Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

pages 149 to 174 

{149}

CAMPÉ PRÈS DE SAINT GODARD [Saint Gotthard, Szentgotthárd]

Crainte changée en joie

Nous raisonnions assez juste là-dessus, comme on le verra bientost dans la journée suivante. Nous crusmes mesme, pour lors, en estre bien plus près que nous n'estions, d'autant que nos coureurs nous rapportèrent qu'ils avoient découvert, de dessus une éminence, une petite armée de 4 ou 5 000 hommes qui estoit campée dans un valon, proche d'une misérable bicoque. Ils ajoutèrent qu'ils n'avoient pu sçavoir au vray si cette armée estoit des nostres ou des ennemis. Sur leur avis, on se résolut de passer, l'épée à la main, au travers de ces troupes-là, et de s'y faire jour par le courage. Pour cela, on s'avança à toute bride pour se poster avantageusement, comme on fit, sur une montagne. Si tost qu'on fut là, on envoïa reconnoître cette armée, laquelle estoit campée dans le fond ; et ces gens, tout de mesme, nous envoïèrent reconnoître dans nostre poste sur la montagne : et il se trouva que nous estions amis, les uns et les autres.

Pour lors, on fit mettre l'épée à la main à tous nos cavalliers, pour témoigner à l'armée qui estoit dans le bas, que nous ne venions là que pour les deffendre. On se mit, en suitte de cela, en batailles sur la montagne, et on y demeura depuis onze {150} heures du matin jusqu'à 7 heures du soir, qu'on receut ordre de marcher. Pendant tout le temps qu'on fut en bataille, je visitay beaucoup de malades qui estoient couchez le long des haies ; mais la pluspart, qui se mouroient, ne me pouvoient plus entendre ; et les autres, qui n'estoient pas si accablez, ne profitoient pas d'avantage de mes paroles, parce qu'ils estoient Allemans et, outre cela, vraysemblablement Luthériens. C'est pourquoy je les quittay là.

Durant cette alte que nostre cavallerie faisoit sur la montagne, M. de la Feuillade, mareschal de camps, envoïa vers nous pour faire marcher quelsques compagnies de cavallerie contre 3 000 Turcs à qui on vouloit couper chemin, sur l'avis (mais qui se trouva faux dans la suitte) qu'on avoit eu que ces Infidelles avoient passé la rivière de Rab, sur le bord de laquelle nostre armée estoit campée. Incontinant, les compagnies marchèrent, dont la première fut celle de Baradas, dans laquelle M. le duc de Brissac s'engagea pour toujours, suivant l'ordre du Roy : qui avoit fait entendre à tous messieurs les volontaires, en partant de Paris, qu'il ne vouloit point qu'ils s'exposassent dans toutes les occasions, comme ils avoient de coutume, mais qu'il vouloit seulement qu'ils fissent choix de telle compagnie qu'il leur plairoit, hors de laquelle sa Majesté n'entendoit point qu'ils combatissent.

Ce duc, qui ne s'estoit point encore engagé dans aucune compagnie, ne manqua pas l'occasion d'entrer dans celle de Baradas, qui fut la première commandée. Il marcha à la teste, sans avoir beu ny mangé, depuis le midy du jour précédent, que le peu de pain et de vin que nous avions pris ensemble le matin. D'abord, ces compagnies commandées se saisirent d'un pont par où il falloit que les Turcs, que l'on croïoit avoir passé, retournassent ; mais tout ce qu'on en avoit dit se trouva faux : si bien qu'après avoir demeuré dans ce poste le reste de la journée, sans y faire autre chose que d'escarmoucher avec quelsques Turcs qui estoient de l'autre bord de la rivière, où on en tua quelsques-uns sans qu'aucun des nostres fust blessé, ces compagnies retournèrent nous joindre sur le soir.

Disette de pain dans l'armée

Tandis que ces compagnies estoient occupées à garder ce pont sur lequel on croïoit que les Turcs avoient passé, un gentilhomme et moy descendismes dans le vallon où ce petit corps d'armée estoit campé. Ce ne fut pas tant la curiosité qui nous mena là, que la nécessité que nous avions de manger et de boire, y ayant près de 24 heures que nous n'avions rien pris, à la réserve d'une quatriesme partie d'un pain d'un sol dont on nous avoit régalez du grand matin. Nous allasmes d'abord, en entrant dans ce camp, chercher les vivandiers, espérant que nous y trouverions de quoy faire bonne chère pour le lieu ; mais nous fusmes bien trompez, parce que nous n'y recontrasmes pas un seul morceau de peine [lire : pain] à acheter : ce qui nous fit admirer la {151} belle conduite des ministres de l'Empereur, qui laissoient ainsi mourir de faim, à leur porte, et dès le commencement de la campagne, des gens qui avoient fait plus de 400 lieues pour les deffendre. Il est vray que dans le camp on y vendoit du vin assez bon. Nous en prismes un peu : après quoy, nous nous couchasmes à l'ombre des buissons, parce que nous estions accablez de la veille que nous avions fait la nuit précédente.

Quand nous fusmes éveillez, nous considérasmes le camp et l'armée qui l'occupoit. Ce camp avoit plus de longueur que de largeur. Il estoit entouré de tous costez d'un fossé, relevé pour servir de deffense en cas que les Turcs fussent venu attaquer nos gens. Il estoit deffendu, à l'entrée, par deux petites pièces de canon qui n'estoient pas capables de faire grand effet, à cause qu'elles ne portoient pas plus de 7 à 8 livres. Nous n'eusmes pas beaucoup de divertissement dans ce camp, où nous ne vismes que de la misère et de la nécessité. Le peu d'infanterie allemande qui estoit là, n'estoit considérable que par son pitoïable estat. Elle estoit composée de misérables qui, faute de nourriture, estoient tellement attenuez qu'ils n'avoient presque pas la force de se soutenir. J'en vis un, entre autres, qui estant sorti du camp pour faire ses nécessitez sur le bord du fossé de la ville, tomba en foiblesse et demeura là plus de deux heures dans une posture peu honneste.

Misère des Hongrois

La petite ville de Saint Godard, auprès de laquelle nous nous promenions pour lors, n'estoit pas moins triste à voir que le camp que je viens de décrire. Ses murailles sont la foiblesse mesme, car en plusieurs endroits elles ne sont fermées que de claies de bois enduites de boue au-dedans et au-dehors. Il est vray qu'il y a un fossé au-devant, mais il est si peu considérable qu'on n'en doit faire aucune estime, estant plutost là pour servir de retraite aux grenouilles que de deffense à la ville. Ces méchantes murailles que je viens de décrire sont soutenues de pauvres tours de pierre, sur le haut desquelles nous voïyons de misérables Hongrois avec leurs femmes et leurs enfans, qui s'y réfugioient, aussi bien que dans le clocher, dans le plus pauvre équipage qu'on puisse s'imaginer, n'aïant presque tous, et les hommes et les femmes et les enfans, qu'une seule chemise pour tout habit.

CAMPÉ AU-DESSOUS DE SAINT GODARD [Saint Gotthard]

Sur les six heures du soir de ce jour-là, nostre cavallerie, qui avoit demeuré en bataille sur cette éminence dont j'ay parlé, eut ordre de marcher et de passer la rivière de Rab au travers de Saint Godard, qui est au-devant. Nous traversasmes tous, avec nos bagages, cette bicoque, et sur le pont en suite, qui est sur la rivière, pour venir camper tout sur le bord. Nostre quartier fut dans un pré qui n'avoit pas encore esté fauché. Ce que nous fismes de chemin, depuis la ville de Saint Godard jusque là, fut dans la plus belle campagne du monde. Elle estoit toute semée de blé de Turquie, de {152} blé sarazin, d'orge, d'avoine, et plantée de différentes sortes de légumes, choux, poireaux, bettes-raves et choses semblables dont nous nous serions servis bien plus longtemps que nous ne fismes, dans nostre quartier, si dans la marche qu'il fallut faire pour y arriver, les chevaux n'en eussent gasté la plus grande partie.

Si tost que nous fusmes arrivez en nostre quartier, on planta nos pavillons : après quoy, nous soupasmes un peu mieux que nous n'avions fait la journée précédente, parce que nous avions pour lors nos provisions. Nous nous couchasmes aussi en suitte, plus en repos que la nuit de devant, quoy que si nous eussions sceu en quel estat estoient les affaires, comme nous les apprismes à la pointe du jour, nous eussions dû avoir plus de crainte. Voicy pourquoy.

Première veue des Turcs ; hautbois au lieu de trompettes parmi les Turcs

Les Turcs s'avancèrent à l'autre costé de la rivière, où nous estions campez, et vinrent se poster vis-à-vis du lieu où nous estions. Leur avant-garde arrivant, m'éveilla d'une manière qui ne me fit point croire que c'estoit eux qui marchoient. D'abord, je n'entendis que des fiffres, des flustes et des hautsbois, dont ils jouoient assez agréablement. Ces sortes d'instrumens sont dans leur cavallerie, au lieu des trompettes dont se sert la cavallerie chrétienne. Leur infanterie bat du tambour, comme la nostre, mais d'une manière très désagréable, comme on bat parmy nous dans une cérémonie funèbre. La forme de leurs tambours est différente de la nostre : ceux-là sont de longues caisses, semblables à des demy-muids pour la longueur, ce qui fait que ces instrumens ne font aucune harmonie. Aussi ne me charma-t'elle pas comme celle des fiffres, des flustes et des hautbois, dont le son me tira de mon lit pour regarder d'où pouvoit venir cette aubade, qu'on eust facilement prise, si on eust esté ailleurs, pour une feste de village.

