Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

pages 174 to 196

{174}

CAMPÉ PRÈS LE FORT DE KIESCHEN

Campé près le fort de Kieschen, le 7 d'aoust

Les Turcs estoient toujours nostre mobile en quelque façon, parce que dès le moment que nous les eusmes en veue la première fois, ils ne se remuoient point que nous ne nous remuassions avec eux ; si bien que, ce jour-cy, nous fismes comme nous avions fait les jours précédens : c'est à dire que les voyant quitter leur poste, nous quittasmes pareillement le nostre. Leur marche de ce jour nous embarassa pourtant, d'autant que nous ne sçachions pas si leur dessein estoit de retourner à Kermen, où les François les avoient déjà battus une fois, ou bien s'ils avoient envie de reprendre le chemin de Kanise. L'extrême nécessité où ils estoient dans leur camp, qui ne leur fournoissoit point de fourage, nous faisoit croire qu'ils vouloient retourner à Kanise, pour s'y rafraischir. Dans l'incertitude pourtant où nous estions de leur marche, on prit toutes les précautions nécessaires, et on fit marcher les troupes du costé du pont de Kermen.

Disette de pain ; mauvaise conduite des généraux

Le généralissime Montecuculli avoit donné quelsques ordres pour nous faire faire autre chose ; mais M. de Coligny luy répondit fort bien, que quand il feroit donner du pain à ses soldats, qui mouroient de faim, il les feroit marcher partout où il voudroit ; que sans cela, il n'y avoit rien à attendre d'eux. On commença, ce jour-là, à faire paroître hautement le mécontentement que l'on avoit de la conduite des {175} ministres de l'Empereur, qui laissoient manquer de toutes choses à nostre armée. Le ressentiment aussi de l'envie que les Allemans nous portoient, nous fit séparer d'eux pour chercher de quoy vivre. Tous nos gens se mirent donc en marche et, tournant le dos à la rivière de Rab, se préparèrent à sortir de l'isle où nous estions campez. Pour cela, il fallut passer sur un pont qui traversoit un grand ruisseau ; mais quand nous nous y présentasmes, nous trouvasmes qu'il estoit tout rompu.

Ce fut encore en cette occasion que parut le peu de soin de ceux qui nous commandoient, lesquels n'avoient envoïé personne la veille pour reconnoître les chemins : ce qui pouvoit pourtant se faire très facilement, puisque ce pont rompu dont je parle n'estoit pas éloigné de plus de deux portées de mousquet du lieu où nous avions campé. Cela fut cause aussi que quand toute l'armée fut arrivée à ce pont, avec son bagage, il fallut s'y arrester tout en gros. Si les Turcs, qui n'estoient pas éloignez de nous de la portée du canon, eussent eu avis du désordre où ce mauvais passage nous mettoit, et qu'aussi un brouillard très espais qu'il faisoit, ce matin-là, ne nous eust entièrement couvert, il est indubitable qu'avec deux des plus petites pièces de leur artillerie, ils nous auroient tous tuez ; mais Dieu voulut que ce brouillard épais cachast nostre imprudence, et ce fut ce qui nous sauva.

Fatigue de l'infanterie

On se tira pourtant le plutost que l'on put de ce mauvais pas ; et on fit travailler, avec le plus de diligence qu'il fut possible, à la réparation de ce pont, que l'on racommoda avec quantité de fascines, chacun en coupant et les apportant sans cesse. Je remarquay, entre les autres, M. de la Feuillade, qui travailloit des plus aux fascines, donnant l'exemple à tous les cavalliers pour bien faire. Ce travail achevé pour la réparation du pont, nous le passasmes avec assez d'empressement et entrasmes dans des prez qui estoient tous pleins d'eaue, par le débordement de ce petit ruisseau que nous venions de traverser. Les piétons eurent une fatigue extraordinaire ce jour-là. Ils commencèrent, dès la sortie de ce pont, à se déshabiller pour passer dans ces prez, qui estoient de plus d'une demie-lieue de long : après quoy, nous rencontrasmes des bois agréables, au bout desquels on fit halte dans une plaine pour faire repaistre les chevaux, qu'on mit au milieux des blés et des avoines, qui estoient encore sur pié.

