Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

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Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

pages 125 to 149

{125} STRASKIRCH [Traiskirchen]

Couché à Straskirch, le 12 de juillet 1664

Quelsques provisions dont nous avions besoin pour l'armée, comme estoient les tentes, chariots, mules et choses semblables, estant faites, nous partismes de Vienne environ sur le midy. Nous eusmes un peu d'exercice à nostre départ, à cause qu'on m'avoit fait dire que deux de nos gentilshommes avoient pris querelle avec deux Allemans, et qu'ils se devoient battre en duel. Il fallut, pour empescher qu'ils n'en vinssent aux mains, se servir d'addresse : sans quoy, l'un d'eux, qui avoit beaucoup de cœur, se fust dérobé pour se battre. On arresta le dessein qu'il en avoit pris, en le faisant monter en carosse. Je luy donnay ma place, et je pris son cheval pendant quatre ou cinq heures de chemin, après quoy nous arrivasmes à Straskirch, où nous logeasmes.

À la moitié du chemin de Vienne à ce village, nous commençasmes à voir des montagnes fort élevées et assez proches, que nous ne quittasmes presque point pendant plus de cinquante lieues. Le village où nous arrivasmes est dans la plaine et scitué d'une manière assez agréable. Il est traversé et arrosé de quantité de ruisseaux, d'une eau fort claire et qui roule sur le plus beau sable du monde. Les truites y sont abondantes, aussi ne nous les épargna-t'on pas à souper. Nous trouvasmes grand monde dans ce village, à cause d'une foire qui devoit s'y tenir le lendemain. Cela fut cause que nous ne fusmes pas fort au large dans nostre hostellerie.

Processions de village

Le lendemain matin, qui estoit un dimanche, je dis la messe dans une petite chappelle qui estoit au milieu de la grande place où se tient la foire, après quoy nous montasmes en carosse pour venir coucher à Neustad. En faisant chemin, nous rencontrasmes beaucoup de processions de village qui alloient à Straskirch, que nous venions de quitter. Elles marchèrent sans ordre dans la campagne, ce qui est ordinaire dans ce païs-là. Nous vismes, dans la première, le prestre qui marchoit en soutanne sans surpelis, le chapeau en teste, et après luy la bannière pliée et roulée. Pour les autres processions que nous trouvasmes encore en chemin, nous n'y vismes ny bannières ny croix ny prestres : et cela estoit peut-estre disposé de la sorte, parce que l'équipage de la première des processions devoit servir pour toutes les autres.

{126} NEUSTAD [Wiener Neustadt]

À mesure que nous avancions, ce jour-là, nous voyions les montagnes nous serrer à droite de plus en plus. Elles nous laissèrent pourtant rouler, avant que d'arriver à Neustad, dans une très agréable plaine, tant à cause qu'elle est égallement applanie partout, qu'à cause aussi qu'elle est couverte dans le chemin, qui est bien de quatre lieues d'Allemagne, d'une fort belle pelouse qui ne contribua pas peu, cette journée-là, au divertissement de nostre voïage en venant à Neustad, où nous vinsmes disner.

Neustad est une ville épiscopale scituée à dix lieues de Vienne, dans cette belle et raze campagne dont je viens de parler. Du costé de Vienne, elle n'est pas bien forte de murailles, qui sont à l'antique ; mais, en récompense, elle a trois fossez d'eau, qui ne sont pas à la vérité fort larges, mais suffisans pour en empescher l'approche. L'autre costé, au-delà de la ville, est fortifié régulièrement de bons bastions et de terrasses. La mesme plaine dont j'ay parlé est encore au-delà de la ville ; mais elle n'est pas si découverte, à cause de quelsques petits bois de sapins qui sont plantez fort loin à loin : ce qui rend le chemin encore plus agréable de ce costé-là que de l'autre.

Dans le milieu de la ville, il y a un chasteau à l'antique, qui est autant fort que ceux de cette sorte le peuvent estre. Il est entouré de fossez très larges à fond d'eaue, remplis d'eau vive. Ces fossez sont revêtus de pierre. Dans le milieu, il y a une galerie de bois à jour, entourée d'une balustrade, élevée au-dessus de l'eau environ de deux piés et large de quatre, distante des murailles du château de deux toises. Cette galerie règne tout à l'entour. On nous apprit là que cette eau ne glace jamais, à cause des fonteines qui la portent là, lesquelles contribuent à y nourrir quantité de truites.

Modestie et piété de l'Évêque

Dans le cœur de la ville, il y a une très belle place d'armes qui est d'une grande étendue. Il y avoit, lorsque nous y passasmes, deux corps de garde, l'un pour la ville et l'autre pour le gouverneur, dont la maison est dans cette place-là. Un peu à costé de cette place, nous vismes la cathédrale, dont le vaisseau n'a rien que de très commun. Nous y assistasmes à vespres, où je vis l'Évêque, qui s'y trouva dans une simplicité et une piété tout à fait édifiante. Il n'y avoit rien de plus modeste que ses habits et que le rochet dont il estoit revêtu. Son soin pastoral nous parut dans un grand nombre de petits écolliers, qu'on nous dit qu'il élevoit chez luy dans un séminaire. Il y en avoit parmy eux quelsques Hongrois qu'il avoit tirés des mains des Luthériens. Tous ces enfans assistèrent à vespres et estoient placez devant la chaire épiscopale, d'où le prélat veilloit sur leurs déportemens. Il n'avoit point, comme nos évêques, de croix pectorale. Je retourné de l'église à nostre hostellerie merveilleusement édifié de ce prélat ; et comme j'en tesmoigné de la satisfaction à nostre hoste, avec qui je parlois latin, il me l'accrut encore davantage, en me disant que leur {127} évêque estoit un aumosnier incomparable : que durant la disette dans le païs, il avoit noury tous les pauvres, que sa porte leur estoit toujours ouverte, et qu'ils avoient droit d'y entrer quand la nécessité les pressoit.

Habillement de chœur des chanoines

Le chapitre de cette cathédrale n'est pas nombreux. Nous ne vismes, à vespres, que six chanoines sans aucun chappelain. Ils y assistèrent en surpelis sans manches et sans ouverture pour passer les bras : ce qui est fort incommode, d'autant qu'il faut lever tout le devant du surpelis quand ils ont besoin d'agir des mains. Ces chanoines n'avoient point de bonnets quarrez, comme nous en portons. Ils n'avoient que leurs chappeaux, qui estoient attachez à un clou au-dessus de leur chaire. Ces chanoines avoient, à leur bras gauche, un gros chappelet pendu de la manière que ceux dont j'ay parlé cy-dessus.

Au milieu de la nef de la cathédrale, il y a un autel détaché des pilliers et des murailles du bastiment, élevé tout proche de la chaire du prédicateur. On voit aussi presque au mesme endroit un grand crucifix, haut d'environ dix-huit piés, posé en terre. Un peu plus haut, il y a un autre autel adossé au milieu de la closture du chœur, au-dessus duquel il y a un autre crucifix en forme de vigne fort étendue, qui porte tous les ancestres de Jésus Christ selon la chair ; et au milieu du cœur, une grande figure de la Vierge qui répand six rayons, au bout desquels il y a de petits anges attachez. Tout cela est de cuivre. Pour le grand autel, [il] est fort simple.

Nous employasmes un temps assez considérable pour voir toutes ces choses, parce que nostre hoste nous avoit dit que nous n'avions que trois lieues à faire pour aller à nostre giste. Cela fut cause que nous ne partismes qu'après trois heures de Neustad, et que nous n'arrivasmes que fort tard à Clokniths, nostre giste ; ce qui nous fit connoître ou qu'on nous avoit trompé pour le nombre des lieues, ou que nous nous estions trompez nous-mesmes pour la mesure de ces lieues, lesquelles commencent là d'estre encore bien plus longues qu'en Allemagne : ce qui fit que nous n'arrivasmes qu'à 9 heures du soir, et que nous eusmes assez de peine à nous loger.

CLOKNITHS [Gloggnitz]

Couché à Clokniths, le 13 juillet

Nous commençasmes là à estre estrangement resserrez de tous costez dans les montagnes, entre lesquelles ce village est tellement enfermé qu'il n'a point d'étendue. Il est scitué sur le bord d'une rivière fort rapide, laquelle quoy qu'elle ne soit là qu'à une lieue de sa source, y coule néanmoins avec bien de la violence, parce qu'elle tombe du haut des montagnes. Nous fusmes contraints de demeurer toute la matinée du lendemain dans ce village, pour donner temps à nos gens de chercher autant {128} de paires de bœufs qu'il nous en falloit pour faire passer les montagnes à nostre bagage. Cependant, j'allay à l'église, qui se sentoit encore alors de l'incendie des Luthériens, qui la bruslèrent il y a environ 80 ans, ainsi qu'il est gravé dans une pierre attachée au-dedans de la nef. Le curé porta le Saint Sacrement à un malade avec la mesme cérémonie que nous faisons ; mais il ne retourna pas de mesme, car il revint sur ses pas sans torche, sans surpelis et sans estole : ce qui me fit croire que, dans ce païs-là, on ne porte dans le ciboire qu'une seule hostie pour le malade, après quoy on raporte ce ciboire dans la poche, ce qui ne marque pourtant pas assez de révérence.