À dire le vray, quand j'entendis cet agréable tintamare, je ne sçavois qu'en conjecturer ; et il ne me vint jamais en pensée que ce fust là une marque de la présence des Turcs : parce que je ne les croïois pas aussi si près de nous, et je ne me pouvois point persuader que ces Infidelles vinssent mettre à feu et à sang tout ce qu'ils rencontrent, avec une si douce mélodie qui n'a aucun rapport à la cruauté de leur conduite. Je sortis de mon lit, et je levay la toile de ma tente pour examiner toutes choses ; et je vis, à l'autre bord de la rivière, l'armée des Turcs qui y arrivoit. Ils estoient si proches de nous qu'on pouvoit, d'un bord à l'autre de nostre camp, et du leur, se tuer d'un coup de pistolet, d'autant que la rivière de Rab qui nous séparoit n'est pas si large que celle de la Marne. Comme il n'y avoit pas grande distance entre eux et nous, on se pouvoit très facilement reconnoître de visage. Dès que j'eus jetté les yeux sur eux, j'apperceus aussitost les turbans des Turcs, et des croissans blancs qu'ils portent dans leurs enseignes rouges, lesquelles sont en si grand nombre qu'on en est surpris quand on les regarde. Il est vray que ces drapeaux ne sont pas d'égalle grandeur, n'y {153} en aïant qu'un principal, qui est de la grandeur des nostres, et environ une vintaine de petites banderoles dans une compagnie, lesquelles toutes ensemble font une confusion épouvantable.

Surprise pour l'arrivée des Turcs

Je ne puis point dissimuler que l'arrivée des Turcs ne me surprit, tant à cause de leur marche qu'à cause de la multitude confuse de leurs drapeaux, et des instrumens différens dont ils se servent pour sonner leur marche. Si tost que j'eus veu toutes ces choses, je crus de plus que les Turcs, à qui nous estions en veue, alloient passer la rivière de Rab pour combattre : ce qui me donna assez de peur. Il faut dire de bonne foy que si j'avois peur, j'en avois fondement d'autant plus grand qu'on estoit fort près les uns des autres, et si près qu'on pouvoit se tuer à coups de pistolet. Cela fut cause que je demanday mon cheval, sur lequel je montay, en disant agréablement à ceux qui me virent dessus, que j'avois un bréviaire à dire, et que je ne pouvois le dire si proche des Turcs sans distraction.

On ne sonna point l'allarme de nostre costé quand les Turcs arrivèrent ; mais cette partie de nostre armée qui estoit campée au-delà de Saint Godard, dans le lieu où nous l'avions veu le jour précédent en arrivant, l'eut très chaude : ce qui fit qu'à la première nouvelle qu'elle eut de l'approche des Turcs, elle plia bagage et, traversant la ville de Saint Godard et la rivière de Rab, estoit derrière, comme nous avions fait le soir de devant. Elle se vint joindre à nous et camper sur la mesme ligne.

Turcs grands incendiaires

Nous vismes comment les Turcs, en arrivant, bruslèrent en nostre présence un village et une assez belle église avec son clocher, scitué sur la colline au pré [lire : auprès] de laquelle passoit la rivière. Ces barbares réduisirent en cendres, en un moment, toutes les maisons et l'église de ce village. Nous pensasmes bien, pour lors, au bonheur que nous avions eu de presser nostre marche les jours précédens : parce qu'une seule demie-journée de retardement nous auroit fait tomber entre les mains des Turcs, qui vinrent prendre nostre place le lendemain du soir que nous décampasmes.

Quand j'eus dit mon bréviaire dans un lieu hors de la portée du mousquet, je retournay à nostre quartier, où je trouvay qu'on déjeusnoit. On me pria fort d'en estre, mais je m'en excusay, voïant que la proximité du lieu où on prenoit ce repas estoit très dangereuse. On se divertit un peu de la peur que j'avois, mais je me deffendis autant que je pus de ce divertissement qu'on prenoit à mon dépens, en disant qu'il y avoit des craintes dont les plus courageux estoient quelquefois susceptibles : Metus cadens in constantem Virum ; et je dis de plus que j'avois déjà appris à l'armée une règle de conduite dont je prétendois bien faire mon profit : qui estoit qu'un {154} homme qui se faisoit tuer à l'armée, dans un lieu où il n'estoit pas commandé, n'estoit qu'un sot.

Le commandement qui vint en ce mesme temps, de décamper et de porter plus loin de la rivière nos pavillons afin qu'ils fussent hors de la portée du mousquet, fit bien voir que j'avois eu quelque raison de m'écarter, et que les généraux, qui s'y connoissoient encore mieux que moy, prévoïoient le grand danger où tout le monde de l'armée estoit, si on eust demeuré plus longtemps en un poste si périlleux.

Première escarmouche avec les Turcs

Si tost qu'on eut exécuté les ordres qu'on receut pour se retirer plus loin, quelsques particuliers commencèrent à escarmoucher contre les Turcs. Cette escarmouche commença par le marquis de Manou d'Alègre, volontaire dans la compagnie de M. des Fourneaux. Celuy-là, voïant passer un Turc de l'autre bord de la rivière, luy fit signe pour luy faire entendre qu'il avoit envie de tirer le mousqueton contre luy : ce que le Turc aïant compris, se mit en posture de tirer en mesme temps que ce marquis, qui receut dans la gorge un coup de choc (c'est ainsi qu'on appelle les armes à feu des Turcs, lesquelles ont deux chiens, l'un en haut et l'autre en bas, qui portent sur le bassinet). Ce coup fut le plus favorable du monde pour ce jeune marquis, parce qu'ayant entré un peu au-dessous de l'oreille droite, il sortit quatre doigts plus bas sans percer autre chose que la seule peau. Pour ce qui fut du Turc, le marquis me dit qu'il ne sçavoit pas ce qui luy estoit arrivé ; qu'il avoit tiré, pour luy donner au milieu du corps, mais qu'il n'avoit pu découvrir son avanture, parce que le coup qu'il avoit receu dans la gorge l'ayant entièrement occupé, il n'avoit pu s'appliquer à autre chose qu'à son mal. J'estimay la modestie de ce courageux avanturier qui, pouvant faire le brave et dire qu'il avoit tué le Turc en cette occasion, se contenta de dire qu'il ne sçavoit pas ce qu'il estoit devenu.

Hardie entreprise de soldats françois

Cette première escarmouche fut suivie de beaucoup d'autres fort remarquables. Nos soldats françois, qui estoient venus de 400 lieues pour se battre et à qui les doigts démangeoient pour cela, voïant les Turcs en leur présence, ne demandoient autre chose que de tirer le coup de mousquet contre eux. Je ne prétens pas rapporter icy tout ce qui se fit de beau dans cette journée. Je diray seulement une chose considérable de quelsques-uns de nos fantassins, qui firent partie ensemble de passer à nage la rivière pour aller prendre, du costé des Turcs, quelsques-uns de leurs chevaux qui paissoient sur le bord. Pour exécuter ce dessein, ils s'associèrent une douzaine ensemble ; et ils convinrent que trois passeroient la rivière, et que les neuf autres se cacheroient derrière des buissons qui estoient de nostre bord, afin de faciliter la retraite de ces trois, qui devoient amener les chevaux.

{155} Leur dessein fut exécuté courageusement, car ces trois soldats passèrent et se saisirent de quelsques chevaux qui estoient empestrez, ce qui fut cause qu'ils ne purent les conduire comme ils vouloient ; ce qui donna lieu au Turcs, qui n'estoient qu'à une portée de mousquet de la rivière, de courir sur nos soldats pour recouvrer leurs chevaux qu'ils emmenoient ; ce qui fut cause que nos gens, se voïant poursuivis, furent obligez de se jetter promtement dans l'eaue avec les chevaux qu'ils avoient pris, lesquels se noyèrent aussitost parce qu'ils estoient empestrez. Pour nos soldats, ils traversèrent heureusement la rivière, à la faveur de leurs camarades cachez derrière des buissons, d'où ils firent une décharge sur les Turcs qui poursuivoient ceux-là, dont de ceux-cy huit ou neuf furent tuez sur la place.

Pitoïable conduite de l'Empereur

On ne fit point, cette journée, d'autre exploit qui fust venu à ma connoissance. Tout se passa, tant de part que d'autre, à recevoir la meilleure partie de l'armée, qui retournoit du pont de Kermen, dont les Turcs venoient de tenter le passage, mais inutillement, la moitié seullement des François qui estoient en Hongrie le leur ayant empesché. Je crois ne devoir point taire icy la conduite pitoïable des ministres de l'Empereur, qui ne fournissoient point à l'armée les munitions dont elle avoit besoin pour la guerre : ce qui parut si bien, en cette occasion dont je parle, que les cavalliers françois qui deffendirent le passage du pont, furent obligez de ratisser les balles de plomb qu'on leur avoit données, parce qu'elles n'estoient pas de calibre pour l'entrée de leurs armes.

Misérable infanterie allemande

Le peu de soin qu'eurent les ministres de l'Empereur, à pourvoir à des choses si nécessaires, n'empescha pas que nos François ne retournassent victorieux de Kermen. Ils arrivèrent dans nostre camp avec la cavallerie allemande, qui estoit autant bonne que leur infanterie estoit pitoïable. Elle n'estoit composée que de misérables, atténuez déjà d'une telle façon qu'on ne pouvoit se fier, en façon quelconque, à une milice de cette sorte. Quand on regardoit cette infanterie auprès de la nostre, on y remarquoit une différence toute notable : la nostre estoit toute composée de bons hommes qui ne se sentoient non plus de la fatigue de 400 lieues de chemin qu'ils avoient fait, que s'ils fussent sortis tout fraischement d'une bonne garnison. On admiroit encore davantage nostre cavallerie, dont on nous avoit déjà fait des éloges dans tout l'Allemagne où elle avoit passé, et dont on nous parla tout de mesme dans l'Italie quand nous y allasmes en suitte.

