Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

pages 229 to 256

{229}

VENISE [Venezia]

Couché à Venise, le 6 de septembre jusqu'au 24 inclusivement

Je ne prétens point faire icy une description exacte de la miraculeuse ville de Venise, qui est scituée au milieu de la mer, laquelle est répandue dans toutes ses rues, parce qu'il faudroit un volume entier pour en descrire toutes les beautez : ce qui a déjà esté fait par beaucoup de gens qui ont fait imprimer des livres sur ce sujet. Je ne laisseray pourtant pas de dire, en gros, quelque chose de ce qui est de plus remarquable, afin que ceux qui liront cette relation ayent quelque idée de cette belle ville. Je m'appliqueray, après cela, à rapporter ce qui m'a paru, dans les rencontres, de particulier ; et j'en feray le récit, comme de choses qui regardent les incidens de mon voyage.

Comment je donnay dans le panneau

Je diray d'abord comment je fus pris pour duppe en arrivant au port devant Saint Marc. Un gentilhomme de nostre compagnie, qui avoit autrefois demeuré à Venise, me dit que je serois surpris de voir un si grand nombre de cardinaux qu'il y avoit dans cette ville. Je crus, à la bonne foy, qu'il me parloit sérieusement ; et m'estant enquis pourquoy il y en avoit là un plus grand nombre qu'ailleurs, il me dit que les affaires que le Pape avoit à traitter avec la République l'obligeoient à en nommer un grand nombre.

Au mesme temps qu'il me disoit ces choses, il me montra deux hommes de très bonne mine, qui avoient de fort beaux chapeaux rouges, teints de la plus belle écarlate ; et ces deux hommes, il me les fit passer pour deux cardinaux. Je croïois simplement ce qu'il me disoit, quoy que je fusse choqué de les voir en habit court. Néanmoins, le dérèglement de l'Italie dans lequel on m'avoit dit que les ecclésiastiques vivoient, me faisoit croire assez facilement ce qu'il m'avançoit ; mais comme je vis qu'après ces deux hommes qui avoient des chappeaux rouges, qu'on me faisoit passer pour des cardinaux, il en venoit encore deux autres coeffés de mesme, et qu'on me vouloit persuader estre aussi des cardinaux, je me deffiay pour lors {230} qu'on me jouoit : et je découvris que c'estoient des Juifs, dont on m'avoit parlé autrefois, qui portoient des chapeaux teints en écarlate.

Si tost que nous fusmes arrivez devant la place de Saint Marc, ce gentilhomme et moy mismes pié à terre, pour aller chercher un logis qui nous fut commode. Nous n'eussions pas eu peine de nous loger, si nous eussions voulu nous placer à l'Istriane, qui est l'auberge ordinaire des François ; mais comme nous les fuyions, afin de nous forcer à parler italien, nous descendismes un peu plus bas, et nous prismes logis à Leonphanté negro, dans la créance que le maistre et ses gens estoient Italiens et qu'ainsi cela serviroit à nous apprendre la langue italienne.

J'avoue qu'en entrant dans un certain vestibule qui estoit au second estage, dans lequel demeuroit l'hoste, je fus fort surpris de voir sa femme, qui estoit parfaitement belle. Sa contenance affétée, son sein par trop découvert, et je ne sçais quelle domination qu'elle tenoit à table sur toute la compagnie qui y estoit, me firent peur et me donnèrent quelque soupçon contre elle. J'en dis ma pensée au gentilhomme, et je luy dis que je croïois que nous ne serions pas bien dans ce logis-là, à cause de cette femme, dont l'extérieur ne marquoit pas assez de pureté. Néanmoins, après que ce gentilhomme, qui estoit très sage, m'eust assuré qu'il n'y avoit rien à craindre de ce costé-là, nous arrestasmes ce logement ; après quoy, nous en allasmes donner avis à M. le duc de Brissac, qui nous attendoit avec ses gens dans la barque, qui estoit demeurée au port de Saint Marc.

Quoy que le gentilhomme dont je parle eust tasché de dissiper tous les soupçons que j'avois contre la pureté de nostre hostesse, il m'en resta pourtant toujours quelqu'un de si bien, qu'en entrant dans nostre barque je recommanday à tout le monde d'estre bien retenu dans la maison où nous allions, parce qu'il y avoit, dans la maistresse, je ne sçais quoy qui ne me revenoit aucunement. Hors cela, la maison me plaisoit merveilleusement. Nous avions nostre appartement au second estage, et cet appartement consistoit en quatre chambres de plein pié avec une cuisine. Au milieu de ces quatre chambres, nous avions une grande salle qui aboutissoit d'un costé sur le Grand Canal de Venise. Toute l'étendue de cette salle sur le canal estoit vitrée, et il y avoit un grand balcon de fer, en saillie sur le canal, qui estoit de la mesme largeur que la salle.

D'abord que nous fusmes arrivez à Venise, je fis résolution de ne plus boire, ny là ny dans toute l'Italie, que de la limonade. L'imagination innocente que j'avois, que les citrons et le sucre dont on fait ce breuvage y estoient à grand marché, me donna cette agréable pensée ; mais ayant fait compter à quoy revenoit la première bouteille, je trouvay, la supputation faite, qu'elle coustoit environ trente sols, et qu'ainsi elle n'estoit guères moins chère qu'en France : ce qui fit que je renonçay aussitost à ce breuvage, ne voulant pas me rafraischir à si haut prix. Ainsi, je repris le vin ordinaire du païs, qui est un très gros vin et de peu de saveur, les habitans n'en pouvant pas avoir d'autres dans l'esté, à cause qu'ils n'ont point de caves pour le mettre.

{231} Place de Saint Marc

Nous n'eusmes pas plus tost disné, le jour de nostre arrivée à Venise, que nous voulusmes voir la Place de Saint Marc, qui est une des plus belles choses de Venise, à cause de l'estendue du terrain, du Sénat, du Palais du Doge et de l'église de Saint Marc, qui sont tous renfermez dans ce morceau de terre ferme. Nous vismes sur le bord de la mer, qui bat au pié d'un escallier de quatre ou cinq marches qui règnent le long de la place de Saint Marc qui regarde la mer, deux grosses colomnes de marbre, toutes deux d'une pièce. Sur l'une il y a un sauvage tout debout sur un crocodile, et sur l'autre, un lion avec des aisles, dont les Vénitiens font leurs armoiries.

En venant de la mer dans la place de Saint Marc, on y voit sur la droite le Sénat, et à gauche la Monnoie et la Bibliothèque publique. De l'un et de l'autre costé, il y a de grandes galeries couvertes sous lesquelles on se promène commodément, et pendant la pluie et pendant le soleil. Celle du costé du Sénat, avec la moitié du terrain de la place de Saint Marc, est pour les nobles tout le long du matin, où ils s'entretiennent de leurs affaires, n'estant pas permis à personne de se mesler avec eux. Pour l'autre moitié de la place, avec la gallerie qui est dessous la Bibliothèque, elle sert à toutes sortes de gens, naturels du païs et étrangers.

On monte au haut de la tour de Saint Marc sans degrez

Au bout de cette place de Saint Marc, à costé et à tenant du Sénat, est la célèbre église de ce saint, laquelle a en face une autre place, plus longue que celle dont je viens de parler. L'une et l'autre de ces deux places se tiennent par un bout et font ensemble une parfaite équairre. Tout vis-à-vis l'église, à tenant de la Monnoie et la Bibliothèque, il y a une tour quarrée dans laquelle sont les cloches de l'église. Cette tour en est séparée par la place mesme. Elle a (cette tour) une chose considérable, qui est qu'on y monte jusqu'au haut sans aucune marche, n'y ayant qu'un glacis de brique qui règne depuis le bas jusqu'au haut. Cette tour, qui est détachée de tout bastiment, est extrêmement haute : c'est le lieu d'où on peut voir plus commodément et plus distinctement la scituation de Venise, qu'on admire de là, toute plongée dans la mer.

17 isles aux environs de Venise ; violence du vent

Le jour que nous y montasmes, il y avoit une furieuse tempeste sur mer. Nous fusmes un temps considérable au haut de cette tour, pour y regarder les flots écumans et quelsques vaisseaux éloignez de la mer qui estoient horriblement battus de la tempeste. Le vent estoit, cette journée-là, si violent que le grand bruit qu'il faisoit en soufflant, nous empeschoit de nous entendre les uns les autres. En considérant la scituation de la ville, je contay de là, en mesme temps, toutes les isles qui font partie de son territoire. J'en contay jusqu'à dix-sept, tant petites que grandes, lesquelles estoient toutes habitées. Quand nous descendismes de la tour, le vent, qui estoit {232} toujours fort impétueux, s'engouffra tellement dans un détour où nous passasmes, qu'il emporta le chapeau d'un de nos gentilshommes et le fit passer par une ouverture bien plus étroite que n'estoit pas le chapeau, tant ce vent estoit violent.

Masts plantez devant l'église de Saint Marc

Nous visitasmes l'église de Saint Marc, qui n'est pas la cathédrale de Venise, comme beaucoup de gens se le persuadent, mais un lieu exemt de la jurisdiction du Patriarche et semblable à la Sainte Chappelle de Paris. Cette église est bastie, comme je l'ay déjà dit, dans la place de Saint Marc. Elle a en face une grande place, et à costé gauche, tirant vers la mer, une autre. Environ à six toises de son portail, il y a trois grands masts de sapin, élevez chacun sur un pié d'estail, au haut desquels on lève, les jours de festes solemnelles et de réjouissances publiques, de grandes bannières et banderolles, qui se montent par le moyen de petites poulies qui sont attachées au haut de ces masts. C'est une chose qui se voit dans toutes les villes de l'estat de Venise.

Portail de Saint Marc

On entre dans l'église de Saint Marc par six portes : l'une, qui est à costé droit, tient au Sénat, et les cinq autres sont en face. La face où sont ces cinq portes est basse. Elle est ornée au-dessus de quatre gros chevaux de bronze. Cette église a un beau porche d'une longue étendue. Il y a sous ce porche une chappelle, où la quantité de petits tableaux de carte d'un demi-pié ou environ, assez mal peints, fait voir que c'est un lieu de dévotion pour la ville.