Femme monstrueuse

L'hostesse que nous eusmes dans ce village estoit une femme veuve, qui avoit trois filles qui se suivoient d'aage. La mère et les filles ensemble estoient aussi belles qu'elles estoient modestes. Je parle icy de la beauté de ces personnes, contre mon ordinaire ; mais je ne le fais qu'à cause d'une femme stupide et hébétée, extraordinairement affreuse, que nous trouvasmes dans ce village et qui vint nous voir dans nostre hostellerie. Elle estoit aagée d'environ 40 ans. Elle avoit un visage le plus hydeux et le plus épouvantable qui se puisse jamais voir. Elle ne différoit presque en rien d'une beste, pas mesme par le visage. Elle avoit la face effroïablement fendue, d'où il sortoit une vilaine bave qui faisoit soulever le cœur. Sa parole estoit affreuse, son nez gros et applaty, ses yeux étendus et sortans hors de la teste, et sa taille avec tout cela très petite.

Ce monstre nous surprit tous, parce que nous n'avions encore rien veu de semblable ; mais dans la suite de nostre voïage, nous en reconnusmes bien d'autres de mesme, dans les montagnes où nous passasmes, lesquelles ont quelque chose qui contribue à ces sortes de productions monstrueuses.

SPEDALL [Spital]

Couché à Spedall, le 14 de juillet ; moulins à scier

Nous partismes de Clokniths pour venir coucher à Spedall, qui n'en est qu'à deux lieues, incontinent après le disner ; néanmoins, nous n'arrivasmes qu'à la nuit à nostre giste, à cause d'une haute et difficile montagne qu'il fallut passer. La première lieue de chemin que nous fismes fut très agréable. D'abord que nous sortismes du village de Clokniths, nous vismes, sur le costeau d'une montagne voisine, une fort belle abbaïe de Saint Bernard et, au pié de cette montagne, quantité de moulins à scier des planches de sapin. Ces moulins travaillent toujours, sans que qui que ce soit ait obligation d'y demeurer perpétuellement. Il suffit d'abord de préparer les arbres de sapin qu'on veut débiter en planche ; et après qu'on les a mis en place, les moulins, par le moïen de quelsques ressorts que la chute de l'eau remue, coupe les planches avec autant d'égalité que font nos scieurs d'air.

{129} De l'autre costé du valon que nous traversions, nous découvrismes beaucoup de petites maisons de noblesse scituées sur l'autre panchant du costeau, qui ne pouvoient qu'elles n'eussent belle veue, parce que nous nous souvinsmes les avoir veues la journée précédente, de fort loin. Entre ces deux montagnes couloit cette rivière sur laquelle estoient ces moulins, grossie par beaucoup de petits ruisseaux d'une eau la plus claire du monde, qui coupoient les chemins de tous costez et qui, coulant le long des sapins dont ces chemins estoient couverts, faisoient un bruit qui égalloit presque celuy de la musique.

Plus nous avancions, plus nostre route se rétrécissoit par l'approche des montagnes revêtues de rochers et de sapins, qui se joignent ensemble de si près au village de Shottvien qu'elles ne laissent que le chemin d'un charrois entre elles deux. Ce village a une longue rue mais fort estroite, dont les maisons de part et d'autre sont adossées contre les rochers. D'un costé de ces maisons coule un ruisseau avec beaucoup d'impétuosité, et parce qu'il vient des montagnes, et parce qu'il est encore poussé par le mouvement des moulins qui sont à la teste de ce village.

Guérites naturelles

Il est difficile de concevoir comment une armée pourroit passer par ce village, qui outre qu'il est très estroit, est encore fermé, du costé de Vienne, par des barrières de sapin deffendues par de petits forts taillez dans le haut des rochers ; et du costé de la Hongrie, est fermé par des murailles naturelles de rochers très élevez, qui s'avancent si fort sur le chemin qu'ils ne laissent que le seul passage d'une charrette. De tous costez, dans ces rochers escarpez, je remarquay des guérites qui y ont esté taillées pour y mettre des sentinelles et de petits corps de garde ; mais quelque application que j'apportasse pour reconnoître par où on y pouvoit entrer, je ne pus jamais en rien découvrir : et tout ce que j'en pus conjecturer, fut ou qu'il falloit qu'on élevast là des gens par des machines, ou qu'il y avoit des chemins de l'autre costé de la montagne qui y conduisent sans qu'on s'en apperçoive.

Rude montagne par son élévation

Pendant que je m'occupois dans cette recherche inutille, et ne pouvant me faire instruire de ce que je désirois sçavoir, parce que je n'avois point auprès de moy de truchement, on atteloit à nostre carosse et au chariot la quantité de paires de bœufs qu'il falloit pour monter la montagne. On en mit sur le carosse, qui monta à vuide, 7 paires ; et sur le chariot, qui estoit chargé, douze paires. Chaque paire de bœufs avoit un païsan qui les piquoit. Ils faisoient marcher ces animaux avec tant de cris que la montagne, qui en retentissoit fortement, causoit une confusion horrible. Il arriva qu'un joug des bœufs rompit en montant la montagne, par les efforts qu'ils faisoient pour traisner le bagage dans certains endroits où les roches qui se {130} rencontroient dans le chemin faisoient des degrez de la hauteur d'un pié ; mais comme nos pique-bœufs allemans eurent l'addresse de racommoder ce qui avoit esté rompu, cela ne nous retarda guères.

Singulière construction de maisons

Nous trouvions, de temps en temps, quelsques petites maisonnettes sur cette montagne, fort écartées les unes des autres, toutes basties de mesme manière : c'est-à-dire les murailles entièrement d'arbres de sapin, entaillez en queue d'irondelle, les uns dans les autres, aux quatre encogneures de ces bastimens, les fenestres prises moitié sur une de ces pièces de bois et moitié sur l'autre, ce qui ne fait qu'une ouverture pour passer la teste, telles que le sont toutes celles que l'on voit en Allemagne. Nous trouvasmes un cabaret dans une de ces maisons, qui ne me parut pas des plus honnestes, au haut de la montagne. Quelsques païsans s'y estoient barricadez et ne nous voulurent point ouvrir la porte ny mesme répondre du dedans, croyant que nous fussions des soldats. J'avois monté jusque là à pié, quoy qu'avec bien de la peine et de la sueur, ne me persuadant pas que la montagne fust si haute : mais je fus obligé de me remettre dans le carosse.

Quand nous fusmes sur la croupe de cette montagne, nous découvrismes quantité de choses différentes. D'un costé, nous vismes d'autres montagnes encore plus élevées, toutes couvertes de neiges ; d'autre costé, nous apperceusmes quantité d'effroïables précipices couverts de rochers et de sapins et, par-dessus le sommet de ces sapins, de très agréables campagnes. Il n'est pas croïable quelle inégalité de saisons nous éprouvasmes en trois ou quatre heures de temps, en passant cette montagne. Nous ressentismes, au bas, une chaleur très violente ; et, dans le haut, un froid si sensible que m'estant remis dans le carosse, je fus obligé de me couvrir de deux ou trois casaques de laquais, pour m'échauffer.

Passage difficile

Je ne demeuray pas longtemps dans le carosse, parce que nous nous trouvasmes tout d'un coup dans une descente si roide et si panchante du costé des précipices, et traversée de tant de roches, que nos gens estoient obligez de soutenir le carosse dans ces endroits-là, de peur qu'il ne versast. Il est vray qu'il ne fut pas longtemps dans ce danger : car à vingt pas de là, nous nous trouvasmes engagez dans un nouvel embaras, qui fut que nostre carosse se trouva si fort sairé [lire : serré] du costé de l'impérialle, entre deux rochers, qu'il ne pouvoit passer plus outre. Effectivement, nous fussions demeurez dans cet endroit, si nous ne nous fussions servis de cris [lire : crics] pour élever le chariot et le carosse, qui passèrent ainsi : ce qui ne se fit pas sans qu'il en coutast beaucoup de clous au carosse, dont l'impérialle fut très maltraittée.

{131} Politesse de moines dans leurs sandales

Après estre sortis de ce fâcheux pas, nous crusmes que nous n'en avions plus de fâcheux à passer ; mais à peine eusmes-nous fait quelsques démarches, qu'estant descendus, nous connusmes qu'il falloit remonter tout de nouveau : ce qui ne nous embarassa pas peu, parce qu'en ce lieu, qui n'avoit que le passage fort estroit pour nostre carosse, nous eusmes à la rencontre des moines Observantins de Pologne dans leurs calèches, ce qui nous ferma aux uns et aux autres le chemin. Ce fut là où il fallut que tout le monde mist la main à l'œuvre pour tirer à force de bras, sur des roches et parmy des broussailles, les voitures de ces moines, afin d'ouvrir le passage aux nostres. Si les calèches de ces moines polonais eussent esté toutes engagées dans le chemin, elles nous eussent bien plus donné de peine ; mais le bruit que nous faisions en marchant, en arresta trois sur le haut de la montagne : où je consideray l'équipage de ces moines, qui avoient des sandales de cuir fort mignones, cousues en arrière-points de soie de différentes couleurs, de bleu, de jaune, de verd et de rouge. Je m'informay d'eux d'où ils venoient, et ils m'apprirent qu'ils retournoient de Rome, de leur chapitre général qui s'y estoit tenu. Je fus surpris qu'à Rome on y souffrit des gens en cet équipage, parce que je n'y avois pas encore esté ; mais après que j'ay esté sur les lieux, je n'ay plus esté surpris de ces sandales, y ayant veu d'autres moines en bas de soie et pareilles couleurs.