Nostre armée nous ayant joints, chacun prit son quartier. Les Allemands furent campez vis-à-vis du pont de Saint Godard, ayant sur leur droite la rivière de Weistrichs, et au-devant d'eux celle de Rab ; derrière eux, à une portée de mousquet, un assez grand ruisseau ; et sur leur gauche, nostre armée de François, qui estoit {156} campé une petite lieue au-dessous de Saint Godard, tout proche un pont de sapin qu'on ne daigna jamais rompre, parce qu'on n'appréhendoit point que les Turcs eussent le courage de le passer en nostre présence. Nous estions campez tout de mesme que les Allemands, à la réserve que nous n'avions pas si proche de nostre droite, comme eux, la rivière de          [en blanc].

Prière des Turcs

Sur le soir de cette première journée, nous eusmes le plaisir de voir et d'entendre les Turcs faire leur prière. Ils la firent tous en commun et à haute voix. Si tost que le soleil fut couché, ils commencèrent à crier d'une manière effroïable, d'un bout de leur camp à l'autre : ce qui ne se fit pas tout en un mesme temps, mais successivement, d'un quartier à un autre, sans interruption pourtant, ce qui faisoit comme une traisnée de voix épouvantables. Ils reprirent à trois différentes fois leurs prières, et toujours d'une mesme sorte, ne répétant jamais autre chose sinon ces paroles : Alla hou, Dieu soit béni. Je croïois que ce bruit horrible et confus jetteroit la consternation dans nostre camp, parce que j'avois autrefois leu dans l'histoire que les Turcs, avant que d'aller à la charge, avoient tellement étonné, par ce bruit effroïable, des armées chrétiennes, qu'elles estoient demeurées sans courage dans le combat.

Je me rassuray pourtant bientost là-dessus, quand je fis réflexion que les Turcs avoient des François en teste ; et ce qui me confirma encore plus dans cette pensée, fut d'entendre nos François qui se moquoient à haute voix de la prière des Turcs, que ceux-là répétoient en raillant, en propres termes : après quoy, nos trompettes donnoient à toute l'armée d'agréables fanfares d'une manière qui ravissoit. Ils se mettoient cinq ou six d'un costé, et autant d'un autre, à une juste distance, chacun poussant à qui mieux mieux sur la brune. Nous avions tous les soirs ce divertissement, avec celuy des feux qui estoient allumez dans notre camp et dans celuy des Turcs, que nous voïyons comme le nostre.

Beau campement des Turcs

Nous nous couchasmes, cette première journée, avec le divertissement de cette belle musique, qui fut suivi le lendemain matin d'une autre bien différente : ce fut celle de l'artillerie des Turcs, avec quoy ils nous saluèrent depuis le matin jusqu'au soir. Ils avoient beaucoup d'avantages pour nous incommoder, notablement par leurs batteries, parce qu'ils estoient campez sur une éminence, et nous dans une plaine de l'autre costé de la rivière. La colline sur laquelle ils estoient postez estoit assez plate. Elle estoit le long de la rivière de Rab, qui battoit au pié. Ils avoient à dos des bois, plus épais en un endroit qu'en un autre. Toute leur armée estoit campée, comme la nostre aussi, sur une mesme ligne. La leur avoit près de deux lieues {157} d'estendue, une lieue au-dessus et une lieue au-dessous de Saint Godard. On ne sçauroit presque concevoir la beauté de leur campement, qui paroissoit comme un amphithéâtre sur cette colline, sur laquelle leurs pavillons de différentes couleurs éclattoient. Les uns estoient bleues, les autres rouges, les autres verds, les autres jaunes et les autres de coutil, et d'autres de toiles ordinaires : mais tout ce meslange faisoit une très agréable diversité.

Nous remarquions fort distinctement, de nostre camp, les pavillons du Grand Visir, qui estoient entourez d'une muraille de toile verte, laquelle estant tendue de tous costez, faisoit comme une espèce de grande cour dans laquelle tous ces pavillons estoient enfermez. C'est une chose admirable à voir avec quelle diligence ces Infidelles se campent et élèvent leurs tentes. Cela se fait si promtement, qu'en une demie-heure toute leur armée est campée. La grande quantité d'esclaves qu'ils ont à leur service, et de chameaux, qui les suivent toujours parce qu'ils vont au train de leur armée dont ils portent les bagages, contribue à un si promt campement.

Si on peut dire que le campement des Turcs estoit beau à cause de sa scituation sur la colline, il est aussi vray de dire que la nostre estoit bon, non seullement à cause de son assiette, qui estoit dans une péninsule de deux lieues de long où nous estions enfermez par deux rivières et par un grand ruisseau, mais aussi qu'il estoit gras à cause de l'abondance de légumes et de la quantité de fourages que nous y trouvasmes, et que nous pouvions prendre sans crainte, parce que la rivière de Rab, qui nous fermoit du costé des Turcs, empeschoit qu'ils ne fissent des courses sur nous. Pour eux, ils manquoient de toutes choses dans leur camp, qui estoit dans un endroit fort sec. Le fourage y estoit si rare que nous apprisimes, par quelsques prisonniers, qu'ils ne faisoient manger communément à leurs chevaux que des feuilles d'arbres : ce qui nous fut encore confirmé par quelsques esclaves, qui se sauvèrent à nage pour se venir rendre dans nostre armée.

Batterie des Turcs

Chacun de nous avoit donc avantage sur l'autre en quelque chose. Les Turcs l'avoient sur nous et par l'éminence de leur campement et par le nombre de leurs soldats, qui estoient environ cent mille hommes. Nous l'avions aussi sur eux, à cause de l'abondance des fourages et de la seureté du lieu où nous estions. Ces Infidelles se servirent fort bien de l'avantage que leur donnoit l'éminence où ils estoient campez, parce qu'y ayant fait dresser des batteries de canon, ils tirèrent de là sur nous tout du long du jour, d'une manière effroïable. Nos régimens d'infanterie qui estoient découvert, c'est-à-dire au-devant desquels il n'y avoit point de hayes comme il y en avoit devant d'autres, souffrirent beaucoup. Celuy qui souffroit le plus fut le régiment de la Ferté, dont ils tuèrent quelsques soldats et fracassèrent les cuisses à deux enseignes.

{158} Cause du désordre aux Chrétiens

Le désordre que le canon des Turcs causoit dans nostre camp, obligea nos commandans à deux choses : la première, à faire faire un grand épaulement de terre au-devant de quelsques régiments ; et la seconde, à faire serrer celuy de la Ferté auprès de nostre quartier : ce qui nous incommoda assez, à cause que cela donnoit lieu à quelsques-uns de ces gens-là de roder toute la nuit à l'entour de nos tentes, et à passer mesme les bras par-dessous la toile pour en dérober quelque chose. Quoy qu'on eust fait resserrer ce régiment proche de nostre quartier, les Turcs ne laissèrent pas de tirer tout de mesme leur canon. Ils le pointèrent seullement plus haut, mais assez inutillement pourtant, parce qu'il passoit par-dessus nos tentes, au-dessus desquelles je n'estois pas fort satisfait d'entendre siffler les boulets, qui passoient plus près que je n'eusse voulu.

Les Chrétiens dépourvus d'artillerie

Nous avions grande envie de tirer aussi, de nostre costé, du canon sur les Turcs ; et on le fit aussi, mais très peu de temps. Nous n'avions que deux petites pièces de campagne, qui estoient en batterie sur le bord de la rivière, lesquelles le canonier, qui estoit très habile, tiroit en flanc sur les Turcs, et toujours à portée. Il nous marquoit, avant de tirer, quel pavillon il alloit emporter, et jamais il ne manquait son coup. Il gaingna quelsques pièces de trente sols de gageure à faire ce mestier ; mais cela ne continua guères : parce qu'àprès avoir tiré six coups, il fut obligé à se reposer, d'autant qu'il manqua de poudres et de boulets, tant les choses estoient bien ordonnées dans l'armée de l'Empereur.

Mauvaise conduite de l'Empereur ; jalousie des Allemands contre les François

C'est icy que je ne puis pas me dispenser de faire remarquer le mauvais ordre qu'il y avoit dans l'armée chrétienne, que l'Empereur ou ses ministres laissèrent dans un besoin de toutes choses. Il sembloit que ces gens fussent d'intelligence avec les Turcs pour nous faire périr, tant toutes choses estoient mal ordonnées. J'ay déjà dit qu'au pont de Kermen, que les Turcs voulurent forcer, lesquels surent la repousser par les François, les balles de plomb ne se trouvèrent point de calibre, et qu'il les fallut ratisser pour s'en servir. J'ay fait remarquer aussi que nous n'avions point d'autre canon dans nostre armée, que deux petites pièces de campagne, et de la poudre et des boulets pour tirer chacun trois coups ; mais il faut encore observer une chose : qui est que nous manquions de vivres, en sorte que nous n'avions ny pain ny farines. Le pain estoit si cher que je vis donner un ducat d'or, qui fait six livres de nostre monnoie, pour un pain qui vaudroit environ deux sols. Il est vray que nous avions du blé, le païs en estant tout remply ; mais faute de moulins, nous n'en pouvions que faire. Ce n'est pas qu'il ne s'en trouvast quelsques-uns, mais les Allemans s'en {159} rendoient tellement les maistres, que nous n'en pouvions approcher. On les auroit excusez là-dessus, si au moins ils nous eussent laissé jouir de ce qu'on nous donnoit ; mais ils furent assez insolens pour nous enlever un petit convoy de vivres que quelsques seigneurs hongrois avoient envoïé à nos trouppes françoises pour les rafraischir.

