontispièce de l'église fut ornée des armes du Pape, du Roy, de la Reyne, de Mgr d'Archevêque [de Paris, François Harlay de Chanvallon] et de l'Ordre. L'église estoit tapissée à double rang des plus riches tapisseries de la Couronne, et l'autel très richement paré d'argenterie et de vermeil, avec près de 180 lumières. [...] Il y a eu pendant cette octave une très grande affluence de peuple et de dévotion depuis les cinq heures du matin jusques à neuf heures du soir. » Si le secrétaire entre dans le détail sur les ornements de la façade, de l'intérieur de l'église et de l'autel, c'est pour démontrer que le couvent a obéi au cérémonial. En revanche, il ne sent aucun besoin de préciser que, si l'autel est magnifique, c'est par suite de la générosité de Mlle de Guise, qui vient d'offrir au couvent « un ornement du grand autel et crédances de moire argent à bandes de point d'Angleterre et de soie, aux armes de Mademoiselle de Guise, chasuble, diacre, sous-diacre et pluvial de même, [...] estimé 1500 livres », ainsi que « deux petits chandelliers » en argent. (Fut-ce à la demande de Son Altesse Royale Mme de Guise que le garde-meuble du roi prêta la douzaine de « tapisseries de la Couronne » ?)

* * *

Auquel des offices Marc-Antoine Charpentier destina-t-il la Messe pour plusieurs instruments ? Sans écarter la possibilité que ces « orgues » jouèrent chaque jour, quelques renseignements fournis par les registres capitulaires permettent de proposer que ces « orgues » si extraordinaires ont joué le dimanche 15 avril 1674, lors d'une messe où présidait l'évêque de Meaux. Jean de Ligni avait pour ainsi dire hérité son évêché de son parent, Dominique Séguier, le frère du chancelier. Le chancelier protégeait les cousins parisiens du compositeur, Charles Sevin et Gilles Charpentier, tout comme son frère, le feu évêque de Meaux, avait montré de la bienveillance pour Pierre Charpentier, grand chapelain de la cathédrale, l'oncle de Marc-Antoine. Et maintenant, sous Jean de Ligni, Robert Charpentier, le cousin germain du compositeur, montait à son tour dans la hiérarchie, d'abord comme sacristain et ensuite comme chapelain de l'église de Meaux. Les deux dames de Guise ont-elles permis à leur compositeur d'honorer à la fois le nouveau saint et l'église de Meaux ? L'absence de toute allusion aux princesses dans le compte rendu de cette journée ne nuit pas forcément à cette hypothèse : il était d'usage dans la famille royale et chez les grands d'assister incognito à des offices ou à des divertissements, non seulement pour simplifier le protocole pour leurs hôtes mais aussi pour empêcher que leur présence n'ait des répercussions sur la gloire qui devait échoir à un assistant de marque.

Leurs Altesses ont, en revanche, affiché leur présence lors de la bénédiction du Saint Sacrement du samedi 21 avril. Serait-ce l'indice que leur mécénat musical a dépassé le cadre de la messe solennelle pour les « orgues » ? Une réponse affirmative semble à propos. Ayant fini de transcrire sa Messe pour plusieurs instruments dans le cahier 8, Charpentier prit /4/ une nouvelle plume et y coucha deux oeuvres pour haute-contre, taille et basse : Laudate Dominum omnes gentes (H. 159) et Sub tuum praesidium (H. 20). Ces deux textes font partie du « petit office de la Vierge » qui se disait tous les samedis à la Mercy. Or, les jours de fête, un salut et une bénédiction du Saint Sacrement suivaient cet office. Autrement dit, la bénédiction du Saint Sacrement du samedi 21 avril, qui se déroula manifestement sous le patronage des deux princesses, faisait partie intégrante de l'office de la Vierge. Mlle Marie de Lorraine de Guise aurait donc contribué non seulement au luminaire pour cet office en l'honneur de Celle dont elle portait le prénom, mais elle aurait offert aussi à la Vierge deux oeuvres en musique. Ces compositions ont manifestement été chantées par le compositeur et les sieurs De Baussen et Beaupuis, accompagnés par trois instrumentistes, parmi eux sans doute Loulié, qui venait de quitter la Sainte-Chapelle pour entrer au service de la princesse. En effet, les interprètes ne peuvent guère être des religieux : le Ceremoniale interdit aux frères tout chant en musique. Pour les vêpres solennelles, le chant des psaumes pouvait, bien sûr, être « figuré », mais il se faisait a cappella, et alternativement avec le jeu de l'orgue, comme à la messe.