Quand nous eusmes considéré ce porche, nous entrasmes dans l'église, dont le vaisseau est assez petit, basty à l'antique, peu ouvert et peu éclair, mais néanmoins fort beau et fort riche à cause des belles peintures et représentations, tant de l'Ancien que du Nouveau Testament, qui sont toutes à la mosaïque. Ces sortes d'ouvrages couvrent non seullement toutes les murailles de l'église mais aussi les voûtes, où on voit l'or briller de toutes parts. Le pavé est aussi à la mosaïque de petites pierres rapportées, de différens marbres les plus fins. Les doges de la République ont commencé, depuis quelque temps, à faire mettre leurs armes en relief au murailles de l'église : si bien que, dans peu, ces murailles en seront toutes couvertes. On y voit déjà dix ou douze de ces armoiries d'une grandeur inégalle.

Le chœur de cette église est petit et à peu près comme celui de la Sainte Chappelle de Paris. Le maistre-autel approche aussi de celuy-là. Celui-cy a une chose très remarquable : ce sont deux colomnes d'albastre qui sont tortillées, lesquelles sont transparentes. On nous fit voir cette rareté en mettant un cierge au-derrière de ces colomnes, dont nous appercevions l'éclat au travers. Nous assistasmes au premières vespres qui se chantèrent pour la Nativité de la Vierge. Je remarquay que cette église avoit un bréviaire tout particulier pour elle, parce que les 5 pseaumes qui se dirent à vespres commencèrent tous par un Laudate, différent l'un de l'autre.

{233} Habit du Doge de Venise

Le lendemain matin, nous nous trouvasmes à la grande messe, où estoient le Doge de la République, les ambassadeurs et les sénateurs. Le Doge n'avoit point de siège à part. Il estoit assis dans la première chaire du chœur, sans aucun dais au-dessus de sa teste. Il avoit seullement un coussin devant sa place. Il estoit vêtu d'une robe de brocatel d'or et d'argent. Il n'avoit dessus sa teste qu'un simple béguin de toile blanche. M. de Bonzy, évêque de Béziers, ambassadeur pour le Roy, estoit à ses costez en rochet et camail. Les sénateurs, environ au nombre de trente, vêtus les uns de satin et les autres de damas rouge, avec un grand chapperon de velous rouge à fleurs qu'ils portoient sur le dos, remplissoient les autres chaires du chœur. Tous ces messieurs entendirent la grande messe, qui fut chantée en musique, en gens de condition, je veux dire sans piété et sans dévotion. Il faut avouer aussi que ceux qui faisoient l'office n'estoient pas fort propres à leur en donner, car il n'y en avoit aucune marque dans leur extérieur.

Je remarquay une cérémonie qui s'observa en disant la messe, qui estoit singulière : ce fut qu'ils chantèrent le dernier Évangile à haute voix et avec la mesme solemnité qu'ils firent le premier, de la manière que nous le pratiquons en France. La messe finie, les sénateurs en leurs robes rouges reconduisirent le Doge dans son palais, qui tient à l'église et au Sénat, sans estre précédé ny de gardes ny de suisses, mais seullement de cinq ou six huissiers ou sergens, qui ont toujours des toques où il y a une pièce d'or attachée, de la grandeur à peu près d'une pièce de quinze sols.

Parloir de religieuses et leurs habits ; coeffeures plus vaines dans les religieuses que dans les filles séculières

Après le disné de ce jour-là, nous allasmes à vespres chez de certaines religieuses qui sont derrière le grand Arsenal de Venise, où l'on nous avoit dit qu'il y auroit grande musique, et grand monde à cause des indulgences pléniaires qui estoient là. En effet, quand nous y arrivasmes, nous trouvasmes un grand vestibule au-devant de l'église, paré de tapisseries et de tableaux de toutes sortes. Il y avoit tout proche un grand parloir, où le bruit qui s'y faisoit nous fit entrer, à dessein de voir comment les religieuses de ces lieux-là estoient faites. Nous trouvasmes dans ce parloir environ une douzaine de grilles, toutes pleines de monde et au-dedans et au-dehors : si bien que nous y vismes quantité de religieuses fort commodément. Leur habit n'avoit rien qui pust marquer leur profession, et il me parut si vain qu'il n'auroit pas esté supportable dans des filles du siècle. En effet, les filles séculaires de Venise mesme me parurent plus réglées, parce qu'elles portent des voiles de taffetas blanc sur leur teste, qui battent par-derrière jusqu'aux talons, au lieu que ces religieuses n'en ont point du tout. Bien plus, elles sont coeffées à l'avantage et un peu frizées. Cette frizure de cheveux est accompagnée de certains bouillons de toile de soie qui {234} descendent jusque sur leurs bras : ce qui vraysemblablement est un reste du voile qu'elles avoient autrefois, dont la vanité de ces filles n'avoit plus voulu laisser que cette marque.

Disposition de la musique dans les églises d'Italie

Les robes de ces religieuses sont fort polies et bien faites. Elles n'ont point de guimpes pour se couvrir. Elles n'ont seullement qu'un petit morceau de toile qui ne cache pas entièrement le sein. J'en vis mesme quelsques-unes qui l'avoient un peu découvert. Il n'estoit pas besoin, pour connoître ces religieuses, que nous entrassions dans leur parloir. C'estoit assez de les voir du dedans de leur église, dans le chœur, où nous les vismes avec autant de facilité que l'on voit les femmes dans les rues de Paris. Leur grille fut toujours ouverte pendant vespres. Je vis une chose qui me surprit fort durant qu'on les chantoit : ce fut de jeunes sénateurs qui s'approchèrent de la grille de ces religieuses, qu'ils entretinrent et à qui ils passoient des bouquets de jasmin, que celles-cy recevoient fort civilement. Les vespres furent chantées à deux chœurs de musique qui estoient placez séparément sur deux théâtres différens, sur lesquels estoient les musiciens et les joueurs d'instrumens. Cela s'observe ainsi dans toute l'Italie où il y a musique.

Tapisseries des églises

L'église de ces religieuses étoit très bien parée ce jour-là. Tous les pilliers qui soutenoit la voûte étoient revêtus de velous rouge, ce qui est l'ornement ordinaire des églises d'Italie, dans lesquelles on ne voit jamais de tapisserie. Ces filles avoient, ce jour-là, un parement d'autel admirablement bien travaillé à l'éguille. On y prescha après les vespres, mais je n'entendis point tout ce qui se dit dans le sermon, parce que pour lors je ne sçavois encore rien de la langue italienne. Cela fit que nous sortismes de l'église tout scandalizez de tous ces gaingneurs d'indulgence, qui estoient pour la pluspart de véritables prophanateurs de la sainteté de l'Église de Dieu.

Église cathédrale fort déserte et assez pauvre

Nous montasmes, en sortant de là, dans nostre barque, pour aller voir l'église patriarchale et cathédrale, consacrée à Dieu sous l'invocation de saint Pierre, laquelle est au-delà de ces religieuses. Cette église, qui est à l'extrémité de la ville, est fort déserte. Nous n'y trouvasmes aussi personne, et nos barquerolliers nous dirent qu'elle n'estoit jamais fréquentée, à cause de son grand éloignement. Je n'y remarquay rien de particulier, sinon qu'elle n'estoit pas encore achevée au-dedans.

Quand j'eus vu cette cathédrale en si pauvre estat, et abandonnée comme elle estoit, je me souvins d'une chose que M. de Béziers, ambassadeur pour le Roy, m'avoit dite du peu de crédit qu'avoit dans la ville, pour le spirituel, le Patriarche, qui estoit un fort homme de bien ; et je connus que ce bon prélat ne pouvoit pas {235} avoir là grande satisfaction, voyant et son église abandonnée et ses ordonnances méprisées, comme on me l'avoit fait entendre. Je n'en rapporteray qu'un seul exemple, pour servir de preuve de ce que je dis, après M. de Béziers. C'est la coutume, dans Venise, d'étendre bien loin les dissolutions du Carnaval, qui pour cela commence dès le lendemain de la feste des Rois et continue jusqu'au jour des Cendres : pendant quoy, toutes sortes de personnes, non seullement laïques mais principalement ecclésiastiques, les prestres et les moines, se masquent avec plus d'impudence et de débordement que les autres.

Plainte équitable du Patriarche au Doge

Un jour entre autres, le Patriarche ayant résolu de ne plus souffrir ce désordre et ne le pouvant pourtant pas arrester par l'excommunication que d'autres prélats fulmineroient contre un dérèglement si criminel, parce que le Sénat empesche que l'on n'use de telles procédures, dont il se rend le juge : un jour, di-je, le Patriarche prit dessein d'aller trouver le Doge, pour luy représenter quel tort des prestres et des moines masquez faisoient à l'Église, pour l'intérest de laquelle il le venoit prier d'emploïer son autorité séculière, en faisant deffense, au moins aux prestres et aux moines, de se travestir si honteusement.

Réponse choquante du Doge au Patriarche

Ce bon prélat, attendant quelque réponse favorable sur cette proposition si juste et si raisonnable, n'en eut point d'autre du Doge que celle-cy, qui fut tout à fait pitoïable : c'est à sçavoir que tous deux, le Patriarche et le Doge, aïant une entière liberté, pendant toute l'année, de se divertir comme bon leur sembloit, il estoit bien raisonnable de laisser libre celuy du Carnaval pour un pauvre frate (c'est ainsi qu'on appelle un moine en Italie), et qu'il ne leur falloit pas oster. C'est ainsi, me dit M. l'Ambassadeur, que le Patriarche fut traitté par le Doge, et qu'il fut toujours obligé de voir la pluspart des prestres et des moines de Venise abandonnez à la licence du Carnaval, qui commence là le lendemain de la feste des Rois et ne finit qu'au premier dimanche de Caresme. Ce récit que M. de Béziers eut la bonté de me faire, me donna bien à connoître que l'autorité ecclésiastique estoit peu de chose, pour mieux dire, rien du tout, dans une ville où la séculière dominoit uniquement.

Thrésor de Venise

Le lendemain de la Nativité de la Vierge, nous visitasmes le thrésor de Venise, duquel je ne prétens point descrire les raretez, puisqu'il y en a des livres imprimez. Je diray seullement qu'avant d'y entrer, un chanoine de Saint Marc, qui nous le monstra, nous fit voir un petit cabinet fort sombre où il y avoit force reliques. La première pièce qu'il nous produisit, et pour qui nous n'eusmes pas beaucoup d'estime parce que nous la crusmes supposée, fut, nous dit'il, le coûteau dont saint {236} Pierre abbatit l'oreille à Malchus. Il y en avoit encore beaucoup d'autres dans ce cabinet, comme des reliques différentes et en quantité.