Dans cette grande disette de vivres, nous avions abondance d'argent : ce qui fit qu'un de nos mareschaux de camp, M. de la Feuillade, écrivant au Roy, luy manda, en luy rendant conte de son armée, qu'elle manquoit de tout, hormis d'argent. Il est vray que la viande estoit là à grand marché, ne vallant communément qu'un sol la livre : ce qui servit à entretenir un peu le soldat, qui sans cela eut péry de faim.

Disette d'eau au milieu des rivières

Outre la nécessité de pain, nous avions encore celle de l'eau : car, quoy que nostre armée fust campée dans une péninsule entourée d'eau presque de tous costez, néanmoins nous n'en pouvions avoir, au moins du [petit ajout illisible] celuy des Turcs, qu'avec beaucoup de danger. Nous n'en pouvions aussi tirer d'ailleurs, parce que les pluies avoient tellement enflé les rivières et y avoient traisné tant de terre, qu'on n'en pouvoit pas boire à cause de la grande quantité de vase qui s'y trouvoit. Il falloit donc, pour en boire, la laisser rasseoir et la faire bouillir en suite, pour en oster les crudités qui sont très malignes en ces quartiers-là, comme on nous l'avoit fait entendre en passant à Ratisbonne. Nous avions à la vérité quelsques fonteines dans nostre camp ; mais le bassin en estoit si petit et les eaues si courtes, qu'une armée ne pouvoit pas en tirer grand soulagement. Le grand monde qui alloit à ces sources les gastoit entièrement, parce qu'on remuoit trop les terres d'à l'entour, ce qui rendoit l'eau toute bourbeuse. Voilà quelles estoient les délices du commun, pour le boire et pour le manger.

Pensionnaires incommodes

Nous n'eussions pas moins eu de nécessité que les soldats, si nous n'eussions apporté des provisions de Gratz : ce qui fut cause aussi que nous avions beaucoup de visites, principalement en de certains jours que le pain manqua chez M. de Coligny mesme, qui conduisoit nos troupes. À peine trouva-t'il pour lors du pain pour sa personne. Cela nous attira bien du monde à manger ; mais la crainte raisonnable que nous eusmes de manquer bientost de vivres, comme les autres, fit que nous fusmes contraints d'en user un peu incivilement à l'égard de certains pensionnaires qui venoient tous les jours : à qui nous dismes qu'on leur donneroit et du vin et de la viande, pourveu qu'ils voulussent apporter et du pain et de l'eau pour leur provision.

Le 30 jour de juillet, sur le soir, les Turcs firent une tentative pour passer un pont de sapin qui estoit au-dessous de nostre quartier. Aussitost, on y envoïa de la cavallerie, qui fut suivie de nostre infanterie françoise, qui se présenta en si bon ordre {160} pour deffendre le pont, que les Turcs ne l'osèrent jamais attaquer : ce qui fit que nos troupes retournèrent peu après, reprendre leurs quartiers. Nous attendions, ce jour-là, avec beaucoup d'impatience que le soir vint, afin d'entendre encore et de voir les Turcs en prières, comme la journée précédente ; mais ils n'en firent point, soit à cause que nos François les avoient raillez de cela le jour de devant, soit pour quelque autre raison qui ne nous fut point connue. Pour nos trompettes, elles sonnèrent leurs fanfares à l'heure ordinaire, sur la brune.

Campé au-dessus de Saint Godard, le 31 juillet ; faute considérable des Turcs

Le lendemain matin, les Turcs décampèrent pour aller se poster au-dessus de la ville de Saint Godard, croyant qu'ils trouveroient plus facilement des guez au-dessus qu'au-dessous de la ville, leur dessein n'estant autre que de passer de nostre costé. Si tost qu'on les vit décamper, on nous donna ordre de décamper tout de mesme, de les suivre et de nous mettre toujours en leur présence, pour leur disputer le passage que nous sçavions qu'ils vouloient tenter. Nous quittasmes donc la péninsule dans laquelle estoit nostre quartier, et traversasmes la rivière Weistrichs sur un méchant pont de bois de sapin qui estoit un peu au-dessus de Saint Godard. Nous passasmes là avec assez de confusion, chacun faisant beaucoup de presse à l'entrée de ce pont. Il m'a toujours semblé que les Turcs laissèrent perdre, en cette occasion, un grand avantage qu'ils pouvoient prendre sur nous. Ils n'avoient qu'à braquer trois ou quatre pièces de canon pour tirer sur le pont, à l'entrée duquel nous estions fort embarassez à cause de la quantité de monde qui se présentoit pour y passer en foule. Ils eussent fait un grand carnage de nous autres, ou au moins eussent fracassé le pont, qu'ils nous eussent ainsi empesché de passer. Ce que je dis leur estoit très facile, parce qu'ils nous voyoient tout proche d'eux et fort à découvert. Nous les eussions aussi beaucoup incommodez, si nous eussions eu du canon pour tirer sur eux, car nous les voyions tout de mesme qu'ils nous voyoient ; mais les ministres de l'Empereur avoient bien pourveu à ce que nous ne fissions point de mal aux Turcs, puisqu'ils ne nous avoient envoïé, comme je l'ay déjà dit, ny poudre ny canon.

Campement incommode

Nous passasmes donc pacifiquement, les uns et les autres, chacun de nostre bord. Les Turcs prirent leur quartier sur la mesme éminence qu'ils avoient occupé au-dessous de Saint Godard, laquelle régnoit encore au-dessus, un peu plus distante de la rivière qu'elle n'est au-dessous : de sorte qu'ils ne pouvoient nous incommoder de là qu'avec leur canon, qu'ils firent tirer assez fréquemment. Pour ce qui fut de nous, on nous fit camper non pas sur une mesme ligne, comme auparavant, mais dans une manière de coude, pour éviter une prairie qui estoit toute baignée d'eau. Les Allemands, qui avoient l'avant-garde, avoient les Turcs en face ; mais pour nous, ils ne nous voyoient pas, d'autant que nous estions campez dans le détour d'une {161} montagne. Ceux qui estoient en veue de ces Infidelles, estoient fort bien postez, parce qu'ils avoient leurs pavillons dans un bois, couverts de grands chesnes : ce qui les sauva des grandes pluies qui nous incommodèrent beaucoup dans nostre quartier. Les eaues, qui tomboient du haut de la montagne, entroient dans nos tentes en si grande abondance que nous fusmes contraints de faire creuser des rigoles tout à l'entour, pour leur donner cours. Cette invention nous servit assez ; mais néanmoins elle ne remédia point à une autre incommodité : qui fut que les coutils des tentes que nous avions achetez à Vienne ne résistant pas à la pluie, nous en estions percez dans nos lits quand elle tomboit. La terre en estoit tellement détrempée que, pour estre moins incommodé, il falloit toujours aller en bottes dans le camp.

Campé dans le mesme lieu, le premier jour d'aoust ; passage des Turcs ; lascheté des Allemands

Le premier jour d'aoust, les Turcs firent avancer leur canon dans une petite plaine qui estoit entre leur montagne, où ils estoient campez, et la rivière. Ils firent une décharge d'artillerie capable d'étonner les plus résolus. Elle n'estoit pourtant pas si formidable qu'elle le paroissoit, à cause d'un grand écho que l'enfoncement de nostre montagne revêtue de bois, aidé encore de la rivière, formoit, faisant résonner extraordinairement tous les coups que l'on tiroit. Cette première décharge que firent les Turcs, ce jour-là, du matin, n'estoit qu'une épreuve d'une autre qu'ils firent en suitte, après avoir fait avancer sur le bord de la rivière, dans un endroit qui faisoit comme une péninsule, onze pièces de canon pour favoriser leur passage, qu'ils entreprirent sur les dix heures du matin après s'estre mis en bataille. Ils n'eurent point de peine à passer, parce que les Allemans, qui gardoient ce poste, laschèrent le pié dès que ces Turcs y parurent. Ces Allemans estoient ceux que les villes libres d'Allemagne avoient fournis, dont le prince de Bade estoit le conducteur.

Ces régimens allemands estoient soutenus de quatre régimens françois, sçavoir de ceux de Turenne, Grancey, la Ferté et Espagny, qui prirent la place de ces fuyards, dont l'un estoit commandé par le prince François de Lorraine et l'autre par le comte de Nassau. Ce dernier fut entièrement défait par les Turcs. Nos régimens françois allèrent teste baissée à eux ; mais ils plièrent, n'estant point soutenus par la cavallerie allemande, qui prit la fuite au nombre d'environ 5 000 hommes et qui, en fuyant, mirent l'allarme jusqu'à Gratz, qui estoit éloigné de nous de près de 20 lieues.

Courage d'un cadet de Puisieux

Cette disgrâce ne rebuta pourtant pas nostre infanterie : laquelle ayant repris haleine, retourna une seconde fois à la charge, avec résolution de repousser les Turcs, qui avoient déjà fait passer beaucoup de gens ; mais ce second effort fut aussi inutille que le premier, parce que ces Infidelles les renversèrent et les poursuivirent jusque {162} dans un village qui estoit à la droite de nos gens ; et ce fut en cette occasion que le marquis de Mouchy, lequel combattoit à la teste d'un de nos régimens d'infanterie, eut la teste coupée d'un coup de sabre, parce qu'il ne put pas assez promtement franchir une haie qui se trouva dans son chemin. Ce fut dans la mesme occasion que le marquis du Plessis Bélière fut aussi tué, et avec luy le petit cadet de Puisieux, aagé seulement de seize ans, enseigne colonelle dans le régiment que son frère aisné commandoit. Ce jeune gentilhomme, se voyant entouré d'un gros de Turcs sans espérance de s'en tirer, s'enveloppa dans son drappeau, dans lequel il fut tué.

