Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

pages 105 to 125

{105}

RATISBONNE [Ratisbon, Regensburg]

Couché à Ratisbonne, le 30 de juin, premier et 2 de juillet 1664

Le 30 de juin, nous sortismes de Landshuut dans deux misérables carioles, dont l'une versa en chemin. Le seigneur estoit dans celle-là, qui en fut légèrement blessé au visage. Nous disnasmes dans un méchant village, et nous vinsmes coucher à Ratisbonne, où nous trouvasmes tout l'équipage et tous les gens de M. de Brissac qui nous y attendoient. Cette ville est une de celles qui sont libres en Allemagne. Elle est presque toute luthérienne, quoy que néanmoins il y ait une église cathédrale et beaucoup d'autres particulières de moines, de religieuses et de chanoinesses. Tous les bourgeois sont presque tous Luthériens, à la réserve de six maisons seullement, qui ont conservé les sentimens de la religion catholique et qui seuls, jusqu'à l'extinction de leur famille, peuvent jouir du droit de bourgeoisie. Ce n'est pas qu'il n'y ait encore d'autres habitans catholiques, mais ceux-là sont ou nobles ou serviteurs, et quelsques-uns mesme marchands ; mais estant Catholiques, ils ne sont jamais receus au nombre des bourgeois.

Il n'y a rien de remarquable en cette ville qui ait rapport à sa réputation. Ses fortifications ne sont pas régulières, si bien qu'on la peut prendre très facilement, principalement du costé que le Danube ne coule pas. Les fossez de cette ville sont, à la vérité, très profonds dans l'endroit où la rivière ne passe pas. Nous y vismes quatre ou cinq cerfs qui paroissoient dedans. Le Danube, qui bat d'un costé les murailles de la ville, la fortifie beaucoup en cet endroit, quoy qu'il ne soit pas là dans sa largeur, parce qu'il n'y a qu'un bras qui y passe, sur lequel la ville a 2 ponts, l'un de pierre et l'autre de bois, assez proches l'un de l'autre. Au-dessus de celuy de pierre, il y a une douzaine de très beaux moulins à eau ; au-dessous du pont de bois, les deux bras du Danube se rejoignent. À la pointe de cette jonction, les habitans de Ratisbonne ont fait construire un grand fort de gazon : ce qui a obligé le duc de Bavière, qui a des prétensions sur cette ville, d'en faire bastir un autre de pierre à une lieue de là, sur une éminence qui commande dans toute la campagne.

Horologe de chambre en racourci sur le modèle de celuy de Strasbourg

La ville de Ratisbonne est renommée pour les Diettes de l'Empire, qui s'y tiennent ordinairement, quoy que le lieu où on s'assemble soit très peu de chose et ne soit guères mieux ajusté qu'est le grand Chastelet de Paris. Je ne remarquay dedans ce lieu qu'une seule chose considérable : qui estoit un horologe dans une chambre, de la {106} façon de celuy de Strasbourg mais bien plus petit, parce qu'il est proportionné à la grandeur du lieu où on l'a mis. Il y a de l'apparence que les Diettes ne se tiennent dans Ratisbonne qu'à cause que cette ville est scituée dans le milieu de l'Allemagne.

L'église cathédrale de cette ville seroit assez belle si elle estoit achevée, mais ses deux tours ne sont pas élevées, mesme jusqu'au comble. Le portail est assez beau. Il est fait à la manière de ces anciens ouvrages de cathédrales ; mais il manque une grande place au-devant, pour le faire voir et pour luy donner plus de beauté. Tout à l'entour de l'église, il y a une chose assez singulière : c'est un escallier de six ou sept marches de pierre. En dedans, au milieu, on y voit une très belle figure de bronze d'un cardinal de Bavière, élevée sur un pié d'estail de marbre d'environ une toise de haut et de large, sur lequel ce cardinal est à genoux au pié d'un très grand crucifix de bronze, avec une inscription en lettres d'or sur ce pié d'estail, qui marque sa mort, laquelle arriva par peste ; ses mérites et ses vertus, qui furent grandes ; et le regret qu'eut l'église de Ratisbonne d'avoir veu ainsi enlever son pasteur dans sa jeunesse, lequel promettoit beaucoup.

Habits particuliers de chanoines

Les chanoines de cette église sont tous nobles. Leur habillement de chœur est tout à fait singulier. Ils portent, dessus leur surpelis, une certaine petite chape de velous rouge cramoisy qui vient en pointe par-devant et par derrière jusqu'à la ceinture. Cette chape ressemble assez (sinon qu'elle est un peu plus large et plus longue) à ce que les clercs des moines mandiants mettent par-dessus leurs surpelis, quand ils portent les cierges dans les offices solemnels. Les officiers de chœur de ces chanoines ont des soutanes bleues dessous leurs surpelis. J'entendis les vespres dans cette église, le jour de la feste de la Visitation de la Vierge. On les chanta en musique, à la manière d'Italie, c'est-à-dire dans une tribune proche du chœur, dans laquelle les seuls musiciens montent, les chanoines demeurant à leur ordinaire dans leurs sièges.

Chanoinesses et leur habillement

Je dis, ce jour-là, au matin, la messe dans l'église des Augustins, que je trouvay les plus malpropres du monde. Ils paroissent aussi pauvres qu'ils avoient un extérieur peu recueilly et peu réformé. Sur le soir, je visitay une maison de filles qui sont chanoinesses. Elles assistent au chœur, à la manière des chanoines. Elles ne sont point en closture, comme les religieuses, mais elles demeurent chez leurs parens en habit séculier, qu'elles ne quittent que pour assister à l'office. Toutes ces filles doivent estre nobles. Il y en a deux maisons dans Ratisbonne. Celles que je vis faire l'office, le firent avec une grande modestie, les yeux baissez et sans s'entretenir les unes avec les autres. Elles chantèrent le plein-chant d'une manière fort réglée. Les Jésuites ont une maison dans cette ville, dont je ne vis que l'église, qui me parut très peu de chose.

{107} Nous sortismes de la ville dans le carosse du prince Guillaume de Furstemberg, que son écuïer envoïa à M. le Duc tandis que ses chevaux se reposoient. On nous mena chez les Chartreux, dont nous trouvasmes la maison assez belle. Il y a, dans la première cour, une fonteine qui a un bassin élevé de six piés de haut et autant de diamètre. Au milieu de ce bassin, il y a un saint Jean Évangéliste qui tient en main sa coupe, avec le dragon qu'on y peint ordinairement, de laquelle il verse de l'eau dans le bassin. L'église de ces pères est fort polie, mais le cloistre est voûté fort bas, ce qui le rend assez obscur.

Visite de M. de Gravelle, résident pour le Roy

Nous visitasmes dans Ratisbonne M. de Gravelle, résident pour le Roy à la Diette, qui nous donna là, par avance, toutes les instructions nécessaires pour nous conserver en Hongrie. Les avis les plus salutaires qu'il nous donna furent : 1o d'y boire très peu de vin, parce qu'il est trop bruslant en ce païs-là ; 2o de n'y point boire d'eau crue, à moins de l'avoir fait bouillir auparavant, parce qu'elle y est très maligne ; 3o d'y manger de peu de fruits, d'autant qu'ils ont de très mauvaises qualitez ; 4o de nous couvrir beaucoup les nuits, d'autant qu'elles sont là très froides et les jours fort chauds, ce qui peut causer de grandes maladies, la chaleur ayant ouvert les ports [lire : pores], ce qui fait qu'on est tout d'un coup pénétré du froid.