Nous entrasmes de là dans le thrésor, qui en est tout proche : où nous trouvasmes le fils d'un des provéditeurs de Saint Marc, qui nous attendoit avec des officiers qu'un des provéditeurs, ou le fils de l'un d'eux, doit toujours accompagner à la monstre du thrésor. Ce qui frappe davantage les yeux, quand on le voit, sont les douze couronnes et les douze corselets qu'on dit estre de sainte Heleine, lesquels sont tous couverts de très grosses perles et de diamants très considérables. La chose à mon avis la plus rare qu'on puisse voir dans ce thrésor, est une rubis d'une grandeur et d'une grosseur si particulière qu'il fait une tasse capable de tenir près d'une pinte de Paris. Il y a aussi une turquoise fort grande et fort large. Je ne parleray point d'un grand nombre de cristaux, ny de quantité d'autres raretez dont on a fait la relation en divers livres.

Arsenal de Venise

L'impatience que nous avions de voir l'Arsenal de Venise, qui a tant de réputation partout, ne nous permit pas de différer davantage la visite que nous y voulions faire. Nous y allasmes le matin suivant, et nous emploïasmes la moitié du jour à le considérer, mais pourtant assez promtement : parce qu'outre qu'il est extrêmement grand, c'est qu'il y a très grande quantité de choses à y voir, qui ont chacune leur appartement. Il y a d'ordinaire 600 ouvriers occupez tout les jours dans les différens ouvrages qui se font là. Les uns bastissent ou radoubent les galères et les galéasses, dont quelsques-unes sont en mer, dans de grands canaux couverts de tuiles, afin que les ouvriers y puissent travailler commodément en tout temps.

Quand on fait sortir les galères ou les vaisseaux qui sont dans ces canaux au milieu de l'Arsenal, on ouvre de certaines barrières qui font la closture, et on hausse à droit' et à gauche de certains ponts-levis brisez en deux, qui s'appliquent contre les maisons voisines, et qui s'abbatent après que les vaisseaux sont passez.

On fond dans cet arsenal les canons ; et on voit, dans les fourneaux, de la fonte toujours preste pour cela. On fait aussi là les armes, la mèche ; on y fond le plomb ; on y monte les mousquets, les piques, les halebardes ; et on y fait les cordages et les voiles des vaisseaux, les anchres et générallement tout ce qui sert à la navigation. Enfin, il n'y a rien dont puisse avoir besoin une armée de mer et de terre, qui ne se fabrique dans cet arsenal, qui a des appartemens tous différens pour chaque chose, jusque là qu'on y voit de très longues salles dans lesquelles les cordiers travaillent toujours à couvert.

Une chose surprenante est que dans cet arsenal il y a toujours l'équipage entier de cent galères, prest à mettre en œuvre le bois et le fer, les armes, les anchres, les cordages, les voiles, les rames et générallement jusqu'à la moindre cheville de fer. {237} Nous vismes toutes ces choses préparées dans des salles et des boutiques différentes, dont quelsques-unes, entre autres, estoient remplies d'anchres de fer si épouvantables que cela n'est presque pas concevable. Nous vismes bastir dans cet arsenal des galéasses, qui sont de gros vaisseaux qui vont à voiles et à rames. On nous monstra aussi le Bucentaure, qui est une magnifique galère toute dorée et couverte d'un beau platfond soutenu par quantité de figures de Turcs en relief, dans laquelle le Doge et les sénateurs montent, le jour de l'Ascension, pour aller épouser la mer au nom de la République.

Comme nous admirions, dans cet arsenal, ce grand équipage de galères qui est toujours prest pour construire un bastiment, on nous dit une chose à ce sujet tout à fait surprenante : qui est que lorsque Henry troisièsme, roy de France, y retournoit en venant de Pologne, s'estant arresté à Venise, la République le régala le plus magnifiquement qu'il luy fut possible ; et qu'entre autres choses extraordinaires qu'elle fit à son occasion, est que pendant que le Roy disnoit dans l'Arsenal, elle fit bastir et équiper une galère entière, en aussi peu de temps que sa Majesté emploïa à disner : après quoy, elle vit cette galère achevée, dont il n'y paroissoit auparavant aucun commencement, ce qui luy parut tout miraculeux.

Fraix pour voir l'Arsenal de Venise

Quand nous eusmes veu toutes les choses remarquables de l'Arsenal, nous nous retirasmes ; mais comme nous estions prests à sortir, on nous fit entrer dans un grand cellier, pour nous y faire gouster du vin et tirer en suite de nous quelque argent, comme effectivement on en tira. Je puis dire qu'il n'y a point de lieu en Europe où on mette si souvent la main à la bourse, et où il en couste tant que dans l'Arsenal de Venise, à cause des lieux différens que l'on y visite et des différens artisans à qui on a affaire, aussi bien qu'aux divers officiers à qui il faut donner séparément : ce qui obligera une dépense assez considérable.

Petit arsenal

Ce grand arsenal estant veu, nous eusmes la curiosité de voir le petit, qui est dans le Sénat. C'est un lieu plein de mousquets, de pistolets, de pertuisanes, de corselets et d'épées. Cet arsenal a esté placé dans ce lieu depuis la conspiration qui fut faite par un sénateur qui se voulut rendre maistre de la patrie : ce qui luy auroit réussy, si sa conjuration n'eust point esté découverte. Depuis ce temps-là, le Sénat ordonna qu'il y auroit toujours des armes prestes, de proches luy, afin qu'en cas d'entreprise contre sa liberté, les sénateurs eussent en un moment des armes pour la conserver. Outre les armes qu'on nous monstra en ce lieu, on nous fit voir des cadenas de différentes manières, d'une invention extraordinaire dont je ne puis pas dire l'usage, qu'on nous donna pourtant à connoître.

{238} Assistance au Sénat assemblé ; description de l'assemblée du Sénat

Si tost que nous eusmes visité ce lieu-là, nous eusmes la curiosité de voir le Sénat assemblé. Nous en fismes demander la permission aux procurateurs de la République, qu'ils nous accordèrent : en suitte de quoy, nous allasmes prendre nos places dans un banc, élevé et adossé contre la muraille de la salle où le Sénat s'assemble. Ce lieu est une très grande salle haute, orné de très beaux tableaux d'une si vaste étendue que toutes les murailles en sont couvertes. Le platfond de cette salle est fort bien peint et enrichy de diverses figures. Le sujet des tableaux qui couvrent les murailles est pris des plus belles actions de la République, tant par mer que par terre. À l'un des bouts de cette salle, qui est celui par où on entre, il y a un grand théâtre sur lequel sont élevez sept fauteuils pour y placer le Doge et les six procurateurs de Saint Marc, lesquels prirent tous, ce jour-là, scéance, à la réserve du Doge, qui ne s'y trouva pas. Ces procurateurs sont vêtus d'une robe de soie rouge, avec un chapperon de velous à fleurs de mesme couleur. Il y a encore sur ce théâtre une table et un petit siège pour le greffier qui écrit toutes les résolutions du Sénat. Il y a aussi un huissier sans chaise sur ce théâtre. Sa fonction est de crier à pleine teste, pour faire entendre par toute la salle les propositions sur lesquelles il est nécessaire de délibérer.

Cohue de cette assemblée

Ces propositions ne se font pas toutes ensemble. On ne les fait que les unes après les autres, par la proclamation de cet huissier, qu'on a assez de peine d'entendre à cause de l'effroïable cohue qu'il y a dans cette salle, dont le bruit n'est guères moindre que celuy de la grande salle du Palais de Paris. Le nombre prodigieux de sénateurs qui se trouvent à ces assemblées, afin de briguer soit en leur faveur, soit en celle de leurs amis ou de leurs proches, est cause de ce tintamarre continuel qu'on entend dans cette salle.

Manière de proposer les affaires communes

Après que l'huissier dont je viens de parler a fait, de dessus le théâtre, la proclamation des affaires qu'on veut mettre en délibération, il se trouve là vint-et-quatre petits enfans semblables à ceux de la Trinité de Paris, à qui l'huissier donne des febves différentes pour les distribuer aux sénateurs : en suitte de quoy, ces mesmes enfans prennent de certains boestes de fer blanc qui ont, dans le milieu, trois petits entonnoirs séparez, dans lesquels chacun jette ses febves pour exprimer son suffrage. Quand je vis ces petits enfans partir d'auprès du théâtre dans cet équipage, je m'imaginay voir une meutte de petits chiens qu'on lasche dans une campagne, lesquels font un bruit confus en courant de tous costez.

La course de ces enfans, qui n'ont pas plus de douze ans, me parut une chose peu digne de la gravité du Sénat de Venise. Ces enfans crient partout et entrent et sortent des bancs sur lesquels sont assis les sénateurs, d'une manière très importune. {239} Ceux-cy mesme y gardent si peu de retenue que c'est pitié de les voir. Ils sont attroupez de toutes parts, les uns avec les autres, par pelotons, s'entretenant de je ne sçais quoy, mais faisant un bruit insupportable. Tous agissent de la sorte, à la réserve des procurateurs et des officiers qui sont auprès d'eux sur le théâtre. Ce bruit que font tous ces sénateurs, est cause qu'il faut que le pauvre huissier qui est sur le théâtre crie de toutes ses forces pour se faire entendre, quand il est question de proposer les choses sur lesquelles il est besoin de délibérer.

Addresse des barqueroliers

Nous demeurasmes dans le Sénat jusqu'à midy, parce que c'est l'heure ordinaire qu'on lève le siège et que chacun retourne chez soy dans sa barque. On ne voit point, en tout autre temps, une si grande quantité de barques qu'à la levée du Sénat. Les canaux des environs de la place de Saint Marc en sont tous couverts. Ceux qui conduisent ces barques ont une addresse tout à fait admirable, car quoy qu'ils les poussent avec une vitesse incroïable, et dans des lieux fort estroits où leurs barques ne sont pas seulles, jamais pourtant ils ne se choquent. Ils ont soin seullement de s'avertir les uns les autres au détour des rues, et de faire sçavoir à ceux qu'ils pouroient avoir à leur rencontre, sans les voir, qu'ils prennent ou la gauche ou la droite, afin que de leur costé ils tournent à l'opposite.