/5/ « Mademoiselle de Guise souhaite avoir une chapelle »

La magnifique fête de la canonisation à laquelle nous venons d'assister n'est qu'une étape dans les relations que la Maison de Guise entretenait avec les révérends pères de la Mercy. Depuis la fondation du couvent en 1613, les différents membres de cette famille princière offraient de somptueux embellissements pour l'église des religieux : le romanesque duc Henri (le frère de Mlle de Guise) offrit, vers 1657, un vitrail « qui sera un ouvrage exquis, [...] diafane, de bonne sorte, pour pozer sur la grande porte. » La duchesse leur mère donna un parement d'autel en 1648 ; Mlle de Montpensier, sa fille du premier lit (qui épousa Gaston d'Orléans et mourut en 1627 en donnant le jour à la redoutable Grande Mademoiselle), en offrit un autre. Offrir de tels cadeaux suppose que les princes et les princesses de la Maison de Guise assistaient aux offices qui se chantaient dans cette petite église, voire qu'ils appartenaient à la Confrérie du scapulaire de Notre Dame de la Mercy. (La Vierge de la Mercy elle-même portait ce scapulaire, qui était modelé sur celui des religieux.) Les principaux domestiques des Guises fréquentaient eux aussi ce foyer marial : Gilles Gadret, le concierge de l'hôtel de Guise, offrit un parement d'autel ; Branjon, le médecin des Guises et de leurs serviteurs, donna un tableau de la Vierge.

L'église de la rue du Chaume n'était toutefois pas un « fief » des Guises. Plusieurs serviteurs de Gaston d'Orléans (c'est le père de la future Mme de Guise, l'autre protectrice de Marc-Antoine Charpentier) s'absentaient régulièrement du Luxembourg et traversaient la Seine pour participer aux dévotions mariales qui se chantaient à la Mercy. Plusieurs « gentilshommes » du duc d'Orléans s'y firent enterrer, et les parents d'autres officiers de Monsieur ou de sa fille aînée la Grande Mademoiselle, y firent des fondations pieuses.

Or, parmi ces fidèles de la Maison d'Orléans on reconnaît la cousine de Marc-Antoine Charpentier ! En mars 1664, Marthe Croyer, l'épouse de Jacques Havé de Saint-Aubin, gentilhomme ordinaire du feu duc d'Orléans, fonda à la Mercy une messe basse tous les mercredis « affin d'augmenter le service divin qui se dict en ladite église, et participer aux prières des religieux. » (Marthe Croyer était l'une des trois filles de Jeanne Charpentier et de David Croyer, qui ont quitté Meaux vers 1600 pour s'installer à Paris.) En 1661, quand le père de Marc-Antoine Charpentier se mourait, Marthe saluait sans doute à la Mercy d'autres protégés de Gaston d'Orléans, à titre d'exemple, Angélique Le Camus (son legs va permettre aux révérends pères d'acheter des orgues en 1674), l'épouse en secondes noces du président Le Coigneux. Ce dernier appartenait depuis sa jeunesse à Gaston d'Orléans. (Tallement de Réaux nous a laissé de magnifiques portraits de ce couple.) Il y avait aussi Élisabeth Malier, l'épouse du président de Bailleul. Dès sa naissance, Élisabeth appartenait elle aussi à Gaston d'Orléans et aux siens. Originaires de la ville d'Orléans, les Malier se sont alliés aux serviteurs blésois de Gaston avant de s'implanter à Paris. Le frère d'Élisabeth, Claude Malier du Houssay, évêque de Tarbes, était l'aumônier des Orléans : il avait leur oreille et il bénéficiait de leur bienveillance. (En août 1662, Élisabeth Malier et une autre blésoise, Élisabeth Grimaudet, elle aussi la proche parente d'un grand officier de Gaston signeront le contrat de mariage de la soeur de notre compositeur.) Bref, les rencontres qui eurent lieu à la Mercy entre les serviteurs des Guises, les serviteurs des Orléans et la cousine de Marc-Antoine Charpentier sont peut-être pour quelque chose dans la protection que Marie de Lorraine offrit au compositeur vers janvier 1670, au nom du duc de Guise son neveu, et de sa jeune épouse, Isabelle d'Orléans.