Nos moines polonais tirèrent du costé de Scotthvien, et nous de celuy de Spedall, où nous n'arrivasmes qu'à une heure de nuit. Nous trouvasmes ce village dégarny de toutes choses, à cause que les païsans avoient enlevé tous leurs meubles, sur l'advis qu'ils avoient eu d'un logement de cavalerie. Lorsqu'ils nous virent arriver, ils s'imaginèrent que nous estions ces gens dont on les avoient menacez. Toutes leurs maisons estoient si vuides, que nous n'y trouvasmes que de la paille pour coucher. Ils nous dirent qu'ils n'avoient ny pain ny vin ny viande ny avoine pour nos chevaux ; mais nous leur en fismes trouver, après que nous leur eusmes fait connoître que nous n'estions point des gendarmes, et que, pour leur oster toute deffiance de n'estre point païez, nous leur mismes de l'argent en main par avance : ce qui est le grand secret pour rassurer les hostelliers d'Allemagne.

Forges de fer

Nous eusmes loisir, le lendemain matin, de voir dans ce village des forges de fer que des moulins à eau font travailler, en élevant d'effroïables marteaux qui abattent et si fort et si lentement que les forgerons le désirent, par le moïen d'eau à la roue du moulin. Ce divertissement pris, nous partismes de Spedall et vinsmes coucher de très bonne heure à Copemberg, où nous n'espérions que de disner ; mais un accident qui nous survint, qui fut que nostre chariot versa en chemin, nous arresta dans ce lieu. Ce village est entre des montagnes qui s'élargissent un peu plus en cet {132} endroit qu'ailleurs. En y arrivant, nous rencontrasmes, à un quart de lieue, une abbaïe de saint Bernard, fortifiée sur le haut d'une montagne, au pié de laquelle nous passasmes. Je fis là une réflexion sur les différentes scituations des abbaïes de Cisteaux en Allemagne et en France, et je remarquay que là elles sont presque toutes sur des montagnes, et qu'icy elles sont dans des vallons marécageux pour la plupart.

COPEMBERG [Kapfenberg]

Couché à Copemberg, le 15 juillet

Nous trouvasmes le village de Copemberg semblable à la pluspart de ceux qui sont dans les montagnes de ce païs-là : je veux dire, arrosé de beaucoup d'eau. Celuy-cy l'est plus que tous les autres. L'eau des fonteines se répand si abondamment, que toute la rue dans laquelle nous logions en estoit baigné de deux ou 3 doigts de hauteur. Je visitay l'église de la paroisse. Elle me parut fort propre. La pluspart des bancs de sapin, rangez en symmétrie comme ils sont en Allemagne, ainsi que je l'ay déjà remarqué fort souvent, sont peints de différentes images de saints, selon la dévotion de ceux qui y ont leurs places.

PRUK [Bruck an der Mur]

Couché près de Pruke, le 16 de juillet ; forges pour l'artillerie

Nous trouvasmes, à la sortie de Copemberg, un chemin très divertissant par la diversité des choses qui s'y rencontrent, quoy que la route soit toujours entre les montagnes. Une des premières choses curieuses que nous vismes furent des forges qui ne sont que pour la fabrique des boulets de canon, qui s'y font par le moïen des eaues qui élèvent de gros marteaux de fer, qui battent sur des enclumes monstrueuses, au milieu desquelles, comme sur les marteaux, il y a une cavité qui est de la moité d'un boulet, laquelle est, dans l'enclume et dans le marteau, comme un demy-moule avec quoy on façonne le boulet en cette manière : le forgeron prend, de la forge allumée, une masse de fer avec des tenailles de mesme, et ayant mis dans le moule de l'enclume ce morceau de fer, le tourne et retourne sans cesse, tandis que le moulin à eau élève le marteau cavé en rond dans le milieu, jusqu'à ce que le boulet soit formé. Nous eusmes, tout ce jour-là, un païsage le plus diversifié et le plus agréable du monde, tant à cause de la quantité de fonteines que nous rencontrions continuellement, que des bourgs et des petites villes que nous voyions de tous costez. Nous disnasmes dans          [en blanc], tout au bout de la grande place, sur laquelle donnoit le chasteau, élevé sur une montagne.

{133} Nous n'eusmes pas marché plus d'une bonne lieue d'Allemagne, que nous trouvasmes la ville de Pruk, que nous traversasmes sans nous y arrester. Nous n'en pusmes voir, pour lors, autre chose que la rivière de Meure, qui va à Gratz, à laquelle se joint là celle d'Hisparch. Nous commençasmes, pour lors, à suivre presque toujours cette première rivière, que les montagnes et les rochers reserrent souvent de si près qu'à peine les charrois peuvent-t'ils passer, sans entrer dans ses eaues.

Nous remarquasmes, ce jour-là, la stérilité du païs par les terres incultes, et par le travail des habitans à cultiver les autres qui peuvent rendre quelque chose. Les roches et les bois sont si fréquens, dans tous ces quartiers-là, qu'on y trouve très peu de terre sur laquelle on puisse répandre de la semence. Les païsans prennent bien la peine d'en gratter le long de la rivière, pour la porter sur le haut des montagnes, où sont scituées leurs maisons, dans une grande distance les unes des autres, à peu près à la portée d'un mousquet : ce qui ne doit pas donner peu de peine aux curez de ces lieux-là. Les pièces de blé qu'ont ces pauvres païsans ne se mesurent pas à l'arpent. On les estime là bien grandes, quand elles ont seulement deux toises en quarré. Le terrain est presque tout de cette sorte le long de la Meure, depuis Pruk jusqu'à Gratz, c'est-à-dire environ 25 lieues de long. Nous ne pusmes loger, ce jour-là, que dans un village où nous n'eussions trouvé ny lits ny pain ny vin, si nous n'eussions mis de l'argent par avance dans les mains de l'hostellier du lieu, à qui la pièce fit ouvrir sa cuisine et apporter de quoy manger, qu'il n'avoit point auparavant, nous avoit-t'il dit.

GRATZ [Graz]

Couché à Gratz, le 17 juillet

La commodité de voïager dans les provinces de la Carinthie et de la Styrie, où est Gratz, est fort grande pour en trouver les chemins, à cause des montagnes qui serrent si fort la rivière, qui marque aussi les routes qu'il faut tenir, qu'il est impossible de pouvoir s'écarter quand mesme on le voudroit. Nous trouvasmes, principalement en un endroit, la route si étroite qu'il avoit fallu faire un chemin à coup de marteaux, dans un roc au pié duquel la rivière passe. Il y a environ cent pas de long de cet ouvrage, tiré en droite ligne, qui fait le plus beau quay du monde à cette rivière. Nous ne disnasmes point, ce jour-là, parce qu'il ne se trouva rien sur la route, d'autant que les païsans avoient déjà abandonné leurs maisons, sur le bruit de la marche des troupes.

Accident considérable

Nous arrestasmes pourtant dans un misérable village pour n'y manger qu'un peu de pain, distant de 2 lieues de Gratz. Nous joignismes, en ce lieu, la rivière que nous avions quittée pendant une demie-lieue. Nous commençasmes à la découvrir du {134} haut d'un chemin élevé et fort étroit, au pié duquel elle bat. Nous ne passasmes pas là sans peur. Nostre carosse y versa aussi, mais du costé d'une éminence de terre soutenue par des roches, qui cassèrent une des glaces de la portière. Si nous eussions versé de l'autre costé, il en eust peut-estre cousté la vie à tous ceux qui estoient dans le carosse. Cet accident nous fit mettre, à tous, pié à terre, jusqu'à ce que nous entrasmes dans une prairie au bout de ce chemin. Nous entrasmes pour lors dans une plaine qui se forme à une grande demie-lieu de Gratz, à cause des montagnes qui s'élargissent en cet endroit : ce qui nous parut agréable, à cause qu'elles nous avoient beaucoup reserrez pendant quatre jours de marche.