Politesse d'habits dans les barqueroliers ; leur délicatesse et propreté ; commodité des gondoles

On ne peut rien voir de plus propre que ces barques, et que ceux aussi qui les conduisent. La pluspart sont en bas de soie avec des escarpins, vêtus de petits pourpoints de toile peinte ou de taffetas, avec un bonnet ou bien une calotte sur la teste. Ces sortes de gens sont bien plus délicats que nos batteliers, car ceux-là ne font jamais de course tant soit peu considérable, qu'ils ne prennent une chemise blanche quand leurs maistres sont sortis de la barque. Ils ont un soin très particulier de la tenir toujours fort propre. On les voit pour cela, tous les matins, chacun en son canton ou devant le logis de leur maistre, huiller un grand bec de fer qui s'avance sur un des bouts de la gondole et qui est élevé d'environ trois piés, et une autre pomme de fer qui est à l'autre bout sur le derrière, pour les tenir toujours fort clairs et luisants. Ce bec de fer est large d'environ un demi-pié. Le bois de la barque est noircy d'un goudron qui ne sent point mauvais. Les barquerolliers ont soin de le laver tous les jours avec des éponges, qui servent aussi à tirer l'eau qui est dans le fond de la gondole, couvert d'un petit ponton qu'ils lèvent pour épuiser cette eau. On est couvert dans ces gondoles par le moïen d'un morceau de drap noir, personne n'ayant la liberté d'en avoir d'autre, si ce n'est les ambassadeurs. Ce drap est fort honneste, et les barquerolliers ont encore grand soin de le netoïer avec des vergettes. Comme il {240} n'est permis à personne d'avoir d'autre drap que noir pour couvrir sa barque, à la réserve, comme je viens de dire, des ambassadeurs, il n'est permis aussi à qui que ce soit de faire dorer ou peindre ses barques, s'il n'est ambassadeur. Hors cela, tout les sénateurs sont obligez, comme le reste des bourgeois, d'avoir leurs gondoles noires.

Habits des sénateurs

Je ne puis me dispenser de descrire icy l'habit des nobles de Venise. Ils ont tous le haut-de-chausse et le pourpoint à la françoise, hormis qu'ils n'ont point de collet de toile, comme nous. Ils en ont seullement un au-dedans du pourpoint, comme en ont les Jésuites au-dedans de leur soutannes. Ils ne portent point de manteau, mais seullement une robe longue approchante de celle de nos conseillers du Parlement. Pour leur couverture de teste, ils ont une espèce de bonnet qui a du rapport avec nos bonnets de nuit, sinon que ceux qu'ils portent sont plus profonds et qu'ils sont bordez d'une petite fourure noire. La commodité de ces bonnets est qu'ils se mettent comme ils se trouvent, et qu'ils sont toujours bien mis, de quelque façon qu'on les jette sur sa teste : de sorte que ces nobles s'en servent comme d'un mouchoir dont on se voudroit couvrir ou que l'on voudroit tenir à sa main, ainsi que la pluspart aussi de ces messieurs tiennent leur bonnet. Tous ces ajustemens d'habits et de bonnets sont noirs, aussi bien pour les jeunes que pour les anciens sénateurs, soit qu'ils soient mariez ou qu'ils ne le soient pas.

Habillemens des femmes et des filles ; chausseure particulière

Il n'est pas ainsi des femmes dont les maris sont bourgeois de la ville, et de leurs filles. Celles-là ont un grand voile noir qui tombe de leur teste par-derrière, jusqu'à leurs talons. Pour celles-cy, elles ont un voile de taffetas blanc dont la façon est semblable à l'autre. Les femmes et les filles des sénateurs ne portent point ces sortes d'ajustemens, mais elles sont habillées assez approchant de la françoise. Les unes et les autres ont leur chausseure d'une mesme manière, je veux dire qu'elles ont toutes des patins, élevez quelquefois d'un demi-pié, et si hauts que vous diriez que ces dames marchent sur des échasses. Ces patins sont, pour leur forme, semblables à des sandales, ouverts de tous costez. Ces femmes y attachent sur le devant, sur le derrière et aux deux costez, des bouffettes de soie de différentes couleurs. Les unes et les autres ne laissent pas d'avoir de petits brodequins mignons qu'elles chaussent dans leurs patins.

Abbaïe de Saint George

Nous prismes jour pour aller visiter la magnifique abbaïe de Saint George, qui est toute seulle dans une petite isle à l'opposite de la place de Saint Marc. Il y a un petit trajet de mer à faire, qui a bien la portée de deux mousquets d'étendue. Il y a une place assez grande devant l'église de cette abbaïe, qui est le lieu où on aborde. On {241} monte dans cette place par des degrez, au pié desquels la mer bat continuellement, tantost plus et tantost moins, selon qu'elle est haute ou basse. Cette église et tout le monastère paroissent nouvellement bastis, ou au moins restablis. Le vaisseau est beaucoup plus grand que celuy des religieuses du Val de Grâce de Paris. Lorsque nous entrasmes dans l'église, les Bénédictins à qui cette abbaïe appartient, chantoient vespres avec beaucoup de dévotion et de cérémonie, ce qui est très rare en Italie.

Description du maistre-autel de Saint George

Vespres estant dites, nous entrasmes dans l'enceinte de l'autel pour le considérer, parce qu'il nous parut merveilleusement beau. Voicy sa disposition et son ordre, dont j'ay mesme apporté un crayon. Il est placé dans l'église, comme le sont presque tous ceux de l'Italie, je veux dire dans le milieu de l'église, comme est à présent celui de Saint Germain des Prez à Paris, où le chœur des religieux est derrière l'autel. Sur cet autel de Saint George de Venise, il y a un globe de bronze qui a environ 4 piés de diamètre, lequel représente toute la terre. Ce globe est soutenu par quatre Évangélistes, deux sur le devant et deux sur le derrière, lesquels sont aussi de bronze et qui font face les uns au chœur où sont les religieux, et les autres au peuple. Sur ce globe il y a une colombe, qui est l'image du Saint Esprit qui se communique sur la terre ; et tout au haut, dans le lieu le plus élevé, il y a un grand personnage, de bronze pareillement, lequel représente Dieu le Père qui lève sa main droite pour répandre sa bénédiction sur ce monde. Cette figure a bien 3 piés et demi de hauteur.

À costé de tous ces personnages, je veux dire sur les deux bouts de l'autel, il y a deux anges, aussi de bronze comme le reste, qui sont posez chacun sur un pié d'estail, lesquels tiennent en leurs mains divers instrumens de musique. Tous ces personnages de Dieu le Père, des deux anges et des quatre Évangélistes qui portent le globe sur leurs épaules et qui ont près de soy les animaux qui les distinguent, sont presque grands comme nature. Quand je vis cet autel, je me souvins d'en avoir rencontré la copie dans l'église de Palma Nuova.

Chaires du chœur de belle sculpture ; colomne de marbre remarquable

Après que nous eusmes considéré ce bel ouvrage, un des moines de cette abbaïe, fort honneste homme, nous vint joindre et s'offrir à nous fort civilement, de nous faire voir toute la maison : ce que nous acceptasmes avec joie. D'abord, il nous monstra le chœur des moines, qui nous parut très beau. Il y a dedans environ 100 chaires, lesquelles sont toutes de figures ou sculpture très bien faites. Ce sont comme autant de tableaux qui représentent la vie et les actions de saint Benoist. Au-dessus de ces chaires, il y a environ une douzaine de figures de pierre, grandes comme nature, fort bien faites, qui représentent les saints plus considérables de l'ordre. Ce bon moine, après nous avoir monstré le chœur, nous mena dans la sacristie, qui est fort grande et ajustée aussi de sculpture de bois bien taillé. En suitte, il {242} nous fit rentrer dans le nef de l'église, où il nous fit remarquer, à une colomne de marbre dont toutes les chappelles sont enrichies, un crucifix naturel, fort bien marqué de blanc sur le noir. Cela est environ sur le milieu de la colomne de la première chappelle à main gauche en entrant, tout près du maistre-autel.

Magnifique réfectoire

Quand il nous eut fait voir dans l'église tout ce qu'il y avoit de remarquable, il nous mena dans la maison et nous conduisit tout d'abord dans le réfectoire, au-devant duquel il y a un vestibule fort grand, qui est éclairé par une lanterne posée au milieu. Ce moine ouvrit les deux battans de la porte du réfectoire, parce que cela ne sert pas peu à surprendre les yeux de ceux qui veulent voir la beauté de ce lieu, qui est fort long et fort large. Il y a, au bout, un rare tableau de Paul Véronèse qui occupe toute la largeur et la hauteur de ce lieu, depuis le lambris jusqu'au planché. Ce tableau est une représentation du festin de Simon Pharisien, chez qui Madeleine alla trouver Jésus Christ. Le peintre s'y est peint luy-mesme, avec son chien, qu'il a toujours mis dans tous les tableaux qu'il a faits.

On ne peut rien voir de plus beau que ce tableau, tant pour sa perfection que pour le grand nombre de personnages, dont toutes les postures et les actions naturelles sont admirables. Une entre autres me parut incomparable : c'est celle d'un valet qui, après avoir desservi la table, dans le temps qu'il emporte, se cache derrière un pillier de la salle pour dérober un verre de vin, qu'il boit en cachette et promtement.

Ce qui contribue beaucoup à rendre ce tableau considérable est l'enfoncement où il est, et son élévation quand on le regarde de ce vestibule dont j'ay parlé, et duquel on entre dans le réfectoire par huit ou neuf marches qu'il faut monter. Tout ce réfectoire est boisé de sept ou huit piés de hauteur. Dans le milieu, il y a une belle chaire enrichie de figures de sculpture de bois, laquelle sert pour faire la lecture. Si tost que nous fusmes sortis du réfectoire, on nous mena dans le chapitre par le cloistre, qui est fort beau. Il est soutenu par quantité de colomnes de pierre qui ont bien deux toises et demie de hauteur. Les galeries de ce cloistre ont près de trois toises de largeur. Son préau est de gazon embelly de grands cyprès. Dans le milieu de ce cloistre est le chapitre, dans lequel il y a un admirable tableau de la condemnation que les Pharisiens vouloient faire faire à Jésus Christ de la femme adultère. Celuy qui nous le monstra, nous en donna beaucoup d'estime, aussi en méritoit-t'il une considérable.

Dortoir d'une prodigieuse étendue

Du cloistre, nous montasmes au dortoir, qui est incomparable, et il emporte en beauté au-dessus de tous ceux que j'ay veus en Italie, à la réserve de celuy de Saint Michel in Bosco de Boulogne, dont je parleray cy-après. Ce qui fait la beauté de celuy de Saint Georges est sa grande longueur, sa largeur et sa hauteur, qui est d'environ 4 toises, sa largeur de deux et demie et sa longueur de cinquante. Il est {243} éclairé par deux grandes ouvertures qui sont toutes de la largeur, et par une troisiesme qui vient d'une autre allée du dortoir, qui coupe celle de 50 toises. Ces deux ouvertures, qui sont aux deux bouts, ont des veues différentes et admirables : l'une a en face la ville de Venise du costé de la place de Saint Marc ; et l'autre, la pleine mer.