Portrait en peinture du Grand Seigneur

Le mesme M. de Gravelle nous fit voir chez luy quantité de tableaux, entre lesquels il y en avoit un du Grand Seigneur qu'on luy avoit apporté de Constantinople. À sa peinture, il ne paroissoit qu'à l'aage de 30 ans. Il a une balaffre au visage qui luy fut faite, à ce qu'il nous apprit, par feu son père, avec une clef dont il le frappa : d'autant que le Grand Seigneur d'aujourd'huy estant jeune enfant, et son père le tenant sur ses genoux, ce petit enfant s'amusa à porter la main à la barbe de son père, qui fut tellement indigné de cela qu'il le frappa de cette clef et luy fit, du coup qu'il luy en donna, cette cicatrice du visage ; mais ne se contentant pas encore de cela, il résolut de le faire étouffer : de quoy la Sultane sa mère estant avertie, gaingna aussitost le Mufpti, afin qu'il appaisast le Grand Seigneur, ce qu'il fit adroitement. Voicy comment il s'y prit.

Histoire du Grand Seigneur d'aujourd'huy

Après avoir fait dire au Grand Seigneur le sujet de mécontentement qu'il avoit de son fils, qu'il prétendoit luy avoir fait une injure irréparable, ce prestre luy fit connoître que tout ce qui s'estoit passé n'estoit qu'un jeu d'enfant auquel il ne {108} falloit pas prendre garde ; et pour luy persuader plus facilement ce qu'il luy disoit, il se servit de cette invention : qui fut de faire apporter une chandelle allumée, avec l'enfant en sa présence, ce prestre faisant en mesme temps entendre au Grand Seigneur que si cet enfant y portoit la main et qu'il s'y bruslast, ce seroit une conviction évidente que s'il avoit porté la main à sa barbe, ce n'avoit point esté pour le déshonnorer. La chose arriva comme le Mufpti l'avoit prétendu, car l'enfant aïant porté les doigts à la chandelle, il se brusla ; et le Grand Seigneur s'appaisa, et la Sultanne fut grandement satisfaite de la conduite du Mufpti.

Esclave tartare

M. de Gravelle nous ayant fait le récit de cette histoire, nous fit voir deux esclaves qu'il avoit. L'un estoit un jeune Turc d'environ 16 ans qui, outre sa langue naturelle, sçavoit encore en perfection les langues allemande et italienne. L'autre estoit un Tartare aagé d'environ 48 ans. Il avoit esté pris dans un combat, à la teste d'une compagnie qu'il commandoit. Cet homme estoit percé de coups de toutes parts. Il nous monstra sa teste, ses bras, ses cuisses et ses costez : tout estoit plein de grandes cicatrices. On ne peut point douter que tant de plaies ne fussent les preuves d'un grand courage. Cependant ce pauvre homme pleuroit tout d'un coup et fondoit en larmes quand on venoit à luy demander des nouvelles de sa femme. M. le Résident voulut nous donner ce divertissement, en disant à un gentilhomme de nostre compagnie, qui parloit fort bien turc, que dans la plus belle humeur que pouvoit estre son esclave, il pleureroit amèrement dès qu'on viendroit à luy parler de sa femme : ce qui arriva effectivement, aussitost que le gentilhomme luy en eut ouvert la bouche. Nous fusmes tous surpris de ce changement dans cet esclave et eusmes peine à comprendre comment un homme d'un si grand courage, comme il en avoit des marques, pouvoit témoigner si subitement tant de foiblesse ; mais l'amour extraordinaire qu'il nous parut avoir pour sa femme, nous fit entendre qu'il estoit la cause d'un si promt changement.

Larmes de l'esclave tartare

La grande douleur de cet esclave estant passée sur le sujet de sa femme, il témoigna beaucoup de joie de pouvoir parler avec le gentilhomme qui sçavoit la langue turque. Ce n'est pas que le jeune Turc dont j'ay parlé, qui estoit esclave avec luy, ne pust l'entretenir, sçachant parfaitement bien cette langue ; mais il estoit si malin que pour faire peine à ce misérable, il ne parloit jamais à luy qu'en allemand ou en italien. La rencontre donc du gentilhomme luy plut beaucoup, et il se servit de luy pour faire demander à M. le Résident, son maistre, s'il ne luy donneroit point bientost sa liberté. Il luy fit répondre, par le mesme gentilhomme, que s'il ne demandoit sa liberté que pour voir sa femme, il n'avoit qu'à luy dire où elle estoit, et qu'il luy {109} donnoit sa parole qu'en quelque endroit qu'elle pust estre, il la feroit venir très assurément près de luy. Cette proposition le fit encore pleurer, comme auparavant ; mais M. le Résident le consola un peu, en luy disant que s'il le servoit bien dans son escurie, où il faisoit le mestier de palefrenier, il luy donneroit dans trois ans sa liberté et passeport pour retourner dans son païs. Cette promesse le réjouit un peu, mais cela n'empescha pas qu'il ne dist que trois ans estoient bien longs. Ce pauvre Tartare remercia le gentilhomme de la bonté qu'il avoit eue de luy vouloir parler, et luy fit la révérence à la turque, en mettant la main sur la teste.

Chameau

Cette conférence achevée, M. de Gravelle nous mena dans son écurie, où nous vismes un grand chameau qu'il en fit tirer. Il luy fit mettre sa selle, qui ne se met que sur la croupe à cause d'une grosse bosse qui est naturellement sur le dos de ces sortes d'animaux. Cette manière de selle a un grand dossier qui s'élève en pointe, comme le froc d'un Capucin. On fit monter dessus le petit esclave turc qui gouvernoit cet animal, lequel se mit incontinent à genoux, comme font ces sortes d'animaux quand on veut les charger. Si tost qu'il luy eut touché sur le dos, la nature leur ayant donné de gros cals au plis de la jambe, ce qui empesche qu'ils ne se blessent en cette partie, cet animal donc estant en cette posture, se laissa monter par le jeune Turc, qui le poussa le long d'une rue pour nous faire voir sa marche, qui est grande à cause des pas que l'estendue de son corps luy fait faire. Il court quelquefois, non point avec force, comme font nos chevaux, mais en prenant un grand trot qui avance bien du chemin. On se sert d'un mors pour le détourner ou pour l'arrester.

Cheval d'une qualité singulière

Après avoir eu le plaisir de cet animal, qui à la sortie de l'écurie épouvanta nos chevaux de carosse en un point qu'ils en pensèrent prendre le frein aux dents, à cause qu'ils n'estoient point accoutumez à voir de tels animaux, on nous tira un cheval qui ne paroissoit pas avoir quoy que ce soit de particulier, et qui néanmoins estoit quelque chose de rare, tant pour sa nourriture que pour ses forces et la facilité qu'il y avoit à le conduire, que l'on pouroit dire estre unique. Il n'avoit ny bride ny licou, et cependant celuy qui estoit monté dessus le poussoit, l'arrestoit et le tournoit comme il vouloit. Pour le gouverner de la sorte, le Turc se servoit d'un filet de soie, gros comme une éguillette, qu'on ne luy mettoit pas dans la bouche mais qu'on attachoit dessous la machoire, à une excroissance de chair grosse comme une petite balle, que ce cheval avoit en cet endroit-là : et par-là, on faisoit de luy tout ce qu'on vouloit, à l'étonnement de ceux qui le voïoient aller. Car comme le filet estoit assez menu, et qu'il estoit de mesme couleur qu'estoit le poil de la beste, et qu'il ne paroissoit rien dans la bouche, on ne pouvoit d'abord comprendre comment le mouvement {110} de la beste pouvoit estre si bien réglé. Sa nourriture n'estoit pas moins estonnante que la manière de le conduire, car il ne mangeoit jamais ny foin ny avoine, mais de la paille seullement, avec quoy il estoit fort gras : et ce qui est de plus inconcevable, est qu'avec cette nourriture cet animal ne laissoit pas de faire 20 lieues d'Allemagne dans les voïages.