La ville de Gratz est posée sur la rivière de Meure, qui porte là autant d'eau que la Marne fait icy. Cette ville, du costé de la rivière, n'a point de fortes murailles, à moins que celles que l'on commençoit à y bastir ne soient achevées. On y travailloit pendant nostre séjour, mais fort lentement, quoy que la guerre deust donner beaucoup d'empressement pour cela. Les deffenses de cette ville, du costé que la rivière ne passe pas, sont bonnes. Elle est scituée dans un bas et sur un haut, à cause de la montagne, qui a un château régulièrement fortifié sur l'endroit le plus élevé. Ce chasteau est revêtu, de tous costez, de très bons bastions de brique, lesquels sont doubles dans les endroits qu'il n'est point escarpé : comme il l'est du costé de la rivière, où la montagne est si droite en cet endroit, qu'il est presque impossible d'y grimper. Ce chasteau est hors de mine, parce qu'il est tout basty sur la roche. On ne peut en aborder que par le dedans de la ville ; mais il y a autant de difficulté à l'attaquer de ce costé-là que d'ailleurs, à cause qu'il est revêtu là de terrasses et de fortifications, les unes sur les autres. Je ne sçaurois pas rien dire du dedans, parce qu'on ne voulut pas nous y laisser entrer.

Pour la ville, nous eusmes le temps de la considérer, à cause du séjour que nous y fismes. Je la trouvay fort belle, et les habitans plus civilisez que le commun des Allemans. Elle est assez marchande, et peuplée dans ses fauxbourgs mesme. Il y a, dans le milieu de la ville, une belle place d'armes bien quarrée. Je n'en ay point veu, dans mon voyage, d'une si grand étendue. Nous la vismes fort souvent, tant parce que nos banquiers, de qui nous avions à recevoir de l'argent, y demeuroient, que parce que le siège du Conseil s'y tenoit, et que nous y avions souvent à traitter pour nostre logement, que les bourgmestres nous avoient fait marquer. Ils nous en avoient donné un dans le fauxbourg dont nous eusmes peine de nous accommoder, à cause qu'il estoit tout vuide et sans écuries. Nous fismes de grandes instances pour en obtenir un qui eust ces commoditez : mais quoy que nous fissions, nous ne pusmes avoir mieux, d'autant que nous n'arrivasmes à Gratz qu'après la plus grande partie des volontaires, qui avoient pris les meilleurs logis.

Il fallut donc se contenter du logement qu'on nous donna, et nous équiper de ce que nous avions dans nostre bagage, et coucher au milieu de nos chambres nos mattelats, que nous mismes sur la paille. La batterie de cuisine qu'on portoit à l'armée {135} commença à servir dans cette conjoncture. Cependant, on donnoit ordre à quelsques provisions nécessaires pour le camp, comme de lard, de volailles, de sel, de fromage, de pain, de farine, d'avoine, de merluche, de faux, de faucilles, de serpes, de cognées : enfin de toutes les choses dont on a ordinairement besoin dans une armée. Ces provisions obligèrent de prendre encore trois nouveaux chariots de bagage, dans l'un desquels on mit de grands saloirs, où on sala deux cerfs par pièces, qui estoient des trois que le Président du conseil de Gratz fit présent à M. de Brissac, qui en donna la moitié du troisiesme à M. le marquis de Villeroy, et l'autre à M. le duc de Chevreuze.

Un de nos suisses tué

Tandis que nos gens estoient appliquez à faire nostre bagage d'armée, nous nous promenions dans la ville pour y voir ce qui estoit de remarquable. Nous eusmes toujours de la liberté d'y entrer, jusqu'au jour qu'une partie de nostre cavallerie, qui passoit d'Italie, vint prendre son logement à une lieue de Gratz. Pour lors, les gardes du pont en empeschèrent l'entrée à tout le monde, pour éviter la confusion. On ne laissoit pourtant pas d'en ouvrir la porte de temps en temps, quand il ne se présentoit point trop de monde tout à la fois pour y entrer : ce qui accommodoit nos cavalliers, qui avoient pris leurs mesures pour faire leurs provisions dans cette ville-là. Un de nos suisses, qui avoit bu, ayant voulu entrer par force sur ce pont, y fut tellement outragé, la veille de nostre départ, qu'il en mourut quatre ou cinq jours en suitte.

Mon occupation ordinaire, durant mon séjour à Gratz, fut de visiter tous les moines qui estoient dans la ville et dans les fauxbourgs. J'avois grand désir de voir aussi une abbaïe de filles qui me parut belle, à une lieue de là ; mais je n'osay pas m'y hazarder, à cause des troupes qui estoient dans le voisinage. Je me contentay donc de voir tous les monastères de la ville et des fauxbourgs. La première [sic] que je visitay fut celle des Capucins, dont je ne vis que l'église, qui est au plus haut de la ville. On y monte plus de 15 ou 16 marches, devant d'y entrer. Je remarquay, du costé de l'Épistre, un fort beau tableau du Jugement dernier, dans lequel il y avoit des nuditez si honteuses que je ne pus comprendre comment des gens qui exposoient aux yeux de tout le monde des peintures si impures, ne redoutoient point eux-mesmes ce Jugement dont ils vouloient faire peur aux autres.

Addresse de moines

Je vis encore, en retournant des Capucins, qui sont d'un costé du château, des Augustins, qui sont de l'autre : dont l'église est assez singulièrement bastie, ayant esté mise, de dessein, dans un second estage d'un grand corps de logis, dans laquelle on monte par un très bel escallier à quatre noyaux. Je visitay aussi, en mesme temps, une église de Jacobins, où je ne vis qu'une chose bien digne de moines : c'est une {136} très belle cave destinée à la sépulture des habitans, qu'ils invitent sans façon à se faire enterrer là. Pour cela, ils ont fait graver en lettres d'or, à l'entrée de cette cave, ces mots : Sepultura pro sæcularibus erecta. Cette église est fort propre et fort jolie.

Quoy que celle des Carmes déchaussez se rencontrast, ce jour-là, dans mon chemin, je n'y voulus pourtant point entrer. Je me réservay à la voir le jour qu'on devoit célébrer la feste du Scapulaire, qui devoit se solemniser deux jours après, me tenant comme tout assuré que je verrois pour lors quelque chose de fort mystérieux. Je ne me trompai pas. En effet, les choses estoient dans leur lustre et dans leur plus beau, et je puis dire qu'il ne me manqua qu'une chose pour avoir une pleine satisfaction : qui fut d'entendre la langue allemande, ce qui m'eust donné le moyen d'écouter peut-estre encore plus de faussetez, en ce païs-là, qu'en France, de la grandeur et des effets miraculeux de l'indulgence accordée au Scapulaire. Je ne perdois pas mesme l'espérance d'entendre renouveller l'impertinence d'un moine de la Mercy, nommé le Frère d'Aigreville, lequel preschant dans Provins, en 1663, ce mystère prétendu, eut l'impudence de vouloir prouver, par ce passage de saint Luc, et pannis eum inveluit (1), que le premier à qui la Vierge avoit donné le Scapulaire estoit Jésus Christ. J'estois présent à ce sermon.

Ridicule figure de Nostre Dame du Scapulaire

Je ne puis dire si, dans l'église des Carmes de Gratz, on dit une pareille impertinence, ou quelqu'autre semblable, parce que comme je viens de le dire, je n'entendois point la langue ; mais j'eus au moins la satisfaction d'estre le témoin oculaire de la feste. Je ne m'amuseray point à descrire les ajustemens de la chappelle mais remarqueray seulement la décoration qui servoit à la solemnité. Je vis pour cela, dans le milieu de l'église, une belle pouppée de cire, grande comme nature, assise dans un fauteuil, le sein tout découvert, les cheveux bouclez, frisez et poudrez, force rubans à sa coeffeure, un beau collier de perles au cou, des brasselets de prix à ses bras, accompagnez d'un collet de très beau passement, avec une robe de satin bleu, chamarrée d'or et d'argent : et sur tout cela, un majestueux Scapulaire mis en manière de baudrier par-dessus ce magnifique équipage, qui estoit encore relevé par des soulliers blancs des plus mignons et des mieux faits, et une couronne impériale sur la teste. Cette auguste pouppée, que l'on appelloit la Vierge du très Saint Scapulaire, estoit élevée sur une estrade de deux marches, toute parsemée de couronnes et de fleurs.

J'hésité, à la vérité, quelque temps pour qui je prendrois cette pouppée ridicule, qui eust incomparablement mieux représenté une infame Vénus que la Sainte Mère de Dieu. Néanmoins, le respect singulier que les Catholiques du païs luy rendoient, me fit connoistre que l'on prenoit cette extravagante figure pour l'image de la Sainte {137} Vierge. On prenoit à ses piés le Scapulaire ; et le moine qui le donnoit estoit revêtu d'un surpelis et d'une estolle, comme s'il eust voulu donner le Saint Sacrement.

Piété déréglée

La feste ne se termina pas là, car on porta cette image en procession sur les épaules de quelsques confrères, tandis que d'autres portoient un dais, sous lequel elle estoit assise dans son fauteuil. Le Saint Sacrement suivoit tout à découvert et sans pompe, plutost ce me semble-t'il pour servir à la pompe du Scapulaire, que pour y recevoir les honneurs qui luy sont deus. La procession estoit nombreuse. Elle se fit au son des trompettes, dans une grande place proche du chasteau. Presque tous ceux qui s'y trouvèrent avoient des cierges ou des flambeaux allumez. Je ne puis dire comment cette cérémonie s'acheva, parce que la voyant de l'air que je viens de dire, elle me choqua tellement l'esprit que je n'en voulus pas voir la fin.