Horrible cruauté

Nos régimens d'infanterie combattirent jusque là, sans que nous sceussions, dans nostre quartier, qu'ils en fussent aux mains avec les ennemis. Nous disnions pour lors fort paisiblement, en assez bonne compagnie, quand on donna l'allarme. Aussitost, chacun monta à cheval, et nous apprismes que les Turcs avoient déjà passé la rivière en grand nombre, et qu'ils estoient si fiers de ce passage que quelsques-uns d'entre eux avoient esté assez téméraires pour quitter leur gros, afin d'aller mettre le feu dans le village qui estoit tout proche de l'endroit où on faisoit l'attaque. Il est vray que leur témérité fut punie, parce qu'ayant esté pris, le feu à la main, par nos François, qui en abandonnèrent trois aux Allemands, qui les vouloient avoir, ceux-cy les écorchèrent tous vifs. Je les vis tous trois écorchez, le jour d'après le combat, ce qui me parut la chose la plus horrible et la plus épouvantable qu'on pust voir.

Les Turcs, pendant ce temps-là, augmentoient toujours en nombre ; et à mesure qu'ils passoient la rivière, ils se mettoient en bataille pour venir nous attaquer. On désespéroit presque de la pouvoir chasser au-delà de la rivière : si bien qu'on avoit déjà ordonné à tenir prest le bagage pour partir, parce qu'on n'espéroit pas de pouvoir rien faire de mieux. On désespéroit aussi de pouvoir faire retourner à la charge nostre infanterie françoise, qui avoit esté déjà repoussée deux fois et recognée dans le bois qui couvroit le bas de la montagne que nous occupions. Néanmoins, l'exhortation que les officiers de cette infanterie firent à leurs soldats, et le secours de nostre cavallerie françoise, qu'ils virent arriver à leur secours, leur donna le courage de faire une troisiesme attaque.

Description du lieu du combat

Avant que d'en faire le récit, il est à propos de donner icy la description du lieu où se fit le combat. J'ay déjà dit, cy-devant, que les Turcs avoient passé la rivière en un endroit où elle faisoit un certain circuit qu'on pouvoit nommer une péninsule, et qu'ils s'estoient avancez dans une place ronde qui estoit fermée de tous costez du leur par la rivière, qu'ils avoient à dos, estant passez du nostre par la montagne revêtue de bois de haute futaye assez clairs : laquelle estoit derrière nos gens, à nostre {163} droite d'un petit village, et à nostre gauche d'un taillis de très petite étendue, lequel nostre cavallerie traversa par un défilé pour aller aux ennemis. Ce terrain estoit très étroit et resserré : ce qui fut cause que, de trente-six compagnies de cavallerie française qui estoit dans nostre armée, il n'en passa que douze dans ce lieu.

Autre faute considérable des Turcs

Il est certain que les Turcs firent, en cette occasion, une faute très notable : ce fut de laisser défiler nostre cavallerie par cette lizière de bois taillis et de luy donner le temps de se mettre en bataille, sans les harceller. Cette conduite irrégulière de ces Infidelles ne donna pas peu de courage à nos soldats, qui reconnoissant que les ennemis n'avoient pas profité d'un si grand avantage, se persuadèrent aussitost qu'ils les repousseroient aisément au-delà de l'eau. Dans cette pensée, nostre infanterie, composée des 4 régimens dont j'ay parlé (le cinquiesme, qui estoit Piémont, estant demeuré en garnison dans la méchante bicoque de Saint Godard), reprit cœur et alla, pour la troisiesme fois, teste baissée contre les Turcs, qui firent ferme fort longtemps. Avant que de commencer cette attaque, nos commandans avoient deffendu à qui que ce fust de se détacher de son gros ; parce qu'ils avoient reconnu qu'en se détachant, c'estoit donner un avantage considérable aux Turcs, qui se servent merveilleusement bien du sabre quand ils ont la liberté d'étendre le bras : ce qu'ils ne peuvent faire quand les escadrons et les bataillons sont serrez.

Tous ceux de nos gens qui voulurent faire les braves et qui se détachèrent de l'escadron, pour aller faire le coup de pistolet contre les Turcs, éprouvèrent la vérité de ce qu'on leur avoit dit : car ils fournirent, de leur teste, de quoy remplir les havre-sacqs que ces Infidelles portent à leur costé, dans lesquels ils mettent les testes qu'ils ont coupées et dont ils ont un certain prix quand ils retournent. Il y eut peu de nos gens qui donnèrent du gain à ces Infidelles, parce qu'il y en eut peu qui se détachèrent des escadrons. Chacun se serra le plus qu'il fut possible ; et ainsi on alla fondre, avec un courage extraordinaire, sur les Turcs, qui ne branslèrent pas d'abord, parce que ce n'estoient que les janissaires les plus aguerris de l'armée ennemie qui avoient passé la rivière, et contre qui nos François avoient à combattre.

Lascheté de quelsques cavalliers allemans

Durant ce choc, je montay sur la montagne au pié de laquelle se donnoit le combat ; et m'estant mis contre la muraille d'un petit château qui estoit sur le haut, je considéray très distinctement tout ce qui se faisoit. Pendant cela, je voyois passer auprès de moy quantité de cavalliers allemans, qui retournoient du fourage sans se presser. Je les exhortay autant que je pus, pour aller au combat avec les autres ; mais je remarquay une si grande lascheté dans leurs démarches, qu'il me parut bien que ces gens n'avoient aucune envie de combattre.

{164} Victoire sur les Turcs par les François

Je demeuray bien du temps dans ce lieu d'où je voïois si commodément le combat, et je n'en sortis que parce que deux volées de canon, qu'on tira contre le chasteau contre lequel j'estois adossé, m'en firent sortir assez viste. Sans cela, j'eusse vu jusqu'au bout cette attaque, dans laquelle les seuls François firent si bien, qu'avec 4 000 hommes seullement qui combattirent dans cette occasion, ils poussèrent 12 000 Turcs dans la rivière, où ils périrent presque tous, soit dans l'eaue, qui estoit extraordinairement grosse à cause des pluies continuelles qu'il avoit fait les jours précédens, soit aussi par les descharges continuelles que nostre cavallerie et nostre infanterie faisoient sur eux, et que nos gens, qui n'avoient plus qu'à tuer, faisoient si à leur aise qu'ils tiroient dans la rivière ceux qu'ils vouloient, ainsi qu'il me parut tandis que je les regarday faire. Jamais on ne vid une plus grande confusion que celle où estoient les Turcs, qui se jettoient avec le dernier empressement dans la rivière et qui s'y noyoient aussitost, tant à cause de leurs grandes vestes, qui sont fort embarassantes pour des gens qui veullent nager, qu'à cause aussi que ceux qui sçavoient nager estoient entraisnez par ceux qui ne le sçavoient pas ; et que de plus, ceux qui estoient assez heureux pour passer jusqu'au bord, ne pouvoient pas sortir de la rivière, d'autant que les rives en estoient très élevées, ce qui faisoit qu'ils ne pouvoient pas prendre terre : à quoy contribuoient encore les mousquetades que nos François tiroient particulièrement sur ceux qui vouloient sortir de l'eau.

Carnage des Turcs

Toutes ces choses ensemble furent cause d'un grand carnage des Turcs, dont presque aucun de ceux qui avoient passé de nostre bord ne réchappa. Un des plus considérables d'entre eux qui fut tué, fut un bassa, frère du Grand Visir, qui tomba entre les mains d'un jeune cadet dans le régiment d'Espagny, à qui il présenta sa masse d'or en luy demandant quartier : que ce cadet, emporté de colère, luy refusa, luy tirant un coup de mousquet qui le jetta mort par terre. Un autre bassa, capitaine des janissaires, y fut aussi tué, avec quantité de ces soldats qu'il conduisoit. L'autre partie qui resta, se mutina contre le Grand Visir et s'en alla à Canise, protestant qu'elle ne vouloit plus combattre, tant à cause qu'elle avoit esté malmenée par nos troupes, que parce qu'elle souffroit beaucoup dans leur armée, où la nécessité de vivres et de fourages estoit extraordinairement grande, comme nous l'apprismes tant par les prisonniers que nous fismes dans le combat, que par de pauvres esclaves qui trouvèrent, ce jour-là, occasion de passer à nage la rivière, pour venir se rendre à nous.

Outre les trois personnes de marque dont j'ay parlé, qui furent tuées de nostre costé, nous y perdismes encore un capitaine de cavallerie nommé M. Richard. Pour les soldats, nous n'en perdismes guères plus de 200 de nos François. Il y eut davantage d'Allemands qui périrent, car tout le régiment de Nassau, qui soutint d'abord {165} le premier effort des Turcs, y fut taillé en pièces. Les autres Allemands fuirent, au nombre d'environ 5 000 ; mais ils retournèrent aussitost pour butiner, ayant appris que les François avoient deffait les Turcs. Il est vray que ces fuyards qui revinrent ne firent pas grande fortune : parce que si tost que nos officiers apperceurent qu'ils dépouilloient les Turcs qui avoient esté tuez, ils firent tirer sur eux, ne croyant pas que des lasches, comme estoient ces Allemands, dussent profiter de la victoire que les François avoient remportée, après avoir exposé leur vie.