Nous mangeasmes aussi dans ce temps-là ; après quoy, nous montasmes sur une éminence d'où nous découvrismes l'armée des Turcs, sur une autre éminence fort éloignée de nous. Leur marche nous tint en cervelle pendant quelque temps, parce qu'il nous sembloit qu'ils retournoient au lieu d'où nous les avions veu partir le matin. On considéra avec des lunettes d'approche la route qu'ils prenoient ; et après avoir remarqué toutes choses attentivement, on s'apperçut qu'ils avançoient tous du costé de Kanise : ce qui fut cause que nostre cavallerie défila aussitost, pour se rendre au quartier de Kieschen. Ce ne furent, presque tout du long de ce jour-là, que {176} défilez continuels, à cause des bois qu'il fallut souvent traverser : après quoy, nous arrivasmes dans un village abandonné, scitué sur une éminence d'où on découvroit de fort loin.

Rencontre des premiers fruits

Ce fut dans ce village que je commençay à voir des fruits. Les pommiers en estoient chargez ; mais quoy que les pommes ne fussent pas encore meures, elles ne demeurèrent pas sur les arbres. Une infinité de vallets qui mouroient de faim les enlevèrent en un moment. Tandis qu'ils faisoient cette picorée, je m'amusois à considérer, de ce lieu élevé, une grande campagne inondée que les troupes hongroises traversoient. Je crus d'abord que c'estoient les Turcs qui venoient à nous, ce qui me donna de la peur ; mais comme je vis qu'on ne se mettoit pas en peine de ces troupes, et que mesme on nous faisoit avancer sans empressement de ce costé-là, je fus un peu rassuré. Nous défilasmes d'abord par des vignes qui estoient sur un costeau fort élevé, et nous entrasmes tout de nouveau dans d'autres bois, où nous trouvasmes des chemins creux que les terres grasses et fortes rendoient extrêmement mauvais : ce que nous trouvasmes encore dans la plaine, après avoir passé au travers d'un autre village, les pluies qu'il avoit fait durant beaucoup de jours ayant tellement détrempé les terres qu'on ne s'en pouvoit tirer.

Mauvais chemins ; autre défaut de conduite de nos généraux

Je puis dire que, dans cette journée-là, nous éprouvasmes toutes sortes de méchans chemins ; car nous ne fusmes pas plutost sortis de ce village où on nageoit dans la boue, qu'il fallut entrer dans l'eau jusqu'aux sangles des chevaux et faire un trajet de près d'un quart de lieue. C'estoit une pitié de voir l'infanterie traverser ce passage et porter leurs habits sur une épaule et leurs armes sur l'autre. Pour nous autres, qui estions à cheval, nous nous en tirasmes assez bien, jusqu'à l'entrée d'un petit pont de bois qui traversoit une petite rivière, qui se trouva encore rompu : et ce fut le second de cette journée-là.

Mauvais passage

Il pensa nous arriver bien du désordre à ce passage, parce que comme toute la cavallerie se fut avancée jusqu'à l'entrée de ce pont, et qu'on eut reconnu qu'on ne le pouvoit passer sans estre repéré, on s'estoit tellement serré là, qu'on n'avoit pas la liberté d'y apporter ces fascines pour le raccommoder. Il fallut pour cela les donner de main en main, afin de faire le passage. Quand cela fut fait, on eut encore beaucoup de peine à monter sur le pont, parce que les eaues, qui avoient croupy à l'entrée, y avoient fait une grande fondrière d'où les chevaux ne se pouvoient presque tirer. On voyoit assez souvent les chevaux s'abbattre là, où un de nos {177} gentilshommes, quoy qu'il fut bien monté, pensa périr pour cela, d'autant qu'on n'y pouvoit secourir personne à cause qu'on estoit extraordinairement serré de toutes parts. J'eus là aussi un peu de peur pour moy, parce qu'un de mes esperons s'estant engagé dans une des sangles de mon cheval, je n'avois pas la liberté de remuer mon pié à cause de la presse : ce qui m'eut rompu la jambe, si mon cheval fust tombé là, comme d'autres.