Chevaux de Tartarie fort vifs

Le capitaine tartare qui estoit esclave de M. le Résident, qui avoit soin de ce cheval, nous dit que sur les confins de Tartarie, au-delà de nous, on y voïoit des chevaux qui faisoient encore de plus grandes journées, dans la suitte d'un voïage, que celuy que nous admirions : peut-estre à cause des gens qui les montent, qui ne sont que de petits pigmez mais fort braves à la guerre, où il les avoit veu et combattu très souvent contre eux. M. de Gravelle nous dit qu'il conservoit ce cheval pour en faire un présent au Roy, quand il retourneroit en France.

Pendant nostre séjour de Ratisbonne, on disposa toutes choses pour nostre voïage de Vienne, qu'on nous conseilla de faire sur le Danube. On traitta pour cela avec des mariniers, qui nous vendirent 4 grands batteaux dans lesquels, avec celuy que nous avions déjà acheté à Ulm et qu'on avoit conduit à Ratisbonne, on mit tout le bagage, les gens, les chevaux, les mulets, le carosse et le chariot. On en réserva un, qui ne servit que pour M. le duc de Brissac et pour les gentilshommes et moy. Ce batteau estoit fort propre : il estoit couvert et vitré, et partagé en chambre, antichambre et petit cabinet, dans lequel estoient les commoditez fort propres pour cette sorte de voiture.

STAUBING, DORKENDORF [Straubing, Deggendorf]

Couché à Dorkendorf, le 3 de juillet 1664

Nous nous embarquasmes sur ces cinq batteaux, qui se suivoient, et prismes bord à une petite ville nommée Staubing, où nous descendismes pour y prendre quelsques provisions de bouche dont le maistre d'hostel n'avoit pas eu soin de pourvoir nos batteaux. Il y a dans cette ville une maison de Jésuites que je ne pus visiter, à cause que nous estions pressez de partir, pour arriver un peu d'heure à Dorkendorf. J'eus pourtant le loisir de considérer la principale rue de cette petite ville, qui est fort large mais qui n'est pas si longue à proportion, ce qui fait qu'on peut plutost l'appeller une place qu'une rue. Aussi y entre-t'on par une porte, au-dessus de laquelle il y a un fort beau cadran accompagné de plusieurs peintures différentes : et au-dessus de cela, un comble fort élevé qui porte une grande aiguille, qui enferme, dans le bas, le timbre pour la sonnerie de l'horologe. Cette aiguille est entourée de quatre autres, plus petites, qui font un assez bel effet.

{111} L'empressement où nous estions de reprendre nos batteaux, ne nous permit pas de voir d'avantage la ville de Staubing, de laquelle pour cette raison je n'en puis rien escrire de plus, sinon que sa porte du costé du Danube, par où nous sortismes, est scituée le plus avantageusement du monde, à cause d'un coude que fait la rivière en cet endroit-là : ce qui fait qu'en sortant de cette porte de la ville, on a en veue cette grande rivière, comme un grand canal qui vient y aboutir. Il est tellement dressé, qu'on diroit qu'on l'auroit disposé là tout exprès.

Nous reprismes en ce lieu nos batteaux ; et quelque diligence que nous eussions faite pour venir de bonne heure à Dorkendorf, nous n'y arrivasmes que fort tard, et à deux heures de nuit. On ordonna aux gens de la maison de ne débarquer point, jusqu'à ce que nous eussions trouvé logement. Nous allasmes pour cela à la ville, qui est éloigné de la rivière de deux portées de mousquet ; et après avoir traversé une prairie qui est entre deux, nous entrasmes dans le fauxbourg : où n'ayant point trouvé d'hostellerie, nous poussasmes jusqu'à la porte de la ville, que nous trouvasmes fermée et les ponts-levis haussez. Nous fismes grand bruit pour éveiller les portiers : lesquels nous ayant enfin répondu, ne voulurent point nous ouvrir, quelque instance que nous leur en fismes, en considération mesmes des services que nous venions rendre, de si loin, à leur païs.

Tout ce que nous pusmes obtenir, sur nostre demande, fust qu'on en alloit parler au magistrat et aux bourgmestres, qui délibérèrent plus d'une grosse heure avant de rien conclure en nostre faveur. Nous attendions cependant sur le bord du fossé ; pendant quoy, on envoïa dire aux gens qui estoient dans nos batteaux, de ne point débarquer parce que nous ne pouvions point trouver à loger : partant, ou qu'ils couchassent dans les batteaux, ou sous une galerie couverte de sapin qu'on avoit dressé sur le bord de la rivière pour y faire camper la milice françoise qui estoit descendue le long du Danube pour aller en Hongrie. Ils firent le dernier ; et parce qu'il faisoit froid la nuit, ils allumèrent la paille qui avoit servi à coucher l'infanterie qui avoit passé.

Hostelleries commodes

Tandis que nos gens s'ajustoient le moins mal qu'ils pouvoient, on nous ouvrit enfin les portes de la ville, après de longues et de pressantes sollicitations. Un soldat nous mena à une hostellerie, où il fallut faire autant de prières pour y entrer que nous en venions de faire pour entrer dans la ville. Il nous eust ennuyé là bien davantage qu'il ne fit, sans un trompette qui, dans l'espérance d'avoir de quoy boire, et qu'on luy donna aussi, nous divertit par d'assez agréables fanfares. Cela ne nous contentoit pas pourtant, de telle sorte que nous ne songeassions toujours à souper et à nous loger ; mais tout ce que nous pouvions dire et faire pour cela, n'avançoit de rien, parce que les Allemans n'ouvrent jamais leurs maisons de nuit, comme je le remarqueray encore mieux dans la suite de cette relation.

{112} Quand nous eusmes fait tous nos efforts pour entrer dans l'hostellerie, et que nous ne pusmes avoir raison du maistre, nous en allasmes faire nos plaintes au bourgmestre. Il y eut quelque égard, car il envoïa aussitost un soldat de la garde, pour faire commandement à l'hoste de nous ouvrir la porte : ce qu'il fit incontinent ; mais nous n'y trouvasmes que des lits pour nous coucher, et rien du tout pour manger. Ces lits nous servirent de peu, parce que nous n'entrasmes qu'à minuit dans le logis, que nous quittasmes dès 3 heures du matin. Nous trouvasmes moyen d'avoir, ailleurs dans cette ville, qui est du domaine de Bavière, quelsques provisions qu'on fit mettre dans nos batteaux.

Cages de fer

Je ne puis rien dire de particulier de cette ville, à cause que nous n'y entrasmes, comme j'ay remarqué, que fort tard, et que nous en partismes de très grand matin. Je vis pourtant une très grande place, plus longue que large. La porte de la ville estoit à un bout, et celle de la grande église à un autre, qui est à l'opposite. Elle paroissoit assez belle en dehors. Il est, ce me semble, à propos de dire icy, en général, que presque toutes les villes de l'Allemagne que j'ay veues dans le voïage sont embellies de ces grandes places, au milieu desquelles il y a toujours une ou plusieurs fonteines, et aussi une grande cage de gros treillis de fer, de six piés en quarré, où on enferme ceux que nous mettons en France au carcan.