Canon des Turcs abandonné

Le pillage fut donc tout pour nos soldats, qui prenoient les uns des chevaux qui n'avoient point esté blessez ou qui ne l'avoient esté que légèrement, et les autres d'autres choses qui leur tomboient sous les mains. Le plus grand pillage ne se fit pas ce jour-là, parce qu'on ne permit pas aux soldats de se détacher de leurs compagnies, et qu'on craignoit que les Turcs ne reprissent courage et ne retournassent une seconde fois au combat, avec plus de fureur que la première, comme ils ont coutume de faire. On s'apperceut pourtant bientost que leur épouvante estoit si grande qu'ils n'avoient osé retirer onze pièces de canon qu'ils avoient plantés sur le bord de la rivière, pour faciliter leur passage ; et on résolut en mesme temps de se fortifier au lieu où ils avoient passé la rivière, tant pour leur oster l'envie de l'entreprendre une seconde fois, que pour les empescher aussi de retirer leur canon qu'ils avoient laissé là. Pour cela, on mit un régiment d'infanterie pour garder ce poste, où il se retrancha.

La deffaite de ces Infidelles, dans cette journée-là, donna de l'étonnement à tout le monde. Nous-mesmes, aussi bien que les autres, ne pouvions comprendre comment nous avions pu remporter un si grand avantage, voïant que 12 000 Turcs avoient déjà passé la rivière et qu'ils n'avoient d'abord qu'à combattre contre 4 000 hommes que les fuyards avoient dû épouvanter par leur déroute. Nos ennemis n'admirèrent pas moins que nous leur propre défaite, après qu'ils sceurent qu'il y avoient peu de François qui eussent eu part à une action si glorieuse. Un de ceux de l'armée des Turcs qui se rendit dans nostre camp, nous assura que le Grand Visir avoit fait empaler son espion qui luy avoit rapporté qu'il n'y avoit que six mille François dans nostre armée, ce général ne s'estant jamais pu persuader qu'une si petite poignée d'hommes eussent pu chasser, de l'autre costé de la rivière, une si grande quantité de gens qui l'avoient déjà passée. Cela fut cause qu'il s'imagina toujours qu'il falloit que les François fussent au nombre de plus de 20 000 hommes, pour avoir fait un exploit de guerre comme celuy-là.

Les Allemands, quoy que fort envieux de la gloire des François, lesquels avoient déjà battu les Turcs au pont de Kermen, ne purent pas s'empescher de publier la grande action qu'ils venoient de faire dans ce dernier combat. Le généralissime Montecucully vint luy-mesme à la teste de nos régimens, remercier M. de Coligny, {166} nostre général, les mareschaux de camp, officiers et soldats, disant tout haut qu'ils avoient, ce jour-là, sauvé l'Empire. Il protesta qu'il écrivoit ces choses à l'Empereur, afin qu'il en remerciast le roy de France.

Belle action de deux gentilshommes françois

Deux gentilshommes françois firent, dans le combat contre les Turcs, une action si belle et si rare qu'elle seroit une grande faute de n'en point parler et de ne dire point ces noms. L'un s'appelloit le marquis de Grâce ; et l'autre, de Bandeville. Pour apprendre cette histoire dans son entier, il faut sçavoir que ces deux messieurs prirent ensemble querelle à Metz, en marchant en Hongrie. L'un d'eux appella l'autre en duel, que celuy-cy refusa très sagement parce, dit-t'il, que le Roy l'avoit deffendu. Sa Majesté, ayant eu avis de cet appel, ordonna à ceux qui commandoient les troupes que l'on conduisoit en Hongrie, de se saisir de l'aggresseur : et que si on ne pouvoit l'arrester, ils luy fissent entendre qu'elle ne vouloit point qu'il combattist avec les François en Hongrie. Cet aggresseur, ayant eu avis de l'ordre du Roy, s'eschappa ; et estant arrivé au camp de l'armée chrétienne, il prit party en qualité de volontaire parmy les Allemands.

Ennemis réconciliez

Les Turcs les ayant poussez, celuy-cy demeura ferme auprès de l'infanterie françoise ; et voyant qu'elle avançoit avec la cavallerie vers les ennemis, il s'avança aussi avec elle. Comme il estoit dans cette marche, il fut apperceu de celuy qu'il avoit appellé en duel à Metz, qui luy dit, en s'approchant de luy : C'est icy, N., qu'il faut montrer si on a du courage, et non point dans le duel de Metz. À quoy l'autre repartit : Il est vray, et je vas voir aussi si vous en avez dans cette occasion. Venez avec moy, et ne me quittez pas. Cela dit et accepté de part et d'autre, ils donnèrent, tous deux ensemble, teste baissée contre les Turcs, firent plusieurs décharges et soutinrent, l'un et l'autre, les attaques de ces Infidelles, sans jamais bransler jusqu'à la fin du combat. Pour lors, celuy qui avoit appellé l'autre en duel luy sauta au cou et l'embrassa, en luy disant qu'il estoit très persuadé de son grand cœur, et qu'il luy demandoit son amitié pour le reste de ses jours ; à quoy celuy-cy répondit, en luy témoignant pareillement l'estime particulière qu'il avoit de son courage ; et [ils] se jurèrent réciproquement une amitié inviolable et perpétuelle.

Voilà comment se finit la glorieuse journée de Saint Godard pour les François ; après quoy, on se retira pour se reposer. Ceux de nostre cavallerie qui avoient demeuré à cheval pendant le combat, sans donner contre les Turcs, paroissoient aussi contristez de n'avoir point tiré le coup de pistolet, que les autres, qui les avoient chargez, estoient satisfaits d'avoir eu une si belle occasion que celle de dégaisner contre les ennemis. Il n'y eut que douze compagnies de cavallerie et quatre régimens d'infanterie qui allèrent à la charge. Le régiment de Piémont, qui estoit {167} dans Saint Godard, et 24 compagnies de cavallerie qui estoient proche du camp, ne donnèrent point. Elles demeurèrent pourtant toujours à cheval durant le combat, attendant qu'on les commandast. Si ce commandement fust venu de marcher, la compagnie de M. de Baradas, dans laquelle M. de Brissac s'estoit incorporé, devoit avancer la première ; mais l'affaire ayant esté heureusement vuidé sans le secours de ces messieurs, on se retira, à la réserve de quelsques compagnies de cavallerie, dont celle de Baradas estoit une : laquelle demeura à la grande garde pendant 24 heures, qu'il fit une pluie si horrible que M. le duc de Brissac fut percé jusqu'à la peau, quoy qu'il eust son manteau et 2 juste-au-corps.

Campé au-dessus de Saint Godard, le 2 d'aoust 1664

Ce temps si fâcheux qu'il fit pendant toute la nuit et le lendemain matin, jusqu'à midy passé, faisoit croire à tout le monde que les Turcs ne manqueroient pas de retourner à nous dès la pointe du jour, pour essaïer au moins de retirer leur canon. Les Tartares qu'ils avoient avec eux pouvoient favoriser leur dessein dans ce temps incommode de pluie, parce que n'ayant que des flèches pour tirer, quelque humidité qu'il fist, ils estoient toujours en estat de s'en servir ; et qu'ainsi, les faisant marcher à leur teste, ils pouroient tirer leur coup et feroient peine à nostre infanterie, qui ne pouvoit se servir de ses armes à feu pendant la pluie. Les Turcs témoignèrent assez avoir ce dessein. Ils se mirent mesme en bataille, comme pour tenter la chose ; mais voyant nos gens en posture de les recevoir, et qu'ils s'estoient fortifiez de nostre bord, ils retournèrent d'où ils estoient venus, se contentant de planter deux batteries de canon sur une petite éminence : d'où ils tirèrent tout le jour assez fréquemment, sans incommoder nos gens.

Si tost que nos généraux eurent veu leur retraite, ils proposèrent à des soldats de passer la rivière à nage, afin d'aller démonter le canon des Turcs qui estoit demeuré de leur bord, et de jetter en suitte les affusts dans l'eaue. Ces soldats exécutèrent tout cela, moïennant quelsques louis d'or qu'on leur donna, après quoy ils repassèrent la rivière, laissant les canons des Turcs à terre : ce qu'ils firent tout à leur aise, sans que ces Infidelles eussent jamais le courage de les venir attaquer. Voilà ce qui arriva, ce jour-là, pour les choses qui concernoient la guerre, mais il s'en passa encore d'autres qui méritent bien d'estre remarquées, dont l'une me parut très cruelle. On en jugera par le récit que j'en vas faire.

Deux ou trois jours avant le combat, un Esclavon, sujet du Turc et qui estoit pourtant Chrétien, vint se rendre à nous parce, dit-t'il, qu'il mouroit de faim dans l'armée ennemie. Il tomba entre les mains de nos palefreniers, qui retournoient du fourage. Ils l'amenèrent à nos tentes, où nous le receusmes assez bien. Néanmoins, nous ne laissasmes pas d'en avoir de la deffiance et de le regarder comme un espion. C'est pourquoy, après luy avoir donné à manger, nous le fismes conduire au quartier du général, qui le fit aussitost arrester et le donna en garde jusqu'au jour du {168} combat, qu'il s'échapa dans un bois voisin, où il fut pris par des Allemans qui revenoient du fourage : lesquels luy ostèrent non seulement l'argent qu'il avoit, mais aussi tous ses habits jusqu'à son turban, ne luy laissant qu'une chemise de coton qui estoit comme une chemise de femme. Ce pauvre misérable, qui n'avoit pas oublié nostre quartier, nous vint trouver dans ce pauvre équipage. Il tomboit, ce jour-là, une pluie très froide et abondante dont il estoit tout transi. Nous le fismes chauffer et luy donnasmes un peu de pain, quoy qu'il fut très cher. Nous ne laissasmes pas pourtant de nous défier de luy plus qu'auparavant, parce que nous crusmes qu'il avoit esté mis en cet estat en cherchant le moïen de se sauver.