Nous en sortismes pourtant heureusement ; et ce passage mauvais ne cousta qu'à M. de Coligny, qui y perdit un de ses mulets et le bagage qu'il portoit : parce que cette beste ayant engagé son pié dans un trou qui estoit sur le pont, en le voulant retirer se jetta dans la rivière, où elle fut noyée et le bagage perdu, n'y ayant point de barrières sur le pont, pas plus large de six piés, qui pussent empescher ce mulet de tomber. Je ne vis personne affligé de cet accident, chacun disant que si M. de Coligny eust mis ordre au passage, cette perte ne luy fust pas arrivée.

Nous campasmes, à la sortie de ce pont, sur une colline assez plate, dans un bois de haute fustaye dont les arbres, éloignez les uns des autres, nous rendoient ce lieu fort agréable. Chacun trouva ce campement délicieux, à cause que la feuillage des gros chesnes nous faisoit des tentes naturelles, au deffaut des nostres, que les mauvais chemins avoient empesché d'arriver en nostre camp, qui n'estoit distant du fort de Kieschen, que nous avions en veue, que d'un petit quart de lieue. Si tost qu'on nous eut marqué nostre quartier, nous fismes faire nos huttes au pié des arbres, dans lesquelles nous couchasmes sur du fourage fort délicieusement.

Quoy que nous fussions campez dans un bois, nous ne laissions pas d'avoir de là une veue fort agréable. Le lieu estant élevé sur une colline assez plate, comme je l'ay dit, d'un costé nous voyions cette grande étendue d'eau que nous avions traversée en arrivant au pont. De l'autre costé, nous avions en veue le fort de Kieschen, appartenant au comte de Budiani, qui commandoit les troupes hongroises. Ce fort est scitué sur un rocher fort élevé, au pié duquel est la petite ville de mesme nom, qui nous donna quelsques rafraischissemens. D'un autre costé, nous avions une grande plaine à perte de veue ; et pour le reste, ce n'estoit que l'étendue de ce bois, qui n'estoit pas bien grande.

Campé au mesme lieu de Kieschen, le 8 aoust

La nécessité que nous avions de nous rafraischir un peu dans un si beau poste, et le retardement de nostre bagage et de nostre infanterie, qui n'avoient pu nous suivre le jour précédent, nous fit passer encore cette journée dans ce quartier-là. Nous vismes, de nostre camp, passer la pauvre infanterie dans cette étendue d'eaues débordées. Il y eut beaucoup de hardes et de bagages gastez dans ce mauvais passage, d'autant que les timons des chariots trempant dans l'eau, tout ce qui se rencontroit dessus estoit mouillé.

{178} PORKNIK

Campé à Porknik, le 9 aoust ; buffles vivants : leur forme

Nous délogeasmes, le 9 aoust, de ce poste où nous nous trouvions si bien. Nous le quittasmes pourtant assez volontiers, parce qu'on nous dit que nous allions du costé du Danube, pour nous rafraischir dans l'isle de Schut, où sont scituées les fameuses villes de Komorhe et de Raab. Avant que de sortir de Porknik, M. de Brissac acheta trois buffles en vie, un masle et 2 femelles, d'un cavallier qui les vendit chacun deux louis d'or. Son dessein, en les achetant, fut de les faire conduire en France : ce qui ne put s'exécuter pour le masle, qui fit tant de peine qu'il fallut l'abandonner au milieu de la campagne. Ces animaux ont la forme et la grandeur d'un bœuf. Leur poil pourtant est tout gris cendre. Leurs cornes ressemblent à celles d'un bellier, parce qu'elles sont un peu plattes et canellées, quoy qu'elles ne soient pas tortillées comme celles d'un bellier.