Je m'en revins donc au logis, où entendant sonner le salut chez des Observantins dont nous estions voisins, j'allay pour y assister et adorer le Saint Sacrement, qui estoit exposé dans leur église pour demander à Dieu secours contre les Turcs. Ces pauvres moines se mesloient de chanter la musique, mais ils s'y prenoient si mal qu'ils faisoient pitié. Je remarquay une chose étonnante, quand ils chantèrent les litanies de la Sainte Vierge : c'est que dans le commencement de ces sortes de prières, que l'on demande miséricorde au Père, au Fils et au Saint Esprit, tous ceux qui estoient dans l'église parloient ensemble et demeuroient assis, mais si tost que les choristes entonnèrent Sancta Maria ora pro nobis, et qu'un moine eut tiré un rideau qui couvroit l'image de la Sainte Vierge (ce qui se pratique ainsi en Allemagne et en Italie), incontenant il se fit un grand silence, et chacun se prosterna contre terre avec une dévotion qui auroit édifiée ceux qui n'auroient pas esté les témoins de l'irrévérence de ces gens, dans le commencement de cette prière.

L'église dont je parle est assez jolie, particulièrement l'enceinte du chœur, qui est orné de très belles peintures et de dorures. Tout le corps de cette église, jusqu'aux voûtes, a la mesme décoration : d'une manière pourtant qui n'est pas si étendue ny si achevée que celle du chœur. Il y a quantité de feuillages dorez qui tombent de manière de festons le long des pilliers, mais assez malfaits, aussi bien que quelsques figures de pierre blanche, grandes comme nature, posées dans de niches le long de cette église.

Fourberie de moines

Les frères de la Charité ont une maison dans les fauxbourgs de Gratz, où est aussi celle des Observantins. Ils nous vinrent prier de les aller voir ; et pour nous engager plus fortement, ils nous dirent qu'ils avoient une relique considérable à nous monstrer, qui estoit une écuelle de la Sainte Vierge qu'ils gardoient dans une chappelle pareille à celle de Lorette. Nous leur promismes d'y aller le lendemain, et je {138} m'engageay mesme d'y dire la messe. Je m'acquittay de ma parole, et je célébray la messe dans cette chappelle, qui effectivement est pareille à celle de Lorette : après quoy ces bons moines tirèrent d'une armoire leur prétendue relique, qu'ils exposèrent à la vénération de assistans, dont ceux du païs apportèrent avec empressement leurs chappelets, qu'ils saussèrent, comme il falloit, dans cette écuelle. Nous ne donnasmes pas, comme les autres, dans le panneau. Nous eusmes assez de présence d'esprit pour demander à ces moines s'il n'estoit pas vray que cette écuelle n'estoit point la véritable écuelle de la Vierge, mais seulement une toute pareille à celles que l'on montre à Lorette. Ils nous avouèrent franchement la chose ; et ils nous firent assez entendre qu'ils ne trompoient ainsi dévotement les gens, que pour entretenir la dévotion du peuple.

Sincérité ingénue des moines

Je retournay encore, le lendemain, dire la messe chez ces mesmes moines, mais à un autre autel qui n'est pas moins rare que celuy de Lorette. Celuy-là est un autel privilégié des plus lucratifs (autant au moins qu'on en peut juger par son bel appareil). On y voit un très beau crucifix en bosse, tout d'airain, lequel sert de contre-table. Il y a, aux costez de ce crucifix, de différentes représentations d'hommes et de femmes à demi-corps, aussi d'airain, lesquels sont au milieu des flammes bien dorées. Les hommes ont la barbe tout nouvellement faite et la moustache bien retroussée, et les femmes ont le sein tout découvert. De ces flammes sort une vigne qui s'attache au crucifix. Nous témoignasmes à ces frères que nous estions scandalizez de la posture de ces hommes et de ces femmes, les uns avec les autres au milieu de si belles flammes, et si bien dorées. Un bon frère, qui parloit italien, crut nous appaiser, en nous disant ingénuement leur dessein : qui estoit per chiappar li cuori, c'est-à-dire qu'ils avoient fait, de cette sorte, cet autel privilégié pour gaingner, ou pour mieux dire littéralement, pour gripper les cœurs.

Addresse de Jésuites

Je ne voulus point quitter la ville de Gratz sans y voir la maison des Jésuites, qui y dominent souverainement à cause de l'université qu'ils y ont. Nous nous joignismes trois ou quatre, pour visiter ces pères. Nous en rencontrasmes un à l'entrée qui nous parut fort civil et qui nous mena tout d'abord dans l'église, qu'il nous dit n'estre pas à eux : qu'ils ne l'avoient que d'emprunt, estant bastie pour la sépulture des archiducs, qui n'y sont pourtant pas enterrez, mais dans une autre chappelle détachée du corps de cette église, laquelle chappelle est encore plus imparfaite que celle des Valois à Saint Denis en France. L'emprunt de cette église dont le Jésuite nous parla, ne leur est pas une chose incommode : puisqu'ils en disposent comme d'un bien qui leur est propre, sans estre tenus aux réparations, qui se font exactement par le soin des Jésuites, aux dépens de l'Empereur.

{139} Alliance monstrueuse

Le Jésuite qui nous conduisoit nous fit entrer, à la sortie de ces chappelles, dans le collège qui est très bien basti ; et il nous fit voir tout d'abord une salle haute, fort vaste, qui se nomme et la salle des comédies et la chappelle de la Congrégation. En effet, je remarquay à un bout un théâtre, et à l'autre un autel. Je trouvay que cela n'estoit pas mal inventé, et qu'il n'y avoit que des Jésuites capables de ces sortes d'accommodemens, donnant ainsi du divertissement d'un costé et de la dévotion de l'autre, tantost la messe et tantost la comédie, tantost les choses saintes et tantost les prophanes et les farces, dans un mesme lieu.

Je vis le platfonds de la salle, très bien peint. Les actions de Charles Quint y sont marquées. Il y a un endroit où il est représenté en conférence avec un ange. Le Jésuite qui nous fit voir toutes ces choses fut assez obligéant pour nous ouvrir un cabinet posé dans la muraille, dans lequel les noms des congréganistes estoient écrits. Le nombre, nous dit-t'il, se montoit à 900, sans comprendre les écoliers et les enfans des bourgeois, qui avoient une autre congrégation ailleurs pour eux. Nous quittasmes cet honneste Jésuite, en parlant du gouvernement de l'Empire au sujet de la guerre de Hongrie : contre lequel, tout Jésuite qu'il fust, il pestoit assez hautement. Nous le quittasmes, luy nous disant qu'il ne pouvoit pas nous en dire davantage.

Dévotion domestique de lampes

Nous commençasmes à voir dans Gratz, pour la première fois, les lampes allumées dans les maisons les mercredis et les samedis, en honneur de la Vierge. On fait brusler dans les boutiques, ces jours-là, devant l'image de la Sainte Vierge, des lampes : lesquelles sont quelquefois au-dedans, d'autres fois au-dehors et souvent mesme aux portes.

LEIBNIX [Leibnitz]

Couché à Leibnix, le 24 de juillet

Après avoir demeuré à Gratz, depuis le 17 que nous y arrivasmes jusqu'au 24 que nous en partismes, après y avoir fait quelsques provisions et attendu 900 hommes de nostre cavallerie françoise, que nous voulions joindre pour aller ensemble à l'armée, nous vinsmes loger avec eux à Leibnix, où le mareschal des logis nous marqua nostre logement. Ce lieu n'est qu'un village, mais si beau qu'il nourrit une communauté de Capucins qui y sont établis. Je visitay leur couvent, et je m'entretins avec un de ces pères, qui me témoigna beaucoup de bonté. Ce village est disposé en quarré, plus long pourtant que large. Ses maisons, qui le ferment, luy donnent cette figure. À l'un des bouts est l'église de la paroisse, et à l'autre celle des Capucins.

{140} Nous laissasmes malade dans ce lieu un de nos suisses, qui ayant voulu forcer les gardes du pont de Gratz pour entrer dans la ville, en fut si maltraitté par une grande quantité de coups de baston qu'ils luy donnèrent sur le corps et sur la teste, qu'une grosse fièvre la saisit dans ce village, où nous le laissasmes malade entre les mains du chirurgien du lieu, à qui on donna de l'argent pour en avoir soin. Nous le recommandasmes aussi au gardien des Capucins, qui me manda à l'armée, 15 jours après, qu'il estoit mort muni des sacremens, trois jours après nostre départ.