PASSAUU [Passau]

Nous entrasmes donc, ce jour-là, de grand matin, dans nos batteaux ; et nous fismes beaucoup de diligence, tant à cause que les eaues estoient fortes par la fonte des neiges, qu'à cause aussi que tous les gens de la maison se piquoient de ramer à qui mieux mieux. Cela fit que nous arrivasmes de bonne heure à Passauu, où nous abordasmes pour y prendre au plus viste quelques provisions de bouche que la ville de Dorkendorf n'avoit pu nous fournir dans l'abondance qui nous estoit nécessaire. Nos batteaux estant venus à bord, je fus presque le seul qui en descendis avec le maistre d'hostel. L'envie que j'avois de voir la ville, qu'on m'avoit dit avoir esté nouvellement toute détruite par le plus horrible incendie dont on ait ouy parler, me fit mettre pié à terre pour la voir. Je la trouvay effectivement, comme on me l'avoit dit, dans le plus horrible désastre du monde. Toutes les églises et les maisons, mesme celle des Jésuites, avoient esté brulées : ce qui fait assez concevoir l'étrange désordre que le feu avoit fait dans cette ville, puisque ces bons pères, qui sont ordinairement de ceux dont dit l'Écriture, In labore hominum non sunt, et cum hominibus non flagellabuntur (1), avoient eu le mesme sort que tous les autres.

{113} Ces pères n'estoient point des derniers à restablir les ruines du feu. Ils rebastissoient déjà leur collège, qui estoit déjà fort avancé. Ils le bastissoient de brique avec de la pierre de taille, ce qui contribuoit à la beauté de cet édifice, mais plus encore sa scituation. Il est posé sur le bord de la rivière d'Inn, qui bat au pié en s'allant décharger, à 100 pas de là, dans le Danube. Je donnay le temps de courir à la cathédrale, que je trouvay toute démolie par cet incendie. Ses tours, qui paroissoient avoir esté autrefois très belles, estoient tronçonnées par le feu. Toute cette grande église estoit dans un si pitoïable estat que les chanoines n'avoient plus, pour faire l'office, qu'une très petite chapelle détachée de la cathédrale. Je passay par quelsques rues de cette ville, où je ne vis que des ruines et des bastimens tous neufs, lesquels pour la pluspart avoient cette inscription du prophète Aggée au-dessus de leurs portes : Erit gloria domus istius novissimæ, plus quam primæ (2).

Étrange incendie ; les moines mandiants y gaingnent toujours

Je revins au plus viste au port après avoir veu tant d'effroïables ruines, où nous demeurasmes encore quelques temps : pendant quoy j'eus le loisir de considérer la grandeur de l'incendie, qui me parut étrangement surprenante, non seullement parce qu'on en ignoroit la cause, mais aussi à cause de la scituation de la ville, qui est entre deux très grosses rivières qui battent l'une d'un costé à droit' et l'autre à gauche, le Danube de celuy-cy et l'Inn de celuy-là. Cependant, au milieu d'une si grande abondance d'eau, la ville ne laissa pas d'estre entièrement consumée ; et ce qui est encore de plus étonnant est que le feu, aidé d'un grand vent, fut si violent qu'il porta, à ce qu'on me dit, au port des charbons par-dessus la rivière d'Inn, sur une montagne qui n'est séparée de la ville que par ce fleuve, dans un couvent de Capucins qui en fut tout bruslé : très avantageusement pourtant pour eux, puisqu'ils touchèrent si bien de compassion le cœur des habitans, qu'on leur fit bastir une autre maison bien plus belle qu'auparavant et avec des commoditez que des princes auroient à peine eues. Ces commoditez consistoient principalement en une longue galerie couverte, de plus de 500 pas, de laquelle ces bons pères descendoient à pié sec de leur maison, qui est au haut de la montagne, jusqu'au pont de la rivière d'Inn, pour entrer dans la ville.

Il semble que la nature ait pris plaisir d'embellir la ville de Passauu par une belle scituation. Elle est enfermée entre les deux rivières dont j'ay parlé, lesquelles se joignent immédiatement au-dessous de ses murailles, à une pointe où il y a une fortification qui, à la vérité, n'est guère plus considérable que les murailles de la ville, qui sont très peu de chose. Ces deux rivières, qui coulent d'un costé et d'un autre de la ville, sont resserrées par deux montagnes, sur le panchant desquelles il y a {114} quantité de petites maisons assez agréables, répandues en plusieurs endroits. Celle qui est du costé du Danube est diversifiée par des bois de sapin et des rochers, dans lesquels il y a de petits chemins taillez qui conduisent à ces maisons et à un château qui est élevé sur le haut pour la deffense de la ville. L'autre montagne, qui est battue par la rivière d'Inn, est plus découverte au lieu du château qu'à celle qui luy est opposé. Elle a sur sa croupe le couvent des Capucins dont j'ay parlé.

Belle solitude

À la sortie de la ville de Passauu, environ à 200 pas au-dessous, il y a encore une nouvelle rivière à gauche, qui vient de se décharger dans le Danube, qui coule environ 14 lieues de France, toujours étroitement resserré entre deux montagnes revêtues de sapin, qui font une solitude autant agréable qu'elle paroist affreuse, son horreur formant je ne sçais quoy d'agréable à ceux qui ne font que passer sur cette rivière. Ces deux montagnes sont couvertes de sapins fort hauts, qui croissent dans les fentes de rochers qui sont répandus de tous costez avec une assez agréable confusion. Depuis la pointe de Passauu jusqu'à une lieue au-dessous, le cours du Danube est fort droit : ce qui fait paroître comme un très beau canal à ceux qui voguent sur cette rivière, lesquels en descendant ne voient qu'une haute montagne en perspective, au bout du cours de cette rivière. On diroit que cette montagne ne seroit là que pour arrester les eaues du Danube, qui semble du loin disparoistre pour s'enfoncer dans quelque gouffre qui soit au pié ; mais si tost qu'on en approche, on est plaisamment surpris d'un autre nouveau canal de cette mesme rivière, que l'on découvre à droite, dans un coude qui détourne ces eaues, toujours resserrées entre de pareilles montagnes à celles que je viens de descrire.

HACHACH [Aschach]

Couché à Hachach, le 4 de juillet 1664 ; bornes pour l'Autriche et pour la Bavière

Après avoir vogué environ pendant huit lieues de cette manière, c'est-à-dire toujours entre de hautes montagnes couvertes de sapins et de rochers, nous trouvasmes au milieu du Danube une roche élevée d'environ cinq ou six toises et, sur la croupe, un gros pillier de pierre qui y a esté mis, dans lequel on a taillé une place pour y mettre une image de la Vierge d'un costé, et de l'autre une inscription. Ce rocher que la nature a mis justement au milieu du Danube, sert de bornes aux estats de Bavière et d'Autriche, qu'il sépare. Nos mariniers nous le dirent, et que l'inscription qui estoit gravée sur ce pillier le marquoit ; mais nous ne la pusmes lire, quoy que nous en passasmes fort près, parce que nos batteaux alloient trop viste.

Dans le reste du chemin que nous fismes, ce jour-là, sur le Danube, je ne remarquay rien de particulière jusqu'au village d'Hachach, où nous couchasmes. Je trouvay {115} pourtant le lieu très joly pour un village, parce que sa scituation est très agréable, estant sur le bord du Danube, où il fait comme une longue et droite rue très longue. Au bout, d'en haut, est l'église de la paroisse, qui avance plus du costé de l'eaue que les autres maisons, qu'elle ferme de ce costé-là. Environ à cinquante pas, il y a un grand cabinet de bois tout à jour, entouré d'une balustrade aussi de bois. Ce cabinet est entouré de bancs de sapin et d'appuis, pour le divertissement du public. Il est posé sur un quay de pierre, au pié duquel bat le Danube. Ce qui rend ce cabinet considérable, outre sa scituation, est qu'il est accompagné d'un autre tout semblable, à l'autre bout du village. Nous nous y retirasmes quelque temps par divertissement, en attendant qu'on cherchoit à souper pour tant de monde que nous estions : ce que ce village ne nous put fournir que par l'abondance des truites, qui sont, comme j'ay déjà dit, la nourriture commune par toute l'Allemagne.