Autre mauvaise conduite des généraux ; canons des Turcs menez en triomphe

Nous éprouvasmes, encore cette journée, la mauvaise prévoïance de ceux qui nous commandoient : parce qu'après nous avoir fait passer parmi les eaues, qui estoient à la vérité inévitables, nous trouvasmes encore un pont rompu qu'il nous fallut traverser, après avoir fait alte tout auprès plus de deux heures, pour donner le temps de la racommoder. Ce fut à la sortie de ce pont que je vis nos régimens d'infanterie françoise, qui conduisoient, à la teste de leurs bataillons, les onze pièces de canon qu'ils avoient prises sur les Turcs au passage du Rab. Ces pièces d'artillerie n'estoient pas des plus grosses. Elles me parurent assez malfaites. Elles n'avoient ny armes ny culasse en forme de cul de lampe. L'année de leur fonte n'y estoit point non plus marquée, comme elle est ordinairement sur les pièces d'artillerie.

Après nous estre tirez d'un si fâcheux pas et d'une marche si incommode, telle que fut celle de cette journée-là, nous arrivasmes enfin proche le village de Porknik, où nous ne rencontrasmes pas ce que nous nous estions proposez d'y trouver, qui estoit un bon quartier propre à nous refaire de nostre fatigue. Le mareschal des logis aïant marqué les quartiers, nous fusmes des plus mal partagez, parce que nous fusmes placez dans un pré où on avoit de l'eau jusqu'à la cheville du pié : ce qui nous faisoit faire une très mauvaise contenance. Nous consultions cependant où nous placerions nos tentes, et nous ne trouvions point de place où les mettre qui ne fust baignée d'eau ; mais ne pouvant nous résoudre là-dessus, parce que tout le terrain estoit égallement mouillé, un orage de vent et de pluie qui survint tout à coup nous détermina bientost. Chacun mist la main à l'œuvre ; et quelque diligence que nous pussions faire, nous ne pusmes élever qu'un de nos pavillons, sous lequel nous nous mismes à couvert d'une horrible pluie qu'il fit : dont pourtant nous ne fusmes pas tout à fait exempts, parce que le vent nous empeschant de bander les toiles de nostre tente, empescha aussi que nous ne fussions tout à fait à l'abry.

{179} Campement incommode

Cette nouvelle pluie, survenue en si grande abondance, n'accommoda point nostre quartier. Cela nous osta toute espérance de pouvoir coucher dans nos lits, qui n'avoient point de bois, et nous fit résoudre d'aller au village de Porknik, qui estoit tout proche de nostre camp, demander giste à un capitaine de nos amis qui avoit son logement dans une maison de païsan : où un gentilhomme et moy couchasmes sur un peu de paille dans un méchant bas tout vilain, avec dix ou douze personnes de condition à qui il avoit donné retraite, comme à nous. Nous n'y aurions pas esté mal, veu la conjoncture, si toute la nuit nous n'eussions point entendu les blasphêmes que toutes sortes de gens vomissoient dans la cour. Nous sortismes de là, pour ce sujet, au plutost ; et parce qu'il estoit un dimanche, je vins dire la messe dans ma tente, sur une table que je fis poser sur quatre piquets de bois.

Campé au mesme lieu, le 10 aoust

Nous eussions bien souhaité que n'ayant rien à faire dans ce lieu incommode, on nous en eust fait décamper ; mais nos commandans ne le trouvant pas à propos, il fallut passer encore un jour dans cet endroit. Il est vray que nous n'y eusmes pas tant de peine : parce que le soleil estant, ce jour-là, très ardent, sécha nostre terrain et nous donna moïen de nous servir de nos lits, que nous relevismes le plus que nous pusmes de terre, par la quantité de fourage que nous fismes mettre sous nos mattelats. Le séjour que nous fismes là, donna le temps à nos deux blanchisseurs de blanchir nostre linge et de le laver dans un ruisseau qui passoit tout proche de nos tentes.