VILLAGE

Couché dans un village abandonné, le 25 juillet

Nous commençasmes, à Leibnix, à nous lever au son de la trompette ; et [nous] allasmes passer, le matin, à une demie-lieue de ce village, la rivière de Meure sur un pont. Les premières compagnies qui passèrent, firent alte au bout du pont, pour attendre les autres et pour marcher ainsi en batailles. Ce fut là que je commençay à voir le désordre de la guerre : car l'estappe, qui s'estoit toujours donnée aux soldats, ayant cessé au village que nous venions de quitter, les cavalliers et les gens mesme des personnes de qualité se mirent à piller, enlevant des villages voisins et de ceux qui estoient sur la route tout ce qui les accommodoit, quoy qu'en ce temps-là nous eussions encore toutes choses en abondance. Cette conduite si peu chrétienne me représenta ces gens tels que Nathan représenta cet homme à David, qui ayant un grand troupeau de brebis, alla enlever la seulle qu'avoit un pauvre homme [2 Samuel 12 : 1-4].

Nous quittasmes, dès ce jour-là, la douceur de nos gistes ordinaires. Nous fusmes réduits à coucher dans une misérable chaumière d'un pauvre village que les païsans avoient abandonné, pour se réfugier dans les bois avec tout ce qu'ils avoient pu emporter. Je vis, pour cette première fois, le campement de la cavallerie, qui se fit dans un lieu fort marescageux à l'entour de ce village, dont on avoit marqué toutes les maisons pour le logement des personnes de condition et des principaux officiers. Je couchay dans un fourny [lire : fournil], où la grande chaleur du four me fit connoître que les païsans avoient cuit depuis peu du pain, pour fuir dans les bois.

HOKNITZ

Couché à Hoknitz, le 26 juillet ; tumulte pour la marche

La trompette nous éveilla ce jour-là, comme le précédent, mais nostre départ ne se fit pas si paisiblement. Il avoit plu extraordinairement la nuit ; et les terres, qui {141} estoient fort grasses, estant détrempées, le chemin en estoit devenu très mauvais. Ceux qui commandoient, ce jour-là, ne sçavoient pas eux-mesmes la route qu'il nous falloit tenir, si bien qu'on nous en fit tantost prendre une et tantost une autre, pour nous tirer de ce village : ce qui ne si fit pas sans une grande confusion, estant très difficile de faire tourner quantité de chariots à six chevaux dans un village tout coupé de haies et plein de marescage. Ce fut pour lors que j'apprehendé que les Turcs, contre qui nous allions combattre, ne défissent nostre armée, à cause des blasphèmes horribles qui se firent de tous costez pour la marche du bagage, chacun voulant passer des premiers : ce que tous essaïoient de faire, l'épée ou le pistolet à la main et les juremens à la bouche.

RAKELSBURG [Radkersburg]

Après quantité de crimes de cette sorte, on s'appaisa, et on se mit en marche. Sur nostre route de ce jour-là, nous trouvasmes le petite ville de Rakelsburg. Fortifiée de 4 bastions, elle est couverte, à droite, d'une haute montagne qui tient à ses murailles. Au-dessus de cette montagne, il y a une forteresse qui la conserve. À gauche, elle est deffendue par la rivière de Meure, qui est très forte en cet endroit. Je ne puis rien dire davantage de cette ville, parce que personne de nous autres n'y entra, et que nous ne fismes que passer tout proche.

Tandis que nous marchasmes, ce jour-là, nous ne fusmes pas peu inquiétez du lieu où estoit l'armée chrétienne, que nous devions joindre. Nous n'avions personne qui nous en dist des nouvelles, si bien que nous demeurions toujours dans l'embaras. Néanmoins, à peine eusmes-nous fait un demi-quart de lieue, que nous en trouvasmes de traces, qui nous parurent par les piquets et par les huttes, restez d'un campement qui s'estoit fait proche de cette ville de Rakelsburg ; mais pourtant, cela ne nous osta pas tout à fait hors de peine, parce que nous n'apprenions point encore de quel costé l'armée avoit tiré.

Allemand moribond

Je fut touché là d'un triste spectacle qui m'attendrit le cœur : ce fut de voir un pauvre Alleman d'environ 55 ans, qui estoit demeuré malade dans le camp. On l'avoit dépouillé tout nud. Dans l'effort de son mal, il s'estoit tiré de sa hutte, le ventre contre la terre, qui estoit toute détrempée par une pluie abondante : laquelle tomboit sur le corps de ce pauvre homme, qui en estoit tout transi parce que ce jour-là elle estoit très froide. Les cris de ce misérable moribond, qui estoit prest d'expirer, ne me touchoient pas moins que la posture où il estoit ; et ce qui augmentoit ma peine, estoit que je ne pouvois pas m'arrester, ny pour le consoler ny pour le soulager, d'autant que d'un costé je ne sçavois point sa langue, et que d'un {142} autre il falloit incessamment marcher, crainte d'estre assommé par les païsans, qui sortoient toujours du bois pour donner sur ceux qui estoient écartez du gros.

Toutes ces raisons, jointes à l'ignorance que j'avois de la langue allemande, firent que je passay comme les autres, mais un peu plus à mon aise, parce que j'estois moy deuxiesme en un carosse bien vitré. La misère de ce pauvre vieillard dont je viens de parler, couché tout nud sur le ventre et battu de la pluie sur le dos, estoit en vérité digne de compassion ; mais il faut dire qu'elle ne faisoit qu'une partie de celle que j'eus, le reste du jour et les deux semaines suivans, pendant lesquels nous ne trouvions que des morts ou des moribonds, de cinquante en cinquante pas, qui expiroient le long des haies et dans les bourbiers. Cette affliction estoit grande pour moy ; cependant, une chose la diminuoit : qui estoit que ces corps morts ou vivans que nous rencontrions sur nostre route, estoient pour nous des assurances certaines que l'armée chrétienne avoit passée par là, il y avoit très peu de temps.

Pitoïable état de la milice allemande

Ce spectacle pitoïable de morts ne fut pas le seul que nous eusmes ce jour-là, que nous arrivasmes, sur le soir, dans un village hongrois, auprès duquel nous rencontrasmes une petite chappelle qui estoit toute pleine de soldats, qui mouroient les uns sur les autres. Nous trouvasmes aussi, tout proche de cette chappelle, dans le grand chemin, des femmes françoises, dont l'une avoit receu tant de coups de bastons qu'elle se mouroit presque. Il sembloit que plus nous avancions, plus la misère augmentoit ; car nous eusmes encore, à la rencontre sur nostre route, deux ou trois compagnies d'infanterie allemande, qui n'avoient presque pas plus de couleur et de mouvement que les morts déterrez. La pluspart n'avoient ny chappeau ny souliers ny armes ; et ceux qui en avoient, nous fit faire de beaux raisonnemens sur la guerre où nous allions nous engager.

Si tost que nous fusmes arrivez en nostre quartier, je m'en allay au lieu où j'avois veu ces pauvres femmes françoises et des Allemans en estat de mourir. J'en fis enlever quelsques-uns, et cette femme avec eux, que je fis mettre auprès du feu pour tascher de les réchauffer, parce qu'ils avoient tous esté mouillez d'une pluie froide qu'il fit ce jour-là. Je voulus entreprendre d'en confesser quelsques-uns ; mais comme nous ne nous entendions pas les uns ny les autres, je taschay de leur faire entendre, par signes, ce que je voulois leur dire : à quoy pas un ne répondit, parce qu'ils estoient vraysemblablement Luthériens. Cela fut cause que je les abandonnay, pour m'appliquer uniquement à cette Françoise qui avoit esté battue ; mais je m'apperceus qu'elle faisoit la sourde quand je luy parlois : ce qui fut cause que je la laissay, comme j'avois laissé les autres, ne remportant ainsi rien de mon voyage, sinon que la peine que j'avois eue de me mettre à genoux dans des lieux marécageux, où ces mourans estoient étendus auprès du feu, contre terre.

{143} Nous attendions, dans nostre quartier, le commissaire que nous avoit donné l'Empereur pour nous conduire, comme il avoit fait effectivement jusqu'à Rakelsburg, où il estoit entré quand nous passasmes auprès des murailles. Il nous fit cependant toujours marcher, nous assurant que si tost qu'il auroit achevé quelsques affaires qu'il avoit dans cette ville, il nous joindroit. Cependant, il disparut pour toujours : ce qui nous fit déjà connoître que l'Empereur et ses officiers ne se soucioient guères de nostre perte, comme on pourra encore mieux en estre persuadé dans la suitte.

HOKNITHZ

Pauvreté des païsans hongrois

Nous prismes, sur le soir de ce jour-là, nostre quartier dans le village d'Hoknithz, où nous ne trouvasmes aucun des habitans, parce que tous s'estoient retirez dans le chasteau, qui estoit entouré d'eaue de tous costez. Ils y avoient emmené leurs femmes et leurs enfans et leurs bestiaux. Ils estoient là fort en seureté, non seullement de la part de nos commandans, mais aussi à cause de la scituation avantageuse de ce château, duquel il estoit impossible d'approcher, à cause des eaux qui l'environnoient, et des murailles et des tours : sur lesquelles paroissoient les Hongrois de ce village avec leurs femmes et leurs enfans, principalement les femmes, qui n'estoient couvertes que d'une seule chemise, sans autre habillement par-dessus. Cet ajustement estoit celuy du commun. Pour les autres, qui n'en estoient pas, elles avoient par-dessus leurs épaules un morceau de drap blanc qui passoit d'un costé par-dessous le bras, ce drap n'estant point taillé.