Il faut souligner l'importance de l'église de la Mercy en tant que carrefour où les maîtres de l'hôtel de Guise et du palais d'Orléans (le Luxembourg), ainsi que leurs domestiques et leurs amis, se croisaient régulièrement. Prenons le cas du musicien Germain Carlier, dont la carrière semble éclairer l'entrée de Marc-Antoine Charpentier à l'hôtel de Guise. Au premier abord, la présence de Carlier dans la musique de Mlle de Guise paraît s'expliquer par les liens qu'avait sa famille avec le Mercy : Maurice Le Carlier, son frère, s'y fit novice en 1671, et leurs parents y furent enterrés, dans la chapelle de leur protecteur, le président Potier de Novion. Autrement dit, la famille Le Carlier Catherine, à l'exception de Germain, Carlier ne manquait pas de contacts nécessaires pour recommander Germain à Son Altesse. Se faire recommander ne veut toutefois pas dire se faire agréer. Si Mlle de Guise a engagé Germain Carlier, plutot qu'un autre postulant, ne fut-ce pas parce que Nicolas Le Carlier, le père du jeune homme, était natif du Thiérache, c'est-à-dire, des environs de Guise ? Autrement dit, par son lieu de naissance, Nicolas et par conséquent les siens « appartenaient » littéralement à Marie de Lorraine. Le parallèle est frappant entre la protection offerte à Charpentier vers 1670 (et peut-être avant /6/ son départ pour Rome) et celle accordée à Germain Carlier dix ans plus tard. Les parents de Charpentier et de Carlier fréquentaient l'église de la Mercy ; et ces parents appartenaient à l'une ou à l'autre de nos deux princesses. C'est à dire que, par sa cousine et par ses protecteurs, Charpentier appartenait à Mme de Guise, tout comme Carlier, à cause de son père, appartenait à Mlle de Guise. L'éntrée en service de Philippe Goibault (dit « Monsieur Du Bois »), l'intendant de la musique de Son Altesse, se passa dans des circonstances analogues. On sait que Mme de Sablé recommanda le gentilhomme poitevin à Mlle de Guise ; mais on sait aussi que, si Son Altesse engagea Du Bois pour être le précepteur de son neveu, c'est parce que Mme Goibault appartenait aux Guises. Plus exactement, elle « s'estoit acquise du crédit dans la maison de Guise » parce que son aïeul avait été, au XVIe siècle, le médecin de Marie Stuart, la reine blanche d'Écosse, qui était la fille d'une Guise.

Pendant les années 1660, la Maison de Guise ne semble pas avoir été le principal mécène du couvent de la Mercy. Au contraire. Tout au long des années 1650, un certain Charles Bernard, conseiller d'état, y était un grand donateur. « Un Commis, un Monsieur Bernard, de ses biens a fait tant de part, par une ferveur catholique pour achever cette fabrique, qu'elle ne seroit pas sans luy, en l'état qu'elle est aujourd'huy », constata Loret lors de la dédicace de l'église en avril 1657. Or, Bernard ne se contenta pas de fourner de l'argent : il organisait des dévotions en musique. En septembre 1660, à l'occasion des noces de Louis XIV, il y eut une grande fête à la Mercy à laquelle assista le couple royal. Loret fit l'éloge de cette célébration : « En suite, un Motet de Muzique, admirable harmonique, le plus rare que fut jamais, sur le Mariage et la Paix, avec des douceurs sans égales, charma leurs oreilles royalles. Baptiste en étoit l'inventeur, en cet Art assez grand Docteur, et qui, touchant les sinfonies, est un de nos plus grands génies. » Nous ne savons pas, en revanche, si Bernard était le commanditaire des motets qu'Henri Du Mont composa pour un office en honneur de saint Pierre Nolasque, le 29 janvier 1659, ni s'il fut pour quelque chose dans les fameuses vêpres en musique dont Ménage se rappellera dans Ménagiana : « M. N*** s'est ruiné à donner des vêspres à ses maîtresses. Il empruntoit pour cela le jubé des pères de la Merci, vis-à-vis l'hôtel de Guise. [...] Tout le monde parloit de ces vêspres, parce qu'on s'y étoit servi de violons, et que pour lors on n'étoit pas accoutumé à en entendre dans les Églises. »

En somme, bien avant la fête de la canonisatioin de saint Pierre Pascual, les révérends pères du couvent de la rue du Chaume se plaisaient à entendre chanter dans leur église des motets de la plume des meilleurs compositeurs du royaume. Et tout se passe comme si l'organisation et les frais de ce mécénat musical incombaient aux principaux bienfaiteurs du couvent.