Campé au mesme lieu, le 10 d'aoust ; volontaires chrétiens, blasphémateurs de gayeté de cœur

Quoy qu'il nous ennuyast beaucoup dans ce lieu, il fallut néanmoins y prolonger nostre séjour et nous y ennuïer encore davantage. Nous demeurasmes là, sans rien faire autre chose que de voir toutes les personnes de condition de nos volontaires, vêtues à l'avantage, chacun ayant déploïé, cette journée-là, ses plus beaux habits. M. de Brissac estant tombé malade, ce jour-là, ces messieurs vinrent pour le visiter ; mais comme son incommodité ne permettoit pas qu'il vist personne, ces messieurs s'attrouppèrent auprès de sa tente, dans laquelle j'estois seul avec luy, et n'eurent là pour divertissement, pendant un très long temps, que les blasphêmes et les ordures qu'ils vomissoient, ce sembloit, à l'envie les uns des autres. Toutes ces ordures et ces blasphêmes se disoient d'une manière si insolente, que les Turcs auroient eu honte d'en user de la sorte.

Ce jour-là, M. de Brissac fit un présent considérable à M. le comte de Saint Geran : ce fut d'un cheval d'Espagne équippé d'une selle de velous rouge cramoisy, d'une housse et deux foureaux de pistolets de mesme étoffe, le tout relevé en broderie {180} d'or. Ce ne fut entre eux que civilitez de part et d'autre pour ce présent, l'un ne voulant point le recevoir et le renvoïant, et l'autre le faisant remener sans cesse, et jusqu'à une troisiesme fois : ce qui engagea tellement le Comte, qu'à la fin il accepta ce présent, dont il ne jouit pourtant guères, parce qu'ayant fait mettre cet animal dans une estable de village, ce cheval se rompit la jambe parce que l'estable s'enfonça.

GUNTZ [Güns]

Couché à Guntz, le 12 aoust ; longueur singulière des lieues hongroises ; étendue des lieues de Hongrie

Nostre armée décampa le matin, douzième d'aoust, pour aller au village de Saint Martin, dans le dessein de tirer du costé de l'isle de Schut. Nous ne la suivismes pas, mais nous nous en séparasmes pour aller à Vienne, où nous prétendions nous rafraischir plus à nostre aise que dans l'isle de Schut. Pour cela, nous prismes une autre route que la leur et partismes, dès la pointe du jour, du camp de Porknik pour Guntz, où nous n'arrivasmes qu'à trois heures après midy, tous à cheval, quoy qu'il n'y eust distance de l'un à l'autre que de cinq lieues, et que dans nostre route nous ne nous fussions pas mesme arrestez pour disner en chemin. Nous marchasmes, ce jour-là, pendant dix heures continuelles, sans pouvoir faire que cinq lieues : ce que je rapporte, afin de faire connoître la grande étendue des lieues de Hongrie, qui enchérissent sur la grandeur de celles d'Allemagne.

Addresse d'un capitaine pour sauver sa vie

Nous avions avec nous, dans cette marche, quelsques officiers malades et blessez. Entre ceux-là estoit un capitaine d'Épagny qui, outre un coup de mousquet qu'il avoit au bras, estoit tout meurtry et brisé des coups qu'il avoit receus dans le combat du Rab. Son addresse luy sauva la vie dans cette occasion ; car les Turcs aïant avancé sur luy pour luy couper la teste, il gouverna si bien une demie-pique qu'il avoit en main que, l'ayant renversée le long de son cou à l'endroit que les Turcs déchargent leurs sabres, il para tous les coups qu'ils luy portèrent et sauva ainsi sa vie, à la faveur de sa demie-pique, qui fut hachée en morceaux.