LINTZ [Linz], AUCHEPAUU

Nous reprismes encore, le matin, nos batteaux, que nous ne fournismes point, ce jour-là, de provisions, comme les autres jours ; parce que nous avions fait dessein de venir disner à Lintz, où le seul batteau dans lequel nous estions avec le seigneur prit terre, les autres ayant eu ordre de passer outre et de nous aller attendre au village d'Auchepauu : dans lequel nous logeasmes, le soir, avec tout nostre monde, qui n'y arriva guères plutost que nous, quoy que nous eussions demeuré plus de deux grandes heures dans Lintz, pour y considérer ce que le peu de temps que nous avions pris pour cela nous pouvoit permettre.

La ville de Lintz est parfaitement bien scituée ; et ses abords, particulièrement à une demie-lieue près, et au-dessus et au-dessous, sont très agréables. Elle est posée sur un petit costeau qui a l'estendue que je viens de dire, couvert de sapins assez bas, au travers desquels on entrevoit de petites maisonnettes assez polies, et quelsques chappelles où on ne va que par de petits chemins taillez dans le bois. Cette ville a ses beautez, en face comme à costé. Elle est posée sur le bord du Danube, d'où elle découvre, environ à deux lieues, un enfoncement de montagnes disposées en demy-cercle. L'Empereur y a un palais sur les murailles de la ville, qui a en veue le Danube et ces montagnes dont je viens de parler. Nous ne vismes que les dehors de ce palais, parce que nous estions pressez de partir. L'Impératice douairière, avec ses deux filles, s'y estoit réfugiée dans l'appréhension des Turcs. Nous vismes une assez belle place dans cette ville, à la réserve qu'elle n'est point large à proportion qu'elle est longue. Elle est embellie de deux fonteines aux deux bouts, accompagnées de leurs bassins et de deux personnages posez au-dessus d'un pillier qui sort du bassin environ deux toises.

Nous disnasmes, à Lintz, dans une chambre où on nous donna pour compagnie une douzaine de mariniers allemans, qui ne firent que prendre du tabac. Un d'entre eux jugea, par nostre mine, que nous n'estions point gens à prendre plaisir à la pippe {116} et obligea ses compagnons à se retirer : ce qui nous donna moyen de respirer et de disner d'une manière moins incommode, après quoy nous reprismes l'eau pour venir joindre nos gens à Auchepauu. En descendant, nous vismes sur la droite, environ à un bon quart de lieue du Danube, la ville d'Ems, sur la rivière du mesme nom qui se décharge dans celle-là. Depuis l'endroit où elle entre dans le Danube, elle est fortifiée de quatre ou cinq petits forts de terre qui se deffendent les uns les autres.

Dangereux écueil au milieu du Danube

Au-dessous de cette ville, environ à deux lieues plus bas, nous trouvasmes des passages sur le Danube très périlleux, à cause qu'en ces endroits la rivière est fort resserrée dans un tournant, au milieu duquel il y a des roches et des gouffres, dont le tournoiement des eaues est une marque indubitable. Les naufrages fréquents qui se font en cet endroit ont obligé des personnes de piété de faire planter une croix sur le plus haut des rochers qui sont dans cette rivière, lequel s'élève hors de l'eau de plus de cinq ou six toises.

Maladroits questeurs

Les païsans d'un village voisin, au-dessous de ce lieu dangereux, y entretiennent une confrérie de saint Nicolas, pour laquelle ils viennent quester dans un petit batteau, la boeste à la main. Quand je les vis nous demandant, je fis remarquer qu'ils n'estoient guères adroits à la queste, qu'ils ne faisoient pas valoir comme il falloit, parce qu'ils ne la faisoient qu'après que le danger estoit passé ; que pour bien faire leurs affaires, ils devoient establir leur spirituel bureau au-dessus de ces roches dangereuses : parce que pour lors les gens, ayant à craindre, donneroient bien plus volontiers et plus largement, la pluspart du monde estant dans le sentiment des Italiens, qui disent en commun proverbe sur ce sujet : Passato il pericolo, gabbato il santo.

Après que nos cinq batteaux eurent passé heureusement ce danger, nous arrivasmes le soir à Auchepauu, lieu destiné pour nostre giste. C'est un assez misérable village scitué sur le bord du Danube, où nous eusmes peine de trouver nos commoditez. J'y dis la messe le lendemain, qui estoit un dimanche, dans la paroisse du lieu, où le curé me receut fort civilement et me donna tout ce qu'il avoit de plus beau, quoy qu'il fust assez malpropre.

Jamais nous ne partismes d'aucun endroit avec plus d'empressement que nous fismes de celuy-là, parce que nous devions venir à Vienne, ce jour-là, où nous nous attendions de trouver et un logement et les autres choses qui avoient rapport à la qualité d'un grand seigneur. La ville capitale de l'Autriche, où l'Empereur fait sa résidence ordinaire, sembloit nous promettre toutes ces choses : cependant, nous fusmes frustrez de nostre attente, comme je le diray cy-après.

{117} VIENNE [Wien]

Vienne ; croissant doré au haut de la tour de Saint Estienne

Nous trouvasmes les abords de Vienne très beaux, trois lieues au-dessus, à cause de la grande quantité de petites villes et de gros bourgs qui sont des deux costez du Danube. Nous apperceusmes, de trois lieues avant que d'arriver à Vienne, le croissant doré qui est sur le haut de la tour de la cathédrale, qui a saint Estienne pour son patron. Ce croissant brilloit extraordinairement, ce jour-là, à cause du soleil qui donnoit dessus. Nous prismes port en cette ville environ sur les trois heures après midy. On mit d'abord à terre le maistre d'hostel et quelques autres, pour nous aller chercher un logement : pendant, nous demeurasmes sur le bord de l'eau, où beaucoup de peuple nous vint voir et pour considérer la beauté et la grandeur de nostre train.

Sincerité peu ordinaire aux Jésuites

Je remarquay, parmy tout ce peuple, deux Jésuites que la curiosité avoit amenez aussi bien que les autres. J'eus quelque entretien avec eux par le moïen de la langue latine. Je leur demanday d'abord si la nouvelle qu'on nous avoit dite, le matin, de la prise du fort de Serin par les Turcs estoit véritable. Ils me la confirmèrent aussitost ; et voïant que j'estois surpris de cette perte, dont j'accusois les ministres de l'Empereur, qui par-là avoient enflé le courage des Turcs, qui avoient auparavant fait lever le siège de Canise, ces pères par une sincérité autant louable qu'elle est rare parmi eux, déplorèrent non seullement la conduite des ministres mais aussi la condamnèrent, les accusant et de peu de cœur et de peu de prévoïance. La suitte de nostre voïage nous fit connoître assez clairement que ces bons pères disoient vray ; et à les entendre parler si franchement du ministère, nous reconnusmes qu'il falloit qu'il fust terriblement décrié, puisqu'eux-mesmes en parloient si hautement.