Les pièces copiées dans les cahiers à chiffre « françois » de Marc-Antoine Charpentier ne permettent pas d'affirmer qu'il se mit à composer pour la Mercy dès son retour d'Italie vers l'automne 1669. De leur côté, les archives du couvent ne permettent pas de proposer que Marie de Lorraine y a joué un rôle actif avant 1674. Nous savons toutefois que le lien entre les Guises et les religieux de la Mercy était si étroit que les révérends pères ont bien voulu participer au convoi funéraire du dernier du duc de Guise, emporté par la petite vérole en juillet 1671 : « Après eux marchoyent les Religieux de la Mercy, qui assistèrent pareillement, à ce Convoy, pour reconnaissance des grâces qu'ils ont receuës en diverses occasions, de la Maison de l'illustre Défunt », note la Gazette de France. Ce désir d'afficher publiquement sa reconnaissance envers la Maison de Guise semble être l'indice que, depuis plusieurs décennies, ce couvent bénéficiait de la générosité de ces princes. Et pourtant, à part les quelques objets déjà cités et qui sont couchés sur les registres du couvent, ces mêmes registres ne mentionnent aucun don monétaire perçu des Guises, ni aucune fondation. Tout se passe donc comme si ces « grâces » (une expression qui désignait les cadeaux) se firent secrètement, et en espèces. Et de toute apparence, Mlle de Guise continuera cette libéralité cachée.

Serait-elle, par exemple, la « personne de qualité qui a procuré l'establissement » à la Mercy de la Confrérie des malades agonisants, une organisation pour hommes et femmes dont la bulle fut signée en août 1672, tout juste un an après la mort du jeune duc, le « cher neveu » de Mlle de Guise ? Ni les institutions de la confrérie ni les registres du couvent ne nomme cette « Dame » fondatrice, mais il y a de fortes chances qu'elle s'appelle Marie de Lorraine. En effet, les cahiers « françois » de Charpentier laissent entrevoir le rôle que cette princesse jouait dans l'embellissement des dévotions de la confrérie. Les confrères et les consoeurs se vouaient à « l'extirpation des hérésies » : on pense immédiatement à l'histoire sacrée de sainte Cécile, le convertissieur, que Charpentier allait mettre en musique à plusieurs reprises pour les deux dames de Guise. Les membres de la /7/ confrérie se réunissaient pour réciter ensemble les prières pour les agonisants et les litanies de la Vierge : Charpentier mettre ces litanies en musique deux fois entre 1681 et 1684, la première fois pour les trois voix masculines (dont la haute-contre) qui convenaient à un office chanté par les révérends pères, et la seconde fois pour le grand ensemble mixte de l'hôtel de Guise. Les confrères et les consoeurs assistent aussi à la « grande Messe de la Vierge qui tous les Samedis de l'année est chantée dans l'Église de la Mercy devant sept heures de matin pour leurs Religieux & leurs bien-faicteurs vivans » : la place manque ici pour énumérer les oeuvres « françoises » de Charpentier qui conviennent à cette messe.

Notons en passant que, immédiatement après les oeuvres composées pour les funérailles du duc et pour son « bout de l'an » de la fin juillet 1672, viennent, dans le cahier 5, trois morceaux pour haut-dessus, dessus et bas-dessus : Salve Regina (H. 18), Ave Regina coelorum (H. 19) et O sacrum convivium (H. 235). Les deux premières, qu'on chantait ou récitait entre le 4 février et le Samedi saint, ont-ils un rapport avec la Confrérie des malades agonisants qui se réunit pour la première fois la semaine du 2 février 1673 ? (L'allusion à l'orgue dans le Salve Regina a été ajouté bien plus tard, quand Charpentier a arrangé ce morceau pour des voix masculines ; et la mention de « Melles B. et T » dans l'Ave Regina indique que les interprètes étaient des femmes de chambre de Mlle de Guise.)

Si les dévotions de Mlle de Guise à la Mercy restent problématiques pour les années 1670 à 1673, nous y avons salué Son Altesse lors de la fête du mois d'avril 1674. Après cette messe pour instruments et les deux pièces pour haute-contre, taille et basse qui furent vraisemblablement composées pour les mêmes festivités, Charpentier cesse de transcrire dans ses cahiers « françois » des morceaux qui répondent /8/ aux dévotions à la Mercy. On ignore pourquoi. Puis, en mars 1675, survient le drame : le dernier mâle de la Maison de Guise, le jeune fils maladif de Mme de Guise, meurt. Inconsolable, Marie de Lorraine sombre dans la dévotion, s'adonne aux bonnes oeuvres et se cantonne dans son quartier qu'elle ne quitte que pour monter à l'abbaye de Montmartre, y prier avec les religieuses. En plein deuil, elle entame des pourparlers avec les révérends pères ses voisins. Le 4 juillet 1675, le secrétaire de la Mercy note dans son registere que:

Le Révérend Père commandeur a proposé au Conseil du Couvent qu'il avoit esté averty que Mademoiselle de Guise souhaitoit avoir une chapelle dans notre Église avec une porte dans le courroir [lire : couloir] par laquelle elle pourroit entrer de la Rue dans ladite Chapelle sans estre veüe ny passer pardedans l'Église. Il a esté arresté que le Réverend Père Commandeur iroit offrir à Son Altesse la chapelle qui est à l'opposite de celle de Monsieur Galland en y reservant un passage pour aller de la sacristie au grand autel, et l'entrée de la rüe dans le couroir joignant l'Église sans aucune condition. Lequel offre son Altesse Mademoiselle de Guise a accepté.