Aversion des Hongrois pour les Allemans ; inclination de ceux-là pour les François

Le danger que nous courions, estant pour lors séparez de nostre corps d'armée, ou de nous égarer ou de tomber entre les mains des païsans hongrois qui estoient réfugiez dans les bois, fit que nous nous servismes pour guide d'un gentilhomme hongrois qu'un seigneur du mesme païs nous avoit donné pour cela. Ce gentilhomme estoit un seigneur de beaucoup d'esprit et de cœur et qui nous rendit ce {181} bon office le plus obligemment du monde. Pendant tout le chemin, j'eus conférence avec luy à cause qu'il parloit fort bien latin. Il me témoigna tant d'amitié pour nostre nation, qu'on n'en pouvoit pas faire paroître d'avantage. Il m'assura aussi de la mesme disposition de ses compatriotes à nostre égard. Il m'exprima fort naïvement les sentimens que toute la nation hongroise avoit pour les Allemands, me disant qu'ils ne les considéroient guères moins leurs ennemis que les Turcs, les uns et les autres les pillans, chacun en sa manière : ceux-cy en prenant leurs terres, et ceux-là en prenant leur argent et bruslant mesme leurs maisons. Il me témoigna mesme le déplaisir qu'avoient tous les Hongrois de se voir si éloignez de la France ; et il me fit assez entendre que s'ils en estoient plus proches, ils accepteroient volontiers la protection de nostre Roy contre l'Empereur, dont le gouvernement leur paroissoit insupportable.

Fermes de Hongrie sans granges

Après nous estre entretenus longtemps sur cette matière, nous parlasmes d'autres choses, comme de la bonté du païs, qui est très fertile. Il me fit remarquer une chose à laquelle je ne faisois point d'attention : qui estoit que quelque abondance qu'il y eust de toutes choses, on n'y voyoit pourtant point de granges. Ce ne sont partout que de méchantes chaumières où se retirent les païsans, qui sont tous très pauvrement vestus, les femmes particulièrement ; et [il] dit, à ce sujet, ce qu'un Italien avoit dit autrefois, en passant dans le païs, ce qui estoit demeuré pour proverbe : In Hungaria omnia foris, mihil intus : multi anseres, nulla pulvinaria : c'est-à-dire, Tous les biens de la Hongrie sont dehors, il n'y en a aucuns à couvert, tout y est plein d'oies, et on n'y rencontre ny traversins ny lits de plume.

Pauvres emmeublemens

En effet, il n'y a rien de plus véritable que ce que ce proverbe exprime : car nous voyions sur nostre route tous les bleds et tous les foins, entassez les uns sur les autres au milieu des champs, sans y estre aucunement à couvert. Pour ce qui est aussi des oies, on en voit une très grande quantité, mais point de lits de plumes dans les maisons, lesquelles n'ont point de meubles.

Plume de cocq au bonnet hongrois, marque d'honneur

Nous finismes nostre conférence par une demande que je luy fis, au sujet d'une petite plume de coq qu'il portoit à son bonnet fouré. J'en avois déjà vu de pareilles à quelsques Hongrois qui me paroissoient gens de condition. Je luy demanday si cette plume ne distinguoit point les nobles d'avec les autres ; et il me répondit que ce n'estoit point une preuve de noblesse mais de courage, et que ceux qui avoient bien fait en combattant contre les Turcs, la recevoient en récompense de leur bravoure. Il m'ajousta aussi que lorsqu'on avoit receu ce signe d'honneur, il n'estoit {182} jamais permis de reculer contre les Turcs ; que s'il arrivoit que quelqu'un le fist, on avoit droit de le tuer ; mais que pour les autres qui ne portoient pas cette plume, ils pouvoient reculer impunément dans le combat.