État misérable d'un Esclavon ; barbarie punissable

Le bruit en courut aussi dans nostre voisinage ; et la chose estant venue à la connoissance de M. le marquis de Villeroy, qui estoit dans sa tente, légèrement blessé au poignet d'un coup de flèche qu'il receut le jour du combat, il eut désir de voir cet Esclavon et nous envoïa demander qu'on le luy amenast. Je le fis aussitost conduire chez luy par nostre maistre d'hostel et par deux palefreniers, plutost dans la crainte que j'avois qu'on ne maltraittast ce pauvre misérable, que dans l'appréhension qu'il s'échappast en la posture où il estoit. Il parla à ce marquis, à qui il dit sa mauvaise fortune, après quoy il nous le renvoïa ; mais il arriva, malheureusement pour luy, que nostre maistre d'hostel et les palefreniers ayant cru qu'il devoit demeurer plus long temps qu'il ne fit dans la tente de M. de Villeroy, et qu'on le tiendroit là en garde et qu'ainsi il n'estoit plus à leur charge, se retirèrent : ce qui fit que ce pauvre malheureux, retournant tout seul à nostre tente, fut barbarement traitté par un vallet de chambre d'une personne de condition qui estoit blessé dans le combat le jour précédent. Ce vallet de chambre, voyant ce misérable tout nud, s'estant imaginé que c'estoit un Turc qui avoit esté pris, il luy donna une infinité de coups d'espée pour vanger les blesseures de son maistre, dont aucune pourtant n'estoit mortelle.

J'avoue que je ne fus jamais plus surpris que quand je vis ce pauvre misérable qui descendoit de l'éminence sur laquelle nous estions campez. La quantité de sang qui sortoit de son corps de toutes parts avoit tellement teint sa chemise, qu'il n'y avoit aucun endroit qui ne fust sanglant. La perte qu'il faisoit de son sang l'avoit déjà tellement affoibly que, quoy que nostre tente ne fust pas éloignée de celle de M. le marquis de Villeroy d'une petite portée de mousquet, il tomba par terre à moitié du chemin. L'ayant apperceu dans cet estat, je courus promtement à luy pour luy donner l'absolution, sur l'asseurance que m'avoit donnée un de nos gentilshommes qui parloit fort bien Turc, que ce pauvre blessé luy avoit dit auparavant qu'il estoit Chrestien. En effet, m'estant approché de ce pauvre moribond, et le gentilhomme me servant de truchement sur l'interrogation que je luy fis faire, pour sçavoir si il ne demandoit pas pardon à Dieu de ses fautes, à quoy il répondit en élevant ses yeux et ses mains au ciel, je luy donnay l'absolution.

{169} Ce qui m'étonna davantage dans ce misérable fut de le voir tout nud en chemise, taillé et percé de coups de tous costez, couché dans de la boue pendant une pluie très froide, sans aucune nourriture que celle que nous luy donnions, qui estoit très petite à cause que toutes choses estoient pour lors extrêmement chères, vivre encore deux jours en cest estat. Ce qui me surprit encore plus, fut de voir que ce pauvre blessé se traisna sur terre près de trois cent pas pour se mettre dans des vignes, où il mourut. Tout le monde porta avec indignation la barbarie du valet de chambre, qui tout d'abord avoit déchargé sur ce pauvre homme un coup de sabre dont il luy avoit presque abbatu une espaule, un autre sur le derrière du cou, et d'autres en différens endroits du corps. Je voulus le faire panser par nostre chirurgien, qui le visita et qui trouva les plaies si grandes qu'il m'assura que cet homme n'en pouvoit pas réchapper.

Perfidie insupportable

Les Allemans n'eurent pas plus d'humanité en une autre occasion qui se présenta. Quelsques Turcs, pressez de nécessité et de faim, quittèrent leur armée pour venir se rendre à nous ; mais comme il falloit passer la rivière avant que de nous joindre, ils dirent qu'ils ne vouloient se rendre qu'entre les mains des François, dont quelsques-uns estoient sur le bord, avec des Allemands, pour les recevoir. Ils traversèrent donc la rivière à nage : après quoy, les François les receurent ; mais les Allemands, estant là en bien plus grand nombre, les arrachèrent des mains de ceux-là et massacrèrent aussitost ces pauvres Turcs.

Campé au mesme lieu, le 3 d'aoust ; canon des Turcs gaingné par les François

Nos ennemis ne firent rien de nouveau, ce jour-cy, sinon qu'au lieu d'avancer, comme nous nous y attendions, ils reculèrent et le portèrent tout sur le haut de la montagne qui estoit de leur costé. On ne pouvoit pas d'abord conjecturer ce qu'ils prétendoient faire. On ne sçavoit si ils vouloient aller attaquer la misérable bicoque de Saint Godard, dans laquelle nous avions quelsques troupes et où on en fit encore entrer d'autres sur ce soupçon ; et toute nostre armée se prépara en mesme temps de marcher au secours, au cas qu'elle fust attaquée ; mais la suitte nous fit bien connoître que les Turcs songeoient plutost à se retirer pour aller se rafraischir, que pour faire quelque entreprise nouvelle ; et c'est ce qui donna lieu à nos généraux de songer à faire tirer de nostre bord les onze pièces de canon que les Turcs avoient laschement abandonnées de leur costé : ce qu'ils firent, après avoir proposé quelque argent à gaingner à des soldats qui voudroient passer à nage, pour aller attacher des cordages aux pièces d'artillerie, comme le tout s'exécuta sans que les Turcs osassent jamais traverser ce dessein.

Nostre armée s'augmenta, ce jour-là, de 6 000 Hongrois qui la vinrent joindre. Ils se rendirent, sur les deux heures du matin, en nostre camp en fort bel ordre, tous gens bien faits et bien équipez. Ils ne demeurèrent pas beaucoup de temps parmi {170} nous ; mais dans le peu qu'ils y furent, j'eus le loisir d'entretenir les principaux d'entre eux, et particulièrement le comte de Budiani, qui commandoit ces troupes. L'usage que tous les Hongrois, presque, ont de la langue latine, donne facilité aux estrangers pour converser avec eux. Ce fut par ce moïen que j'appris à ce comte, qui est un homme fort civil et fort honneste, tout ce qui s'estoit fait dans nostre dernier combat. Je luy témoignay le grand désir que nous avions eu de les voir avec nous le jour du combat, parce que nous estions bien assurez qu'ils n'auroient pas fuy, comme avoient fait les Allemands, mais qu'ils se fussent joints à nous pour pousser ensemble les Turcs. Il me témoigna beaucoup de déplaisir de n'avoir pu amener assez à temps ses troupes, lesquelles, me dit-t'il, estant accoutumées à passer les rivières sur leurs chevaux, n'auroient pas manqué de poursuivre les Turcs au-delà de Rab.

Habits et équipage de Hongrois

Ces Hongrois firent alte un peu de temps auprès de nous, après quoy ils s'allèrent camper à la teste de l'isle où nous avions campé avant que d'estre dans le lieu que nous occupions pour lors. Ils n'y demeurèrent pas longtemps, d'autant que les prez qu'on leur avoit donnez pour leur quartier estoient tellement pleins d'eau qu'ils furent contraints d'en déloger au plutost, afin de camper en un lieu plus commode. Avant que de décamper, la pluspart des Hongrois vint dans nostre camp pour y acheter les dépouilles que nos gens avoient des Turcs. Cette dépouille les accommodoit, d'autant qu'ils sont tous vestus presqu'à la manière des Turcs. Hormis qu'ils ne portent point de turban, ils leurs sont conformes presque en toutes les autres choses. Leur bonnet est de drap, de figure longue et bordé de fourure. C'est presque la seule chose en laquelle ils ne conviennent pas avec les Turcs. Pour le reste, on peut dire qu'ils ont grande ressemblance. Ils montent de mesmes chevaux, ajustez de scelles, de brides et de housses pareilles. Ils se tiennent de mesme, les uns et les autres, sur leurs chevaux, c'est-à-dire les estriers fort courtes, ce qui fait que leurs jambes sont extraordinairement pliées. Ils sont armez, les uns commes les autres, de haches, de chop et de sabres. Ils ont, à la main gauche, un brassard de fer dont ils se servent avantageusement, en mettant ce bras sur leur cou pour parer les coups de sabre que les Turcs déchargent, en combattant, sur cette partie-là. C'est ce que j'appris d'un gentilhomme hongrois, qui me dit toutes ces choses dans un voïage qu'il fit avec nous en retournant à Vienne, comme j'en parleray cy-après.

Autre mauvaise conduite de l'Empereur

Je visitay le camp ce jour-là : où me promenant, je vis avec beaucoup de compassion nos pauvres soldats françois qui avoient esté blessez dans le combat, malades dans leurs huttes. J'eus là encore un sujet de faire une nouvelle réflexion sur la pauvre conduite des ministres de l'Empereur, qui n'avoient pas eu soin de faire établir un hospital pour les malades et les blessez, lesquels estoient ainsi abandonnez. {171} Quelsques personnes me dirent que le Roy païoit les Jésuites pour en prendre le soin, et que ces pères en touchoient deux mille écus. D'autres me dirent qu'ils n'en avoient pas l'administration, mais qu'ils avoient seulement cette somme pour leurs appointemens, en qualité de confesseurs de l'armée ; qu'ils devoient servir en cela au nombre de six. Je puis dire que ces bons pères ne s'acquittoient guères bien de leur commission, puisqu'au lieu de six qui devoient servir, il n'y en avoit qu'un seul pour confesser 6 000 soldats, sans comprendre tous ces valets de l'armée.