Voici donc notre princesse propriétaire de la chapelle « attenant le Couvent » et occupant une situation prestigieuse juste à gauche de l'autel et non loin de la porte de la sacristie. Elle y fait faire des travaux somptueux, si somptueux qu'en avril 1676 elle délaisse aux Feuillants ses droits sur la chapelle de sainte Anne qu'elle entretenait dans leur église de la rue Saint-Honoré, afin d'employer les 3000 livres « avec autres ses deniers à la décoration, ornement et embelissement d'une chapelle qu'elle faicte faire dans l'Esglise de la Mercy. » Les documents se taisent sur les images que Son Altesse de Guise fit incorporer au décor de cette chapelle. Ils permettent toutefois d'affirmer que sa chapelle n'était dédiée ni à saint Pierre Nolasque, ni à saint Raymond Nonnat, ni même à saint Pierre Pascual dont on venait de fêter la canonisation. Une breve description de l'intérieur de l'église antérieure à 1675 laisse cependant entrevoir une étrange absence : aucune des huit chapelles privées qui donnaient sur la nef de cette petite église mariale n'était dédiée à la Vierge. Nous proposons donc que la chapelle que Mlle de Guise fit décorer à la Mercy en 1675 avait une iconographie analogue à celle de saint Gaétan à l'Enfant que Mme de Guise était en train de se faire préparer chez les Théatins, c'est-à-dire, de belles boiseries qui mettaient en valeur une image de la Vierge à l'Enfant. Cette hypothèse s'appuie sur le fait que, à partir de l'été de 1675, Marie de Lorraine protégeait un établissement pédagogique qui avoit pour ses saints protecteurs la Vierge et l'Enfant Jésus.

Dès 1676, Mlle de Guise pouvait se rendre à la dérobée à la Mercy et, cachée dans sa prestigieuse chapelle qui donnait sur le maître autel, y assister incognita aux offices. Elle pouvait y placer discrètement ses musiciens et même tirer les rideaux pour que leur musique vienne enchanter les oreilles des fidèles, comme les voix et les instruments d'autant d'anges musiciens.

À partir de l'année 1676, comme par hasard, la plus grande partie des compositions que Charpentier coucha dans les cahiers à chiffre « françois » conviennent aux dévotions qui se déroulaient chaque semaine, chaque mois, dans la petite église de la Mercy. S'y touvent des histoires sacrées pour plusieurs voix et instruments, la plupart propres pour les principales fêtes de la Vierge ou pour celles de la Mercy. Et si nous ne nous trompons pas, et si c'est Charpentier qui a chanté à la Mercy en avril 1674 aux côtés de deux musiciens de Mlle de Guise, il poursuit sa participation aux dévotions de sa protectrice. Par example, le cahier 17 renferme un Motet de saint Laurent (H. 321) pour une voix de haute-contre, composé pour le 10 août 1677 : selon le rituel de l'ordre, chaque année, les pères marquaient la Saint-Laurent, qui était l'anniversaire de leur fondation, par une procession in gratiarum actione qui in illa fundatus Ordo noster. Entre 1677 et 1683, huit compositions pour haute-contre et taille, ou haute-contre, taille et basse viendront s'ajouter aux deux oeuvres du cahier 8. L'une d'entre elles, l'Antiphona in honorem beatæ Virginis a redemptione captivorum (H. 25), est la mise en musique d'un texte liturgique approuvé par Rome en mars 1679 et destiné aux matines de la fête de la Vierge de la Mercy (une fête mobile qui avait lieu aux alentours du 15 août, l'anniversaire de la naissance de Mlle de Guise). Cette antienne, elle aussi, fut manifestement faite sur mesure pour quelques-uns des musiciens masculins de Son Altesse : Charpentier (haute-contre), De Baussen (taille), deux instruments de dessus et basse continue. Des six autres compositions où figure une voix de haute-contre, quatre conviennent aux offices qui se chantaient le samedi à la Mercy, et les deux autres, le Luctus (H. 331) pour la mort de la reine et son pendant, un motet en honneur de saint Louis (H. 332) y furent vraisemblablement chantées la semaine du 25 août 1683, en présence des dames de Guise. (Nous savons en tout cas que /9/ Mme de Guise vint exprès de sa ville d'Alençon pour se lamenter sur la disparition de sa chère amie la reine.) La raison d'être de deux pièces seulement (H. 319, un motet pour la Trinité, et H. 183, un psaume) reste problématique.