Nous nous divertismes ainsi de semblables entretiens pendant le chemin, qui ne laissoit point de nous ennuïer beaucoup, à cause de son extraordinaire longueur et de la grande fatigue que nous avions eue pendant dix heures entières de marche : après quoy, nous arrivasmes enfin, sur les trois heures du soir, à Guntz. À l'entrée du fauxbourg, nous trouvasmes les barrières fermées et des Hongrois qui les gardoient : de sorte qu'ils nous en eussent refusé l'entrée, si nous n'eussions eu avec nous ce gentilhomme hongrois dont je viens de parler, qui nous les fit ouvrir sans retardement. Si tost qu'il parut, les gardes luy firent beaucoup de civilité et nous donnèrent passage, pour aller chercher une hostellerie. Nous en trouvasmes une dans le fauxbourg qui estoit assez mauvaise, quoy qu'elle fust la meilleure de tout le lieu ; car outre qu'elle estoit très petite, il ne s'y trouva presque rien pour nourrir environ cinquante personnes que nous estions, tant en domestiques de M. de Brissac qu'en officiers blessez ou malades, que soldats déserteurs, qui s'estoient joints à nous pour passer plus sûrement.

Honnesteté d'un seigneur hongrois

Nous trouvasmes, dans ce fauxbourg où nous logeasmes, des Hongrois qui nous témoignèrent beaucoup d'amitié, entre les autres un seigneur hongrois, gouverneur de la ville d'Oedemburg, nommé Withniedy de Musaï, qui nous fit toutes les civilitez imaginables ; car, voyant qu'on ne nous servoit pas assez tost, il nous fit apporter, devant la porte de nostre hostellerie, du vin dont un de ses amis luy avoit fait présent. Comme il nous vit tous contents de sa courtoisie, de laquelle je le remerciay le plus honnestement que je pus, au nom de toute nostre compagnie, il me répliqua en latin cecy : Que ce qu'il faisoit pour nous estoit un devoir dont il s'acquittoit envers nous ; que toute la nation ne pouvoit rien faire d'approchant ce qu'avoient fait les François pour leur païs, lesquels avoient fait 400 lieues pour s'opposer, comme ils avoient fait, au Turc, qui vouloit tout ravager chez eux. Ce seigneur ordonna, dans nostre hostellerie, qu'on eust grand soin de nous, et m'ayant entendu demander du fruit, aussitost il m'en fit apporter de très beau par des esclaves d'un de ses amis de Guntz ; après quoy, il prit congé de nous, pour conduire à Oedemburg le marquis de Guitry, qu'il avoit escorté de l'armée jusque là, nous laissant toujours le mesme gentilhomme qui nous avoit conduit : et parce qu'il estoit à luy, il luy donna charge d'avoir tous les soins imaginables de nous.

Ce fut dans Guntz que nous commençasmes de voir comment estoient faits les canons de l'Empereur. L'artillerie, qui estoit de cinquante pièces avec tout leur attirail, y arriva le mesme jour que nous, pour aller à l'armée. Nous ne pusmes nous empescher de rire en voyant un si bel équipage hors de saison ; et il nous parut bien {183} que l'Empereur ne vouloit point avoir de nous, que pour nous en faire la monstre. Nous ne pouvions pas comprendre comment il nous avoit laissez à l'armée, sans ces deffenses qu'il envoïoit pour lors à contretemps. Nous ne manquasmes pas de parler de sa conduite, sur ce sujet, aux Hongrois de Guntz, qui estoient curieux de nous entretenir. Ils ne purent aussi assez s'étonner de ce procédé si irrégulier, sçachant de plus de nous, que le mesme Empereur qui nous avoit laissez sans aucuns vivres à l'armée, avoit fait partir, ce jour-là mesme, un petit convoy de farines d'environ 50 charettes, lesquelles nous avions trouvées sur nostre route venant à Guntz.