Toutes ces choses rendent cette abbaïe considérable, mais il y en a encore une qui la relève : qui est un grand jardin que la mer bat de tous costez. Comme c'est un avantage tout singulier, qu'un jardin dans Venise, c'est ce qui fait qu'on estime extraordinairement Saint Georges. Nous nous y promenasmes et y vismes des sénateurs qui faisoient faire le manège à des chevaux, qu'ils montoient assez bien.

Le moine qui nous conduisoit partout, nous dit qu'on l'avoit voulu mettre à l'Inquisition, à cause de quelsques petites subtilitez qu'il faisoit avec une balle ; mais qu'il s'en estoit sauvé par deux moïens : le premier, en faisant voir à l'Inquisiteur l'addresse naturelle avec laquelle il faisoit ces tours de passe-passe, qu'il reconnut si bien qu'on pouvoit faire sans pacte ny sortilège, qu'il pria mesme instamment ce moine de les luy apprendre ; ce qu'il luy refusa, le jugeant indigne de participer à son secret, après luy avoir ainsi fait peur de l'Inquisition.

Inquisition sans vertu à Venise

Le second moïen qu'il emploïa pour se garentir de l'Inquisition, fut d'implorer la protection d'un des sénateurs qui accompagnent toujours l'Inquisiteur dans son office et dans les jugemens qu'il rend, lesquels sont presque toujours cassez ou réformez par les sénateurs assistants : de sorte que l'on peut dire que le nom de l'Inquisition est dans Venise, mais que sa tyrannie y est entièrement abbatue. Quand ce moine nous eust fait voir, dans son abbaïe de Saint Georges, tout ce qu'il y avoit de beau, et qu'il nous eut reconduit jusqu'à nostre barque, M. de Brissac le pria de vouloir venir disner le lendemain avec luy : ce qu'il fit, et ce qui nous donna lieu de nous entretenir avec luy agréablement de plusieurs choses, mais particulièrement de la prétendue infallibilité du Pape, laquelle il ne traittoit pas plus avantageusement que les plus désintéressez François.

Quelsques autres personnes mangèrent encore avec M. de Brissac, entre autres un Jacobin françois qui nous avoit fait beaucoup de civilitez dans leur église, dont je parleray bientost, et un Persan qui estoit un très riche marchand, qui connoissoit une personne de grande condition de Perse à qui M. de Brissac avoit rendu des services très considérables, dans des affaires importantes qu'il y avoit eues. Ce marchand perse nous ayant fait grand récit à table de certains potages au ris avec une poulle, dont ils mangent ordinairement dans leurs païs, et s'estant offert à nous en faire gouster, on accepta ses offres : ausquelles il satisfit exactement, nous faisant apporter un autre jour, par ses esclaves, ce mets qui ne nous parut pas fort délicieux. Ces pauvres esclaves qui apportèrent le plat, receurent de l'argent que M. le Duc leur fit donner, dont ils furent merveilleusement satisfaits.

{244} Je n'ay pas dit encore que, dès les premiers jours que nous fusmes à Venise, nous allasmes saluer M. de Bonzy, évêque de Béziers, ambassadeur pour le Roy auprès de la République ; et qu'ainsi nous satisfismes exactement à l'obligation qu'ont les sujets du Roy, de rendre cet honneur à son ambassadeur. Nous ne nous contentasmes pas de l'aller visiter une seule fois : son extrême civilité nous engagea à le voir très souvent ; et ce qui nous porta encore autant à le faire, fut la demande mesme qu'il nous en fit, nous témoignant franchement que nous luy ferions plaisir.

Sujet d'ennuy pour un ambassadeur à Venise

En effet, on peut dire en quelque manière que les gens d'honneur, et qui ont de l'esprit, ne sont pas à charge à un ambassadeur dans Venise : parce que n'ayant, et ne pouvant avoir aucune société ny entretien avec aucun des sénateurs, parce qu'il est deffendu à ces sénateurs d'avoir commerce avec un ambassadeur, celuy-cy est réduit à converser seullement avec ceux de sa nation qui le vont visiter. Il est bien vray qu'il peut voir aussi les bourgeois vénitiens : mais outre que l'esprit de ces sortes de gens n'a pas beaucoup d'élévation, c'est aussi qu'en les visitant, il exclut tous les sénateurs d'avoir plus aucune habitude avec eux. Toutes ces considérations nous portoient donc à visiter très souvent M. l'Ambassadeur, afin de contribuer, autant qu'il estoit en nous, à soulager son ennuy et celuy de ses gens, qui pour cette raison passent encore plus mal leur temps.

Afin de mieux contribuer à divertir et à entretenir M. de Béziers, nous nous partagions si bien que, de quatre que nous estions qui le voyions, deux alloient un jour disner chez luy, et le suivant les deux autres y alloient en suitte (1). Quelquefois mesme nous y allions seuls, afin de fournir plus facilement à la durée de ces visites. Je me souviens qu'un jour, y estant allé moy seul, je me promené longtemps, parce que M. l'Ambassadeur n'y estoit pas, dans une longue allée de son jardin qui estoit fort estroit, au bout duquel il y a un pavillon qui est battu de la pleine mer. C'est un lieu le plus agréable du monde pour y resver à son aise, sur des sièges qui sont dans le sallon, d'où on voit tout ce que les yeux peuvent découvrir de mer.

Après que j'eus, cette journée-là, attendu quelque temps M. l'Ambassadeur, je le saluay à son arrivée ; et m'aïant fait monter dans une de ses salles, je l'entretins devant et après le disné, seul à seul. Il eut aussi la bonté de me dire quantité de choses que je suis bien aise de rapporter, pour la satisfaction de ceux qui liront cette relation.

{245} Débordement des Vénitiens ; horrible conduite

D'abord que je luy eus parlé du débordement que je remarquois dans la ville de Venise, il m'en fit connoître bien plus que je n'en sçavois, et dont je fus étrangement surpris. Il m'apprit, tout premièrement, que la conduite que tenoient les nobles pour retirer leurs enfans de la débauche, n'estoit pas de la retrancher tout à fait, mais seullement de la modérer ; et qu'en mesme temps qu'ils leur donnoient la robe et le bonnet de sénateurs, ils leur entretenoient une femme ou une fille, croïant qu'ils régloient bien un jeune homme quand ils pouvoient empescher qu'il n'en eust plusieurs. J'appris aussi de luy une chose qui n'est point en usage en ce païs : c'est qu'au lieu qu'on ne marie presque que les aisnez des familles les plus nobles, à Venise, tout au contraire, [on] ne marie presque que les cadets ; ce qui donne quelquefois occasion à un si épouvantable débordement, qu'on ne feint point de dire que la femme du cadet partage son lit avec les aisnez de son mary, s'en estant trouvé une qui avoit dit qu'elle ne sçavoit pas encore qui, de trois frères qui estoient dans une maison, elle pouvoit prendre pour son mary.

Liberté des religieuses

Je ne pus m'empescher de luy dire que j'avois esté bien scandalizé, en entrant dans l'église de Saint Laurent, qui est un célèbre monastère de nobles vénitiennes : où j'avois trouvé, à la grande grille du chœur, deux religieuses qui y travailloient de l'éguille, la grille ouverte ; et que ces filles nous voulurent engager à leur parler, reconnoissant que nous estions estrangers ; que nous leur avions dit à la vérité quelque parole de civilité, mais qu'après cela, nous nous estions retirez ; et que j'avois prié ceux avec qui j'estois de ne retourner plus là, quoy que les religieuses témoignassent assez le souhaiter.

Droit ridicule d'une religieuse pour mettre un prédicateur

Ce que je dis à M. l'Ambassadeur de ces religieuses de Saint Laurent, luy donna lieu de me dire que la chaire de leur église estoit la meilleure de Venise pour les prédications du Caresme ; qu'aussi ces filles se piquoient-elles d'avoir les plus excellens prédicateurs d'Italie ; que la nomination de ces prédicateurs, aussi bien que l'obligation de la dépanse, regardoit la sacristine du monastère, laquelle changeant tous les ans, travailloit autant qu'elle pouvoit de l'emporter, de son temps, au-dessus de toutes les autres qui l'avoient devancée.

Dépense effroïable pour fournir à la cupidité du prédicateur

Ce prélat me dit qu'on ne pouvoit concevoir quelle dépense il falloit que fist une sacristine qui se piquoit d'honneur, comme elles s'en piquent toutes, et quelles intrigues il falloit faire jouer pour réussir dans leurs entreprises. La dépense alloit {246} à faire quelquefois venir le prédicateur de Naples à Venise, et à le renvoïer ; à le défraïer dans le chemin, venant et retournant ; à le nourrir grassement et délicatement pendant son séjour ; à luy tenir toujours une bonne table de six couverts ; et enfin, à luy donner mille livres et davantage, quand ces filles le pouvoient, pour la rétribution du Caresme. M. l'Ambassadeur m'assura que parfois les frais de ces prédications alloient si haut, que des familles de la parenté de ces religieuses, qui se font honneur de fournir à ces dépenses, en estoient incommodées.

Sotte vanité pour avoir des prédicateurs ; étrange brigue dans des religieuses

La vanité de ces sacristines va si loin, pour avoir un bon prédicateur dans leur année, que souvent, m'assura M. l'Ambassadeur, elles remuent toute l'Italie et l'Espagne, afin d'avoir celuy qui a plus de renom : de sorte que, si celuy qui a plus de crédit est ou Milanois ou Napolitain, elles font agir auprès du roy d'Espagne pour le faire venir. Tout de mesme, s'il est Florentin ou Parmésan ou Modénois ou Génois ou Romain, elles font solliciter ces puissances différentes par leurs parents qui ont esté ambassadeurs ou qui ont négotié quelsques affaires auprès d'elles, afin de commander à ces prédicateurs qu'ils aïent à prescher dans Saint Laurent de Venise. Cette brigue se fait ainsi par ces religieuses, les unes quand elles sont en charge, et les autres quand elles sçavent qu'elles y entreront bientost : ces dernières n'estant pas moins envieuses de conserver un habille homme pour leur temps, que ces premières ont de passion de l'avoir pour leur année d'office.