Tout se passe donc comme si Marc-Antoine Charpentier avait prêté non seulement son génie, mais aussi sa voix de haute-contre à l'élaboration des différentes festivités organisées dans la petite église de la rue du Chaume.

1687 : la « bagarre » du Samedi saint

Charpentier ne figure pas parmi les interprètes de la dernière oeuvre qu'il aurait fait pour les musiciens de Mlle de Guise, le Canticum Zachariæ (H. 345), qui date de la première moitié de 1687. Un nouveau venu, François Antoine, « ordinaire de la musique » de Mlle de Guise, prend sa place. Si Charpentier se retire de l'ensemble, n'est-ce pas l'indice qu'il sert maintenant les jésuites et que c'est en maître de musique extraordinaire qu'il offre cette « pièce extraordinaire » à sa protectrice ? En effet, l'emploi de l'adjectif extraordinaire par l'expert qui dressa le mémoire des Meslanges en 1726 vient étayer cette hypothèse. De nos jours, on prend pour un jugement de valeur la phrase « cette pièce est extraordinaire », sans réfléchir sur le fait que, sur plusieurs centaines d'oeuvres énumérées par l'expert, deux seulement méritent l'adjectif « belle » (grande simphonie et très belle, quelque belle entreprise), et que le Canticum Zachariæ est la seule composition que l'expert décrit comme étant « extraordinaire ». Or, dans notre Vers une chronologie (p. 29), nous proposons que les petits détails ajoutés par cet expert sont en réalité des indications que Charpentier lui-même avait couchées sur les chemises qui entouraient les cahiers, voire sur de petits bouts de papier intercalés entre les pages. De ce point de vue, le mot « extrordinaire » prend un autre sens. Pour un homme qui pendant vingt-sept ans aurait tenu le titre de compositeur « ordinaire » de Son Altesse de Guise et qui était en même temps, selon l'expression de l'époque, le compositeur « extraordinaire » des diverses commandes qu'il a copiées dans ses cahiers à chiffre « romain », la phrase « cette pièce est extraordinaire » n'est pas un compliment qu'il s'offre à lui-même, mais l'indice qu'il a transcrit cette pièce dans les cahiers des Guises, malgré le fait qu'il n'est plus leur compositeur « ordinaire ». En somme, le Canticum Zachariæ serait un cadeau offert à son ancienne protectrice, qui était et fort mauvaise santé, et à son ancien collègue M. Du Bois ainsi qu'aux musiciens que ce dernier faisait chanter.

Dirigeons-nous donc vers la rue du Chaume, où en ce Samedi saint de l'An de grâce 1687 une foule attend devant la porte de l'église de la Mercy. Nous y croisons un nouvelliste qui débite chaque semaine des récits parfois fort burlesques sur la vie parisienne et qui va tenter de pénétrer avec nous dans l'église et y trouver une bonne place. Jérôme de La Gorce vient de retrouver le numéro des Nouvelles extraordinaires contenant l'article de ce nouvelliste sur la « bagarre » qui va bientôt éclater à la Mercy, qu'il a bien voulu nous communiquer.

Car de toute évidence ce nouvelliste parle de l'office où va se chanter le Canticum Zachariæ de Marc-Antoine Charpentier et l'élévation (H. 258) qui le suit directement dans le cahier 50. La « chanson de Zacharie » se récite aux laudes du Samedi saint, pour annoncer aux fidèles « le lever du soleil de justice » qui accompagnera la résurrection du Christ, tandis que l'élévation évoque le Christ crucifié. Bref, l'ancien compositeur des Guises couche ces deux oeuvres dans ses archives musicales au moment même où la Mercy prépare un magnifique office en musique pour le Samedi saint. Voici la description de l'événement que notre nouvelliste burlesque envoie à son éditeur :