De six Jésuites païez pour servir, un seul fait son devoir

Ce Jésuite estoit un assez bon homme qui se plaignit, mesme à moy, de ce que ses confrères l'avoient ainsi abandonné tout seul, et que le dernier qui l'avoit quitté estoit son compagnon, qui estoit demeuré à Saltzbourg pour de là passer son temps en Italie, comme il y estoit effectivement alors. Cette belle conduite me donna une grande idée de ces missions magnifiques dont ces bons pères se vantent partout, qui néanmoins, après avoir esté payez par le Roy pour six qui devoient servir dans son armée de Hongrie, se divertissoient dans d'autres païs moins dangereux et plus agréables. Il me parut que le bon Père Langlois, qui estoit le Jésuite dont je parle, estoit touché de la conduite de ses confrères, parce qu'il estoit surchargé de travail. Il me pria de le vouloir aider dans son employ ; mais je luy dis que je ne le pouvois pas, parce que je voyois tous les soldats chrétiens, et les officiers et les volontaires principallement, dans un débordement si effroïable que je ne pouvois pas comprendre comment on pouvoit leur administrer les sacremens, à moins qu'ils n'allassent expirer. En effet, pensois-je à moy-mesme, on ne peut se résoudre à cela, à moins que d'estre Jésuite.

Jésuites en cravate ; moines aumosniers, grands fripons la pluspart

Je ne sçais si les Jésuites allemands qui estoient dans l'armée firent mieux que les Jésuites françois. Ceux-là paroissoient plus appliquez, au moins si on en juge par le nombre. J'en vis plusieurs de ces pères aller et venir dans le camp avec une mine assez guerrière, ayant presque tous une belle cravate bien blanche attachée au cou, se promenant de tous costez dans l'armée en cet équipage. Quoy que nous n'eussions qu'un seul Jésuite pour toute nostre armée françoise, nous ne manquions pas pour cela de moines, principalement de Cordeliers, la pluspart pendards et vagabonds qui venoient à l'armée pour y vivre dans une pleine et entière liberté. Nous en avions déjà rencontré quelsques-uns sur nostre route, qui venoient aussi bien que nous en Hongrie, dans un si horrible débordement que nos palefreniers et nos laquais en avoient honte. Je ne remarquay jamais, dans l'armée, aucun dérèglement visible dans les ministres luthériens qui les servoient. Au contraire, je les rencontrois souvent à la teste des escadrons et des bataillons en ordre, faire leurs exhortations que les capitaines, officiers et soldats entendoient avec beaucoup de respect. La journée {172} dont je parle icy, finit par les prières que les Turcs firent encore de la manière que je l'ay cy-devant décry. Nos François les raillèrent encore, comme ils avoient fait la première fois, en répétant tout de mesme : Alla hou.

Campé au mesme lieu, le 4 d'aoust ; dépouille des Turcs

Le lendemain, de grand matin, les Turcs battirent la marche et décampèrent, pour n'aller pourtant pas bien loin. Ils tirèrent du costé de Saint Godard, comme s'ils eussent voulu l'attaquer ; mais on avoit pourveu de troupes cette méchante place, pour la deffendre. C'est pourquoy on ne s'en allarma pas beaucoup. En effet, on vit presque aussitost qu'on n'en avoit pas sujet, et que ces Infidelles avoient seullement monté plus haut sur la montagne : ce qui fut cause que nos François, n'ayant rien à faire, s'occupèrent à tirer de la rivière les Turcs qui avoient esté noyez, afin de les fouillir, comme ils firent. Ils trouvèrent assez de quoy sur la pluspart, principalement dans leurs pochettes, qu'ils portent sous les aisselles comme font les Capucins, où ils trouvèrent de l'or et de l'argent monnoïé, et entre autres, de nos petits louis de 5 sols, dont quelsques-uns des plus considérables d'entre eux avoient leurs manches chargées. Beaucoup de nos gens eurent des sabres et des housses de prix. M. le duc de Brissac en acheta une d'un soldat pour 3 louis d'or, qui estoit tout de petit point, relevée d'or et de soie. Ces housses sont autrement faites que les nostres : elles battent de tous costez du cheval, presqu'à terre, ce qui ne peut qu'embarasser beaucoup leurs chevaux, principalement dans un combat.

Intrépidité d'un Turc prisonnier

Sur la fin de cette journée, j'appris qu'on avoit fait quelsques Turcs prisonniers dans le combat. C'est pourquoy j'invitay le gentilhomme du logis qui sçavoit parler Turc, de les venir voir avec moy, ce qu'il m'accorda. Nous en vismes un, entre les autres, à la teste d'un régiment où on le gardoit en prison (parce qu'il n'y en a point d'autres dans l'armée). Un des capitaines de ce régiment, à qui je dis que le gentilhomme que j'accompagnois parloit fort bien Turc, le pria de demander à son prisonner s'il ne vouloit pas estre Chréstien. Il le fit ; mais le Turc le refusa en disant qu'un homme d'honneur ne changeoit jamais de religion. Le capitaine françois aïant admiré, comme nous, cette réponse, luy fit dire que puisqu'il ne vouloit pas estre Chréstien, il luy alloit couper la teste, le pouvant faire parce qu'il estoit son prisonnier ; et en mesme temps tirant un grand cousteau de foureau et levant la main pour luy en décharger un coup sur la teste, le Turc, sans s'effraïer ny de sa menace ny de sa posture, se contenta de dire, sans blesmir et sans changer de couleur, ces paroles : Je suis à mon maistre, qui m'a fait prisonnier. Il a droit de faire à moy ce qu'il luy plaira. Cette constance nous étonna tous, mais particulièrement le gentilhomme et moy, qui regardions qu'un Infidelle estimoit tellement sa religion qu'il estoit prest de mourir plutost que de l'abandonner.

{173} Campé au-dessus de Saint Godard, le 5 d'aoust

Les Turcs battirent encore la marche, ce jour-là, de grand matin, et ayant quitté leur quartier, se vinrent camper au-dessous de Saint Godard, dans le lieu où ils avoient campé la première fois. Dès que nous les vismes remuer, nous marchasmes tout de mesme ; et nous repassasmes une seconde fois la rivière de Weistrichs, pour nous venir mettre en leur présence dans le mesme endroit où nous campasmes en arrivant sur le Rab. Nous crusmes d'abord qu'ils vouloient attaquer un pont de sapin qui estoit proche de nous : ce qu'ils ne firent pas, heureusement pour nous, parce que s'il l'eussent entrepris, ils s'en fussent rendus les maistres ; d'autant que si les François y eussent esté repoussez, ils n'eussent jamais pu estre secourus par les Allemands, qui estoient séparez de nous par la rivière de Weistrichs, que nous avions passée sur un pont qui se rompit lorsque nos premiers chariots de bagage passèrent : ce qui nous osta toute la communication que nous pouvions avoir avec les Allemands

Défaut considérable de soin

Cet incident arriva par le peu de soin des généraux, qui ne prévoïoient à rien et qui ne prirent pas garde que le pont estoit très mauvais, et qu'à la sortie il y avoit une si grande fondrière de boue que les meilleurs chevaux à peine s'en pouvoient tirer sans charge. En effet, ce pont ne fut pas plutost ébranslé par la première charette qui passa dessus, qu'il fut rompu ; ce qui fit que nous demeurasmes, la nuit du 5 au 6 d'aoust, sans provisions de bouche et sans bagage : si bien qu'il falloit se résoudre, cette nuit, qui estoit très froide, à coucher sur la terre dans des sillons qui estoient baignez d'eau. Il faut avouer que dans cette nuit nous sentismes toutes les fatigues de la guerre : ce que nous n'avions pas encore gousté, à cause que dans les autres rencontres où nostre bagage ne nous avoit pu suivre, nous avions toujours eu le carosse pour y nous retirer doucement ; mais dans cette occasion, nous ne trouvasmes point cette mesme commodité, d'autant que quelsques personnes de condition qui avoient esté blessez dans le dernier combat, l'avoient emprunté pour se faire porter à Vienne, afin de s'y faire penser de leurs blessures.

Étrange négligence

Nous ne désespérions pourtant pas d'avoir nos tentes, au moins un peu avant dans la nuit, parce que nous jugions que la rupture du pont que nous avions passé estoit de si grande conséquence, que les Impériaux le feroient restablir le plus promtement qu'ils pouvoient, dans la crainte ou qu'eux, ou nous, ne fussions attaquez et forcez par les Turcs ; mais nous ne connoissions pas bien encore la pesanteur des Allemands, qui sans se mettre en peine de quoy que ce soit, attendirent jusqu'au lendemain, 9 heures du matin, à restablir ce pont, de la rupture duquel les Turcs se {174} fussent bien prévalus, s'ils eussent eu quelsques espions dans nostre armée, et s'ils en eussent esté avertis.

Campé au mesme lieu, le 6 d'aoust 1664 ; gibier tué dans le camp

Sur le soir de ce jour-là, nos bagages arrivèrent, et nous eusmes de quoy nous coucher plus à nostre aise la nuit suivante. Il me souvient que, ce jour-là, nous eusmes un grand régale que nous donna à souper M. de Baradas. Ce fut un lièvre qu'il courut, et qu'il tua dans nostre camp, et qu'il fit apporter en suitte dans nostre cuisine, dont il mangea sa part avec d'autres qui s'y trouvèrent.

Les Turcs firent filer tout le long du jour, le lendemain, des troupes sur le bord de la rivière. Je les allay voir passer de si près que je pouvois facilement distinguer les personnes, n'y ayant que la rivière entre eux et moy. Je ne pris point d'autre précaution pour m'approcher de si près que je fus du bord de la rivière, sinon que je pris garde de ne me mettre pas vis-à-vis de quelsques haies que les Turcs eussent de leur costé, de crainte que quelqu'un d'eux ne se cachast derrière quelque buisson et ne tirast de là sur moy.