Mauvaise réputation des François

Nostre conférence sur ce sujet fut si longue qu'elle commençoit à nous ennuïer ; et nous entrions en impatience de voir que les gens qu'on avoit envoïés dans la ville pour nous arrester un logement, ne retournoient point. Nous nous figurions qu'il n'y avoit rien de plus aisé à exécuter que la commission qu'on leur avoit donnée, qui estoit de loger dans la capitale de l'Empire des gens qui venoient de 400 lieues pour le deffendre. Nous attendismes pendant trois heures entières, après quoy nos gens nous vinrent dire qu'ils ne pouvoient trouver où nous loger, à cause qu'on sçavoit que nous estions François, desquels on disoit dans la ville qu'ils ne se contentoient pas de prendre le bien des hostelliers, mais que de plus ils les maltraitoient.

En effet, nous avions essuyé déjà ces sortes de reproches à Ratisbonne, où nous eusmes aussi peine à trouver logement, parce que la pluspart de messieurs les {118} volontaires avoient fait des désordres partout où ils avoient passé : si bien qu'on peut dire que les Allemans estoient aussi mal satisfaits de leur conduite qu'ils estoient contens de celle des milices, tant de cavallerie que d'infanterie, dont on nous disoit tout le bien imaginable sur la route qu'elles avoient tenue.

Le désordre donc que les volontaires françois avoient fait partout, fut cause que nous eusmes si grande peine à nous loger, n'ayant pu trouver que quatre chambres dans une maison, pour cinquante personnes. Nous débarquasmes si tost qu'on nous eut dit qu'on nous avoit trouvé logis, et fismes la chose avec assez de précipitation, à cause que l'heure estoit avancée et qu'on nous avoit dit qu'on fermoit les portes de Vienne à 7 heures : ce qui fit que, pour décharger promtement nos batteaux, on y emploïa mesme le carosse, qui pensa périr parce que le coché le voulant approcher d'un des batteaux, le derrière tomba dans une fosse, ce qui fut cause qu'il s'emplit d'eau et que des hardes de prix, comme des bouquets de plumes vertes et autres couleurs, furent entièrement gastées.

Quand nous fusmes arrivez à l'hostellerie, nous demeurasmes fort surpris de nous voir si mal logez ; et nous résolusmes, dès l'entrée, d'en sortir le lendemain matin. Pour cela, un gentilhomme et moy nous joignismes sous la conduite de nos banquiers, qui estoient fort honnestes gens, lesquels nous menèrent au Bœuf couronné, chez un bon homme veuf qui avoit deux grandes filles, autant sages qu'elles estoient bien faites. Il nous donna tout autant de chambres et d'escuries dont nous avions besoin. Nous ne pouvions pas estre mieux placez, parce que toutes nos chambres, dont nous avions nombre suffisant, estoient de plein pié, par le moyen d'une galerie qui communiquoit dans les quatre costez de la cour. Nous ne logeasmes pourtant pas si commodément sans quelque difficulté, à cause que l'hoste, ayant sceu que nous estions François, ne nous vouloit point recevoir chez luy parce que, disoit-t'il, les gens comme nous faisoient peine partout ; mais je luy fis donner parole par mon truchement que nous ne luy ferions aucun déplaisir, ny à ses filles, et m'engagé à faire chastier qui que ce fust de la maison de M. de Brissac qui feroit la moindre insolence. Ce bon homme eut égard à ce que je luy promis ; et ayant fait marché avec luy pour la partie de sa maison dont nous avions besoin, il la mit en estat de nous y recevoir le mesme jour, après quoy nous en prismes possession.

Nous demeurasmes dans Vienne quelsques jours, plutost pour faire nos provisions d'armée que pour nous donner le temps de voir la ville, qui n'est pas fort considérable pour une ville capitale de l'Empire, laquelle n'a rien de remarquable que ses fortifications, qui sont belles et fort régulières. Elles consistent en dix-sept bastions revêtus de brique, avec de bons fossez bien palissadez de gros troncs de sapins de 8 pouces en diamètre et de la hauteur de huit piés, éloignez les uns des autres d'environ trois pouces. Ces fortifications n'estoient pas encore achevées quand nous estions là. On travailloit à quelsques bastions du costé du Danube, qui estoient élevez jusqu'au cordon. Le terre-plein aussi de derrière se faisoit avec beaucoup {119} d'empressement. Je voulus monter sur un bastion pour en voir le travail, mais la sentinelle ne me le voulut pas permettre.

Ornement commun des maisons

Voilà ce qu'il y a de plus remarquable pour la beauté de Vienne, car pour le reste [il] y est très médiocre. Les rues ne sont ny larges ny étroites, mais entre deux. Les maisons n'ont rien d'extraordinaire, à la réserve de celle de l'archevêque, qui paroist un peu en dehors. Les autres pourtant ont une chose particulière : c'est une grille de fer en saillie aux premiers estages, très bien manié et faite en losange. Il n'y en a aucune qui n'ait cet ajustement d'une mesme manière. La ville est assez peuplée, mais elle ne paroist pas avoir plus d'étendue qu'Orléans.

Cathédrale assez commune

La cathédrale n'a rien de beau qu'une de ses tours, l'autre estant imparfaite et qui n'a pas plus d'élévation que la voûte de l'église. Pour celle qui est achevée, elle a quelque chose d'assez poli. Elle est fort élevée et toute de pierre, jusqu'à la pomme qui est posée sur la pointe de l'aiguille. Cette tour a quelque chose de semblable à celle de Strasbourg, mais elle n'approche point de sa délicatesse, celle-cy estant tout à jour et celle-là toute pleine. Il y a une chose bien remarquable dans cette dernière : c'est qu'au-dessus de la pomme dorée qui finit l'aiguille, il y a un grand croissant doré qui porte dans son milieu une étoille dorée tout de mesme, lesquels brillent avec esclat quand le soleil donne dessus. Ce croissant doré a esté mis là autrefois par accord fait entre l'Empereur et Soliman, Grand Seigneur, lequel assiégeant Vienne, avoit fait braquer le canon pour jetter la tour à bas. Les assiégez, affligez de cette ruine à laquelle le Grand Seigneur travailloit, le firent prier de ne continuer point cette batterie, en luy représentant qu'elle ne luy profiteroit de rien. Il écouta leurs prières, mais à condition qu'à perpétuité on arboreroit son croissant sur la pointe la plus élevée de la tour, ce qui fut accepté : et c'est pourquoy on voit, encore aujourd'huy, ce croissant doré en la place que je viens de dire.

Défauts notables dans la cathédrale

Il me semble qu'après cette tour, il n'y a rien de remarquable dans cette cathédrale. Toutes choses presque y choquent la vue, et au-dehors et au-dedans. Il n'y a point de portail à cette grande église, qui est resserrée par le devant d'une muraille de neuf ou dix pieds qui est le long de la rue, distante de la face de la cathédrale d'environ deux toises seulement. On n'y entre que par les deux costez, à droit' et à gauche, en passant par le cimetière commun de la ville, qui n'est pas plus grand que la moitié de celuy des Saints Innocens de Paris. Ce cimetière est commun à toute la ville, et elle n'en a point d'autre.