Quoy que les Pères de la Merci prez de l'Hôtel de Guyse, ne se fussent proposés de regaler le Samedi Saint, d'un beau concert de voix et d'instruments, que les personnes distinguées de leur voisinage ; le bruit de cette musique, dont le peuple de Paris est fort avide, s'estant repandu en plusieurs endroits de la Ville, attira chés eux un si grand concours, que l'Eglise fut bien tôt trop-petite pour les contenir : Quelques déterminés voulurent s'aller placer dans une tribune qui estoit gardée pour les amis & bienfaiteurs de la maison, & dont l'entrée estoit deffenduë par six Freres Lais des plus vigoureux de l'ordre, qui eurent en cette rencontre autant de bravoure, mais non pas autant de bonheur, qu'en eut autre fois Frere Jean leur Predecesseur, lorsqu'il se vit obligé de deffendre les vignes de son monastere, avec le baston de la Croix ; Le combat fut rude & opiniatre, les Freres receurent les assaillans avec beaucoup de fermeté, mais enfin apres une resistance de trois quarts d'heures, leurs habits furent telement dechirez qu'on leur voyoit ce que tout Moine doit cacher aux yeux du public ; Les Clefs du refectoire qu'un des Freres portoit, furent perduës dans la bagarre, de sorte que la musique finie les Peres furent mortifiés de trouver les Portes des lieux Ventriculaires fermées : aprés deux heures de Penitence, tout se racommoda, mais un des coupables /10/ (qui fut arresté, & mis au fonds du Dortoir jusques au Lendemain,) y fut aparement mal regalé.

Toute narration burlesque renferme, en principe, quelques grains de vérité, quelques allusions voilées dont tout le monde comprend le sens. Le pur burlesque une fois écarté de cette narration, plusieurs faits très intéressants que le nouvelliste a incorporés viennent confirmer l'hypothèse que tout Paris savait que c'était la musique de Mlle de Guise qui préparait ce « beau concert de voix et d'instruments ». Tout d'abord, la narration insiste sur le fait que l'office est destiné à une élite, à des « personnes distinguées » qui demeurent non loin du couvent. Est-ce une allusion voilée à la vieille princesse magnifique qui règne sur l'hôtel de Guise, situé à quelques pas de la porte de cette église ? En effet, quel lecteur assidu de la Gazette de France et du Mercure galant n'ignore que Mlle de Guise est pour quelque chose quand il y a une fête en musique à la Mercy ? (« Les Pères de la Mercy se distinguèrent par le Te Deum que la musique du Roy chanta dans leur Eglise. Madmoiselle de Guise y assista avec un très grand nombre de Personnes de la première qualité », annonce le Mercure en septembre 1682.) Parmi les personnes distingués qui se félicitent d'être accueillies à la Mercy le 29 mars 1687 sont « les amis et bienfaiteurs » du couvent qui bénéficient de places réservées. Parmi les bienfaiteurs de la Mercy sont, bien entendu, Mlle de Guise et les Bailleul, ainsi que des amis plus modestes tel le couple Le Carlier. Notre nouvelliste nous apprend aussi que ce « combat », cette « bagarre » n'est pas un fait isolé ; car, dès que le bruit d'une « musique à la Mercy » circule dans la ville, les amateurs se ruent vers l'église dans l'espoir d'y trouver une place. Il fait même une allusion à une « bagarre » qui a déjà eu lieu et ela dans un « monastère » où il y a des « vignes ». La Mercy n'est pas à proprement parler un monastère, et les /11/ pères ne semblent pas avoir possédé des vignes. Serait-ce une allusion à l'abbaye de Montmartre, dont le profil se dresse sur la butte, avec ses vignobles, et à laquelle Marie de Lorraine est connue pour être étroitement liée? (Citons, à titre d'exemple, le Te Deum chanté à Montmartre en janvier 1687: la Gazette informe le public que l'office se fit « par les soins de la Princesse Marie de Lorraine Duchesse de Guise » et que le Te Deum fut chanté par une excellente musique »). Et finalement, il y a l'histoire burlesque du vin dérobé au réfectoire. Les deux Altesses de Guise sont plusieurs fois décrites dans la presse comme offrant une collation à leurs invités, et parfois aussi un « grand épanchement de vin, pour tout le peuple ». La distribution du vin au public est, bien entendu, peu vraisemblable le Samedi saint, mais il n'est pas exclu qu'une collation attendait les invités dans le parloir du couvent et que des badauds aient trouvé moyen d'y pénétrer et d'entamer quelques-uns des mets et des boissons.

« Cette Musique étoit si bonne ... »