Le logement qu'on nous donna, ce soir-là, dans le village, fut chez un païsan, dont nous trouvasmes les granges toutes pleines de gerbes de blé, parce que la moisson venoit d'estre faite. Nous nous servismes du grain qui se rencontra dans la grange, pour donner à nos chevaux ; mais en mesme temps, je fis entendre à M. de Brissac que n'estant point dans un païs ennemi, il ne pouvoit pas manger le bien de ce pauvre homme sans le païer. Il s'accorda de faire ce que je luy proposois, et il me mit la valeur de dix écus d'entre les mains, pour païer le dégast qui se faisoit chez ce villageois. La difficulté fut, pour lors, comment on feroit tenir l'argent à celuy qui estoit intéressé. Je m'avisay pour cela d'aller chercher le curé, que je ne trouvay point parce qu'il avoit abandonné, comme les autres : ce qui me fit résoudre à cacher cet argent dans quelque endroit de la maison, où le propriétaire pouroit le trouver à son retour.

Justice rendue ; négligence des officiers

Comme j'estois en peine d'exécuter ma pensée, je fus tout étonné qu'un païsan entra dans le logis où nous estions, lequel nous fit entendre qu'il estoit le maistre du {144} logis. Nous fusmes ravis de le voir et de luy donner l'argent qui estoit destiné pour son païement. On ne sçauroit exprimer quelle joie il eut, de se voir si grassement païé de son blé, qu'il croïoit estre tout perdu. Ce qui l'étonna encore plus, fut que M. de Brissac fut le seul de nostre quartier qui en usa ainsi, les autres seigneurs croyant trop bien faire que de ne brusler pas les granges, ou de ne point perdre les grains. Nostre manière générale d'agir, apprivoisa un peu ces pauvres Hongrois, qui sortirent tous du château pour nous venir voir : comme ils firent le soir de nostre arrivée et le matin de nostre départ, qui fut un dimanche, après que j'eus dit la messe dans la grange.

CAMPÉ POUR LA PREMIÈRE FOIS

Négligence des officiers

Je dis, ce jour-là, la messe avec bien de l'empressement, parce qu'à peine avois-je commencé que l'on sonna le boute-selle. Cela avoit fait déjà partir des chariots, qui eurent tout le loisir de se reposer pendant trois heures, aussi bien que nous, à cause que le chemin qui estoit sur nostre route, et qui n'estoit pas à deux cent pas du village où nous avions couché, estoit tout rompu : si bien qu'il fallut faire une longue alte, pour le racommoder avec des fascines que les cavalliers apportoient de toutes parts. Ce retardement fut l'effet de la négligence de celuy des brigadiers qui estoit de jour pour commander, lequel nous auroit facilement épargné ce retardement s'il eut eu la diligence qu'il falloit pour faire visiter, dès le soir, les chemins que nous devions tenir ce jour-là.

Les fascines que l'on apporta incessamment, pour combler le fossé dont le pont estoit rompu, firent que nous passasmes avec bien de la joie, croyant que nous ne trouverions plus de mauvais chemins le reste de la journée ; mais à peine eusmes-nous fait quatre cent pas de chemin, que nous trouvasmes un grand marais, au travers duquel il n'y avoit qu'une chaussée faite de tronc d'arbres de sapin qu'on avoit jettez dans un endroit où l'eau passoit par-dessus. Nous fismes là nostre marche, qui fut très pénible, et pour les gens de pié, qui estoient dans l'eau la pluspart du temps ; et pour les gens de cheval, parce que ces troncs de sapins qui faisoient la chaussée rouloient sous leurs piés ; et pour les personnes qui estoient en carosse, comme moy, parce que ces arbres donnoient un bransle perpétuel à cette voiture, qui n'estoit pas là des moins incommodes. Cette chaussée continua pendant un grand quart de lieue durant : après quoy, nous trouvasmes encore beaucoup de corps morts sur lesquels il nous fallut passer.

Repas d'armée en marche

Nostre cavallerie et nos bagages s'estant tirez de ce mauvais endroit que 100 Turcs eussent aisément deffendu, nous marchasmes encore une lieue de chemin : après {145} quoy, on nous fit faire alte au milieu des champs, où il y eut ordre de faire repaistre les hommes et les chevaux. On l'ordonna ainsi, parce qu'on estoit incertain si on auroit le temps de se refraischir, d'autant qu'on ne sçavoit pas si il ne faudroit pas mesme marcher toute la nuit pour éviter la rencontre des Turcs, que l'on croïoit très proches de nous. Chacun mangea donc, en ce lieu, de ce qu'il avoit ; et on donna aux chevaux des gerbes de blé qui estoient liées et entassées dans les champs, les païsans n'ayant pas eu le temps de les mettre en grange.

Cette alte que nous fismes en cet endroit dura environ deux heures : après quoy, on nous fit marcher assez promtement, avec ordre de se suivre de près, tant pour ne tomber pas entre les mains de quelque party turc, que pour éviter aussi les embuscades que l'on disoit que les païsans hongrois, qui s'estoient réfugiez dans les bois, dressoient aux gens qui estoient obligez, comme nous, d'y passer souvent. En effet, nous en voyions fréquemment qui paroissoient sur les lizières et qui rentroient aussitost que nous en approchions. C'estoit ce qui nous faisoit tenir incessamment sur nos gardes et qui obligeoit nos commandants de faire faire alte très souvent, pour s'attendre aux défilez qui estoient très fréquents.

Les murailles ont des oreilles

On demeura, une fois entre autre, cette journée-là, fort longtemps en bataille sur une montagne entourée de bois, parce qu'on voyoit (2) de tous costez des pelotons de Hongrois, qu'on soupçonna en vouloir à nostre bagage, qui nous suivoit. On détacha mesme quelsques compagnies de cavallerie, pour se mettre à la queue d'une partie de nos bagages qui s'estoit écartée de l'autre, croyant prendre un chemin plus court. En attendant l'arrivée du baggage, les uns se reposoient sur l'herbe le long des hayes, et les autres entroient dans des broussailles voisines, où ils trouvoient des corps morts et d'autres gens qui y expiroient, après s'y estre traisnez. Je me souviens que, durant ce temps-là, M. de Brissac et moy estions assis auprès d'une haie fort épaisse, à l'autre costé de laquelle il y avoit des cavalliers : qui nous apprirent, sans penser qu'on fust si près pour les entendre, la friponnerie de son sommellier, duquel ils disoient à leurs camarades avoir receu de très bonnes bouteilles de vin, s'engageant mesme d'en tirer encore de luy, pour leur en faire boire.

Après que nous eusmes entendu ce bel entretien, nous nous levasmes dans le dessein d'en profiter ; et nous entrasmes dans un bois de sapin fort clair, où nous trouvasmes, comme les autres, des morts et d'autres qui alloient expirer. Ce seigneur eut la charité de faire donner du pain et du vin que nous avions dans le carosse, à ceux qui estoient en estat de manger ; et quand nous marchasmes, il en fit monter trois {146} ou quatre derrière son carosse, faisant porter leurs armes par ses laquais : ce qui sauva très assurément ces pauvres misérables, ou que la faim auroit fait périr, ou que les Hongrois auroient assommez.

Objet digne de larmes

Les misères dont je viens de parler estoient grandes, mais nous en vismes une autre, ce jour-là, qui surpassoit toutes les autres. Nous trouvasmes sur nostre route beaucoup d'autres morts ; mais entre ceux-là, nous rencontrasmes une pauvre femme le long d'une haie, qui avoit deux enfans entre ses bras, dont un estoit mort comme elle, et l'autre, qui vivoit encore, estoit attaché à une de ses mamelles. Ce pauvre enfant étoit une fille, qu'un seigneur fit prendre par ses gens et fit nourir dans l'armée tant bien qu'il fut possible.

Fatigue de la guerre

On peut dire que ce fut ce jour-là que nous commençasmes, tout de bon, de faire le mestier de la guerre. On nous fit marcher depuis cinq heures du matin avec toute la diligence possible, jusqu'à dix heures du soir, à cause qu'on craignoit, et avec bien du fondement, de tomber entre les mains des Turcs. Cela fut cause mesme que nous laissasmes bien derrière nous nostre bagage, parce qu'il ne pouvoit pas nous suivre. Nous marchasmes longtemps, sans sçavoir où nous devions arrester. Enfin pourtant, après avoir marché plus d'une grosse heure dans la nuit, qui estoit fort sombre, nous campasmes dans un valon de prez, entouré de montagnes revêtues de bois de tous costez. Nous eusmes là, cette nuit, toute la fatigue de la guerre, parce que nos bagages ne nous ayant pu suivre, nous demeurasmes sans pain et sans tentes. Nous y souffrismes mesme beaucoup de froid, parce que la nuit y estoit très froide, comme elles sont toujours en Hongrie, et que nous ne pouvions allumer de feu avec le bois verd que nous avions là.