{120} Tribune mal placée

Le dedans de la cathédrale n'est guères plus beau que le dehors. Le chœur est fort obscur, à cause principalement d'une grande tribune que l'Empereur a fait faire au-dessus du costé droit des chaires des chanoines. Pour la placer, il a fallu abbattre le chapiteau de ces chaires et boucher un jour de quelsques fenestres qui éclairoient ce chœur, ce qui contribue à le rendre bien difforme. Cette église est droite, je veux dire qu'elle n'est point coupée par une croisée. Elle est aussi platte tout au bout. On y a placé 3 grands autels aux deux bouts des bas-costez et du chœur, lesquels ne sont point relevez. Ces autels pourtant sont assez beaux d'ailleurs, à cause des colomnes de marbre qui les décorent. Le maistre-autel est orné de colomnes de marbre noir, avec des figures de pierre blanches, plus hautes que nature. Le tableau qui sert de contre-table représente le martyre de saint Estienne, patron de cette église. Dans l'enceinte de cet autel, qui a un peu d'étendue, se tient le chœur des chanoines, qui sont en assez petit nombre. Il y a deux rangs de chaires, sans préjudice de celles d'un plus grand chœur, où est la tribune de l'Empereur, qui sont au nombre de trente-deux haut et bas. C'est dans ce petit chœur où ils chantent tout l'office, qu'ils ne disent pas fort régulièrement pour l'heure. J'y assistay un jour, dans le mois de juillet, qu'on n'y commença les matines qu'à sept heures et demie du matin. Le haut des chaires du petit chœur est enjolivé des figures en bois des plus illustres archevêques de l'église de Vienne, qui ont esté recommandables ou par leurs dignitez de cardinaux ou par la grandeur de leur naissance. Tous leurs noms sont écrits au-dessous de leurs bustes.

À droit' et à gauche de ce maistre-autel, il y a deux autres autels, aussi fort élevez et soutenus de colomnes de marbre noir, couvertes de chapiteaux de cuivre doré, posés sur des bases de mesme matière. Celles du maistre-autel ne sont que sur de la pierre blanche, couvertes de mesme. L'autel qui est au costé de l'Épistre est plus remarquable que les autres, à cause d'un fort beau tombeau d'un marbre très précieux qui est au pié, lequel tombeau a au-devant de soy un autre petit autel bas, tout à jour, qui est couvert d'une grande couronne impériale dorée qui est aussi tout à jour. La disposition de cet autel est assez singulière et agréable, et on peut dire que c'est ce qu'il y a de plus beau à voir dans cette cathédrale. Je remarquay, dans le costé gauche du maistre-autel, quatre ou cinq chappelles de la Vierge avec quantité de fanfares qui les accompagnent ordinairement. J'y entendis la messe assez souvent, mais avec peu d'édification, tant à cause de l'extérieur des prestres, qui portent là les cheveux fort longs, qu'à cause aussi qu'ils font cette action sans aucune marque de piété.

Église de Bénédictins

Quand nous quittasmes cette cathédrale, ce fut pour aller voir une église de Bénédictins qui est fort proche d'une des portes de la ville. Nous trouvasmes cette {121} église fort polie et bien ajustée, tant à cause du maistre-autel et de quantité d'autres chappelles particulières, dont les autels sont soutenus par beaucoup de colomnes de marbre noir, couvertes de chapiteaux de bronze doré et posez sur des bases tout de mesme, tout cela accompagné de riches peintures qu'on voit dans les voûtes, comme ailleurs. J'entendis dans cette église la musique, que l'on y chantoit à cause du jeudy destiné au Saint Sacrement.

Maison des Jésuites

Nous vismes, ce mesme jour, le collège et l'église des Jésuites, mais par le dehors seulement. Cette maison contient un quarré environné de rues de tous costez. Celuy où est la face de l'église donne sur une très grande place, qui est la plus étendue de toutes celles de Vienne. Au-devant du portail de cette église, il y a une plate-forme basse qui n'est pas une chose fort considérable.

Je visitay, dans ce mesme jour, l'église des Théatins, où je vis quantité de personnes de condition, hommes et femmes, qui accompagnoient tous le Saint Sacrement à la procession, le cierge allumé à la main. J'allay de là aux Capucins, qui estoient dans nostre voisinage, lesquels je trouvay très resserrez, n'ayant pas un demy-arpent de terre pour tout leur jardin. Leur église est assez pauvre à l'ordinaire, à la réserve d'une chappelle où le corps du deffunt Empereur estoit en dépost.

Logement des Juifs ; Juifs et Juifves malfaits

L'importunité que nous avions receue des Juifs de Vienne, dès le lendemain que nous y arivasmes, nous donna la curiosité de les aller voir dans le lieu où ils sont retirez. Ils sont de l'autre costé du Danube, au bout du pont de Vienne. Ils sont enfermez comme dans une espèce de petite ville qui est gardée par des soldats allemands, qui ont des corps de gardes aux trois portes, par où on y entre avec toute la facilité possible. On les voit dans les rues en fort grand nombre. Jamais on ne peut voir de gens, tant les hommes que les femmes, plus malfaits. Les hommes que je vis se promener dans les rues, avoient des robes de chambre toutes déchirées et décousues, avec un bonnet plat dont ils couvrent leur teste : qui joint à ces yeux jarez [lire : jarets ?] qu'ils ont, les rend horriblement difformes. Pour les femmes, [elles] ne sont pas plus ajustées ny mieux faites. Elles sont toutes coeffées d'un tortillon de linge qui leur enveloppe et la teste et les joues et le menton jusqu'à la bouche. Ce tortillon les serre tellement, qu'il faut qu'elles le relaschent quand elles mangent. Elles ont sur le dos un petit manteau fort court, qui ne vient que jusqu'à la ceinture. Le colet de ce manteau est si grand qu'il en couvre la moitié. Un raby nous mena dans la synagogue, où il nous voulut faire voir les livres de la Loy pour de l'argent, que nous ne voulusmes point luy donner, pour punir son avarice.

{122} Dès nostre arrivée dans Vienne, ces Juifs nous accablèrent de leurs importunitez continuelles, en nous présentant mille choses à acheter, et en nous priant de leur vendre celles dont nous voudrions nous défaire. Nous prismes d'eux des tentes dont nous avions besoin pour l'armée.

Quand nous eusmes ainsi fait le plus gros de nostre équipage, M. le Duc se mit en estat d'aller saluer l'Empereur ; mais avant que de le faire, il voulut sçavoir si sa Majesté impériale le recevroit suivant sa qualité et le rang qu'il avoit en France. Il conféra de cela avec le Grand Chambellan, le comte de Zinzendorf, à qui il fit entendre qu'à moins que sa Majesté luy ostast le chapeau quand il entreroit pour la saluer, il se priveroit de l'honneur de la voir. La chose fut proposée chez l'Empereur, où le Conseil ne trouva point d'inconvénient d'accorder, à la qualité de duc et pair de France, ce que M. le duc de Brissac demanda : de quoy le comte de Zinzendorf luy donna parole.

Visite faite à l'Empereur ; pauvre palais de l'Empereur

Sur cette assurance, nous disposasmes nostre visite ; et nous fismes cortège à M. le duc de Brissac dans deux carosses à six chevaux, pour aller au palais, qui n'estoit pas fort éloigné de nostre hostellerie. Nous en usasmes ainsi pour les carosses à six chevaux, parce que la mode du païs le demande quand on va faire dans la ville une visite en cérémonie. Nous arrivasmes dans une première cour assez vaste mais sans aucuns ornemens, non pas mesme de bastimens. J'avoue que je ne regarday d'abord cette cour que comme celle des cuisines : ce qui fit que j'avois de l'empressement pour voir la seconde, dans laquelle je me persuadois que je trouverois des choses dignes de la majesté impériale ; mais je ne fus pas peu surpris, quand je ne trouvay qu'une cour très médiocre, à peu près comme celle du collège de Plessis Sorbonne, entourée de bastimens fort médiocres.