Marie de Lorraine meurt d'un cancer le 3 mars 1688. Sa maison est rompue, les musiciens se dispersent. M. Du Bois en est bouleversé. Consterné par la perte simultanée de sa protectrice et des musiciens qu'il dirigeait, il erre, l'air hagard, « comme Adam chassé du Paradis terrestre ». Carlier disparaîtra précocement vers 1690, et Du Bois s'éteindra en 1694, peu après sa réception comme un des quarante immortels de l'Académie. Quant à Charpentier, on a du mal à l'imaginer errant et hagard, car son David et Jonathas vient d'avoir un grand succès au collèges des jésuites où il est depuis peu le maître de musique. Composa-t-il un dernier morceau extraordinaire pour Marie de Lorraine ? Les quelques sources qui mentionnent la mise en sépulture de Mlle de Guise dans le couvent des Capucines ne font aucune allusion à une musique funèbre. Il est toutefois vraisemblable que, à l'occasion de cet enterrement sans pompe, Du Bois fit rechanter quelques extraits des oeuvres que Charpentier avait faites pour les funérailles du dernier duc de Guise en 1671. On ne peut même pas écarter la possibilité que, pendant les dix jours qui ont séparé la mort de la princesse et ses funérailles, Charpentier composa quelques pièces qu'il transcrivit ensuite dans le cahier 51*, perdu. Dans le doute, il est prudent de proposer que le Canticum et l'élévation du cahier 50* sont les dernières compositions que le compositeur fit pour la « magnifique » Marie de Lorraine qui, observe le Mercure galant de mars 1688 (pp. 305-308), « récompensoit généreusement le moindre service, et faisant toutes choses avec grandeur, elle avoit jusqu'à sa Musique entretenuë ». Employant l'imparfait pour parler de cet ensemble, le Mercure poursuit : « Cette Musique estoit si bonne qu'on peut dire que celle de plusieurs grands Souverains n'en approche pas ».

Quant aux révérends pères de la Mercy, qui pendant une décennie ont bénéficié de la générosité de Mlle de Guise et, par conséquent, de l'enthousiasme de M. Du Bois et du génie de Marc-Antoine Charpentier, ils sont fort déçus. Son Altesse ne leur a donné par testament que 300 livres de rente annuelle (elle a légué 10.000 livres une fois payées aux jésuites ! ) ; et le procès que les héritiers mécontents ont entamé va retarder longtemps le paiment de cette rente. À part les beaux concerts de voix et d'instruments, le don de la chapelle à Mlle de Guise ne leur a pas porté le fruit qu'ils en attendaient. Bien sûr, la musique attire du monde et renfloue le tronc d'aumônes ; mais un legs renfloue les coffre du couvent. Sans apparemment penser à la longue durée, le secrétaire de la Mercy observera, avec une certaine amertume, que la chapelle « a esté donnée [...] à Son Altesse Mademoiselle de Guise, qui pour touttes choses nous a laissé en mourant 300 livres de rentes sur le duché de Guize, sans charge ». Le legs était en principe moins piètre qu'il n'en avait l'air : en trente-cinq ans, l'argent provenant de cette rente devrait dépasser la somme léguée aux jésuites. Le sort voulut cependant que ni la Mercy ni Saint-Louis-des-Jésuites ne touchassent d'argent pendant plusieurs décennies, car les énormes charges de la succession, jointes à la part que chaque légataire devait à la « dépense commune », étaient inévitablement supérieures aux revenues.

Patricia M. Ranum

[*: these two numbers are corrected here: the original article erroneously read 50 and 49.]

/12/ Pour notre brève description de la musique à la Mercy nous nous contentons de citer ici Loulié (BNF, ms. n.a. fr. 6355, fol. 148) ; notre « 1662 : Marc-Antoine Charpentier et les siens », (Bulletin Charpentier, no 2, 1990), pour le lien entre les Charpentier et les Séguier ; les registres capitulaires du couvent de la Mercy (AN, LL 1556, p. 93 ; LL 1557, fol. 9 ; LL 1559, fol. 6 vo, 88 vo-91 vo ; LL 1560, fol. 64vo) ; l'inventaire des titres du couvent (AN, S* 429, p. 462) ; les actes notariés (AN, MC, XC, 248, vente, déclaration, ratification, 4 décembre 1674) ; le Ceremoniale sacri ordinis Beatæ Mariæ de Mercede Redemptionis Captivorum, (Valence, 1614), pp. 85-87 (l'emploi des orgues), pp. 156-57 (les ornements d'église), pp. 173-74 (le maître-autel), et p. 209 (l'office du samedi) ; et Institution de la Confrerie des Agonisans, erigée le premier janvier 1673 [...] en l'Église du Couvent de Paris des Religieux de l'Ordre de Nostre-Dame de la Mercy Redemption des Captifs prés de l'Hostel de Guise (Paris, 1673), pp. 14-15, 32, 35 et 161 ss. Pour Marthe Croyer, voir Jean-François Viel, « Les Charpentier avant Charpentier », Bulletin Charpentier, no 7, juillet 1992 ; et AN, MC, XXXIX, 109, fondation, 15 mars 1664. La narration de la bagarre du Samedi saint 1687 se trouve dans les Nouvelles extraordinaires du mardi 15 avril 1687, et est datée « De Paris, le 8 avril ».

[end of the article]