Horrible avarice d'un moine

Ce jour-là, que j'eus ce bel entretien avec M. l'Ambassadeur, j'avois veu, en passant une maison proche de la sienne, de certains moines dont nous n'avons point de semblables en France. Ils sont vêtus de soutannes violettes et portent des bonnets de mesme couleur. M. l'Ambassadeur, à qui j'en parlay, me dit une chose tout à fait surprenante : qui estoit qu'un de ces moines, qui n'estoit mort que depuis 4 jours, avoit laissé dix mille écus d'argent fait, dont la République s'estoit saisie en attendant la suppression et l'extinction de tout l'ordre, qu'elle poursuivoit à Rome ; et que le Pape ne la vouloit point accorder à la République, à moins qu'il n'eust part au butin qu'elle prétendoit avoir toute seulle.

Je ne manquay pas de parler à M. de Béziers de M. l'évêque d'Aulonne, qui avoit travaillé en son absence dans son diocèse, et d'où il estoit sorty à cause du bruit continuel que les Jésuites excitoient contre sa conduite tout à fait chrétienne et régulière. M. de Béziers me parut touché de ce que je luy disois ; et il me le témoigna assez, en disant qu'on luy avoit écrit, de son diocèse, que les Jésuites perdoient le respect pour M. d'Aulonne, et qu'il l'avoit luy-mesme reconnu par les lettres que ces bons pères luy avoient écrites : dans lesquelles, voulant parler de ce prélat, ils ne le {247} qualifioient seullement pas du titre de Monsieur, mais ils disoient, parlant de luy, cet homme que vous nous avez donné ; de quoy M. de Béziers m'assura avoir esté si indigné qu'il en avoit escrit au Père Annat, à qui mesme il avoit envoïé les lettres de ces insolens Jésuites, dans la croïance qu'il luy feroit raison de cette manière d'agir injurieuse ; qu'il avoit longtemps attendu la réparation, mais fort inutillement.

Ridicule permission

Un autre jour que j'allay visiter M. l'Ambassadeur, il m'apprit qu'il se devoit faire une grande cérémonie dans la ville : c'estoit le mariage de la fille d'un sénateur. Cette solemnité est une occasion favorable pour les dames de Venise qui veullent voir et se faire voir du monde. Elles jouissent, ce jour-là, d'une aussi grande liberté qu'elles en ont peu, ou point du tout, dans un autre temps. Chacun pour lors a liberté de les aller voir et de les considérer de si près qu'il veut, dans le lieu de l'assemblée, pourveu qu'on y aille masqué. Ce masque n'est que de simple taffetas noir fait comme un petit camail, qui ne couvre que le collet du pourpoint par-derrière, et qui par-devant ne cache que les yeux et le nez. On se contente de ce seul ajustement, parce qu'il déguise assez pour ne point estre connu. On ne quitte point ses habits accoutumez : il suffit seullement de porter ce masque de taffetas.

Proposition par un évêque d'aller en masque

Je trouvay, dans cette occasion, un évêque qui me fit la proposition d'aller en masque avec luy à cette assemblée. J'avoue que jamais je ne fus plus surpris qu'en l'entendant parler de la sorte ; et quoy que je luy disse qu'une personne comme luy et moy ne devions point se trouver à ces sortes d'assemblées, principalement en équipage de masque, il ne laissa pas d'y aller sans me le dire, comme je l'appris en suitte de gens qui l'avoient reconnu. Outre ces sortes de masques dans ces mariages, il y en a d'autres qui se font comme dans le Carnaval : et l'on voit des gondoles toutes pleines de gens, universellement déguisez pour honnorer la feste des nouveaux mariez.

Quoy que je pusse dire aux personnes avec qui j'estois en compagnie, je ne les pus empescher d'entrer dans la salle où se faisoit l'assemblée des dames. Tandis qu'ils y furent, je m'en allay chez les Jésuites, nouvellement rétablis dans Venise. Je m'y trouvay un dimanche, qu'ils faisoient un catéchisme en la manière d'une petite comédie. Tous les enfans qui devoient parler dans cette action, estoient montez sur un théâtre dressé au milieu de l'église. Il me parut bien, en cette occasion, que ces bons pères n'avoient pas encore acquis grande réputation dans Venise ; car quelque étude qu'ils eussent apportée pour rendre cette comédie spirituelle des plus solemnelles, ils n'y avoient attiré que fort peu de monde : et entre le peu qu'ils y avoient attiré, ils n'en avoient aucun de celuy qu'ils recherchoient uniquement, je veux dire des gens de condition.

{248} Jésuites grossiers dans Venise, et pourquoy

Je ne sçais si ceux d'entre ces pères qui estoient dans la ville, n'avoient point estés choisis par la Société pour n'y pas faire d'abord bien de l'éclat, et pour ne donner d'ombrage à personne par la beauté et par la politesse de leur esprit. Si la compagnie avoit eu ce dessein, elle n'avoit pas mal réussy ; car tous ceux de ces pères qui estoient dans cette nouvelle maison, estoient, à ce que me dit M. l'Ambassadeur, des gens d'un si petit génie, qu'il croïoit luy-mesme qu'on les avoit mis dans ce poste afin d'oster aux Vénitiens tout le soupçon qu'ils auroient pu avoir de leurs intrigues ordinaires : dont aussurément ils n'auront rien à craindre, tandis qu'ils auront dans leur ville des esprits d'une si pauvre trempe qu'estoient ceux que j'y vis.

Après avoir considéré ces pères dans leur église, qui n'estoit point la mesme qu'ils avoient quand ils furent chassez de Venise, mais celle des Cruciferi, dont l'ordre avoit esté supprimé, je retournay prendre, dans la barque, nos messieurs qui avoient eu la curiosité de voir les gens de la noce : après quoy, ils me montèrent au cours sur le Grand Canal sans que je le sceusse, ayant donné le mot aux barqueroliers de ne me témoigner rien de leur dessein. C'est ce qui me surprit aussi très fort, quand je me vis au milieu d'une infinité de barques remplies d'hommes et de femmes de toutes sortes. Il se trouve dans ces rencontres une si prodigieuse quantité de barques, que tout le canal ne semble qu'un pont ; et ce qui est admirable, c'est de voir que ces barques, qui montent et qui descendent en si grand nombre, ne se heurtent jamais, tant l'addresse des barqueroliers est grande.

Églises magnifiques des Somasques et des Capucins

Le lendemain de cette cérémonie de mariage, nous allasmes visiter ensemble deux églises qu'on nous avoit dit estre très belles. L'une estoit celle des Somasques et l'autre, des Capucins, qui sont assez proches l'une de l'autre, à l'opposite de la place de Saint Marc : d'où elles sont séparées par un canal de mer qui se nomme la Quéca, à cause que c'estoit autrefois le lieu où les Juifs habitoient et d'où la République les fit sortir, de peur qu'estant là, séparez du gros de la ville, où ils sont présentement enfermez dans un canton pendant la nuit, ils n'entreprissent quelque chose contre les galères, qui ne sont pas éloignées de là.

Nous trouvasmes ces deux églises que nous estions allé voir, très belles. Elles se ressentent et portent les marques de la magnificence de la République, qui les avoit fait bastir de ses deniers, pour s'acquitter d'un double vœu qu'elle avoit fait dans un temps d'une violente peste qui ruinoit toute la ville. L'une et l'autre de ces deux églises a un dôme. Aux quatre coins de celuy des Capucins, il y a des figures de pierre qui représentent les quatre Évangélistes et les quatre docteurs de l'Église latine. Toutes ces figures, qui sont grandes comme nature, sont tournées vers un grand crucifix en bosse, qui est élevé au-dessus du contre-table du maistre-autel. Elles le regardent, comme pour luy dire un passage tiré de leurs propres écrits, qui {249} est gravé au-dessous de leur image. Je crois qu'on peut dire que les Capucins n'ont point, en toute l'Europe, une si belle église que celle-là, qui est de la grandeur de celle de Sorbonne.

Disposition de l'église des Somasques

Pour celle des Somasques, elle est encore incomparablement plus belle que celle des Capucins, tant à cause de sa forme, qui est toute ronde, qu'à cause de ses admirables ornemens de sculpture. Elle ne paroist en dehors que comme un gros dôme qui est fort élevé, quoy qu'il y ait à l'entour quantité de chappelles, dont quatre, qui forment la croisée, sont si grandes qu'une de ces quatre, où est le maistre-autel, est assez vaste pour le chœur de ces religieux, et pour y faire les catéchismes de cérémonie, comme il s'en fit un tandis que nous vismes cette église. La manière avec laquelle il se fit, mérite bien d'estre décrite, parce qu'il y paroist beaucoup du génie italien.

Forme de faire les catéchismes à l'italienne

Nous trouvasmes, d'abord, ce lieu tapissé d'un beau damas rouge et une quantité prodigieuse de fauteuils de velous, aussi rouge. Ces fauteuils sont assez malbastis dans toute l'Italie. Une partie estoit pour les acteurs du catéchisme, la pluspart enfans de sénateurs dont les armes, peintes sur un quadre [lire : cadre] bien doré, estoient attachées aux murailles de la chappelle. L'autre partie des fauteuils estoit pour placer les sénateurs et les parens des acteurs, qui assistoient là pour entendre parler de grands garçons de 16, 17 et 18 ans.

Belle préparation pour le catéchisme

L'ouverture de ce catéchisme solemnel se fit par une profusion de bouquets de jasmin que ces Somasques présentèrent dans des bassins d'argent, non seullement aux acteurs et à leurs parens, mais aussi à tous les assistans, dont nous estions du nombre. Ces Somasques sont fort considérez dans la ville. Les sénateurs leur donnent ordinairement leurs enfans à conduire, tant ils les ont en estime. Ils sont vêtuz presque comme des Jésuites, et il semble qu'ils ont quelque chose de leur esprit, en ce qu'ils s'étudient fort à se rendre complaisans aux nobles qui vont les visiter. Ces bouquets de jasmin dont je viens de parler, qu'ils ont coutume de leur présenter, serviroient bien de preuve de ce que je dis icy.

Outre ces deux églises, nous en visitasmes encore d'autres, où nous allions ordinairement à vespres et à la messe. La première, qui est celle où nous allions à vespres les jours de festes et de dimanches, estoit le monastère des religieuses qu'on appelle dei Mendicanti. Ces filles chantent parfaitement bien la musique, à la manière de {250} France : ce qui me touchoit beaucoup plus que la musique d'Italie, qui ne me revenoit point du tout. L'autre église, que nous fréquentions pour la messe, estoit celle des Dominicains qu'on nomme des Saints Jean et Paul Martyrs. Celle-cy passe pour la belle église de la ville, parce que le beau monde la fréquente. Son architecture n'a pourtant rien de considérable. Il y a seullement un tableau du meutre de saint Pierre martyr, qui est au contre-table de sa chappelle, en entrant à main gauche, lequel est fort estimé.