Pauvre cour de mesme

Nous rencontrasmes, au pié de l'escallier, quelsques gardes assez mal en ordre ; et nous montasmes dans l'antichambre de l'Empereur, où nous vismes si peu de cour qu'en vérité cela nous fit honte. Il n'y avoit pas là une douzaine de personnes, encore estoient-t'ils tous officiers. Un d'entre eux entra, aussitost que nous fusmes arrivez, dans la chambre de l'Empereur, pour luy donner avis de la venue de M. le duc de Brissac et de sa maison, afin de sçavoir si il feroit entrer. Incontinant on vint au seigneur, à qui on dit que sa Majesté impériale trouvoit bon qu'il entrast : ce qu'il fit. L'Empereur luy osta son chapeau, selon la parole qu'il avoit donnée ; et le seigneur luy fit un compliment en italien, auquel ce prince répondit en mesme langue.

Ce compliment fait, M. le Duc sortit, et on nous introduisit aussitost pour faire la révérence à l'Empereur. Je m'étudiay fort à observer toutes choses dans cette {123} cérémonie. La chambre où estoit l'Empereur estoit tout tendue de noir, et luy vestu de dueil à cause de la mort de son frère, qui estoit arrivé dans cette année. Le dueil que porte les Allemans est différent de celuy des François. Ceux-là ont une jacquette noire froncée sur les reins, de la manière que sont habillez les enfans de l'hospital de la Trinité de Paris. Ils portent un ceintyron [lire : ceinturon] là-dessus, où leur épée est attachée. Les manches de leur jacquette sont ouvertes, mais le linge ne paroist point là, ny à la fente du pourpoint, dans sa blancheur, parce qu'il est couvert d'un crespe noir. L'Empereur estoit ainsi vestu dans son dueil.

Contenance et mine de l'Empereur fort pauvres

Je considéray fort attentivement ce prince, dont la mine et la contenance me parurent fort pauvres. Je ne parleray point de la lèvre inférieure de sa bouche, qui le défigure extrêmement parce qu'elle déborde d'un doigt. Je diray seullement quelque chose de sa contenance, qui me parut n'estre point noble et majestueuse. Il estoit élevé, au bout d'une chambre, vis-à-vis de la porte, sur une estrade de deux marches, droit comme une poupée de cire, addossé contre la muraille et ses mains étendues sur ses cuisses. On me voulut faire croire qu'il les étendoit ainsi, afin d'en faire voir la beauté, qui est véritable. Son corps est assez bien fait et sa taille avantageuse. Son visage est long, ses cheveux et sa barbe noire, qu'il porte épaisse pour cacher mieux la déformité de sa lèvre. Quand je vis l'Empereur avec une mine si pauvre, et que je rappellay mes idées de nostre Roy, qui est si auguste en toutes choses, j'eus une grande pitié de celuy-là.

Comment il me reçut, et les autres après moy

Plus j'approchois de ce prince, plus je le considérois. Je le saluay le premier de nostre bande, et j'observay qu'il mit la main à son chappeau, qu'il toucha seulement dans le temps que je luy fis une profonde révérence. Ceux qui me suivoient remarquèrent, encore mieux que moy, la civilité que me fit l'Empereur, et le différent traittement qu'il leur fit en leur donnant sa main à baiser, laquelle il ne me présenta pas. Nous examinasmes assez, entre nous, d'où venoit qu'il avoit agy si diversement à leur égard et au mien : et nous n'en trouvasmes point d'autre raison, sinon que c'estoit par respect au sacerdoce dont j'estois honoré.

Gredinerie honteuse de ses gardes

Quand nous eusmes tous salué l'Empereur, nous sortismes dans son antichambre, où nous remerciasmes les officiers qui nous avoient procuré une si facile audience, après quoy nous reprismes nostre route par le mesme escallier par lequel {124} nous estions venus. Une chose nous surprit étrangement en descendant : ce fut de voir des gardes de l'Empereur qui nous demandèrent de quoy boire, ce qui nous fit juger qu'il falloit ou qu'ils eussent bien peu de cœur, ou qu'ils fussent bien misérables, pour en venir là.

Manière de visiter en carosse l'Empereur

Nous retournasmes chez nous au mesme équipage que nous estions venus, je veux dire avec nos deux carosses à six chevaux, mais sans remporter aucune estime de tout ce que nous avions veu dans la personne et dans la cour de l'Empereur, ny de son palais ny de ses officiers. Cela ne nous empescha pourtant pas de retourner là le lendemain, pour y voir le cabinet et les peintures dont on nous avoit fait grand récit. Nous vismes avec facilité les peintures, qui estoient en grand nombre. J'en reconnus une à laquelle j'avois vu travailler en France par M. Champagne, qui l'avoit faite pour l'archiduc Léopold lorsqu'il estoit gouverneur dans les Païs Bas (3). C'estoit le meurtre d'Abel par Caïn, dans un grand tableau de 15 piés de longueur et de neuf piés de hauteur.

Nous espérions avoir la mesme facilité pour voir le cabinet des raretez de l'Empereur que nous en avions eu de voir les peintures, par le moyen d'un chanoine de Bruxelles qui en avoit le soin ; mais cela ne se passa pas de mesme, car celuy qui l'avoit en charge, traitta pour cela avec nous par un tiers et ne voulut composer que pour dix pistoles, afin de nous le faire voir. Cette infame manière d'agir nous rebuta et nous fit résoudre à ne le point voir.

Crédit des Jésuites contre Wendrok et Montalte

Je m'occupay, le reste de ce jour-là, à visiter les boutiques des libraires. J'en trouvay un qui avoit quelsques livres françois, dont quelsques-uns traittoient des intrigues de la cour de France pendant les dernières guerres civiles. Ces livres estoient de l'impression d'Hollande, aussi bien que le testament du cardinal Mazarin (4), que ce libraire me fit voir. Je l'achetay de ce marchand. Je luy demanday s'il n'avoit point Les Lettres provinciales, ou au moins le Wendrok. Il me témoigna qu'il n'en avoit point : que c'estoient d'excellens ouvrages, mais qu'on n'osoit pas {125} vendre dans toutes les terres de l'Empereur à cause des Jésuites, qui y estoient les tout-puissans. Ce bon homme me fit entendre qu'il n'y alloit pas moins que de la vie de celuy qui vendroit un ouvrage désavantageux aux Jésuites : ce que je jugeay d'une très bonne politique pour ces pères, qui ne veullent pas qu'on fasse connoître, dans des livres, le désordre de la conduite qu'ils gardent dans l'Église.

 

Notes

1. "Ils ne participent point aux travaux ni aux fatigues des hommes, et n'éprouvent point les fléaux auxquels les autres hommes sont exposés", Psaume 72 : 5.

2. "La gloire de cette dernière maison sera encore plus grande que celle de la première", Aggée 2 : 10.

3. Autrement dit, l'auteur fréquentait déjà Philippe de Champaigne en 1656, quand ce dernier signa et data ce tableau, B. Dorival Philippe de Champaigne (Paris, 1976), II, p. 11. S'appuyant sur Félibien, Dorival (II, p. 48) suggère que le peintre fit un voyage à Bruxelles, "sans doute en 1655-56, [...] au cours duquel le gouverneur des Pays-Bas espagnols [...] lui commanda un tableau". Or, le fait que Le Maistre dit avoir "vu travailler" Champaigne "en France", oblige à nuancer les circonstances de cette commande.

4.  Antoine Aubery, Testament du Cardinal Mazarin (Cologne, 1663). Sur la page de titre de livres clandestins publiés sans permission, les imprimeurs hollandais faisaient souvent figurer "Cologne" comme lieu d'impression.