Nous y rencontrasmes peu de bois sec, avec quoy nous fismes très petit feu. Tout le monde s'attroupoit là et ne s'entretenoit que du peu de conduite de nos commandans, qui nous avoient engagez dans un païs que nous ne connoissions pas, et vraysemblablement dans un danger inévitable de tomber entre les mains des Turcs. On attendoit cependant des nouvelles de quelsques coureurs que deux des plus braves capitaines de nos troupes conduisoient. On en apprit bientost : parce qu'ils retournèrent à deux heures de là, et nous dirent qu'ils avoient sceu que quatorze mille Tartares estoient en marche pour venir fondre sur nous.

Fâcheuse perplexité

Cette nouvelle ne se communiqua qu'à très peu de personnes, de crainte de donner l'épouvante à tout le monde. M. de Brissac, qui avoit esté informé de l'estat des choses, m'en fit part, aussi bien qu'à d'autres qui estoit près de sa personne. {147} Aussitost, chacun songea tout de bon à ses affaires ; mais quelsques secrettes qu'eussent esté ces nouvelles, elles ne laissèrent pas de se répandre aussitost et de jetter la consternation partout. Les plus braves faisoient contenance de ne rien craindre. Néanmoins, il y en avoit pas un qui ne fust très fort embarassé, et qui ne se préparast ou à mourir ou à estre captif. Les capitaines commandoient cependant à leurs cavalliers de tenir leurs armes en bon estat. Chacun ne laissoit pas, nonobstant toutes ces précautions, de pester assez hautement contre les commandans qui nous avoient engagez si avant dans un païs inconnu ; et le conseil que l'on tinst sur cette affaire, mit en délibération si on retourneroit d'où on estoit venu, ou si on avanceroit plus loin. On ne détermina rien pour lors, sinon qu'après qu'on auroit fait paistre les chevaux, on se tint prest pour partir dans deux heures, du costé qu'on jugeroit à propos.

Tandis qu'on opinoit de la sorte, ceux qui avoient soin de leur salut s'engageoient à leur conscience et se confessoient, pour se disposer à la mort, ou pour estre menez en captivité. M. le duc de Brissac fit cependant la distribution de son argent aux gens qui l'accompagnoient : et il me donna pour ma part, et à un gentilhomme avec moy, 200 ducats d'or chacun, afin que ceux qui pouroient se sauver, au cas qu'on nous attaquast, eussent de quoy subsister dans leur fuite. Un gentilhomme de sa maison, qui sçavoit parler turc pour avoir demeuré du temps à Constantinople, nous apprit à demander en cette langue, au cas que nous fussions pris, qu'on nous menast au Grand Visir, où le seigneur vraysemblablement seroit conduit s'il estoit pris. Nous avions pris ces mesures-là, afin que nous nous pussions joindre ensemble, pour nous consoler dans la captivité à laquelle nous nous attendions.

La nuit se passa dans l'attente du départ auquel on nous avoit préparé, pendant quoy personne ne se coucha, non seulement parce qu'on croïoit partir de moment en moment, mais aussi parce que nos tentes n'estoient point venues, et qu'aucun cavallier ne voulut se donner la peine de faire une hutte pour se couvrir, s'imaginant qu'avant qu'elle fust achevée, il faudroit décamper. Il est vray que M. le duc de Brissac m'obligea d'entrer dans son carosse, pour y dormir si nous pouvions ; mais je n'y demeuray pas l'espace d'un Miserere, que j'en sortis brusquement, en luy disant qu'un homme qui avoit 4 000 Tartares en teste ne pouvoit pas dormir.

La première aurore du jour commençant à paraître, on sonna le boute-selle, et on prit résolution d'avancer dans le païs, espérant qu'on trouveroit bientost nos gens. Je renonçay, cette journée-là, au carosse dans lequel j'estois venu là depuis Paris. Je crus que cette voiture, quoy qu'à six chevaux, n'estoit point commode pour se sauver au cas que nous eussions les Turcs à la rencontre. C'est pourquoy je montay à cheval, à dessein de suivre les compagnies. Chacun estant en estat de partir, on s'avisa que si nous décampions sans nostre bagage, qui estoit à deux lieues derrière nous, il seroit en hazard d'estre pillé. On jugea donc à propos de retarder la marche, pour luy donner le temps de venir.

{148} Repas merveilleux mais modique

Dans cet entre-temps, j'eus un régale merveilleux d'un petit morceau de pain et d'un peu de vin meslé de beaucoup d'eaue que me fit M. de la Faïe, pour lors capitaine dans le régiment de Picardie et depuis (3) capitaine des gardes du roy Casimir de Pologne. M. le duc de Brissac s'estant trouvé, avec un gentilhomme de sa maison, à ce festin, diminua nostre portion, qui n'estoit pas déjà fort grosse pour des gens qui n'avoient ny mangé ny dormi depuis 24 heures. Ce qui nous consola tous, dans la faim que nous avions après avoir mangé, à quatre que nous estions, environ pour un sol de pain, fut de voir arriver nos bagages qui portoient nos provisions, ausquelles pourtant nous ne pusmes encore toucher, ce jour-là, que sur les huit heures du soir.

Désordre dans la marche ; mauvais Chrétiens contre les Turcs

Le premier des chariots qui voulut entrer dans nostre camp y causa un étrange désordre, parce qu'il fut brisé dans un trou qui estoit à l'entrée : ce qui retarda notablement tous les autres, jusqu'à ce qu'on eut pris un autre chemin, par où tous les cochers vouloient passer des premiers, chacun se pressant pour n'estre point à la queue du bagage, parce qu'on se persuadoit qu'il faudroit dégaisner ce jour-là. On ne sçauroit dire que de blasphêmes on vomissoit, et à quel emportement on se laissoit aller dans cette occasion, les uns et les autres estimant que celuy d'eux qui jureroit le mieux, et qui mettroit le pistolet ou l'épée à la main devant les autres, passeroit le premier.

Perte de deux cerfs salez

Quand tout le bagage fut arrivé au camp, on fit commandement qu'on eust à décharger les chariots de ce qui estoit le moins nécessaire, parce qu'on estoit obligé de marcher promtement, tant pour éviter les Turcs, que l'on jugeoit avec beaucoup de fondement estre fort proches de nous, que pour nous joindre aussi à nostre armée, de laquelle il y avoit apparence que nous n'estions pas bien éloignez. Quelsques-uns de messieurs les volontaires déférèrent fort exactement, mais pourtant contre leur gré, aux ordres qu'on avoit donnez d'abandonner une partie du bagage : parce que leurs chariots s'estant fracassez dans cette fondrière dont j'ay parlé, tout ce qu'il y avoit dedans, leurs habits mesmes, y fut perdu. Pour nous, il ne nous en cousta que deux cerfs que nous avions fait saller à Gratz, lesquels nous renversasmes sur terre, après que les cavalliers à qui nous en voulions donner, nous eussent refusé d'en prendre.

Cette viande pourtant ne fut pas perdue, car à peine eusmes-nous décampé que nous vismes des troupes de païsans sortir des bois et venir au camp que nous venions {149} d'abandonner, pour en enlever tout ce qui les pouvoit accommoder. D'abord, nous crusmes qu'ils venoient charger nostre arrière-garde, mais nous fusmes rassurez quand nous vismes qu'ils ne faisoient que picorer dans le camp. Nous eusmes, ce jour-là, un assez mauvais chemin sur nostre route, parce que nous ne trouvasmes que des montagnes et des bois qu'il falloit incessamment passer par des défilez : après quoy, on se pressoit de se mettre en bataille, pour n'estre point surpris de l'ennemy. On défila, pendant la matinée, plus de quatre ou cinq fois. Un de ces défilez, entre les autres, fut très long à cause de la longueur d'un bois qu'il fallut traverser.

Première alarme au sujet des Turcs

Au premier défilé, nous apperceusmes de loin, environ à quatre ou cinq lieues, de grosses fumées qui nous firent juger qu'assurément les Turcs estoient en ces lieux-là, où ils faisoient leurs dégasts ordinaires, qui est de brusler partout où ils passent. Nous n'eusmes pas marché un quart de lieue, que nous découvrismes, à costé gauche, environ à deux portées de mousquet du chemin que nous tenions, un hameau qui brusloit encore. On détacha quelsques cavalliers pour aller reconnoître ce lieu et pour apprendre s'il n'y avoit point là de Turcs qui s'y fussent arrestez ; mais ils n'y trouvèrent personne, non plus que d'autres coureurs qu'on avoit envoïez sur la droite. Quoy qu'il en fust, nous ne jugions pas les ennemis bien loin de nous, parce que plus nous avancions, plus nous voyions que ces fumées grandissoient.

 

Notes

1. "Et l'ayant emmaillotté", Luc 2 : 7.

2. Sa recherche d'une orthographe des plus modernes pousse Le Maistre à transformer ici l'ï de "voïoit" en y : "voyoit".

3. Ce mot, "depuis", est l'indice que Le Maistre écrivit son récit peu après son retour à Paris : Jean Casimir abdiqua en mai 1667.