Étrange dérèglement de dévotion

À tenant de cette église, il y a une chappelle de la Vierge qui est fort grande et fort élevée, séparée de tout le corps du bastiment de l'église. J'entray dedans pour la considérer. D'abord, je remarquay que toutes les personnes qui estoient dedans, y demeuroient en prières à deux genoux, avec une dévotion et une attention si particulière qu'elle édifioit tout le monde. J'avoue que j'en fus surpris moy-mesme, après avoir veu avec quelle insolence on estoit dans l'église, qui n'est séparée de cette chappelle que par la muraille. Il sembloit, à voir la contenance des gens dans l'un et l'autre lieu, que ce fussent deux Dieux différens que l'on y adorast, l'un tout à fait méprisable et l'autre térriblement redoutable. En effet, le lieu où repose Jésus Christ dans le Saint Sacrement, est prophané par les promenades et par les entretiens, peut-estre criminels, de ceux qui y viennent ; et celuy où est élevé l'image de la Vierge, est dans une si grand vénération qu'outre, comme j'ay dit cy-dessus, que tout le monde y prie à genoux, c'est qu'on n'y ose presque cracher ny tousser.

J'avoue, encore une fois, que cette conduite me fit une extraordinaire peine, et que je ne pus m'empescher d'en témoigner quelque chose à un Dominicain françois qui demeuroit dans cette maison ; mais il ne me fit pas grande raison là-dessus, estant plein luy-mesme de cet esprit de la dévotion irrégulière de la Vierge, qui revient assez à l'esprit italien : dont le propre est de préférer l'honneur de la Sainte Vierge à celuy de Jésus Christ, ayant le culte de celle-là fort en recommandation, et ne faisant pas grand estat de celuy-cy.

Dévotion lumineuse à juste prix rendue à la Vierge

Il n'y a rien qui paroisse d'avantage, dans toute l'Italie, que ce que je dis icy ; car, par toutes les maisons des particuliers, on voit dans leurs boutiques et dans leurs salles, et quelquefois dans toutes les deux, une image de la Vierge, devant laquelle ils allument tous les samedis une lampe qui brusle tout le long du jour. Les plus dévots la font encore brusler les mercredis : ce que les uns et les autres font, pour l'ordinaire, avec un esprit qui n'est point du tout chrétien, s'imaginant que Dieu n'aura point du tout égard à tous les crimes qu'ils commettront, et que la Vierge les mettra à couvert de la colère de son fils, pourveu qu'ils la considèrent dans leurs dévotions.

{251} Piété criminelle

J'ay veu de mes yeux cette horrible conduite dans des femmes vénitiennes qui estoient de mauvaise vie, logées dans la maison où nous demeurions, sans l'avoir sceu quand nous y entrasmes : lesquelles se prostituoient à tous-venants, comme nous l'apprismes de nos gens, qu'elles voulurent débaucher. Cependant, nous remarquasmes toujours que ces femmes avoient un très grand soin d'allumer leur lampe tous les samedis, devant la Madona santissima, comme on nomme la Vierge en Italie : devant laquelle nous les trouvions ordinairement, en passant un grand vestibule, qu'elles disoient leur chappellet. Voilà quel est le règlement de la dévotion italienne, qui consiste toute entière au seul extérieur.

Surprise de dévotion singulière

Je fus confirmay dans ce jugement que je fis de la qualité de leur dévotion, la première fois que je dis la messe chez les Dominicains de Saints Jean et Paul. Ces pères, par civilité et par estime, me la firent dire dans une chappelle qui est à l'extrémité du cloistre, où il y avoit, ce jour-là, des indulgences à gaingner. Après que je l'eus dite, comme je retournois de là à la sacristie, revêtu de mes habits sacerdotaux, je me trouvay accablé par une foule de monde, hommes et femmes, qui s'empressoient tous de me mettre la main sur les épaules : lesquels, après avoir touché ma chasuble, baisoient leurs mains santifiées par cet attouchement.

Honteuse, impudente et puante commodité

Cette cérémonie judaïque ne fut pas l'unique sujet de mon étonnement. J'en eus un autre qui ne fut pas moins considérable : ce fut de trouver, aux deux costez de la porte du cloistre pour entrer dans l'église, deux grands bacquets pleins d'urine, où presque tous ceux qui entroient par-là dans l'église, se déchargeoient avec une impudence qui n'estoit pas supportable. La chaleur qu'il faisoit pour lors, causoit une prodigieuse puanteur qui se répandoit dans l'église, à cause du vent qui venoit du cloistre et qui la portoit partout. Je ne crois pas exaggérer, si je dis qu'il y avoit dans ces deux bacquets presque un demi-muid d'urine, qui ne se vuidoit vraysemblablement que quand tout estoit plein. On auroit eu besoin d'en mettre autant auprès de l'église de Saint Marc, à cause de l'ordure qui est tout à l'entour, et mesme jusque dans les portes.

Retraite et domicile des Juifs

Pendant nostre résidence à Venise, nous prismes un samedi pour assister aux cérémonies des Juifs dans leur sinagogue. Ces sortes de gens sont renfermez tous dans un endroit, presqu'au milieu de la ville, pour leur oster toute occasion d'entreprise contre la République. Le lieu où ils sont renfermez est assez semblable à ceux où on met, dans les Halles de Paris, de la marchandise en seureté : si ce n'est qu'il est plus {252} étroit, et très incommode pour cela à cause de la quantité prodigieuse de Juifs qui sont là, entassez les uns sur les autres. Ces Juifs ont quatre ou cinq sinagogues dans Venise, dont les Portugais en ont une en propre.

Visite d'une des synagogues des Juifs ; disposition extérieure des Juifs dans leurs prières

De toutes ces synogogues, nous n'en visitames qu'une, qui estoit celle qui avoit plus de réputation. Elle est comme une grande salle, disposée comme la chappelle du collège des Jésuites de Paris, sinon que cette synagogue est dans un premier étage. Toutes les femmes et les filles sont dans les galleries d'en haut, et les hommes sont dans le bas, rangez sur des bancs. Ils demeurent tous la teste couverte ; et quelque prière que l'on fasse, jamais ils n'ostent leur chapeau. Les hommes et les femmes ont les épaules couvertes d'un grand voile de taffetas blanc, qui ressemble à cette écharpe dont nos soudiacres se servent à l'autel quand on chante une messe solemnelle à l'usage de Rome. Pour moy, je me figuray que cet ornement, qu'ils ne portent que dans leur synogogue, est un reste de la marque extérieure de cette pureté affectée dont les Pharisiens se vantoient autrefois, partout et en toutes occasions.

Longueur de leurs prières en commun ; fatigue considérable du Rabi pendant cet exercice

Les prières publiques des Juifs sont fort longues. Elles durent bien 5 heures entières, pendant quoy ils chantent tous à haute voix, après que leur rabi, qui est élevé dans une haute chaire assez large pour y tenir douze personnes, à entonné tout ce qui se chante. Il n'y en a point qui travaille plus que luy pendant la prière, car très souvent il chante tout seul, et d'un ton si fort qu'il est inconcevable comment il y peut fournir. Nous montasmes tous dans la chaire du Rabi, pour voir plus facilement de là les cérémonies de ces Juifs. Tout ce qui se chante dans la synagogue est en langue hébraïque. Les hommes et les femmes ont chacun son livre en main pour chanter les pseaumes.

Nous remarquasmes, au milieu de la prière, quelsques anciens qui sortirent de leur place pour venir dans la chaire où nous estions avec le Rabi, luy dire quelque chose à l'oreille, les uns après les autres. Il entonnoit à haute voix une prière, à laquelle tous les assistans répondirent de mesme. Cette cérémonie se fait à peu près comme celle qu'on observe dans nos églises quand on annonce une antienne, si ce n'est que les Juifs ne disent que tout bas, à l'oreille du Rabi, ce qu'ils veullent luy faire sçavoir. Cela se fait sans oster le chapeau, et sans aucune civilité extérieure.

Admiration surprenante des Juifs à la veue des tables de la Loy

Sur la fin de la prière, on tire d'une grande armoire, qui est à l'opposite de la chaire du Rabi, les tables de la Loy et les livres de Moïse, qui sont écrits sur de {253} grands parchemins roulez. Quand cette cérémonie se fait et que ces Juifs commencent à voir ces Écritures, que deux ou trois anciens apportent couvertes d'un voile, pour les aller donner au Rabi qui est dans la chaire toujours debout, il se fait un grand cri d'admiration par tous les assistans et par tout le peuple, qui en cette rencontre témoignent une grande joie de voir ces livres écrits en hébreu.

Chandelier à branche, seul ornement de la synagogue

Je ne diray rien des ornemens de leur sinagogue, parce qu'il n'y en a aucun, à la réserve d'un grand chandelier à branche qui est suspendu au milieu, et d'une armoire d'où, comme j'ay dit, on tire les livres de Moïse. Cette armoire est entourée d'un petit balustre bas, dans lequel il n'y peut pas tenir plus d'une douzaine de personnes. À l'autre bout de la salle, il y a cette chaire du Rabi fort spacieuse, dans laquelle on monte à droit' et à gauche.

Circoncision faite en nostre présence et ses cérémonies

Le jour que nous allasmes à la synagogue, nous eusmes la satisfaction de voir comment les Juifs font la circoncision. Leurs prières estant finies, on apporta un petit enfant pour le circoncire. La cérémonie se fit dans ce balustre, proche cette armoire : ce qui nous obligea de descendre de la chaire dans laquelle nous estions montez. Les Juifs nous firent place avec assez de civilité. Ils estoient sept ou huit ensemble, la sage-femme comprise, qui firent cette cérémonie avec assez de confusion et peu de révérence. Le Rabi, qui avoit chanté pendant les prières, vêtu d'une longue robe noire, ne se trouva point pour circoncire cet enfant. Ce fut un de ces anciens qui avoient porté les tables de la Loy, qui fit l'exécution. Si tost que l'enfant eut esté présenté par la sage-femme et pris entre les bras du parein, on le dévelopa ; et luy aïant pris la partie où se fait la circoncision, cet homme étendit cette peau qui la couvre et la luy coupa tout d'un coup avec des ciseaux : après quoy, il suça cette partie, la mettant dans sa bouche, la bassina avec un peu de vin, et puis mit dessus une emplastre pour guérir la plaie. Voilà comment nous vismes que la circoncision se fait parmi les Juifs.

Divertissement de la course des barques

Nous fusmes assez heureux, dans le peu de temps que nous demeurasmes à Venise, d'avoir un divertissement qui n'y est pas ordinaire : c'est celuy de la course des barques qui se fait sur le Grand Canal. Le duc de Brunsvich, qui estoit à Venise avec Madame sa femme, voulut avoir la satisfaction de voir cette course, qui se fait à force de rames par des barqueroliers, qui partent tous ensemble d'un mesme lieu, dans des barques différentes, au premier son d'une trompette. Pour cela, on netoie le Grand Canal de toutes sortes de barques et de gondoles, qu'on fait retirer au bord afin que les rameurs qui font la course aient toute liberté, et que rien ne les embarasse sur le canal.

{254} L'étendue de leur course est d'un grand circuit de mer, qui fait ce qu'on appelle à Venise le Grand Canal. Celui qui arrive le premier, d'où partent toutes les barques, remporte le prix. Le rivage de ce Grand Canal est tout bordé de barques et de gondoles pleines de monde ; et toutes les fenestres et les balcons qui sont sur la route de cette course, sont aussi remplis de spectateurs. Chacun encourage les coureurs, à qui on crie mille choses pour leur donner du cœur. Vous voyez la pluspart de ces rameurs si baignez de sueur, que vous diriez qu'ils sont tombez dans l'eaue. Tous coururent, mais il n'y en eut qu'un qui remporta le prix, qui estoit de 50 écus que le duc de Brunsvich avoit donnez. Dans ces occasions, on n'entend que trompettes résonner, tant pour encourager les prétendans que pour honnorer le victorieux.

Nous ne voulusmes pas partir de Venise sans voir le lieu où se font les verres et les glaces. Nous allasmes pour cela à Mourano, qui est une petite ville, aussi au milieu de la mer, distante d'une petite lieue de Venise. Nous n'y vismes point la fabrique des verres ny des glaces, parce que dans le mois d'aoust et de septembre on n'allume point les fourneaux. Nous ne laissions pas pourtant de prétendre trouver quelque pièce rare de verre à acheter, mais nous ne trouvasmes quoy que ce soit que de très commun. Ainsi, après avoir fait un tour dans une grande rue, qui fait presque seulle toute la ville, nous remontasmes dans nostre gondole.

Abbaïe de Camaldules mitigez ; Chartreux de Venise dans une isle séparée

En retournant, nous allasmes à une petite isle, dans laquelle est bastie une abbaïe de Camaldules mitigez. Leur église nous parut assez jolie. De là, nous allasmes voir les Chartreux, qui occupent aussi tous seuls une autre isle, éloignée de Venise d'environ un mille, c'est à dire de demie-lieue. Nous avions déjà tenté une fois de les aller voir ; mais une tempeste qui s'éleva pour lors nous priva de cette satisfaction : qui fut retardée jusqu'à ce jour que nous visitasmes ces bons religieux, agréablement placez conformément à leur esprit, qui recherche la séparation du monde. Leur église me parut fort jolie, mais trop enrichie de tableaux qui sembloient estre d'un trop grand prix.

Nous avions pris nos mesures pour aller à Malamoco, qui est la plus considérable des isles qui sont à l'entour de Venise ; mais la tempeste qui survint rompit nostre dessein : ce qui nous fâcha un peu, parce que nous ne vismes point les grands vaisseaux qui viennent mouiller là et prendre port, la mer qui environne Venise n'estant pas assez profonde pour porter ces grands bastimens, quoy pourtant qu'on y envoïe de très considérables de toutes sortes, je veux dire et galères et galions, et galéasses et navires.

Nombre des ponts de Venise

Il me semble que je manquerois à quelque chose, si je ne marquois icy le nombre étonnant de ponts qui sont dans Venise, lesquels on compte jusqu'à             [en blanc]. Ils sont tous {255} fort bas et fort petits. Il n'y a aussi que des gondoles qui passent par-dessous. Ce qui les rend considérables est leur grand nombre. Hors cela, ce n'est rien, à la réserve du pont Réalte, qui couvre tout le Grand Canal avec une seulle arche assez plate, quoy qu'elle soit chargée de deux rangs de petites maisonnettes qui font trois ruelles.

Brocard d'or acheté à Venise

La curiosité que j'avois d'emporter quelque chose de Venise, fut entièrement satisfaite par un présent que me fit M. le duc de Brissac, d'un brocard d'or et d'argent qu'il me donna pour en faire une chasuble : ce qui nous donna occasion de voir les plus beaux brocards si renommez de cette ville, dont quelsques-uns valloient plus de cent écus l'aune. J'emportay le mien, après l'avoir fait emballer très proprement dans une petite boeste de sapin ; et je me résolus de le mettre dans ma valise et de l'apporter moy-mesme à Paris : ce qui me fit bien des affaires, comme je le diray cy-après.

Honnesteté du Sénat envers le Roy

Le jour de nostre départ de Venise estant arresté, nous allasmes prendre congé de M. l'Ambassadeur, que nous trouvasmes occupé à faire emballer un très beau tableau, qui estoit des Noces de Cana que le Roy avoit acheté des Servites, et ce que la République ne voulut pas souffrir, aïant deffendu à ces moines, dont estoit Fra Paolo, qui a écrit l'histoire du Concille de Trente, de le livrer, ne voulant pas permettre qu'on enlevast de chez elle des pièces de cette conséquence, et que cela iroit à dépouiller la République des ouvrages les plus précieux, au rang desquels on pouvoit mettre ce tableau, qui portoit environ dix-huit piés de long sur douze de hauteur et qu'on peut dire estre une pièce achevée de la main d'un des meilleurs maistres d'Italie. Quoy que la République en usast ainsi, en ne permettant pas que cette pièce fust vendue, elle ne laissa pourtant pas de traitter le Roy avec une honnesteté singulière, en luy envoïant pour présent ce tableau, dont elle ne voulut pas qu'on prist de l'argent.

Quelsques jours avant que de partir, il nous estoit arrivée une avanture assez particulière de la part d'une demoiselle françoise, laquelle vint à nostre logis demander M. le duc de Brissac, qui estoit incognito dans la ville et qui ne croïoit pas que personne le connust. Nous ne voulusmes point avouer à cette demoiselle qu'il fust avec nous, ce que pourtant nous ne pusmes luy persuader. Néanmoins, comme elle ne pouvoit pas distinguer lequel de nostre bande estoit le duc de Brissac, elle ne put luy faire son compliment en particulier. Je l'aborday seul, et je luy demanday ce qu'elle souhaitoit ; et elle me répondit qu'elle estoit une pauvre demoiselle qui avoit suivy la fortune de son mari à Venise, aïant esté obligé de sortir de France pour s'y estre battu en duel ; que ses affaires estant présentement faites, elle vouloit s'en retourner avec luy et avec sa mère, qui estoit une vieille qui l'accompagnoit ; mais que n'ayant point d'argent, elle estoit venue demander quelque charité à M. le duc de Brissac.

{256} Friponnerie de damoiselle prétendue

Ce que me dit cette femme me toucha ; et quoy que je ne voulusse point luy avouer que M. le duc de Brissac fust parmi nous, je ne laissay pas de faire une queste pour elle dans la maison et de luy donner une aumosne assez considérable, après quoy elle se retira avec sa mère prétendue. Dès le moment qu'elle fust sortie, la servante du logis où nous demeurions vint nous dire que nous ne connoissions pas cette demoiselle, qui estoit une misérable débordée qui taschoit de corrompre tous les François qui abordoient dans Venise, et qu'elle vivoit, elle et cette vieille, qui n'estoit point sa mère, de ce commerce infame.

Prostitution de Venise

J'avoue de bonne foy que jamais je ne fus plus surpris que de cette pièce ; mais je ne le fus pas encore moins, quand on m'apprit que cette servante avoit dit que sa maistresse, chez qui nous logions, estoit de mesme profession que cette demoiselle ; qu'elle estoit entretenue par un moine, que nous voyions effectivement souvent venir au logis et user un peu trop familièrement de ses visites, jusqu'à estre assis avec une impudence extrême sur le lit de cette femme, lorsqu'elle estoit couchée : ce qui se faisoit à nos yeux, et ce que nous ne pouvions ne pas voir, la porte de sa chambre estant toujours ouverte quand nous estions obligez de passer et repasser.

Cette misérable servante dit encore, à quelsques-uns de nos gens, que la sœur de nostre hostesse estoit dans les mesmes crimes ; et elle ajouta, avec une effronterie punissable, que si on luy vouloit donner pour un sol d'eau de vie à boire, qu'elle enseigneroit les plus considérables lieux de débauche et les créatures les mieux faites. Je rapporte tout ceci avec peine, pour faire voir seullement l'horrible corruption de Venise, où l'impureté est comme permise, afin qu'on voie, sur ce que je rapporte, combien il est dangereux de laisser faire ce voïage à de jeunes gens sans conduite, lesquels se perdent ordinairement.

Chevallier de Richelieu mort de débauches

Je ne m'étonnay plus, après ces connoissances, du débordement effroïable dans lequel on m'avoit dit qu'avoit vécu et qu'estoit mort à Venise le chevallier de Richelieu, qui avoit eu un bref du Pape Alexandre 7 pour porter les armes en Hongrie et dont toute l'expédition ne consista qu'à faire de grandes provisions de toutes choses, jusqu'à avoir 30 paires de bottes dans son équipage, pour venir mourir honteusement de débauches dans la ville la plus débordée d'Italie. M. l'Ambassadeur me dit qu'il l'avoit veu dans sa maladie, et qu'il l'avoit veu mourir comme enragé, expirant avec des hurlemens effroïables. Il m'ajouta qu'il estoit mort si gueux qu'il n'avoit pas eu de quoy se faire enterrer : qu'on l'avoit pillé de tous costez, jusqu'à luy prendre un diamant de prix qu'il avoit encore à un de ses doigts en mourant.

 

Note

1. Dans sa correspondence avec les ministres de Louis XIV, Bonzi ne parle que du duc de Brissac : "M le duc de Brissac est venu de l'armée d'Allemagne depuis quelques jours, et fait estat d'aller bientost à Rome", le 13 septembre 1664 ; et, "Monsieur le duc de Brissac est allé veoir les villes de Lombardie, pour se rendre en suitte à Rome", le 27 septembre 1664, A.A.E., Venise, tome 85.