Civilitez d'un docteur luthérien

Deux heures environ après estre arrivez à Guntz et nous y estre un peu rafraischis dans l'hostellerie, nous allasmes nous promener dans la ville, qui est très petite. Ses fortifications ne sont pas fort considérables, quoy qu'elles puissent servir à se deffendre quelque temps. Nous trouvasmes, à la barrière de la ville, un corps de garde fort nombreux, et sur le pont levis encore un autre qui n'estoit pas si remply. Nous entrasmes dans la ville au travers de ces corps de garde. Un docteur luthérien, qui enseignoit, à ce qu'il nous dit, la théologie, nous conduisoit. Ils nous mena d'abord chez luy. Il logeoit dans le collège, qui estoit pitoïable. Il nous pressa là de boire avec luy. Ce mot de boire nous effraïa tellement, deux gentilshommes et moy, qu'il nous obligea de sortir tout à l'instant. Ce docteur n'eut pas plutost apperceu que son compliment nous effarouchoit, qu'il tascha de nous apprivoiser d'ailleurs ; et ayant ouy dire que nous avions demandé des fruits, il nous en apporta en abondance de son jardin et nous les présenta au milieu de la rue, où nous en mangeasmes quantité. En suite de cela, il se hazarda à nous présenter du vin, dont M. de Brissac beut un coup pour favoriser le Docteur, qui fut d'autant plus satisfait de cela que je luy fis connoître que le seigneur, qui n'en avoit pas bu une goutte pendant tout le voïage, avoit fait cette débauche pour luy complaire.

Administration du baptesme par un Luthérien, semblable à l'Église catholique

Ces civilitez estant finies, nous le quittasmes, les uns pour s'en retourner à l'hostellerie afin de se reposer, et moy pour aller visiter les églises. J'en trouvay trois : la première estoit catholique, qui estoit fort pauvre ; la seconde et la troisième, qui estoient luthériennes, estoient bien mieux accommodées. De ces deux églises luthériennes, il y en a une pour les Allemans et l'autre pour les Hongrois. L'office s'y fait diversément dans chacune. Je me trouvay présent à l'administration du baptesme, que le ministre du temple luthérien allemand, dans lequel j'entray d'abord, conféra avec les mesmes cérémonies que les Catholiques observent. J'y vis un parein et une mareine qui répondoient pour l'enfant à toutes les demandes du symbole que le ministre faisoit. Il le baptiza avec une quantité de prières semblables aux nostres. Il estoit revêtu d'un surpelis, comme nous, mais sans estolle ; et versant de l'eau sur l'enfant, il le fit en forme de croix, comme nous le pratiquons.

{184} Luthériens hongrois et allemands, différens en cérémonies

J'entray dans l'autre temple luthérien, qui est tout proche de cet autre. On y chantoit les vespres, comme dans les autres temples d'Allemagne desquels j'ay déjà parlé, c'est-à-dire sans ornemens. Le ministre y entonnoit les pseaumes en son habit ordinaire, et tous les hommes, séparez des femmes, celles-cy en bas dans le nef et ceux-là en haut dans des tribunes, chantoient les mesmes prières en langue vulgaire, avec beaucoup d'ordre et de modestie.

Vols faits dans l'hostellerie

Quand j'eus reconnu qu'il n'y avoit plus rien de particulier à voir dans la ville, je retournay à nostre hostellerie : où, après avoir soupé, on tira nos lits des valises, qu'on mit sur un peu de paille dans une grande chambre, dans laquelle nous couchasmes avec tous les malades et les blessez qui alloient à Vienne aussi bien que nous. Ce ne fut pas une peine pour nous, de nous voir en si grande compagnie dans une mesme chambre, mais bien d'avoir dans le logis un nombre prodigieux de vallets et de vagabonds, qui passèrent toute la nuit en juremens, en jeu et en querelles. À ce tumulte de la nuit succédèrent, le lendemain matin, les plaintes et les larmes de beaucoup de valets, qui avoient esté volez pendant qu'ils avoient dormi. Il y eut, entre les autres, un laquais de M. de Guitry, à qui il avoit donné récompense pour retourner en France, qui me fit pitié à cause du vol qu'on luy avoit fait de tout son argent. On prit, dans cette mesme nuit, à l'officier de M. de Brissac, tout un service de vermeil doré qu'il avoit dans sa poche, pendant qu'il dormoit ; et le vol fut si universel dans cette hostellerie, qu'il n'y eut aucun de nos laquais à qui on ne dérobast jusqu'aux rubans de leurs chapeaux, et ceux des garnitures qui estoient cousues à la ceinture de leurs culottes. On ne put jamais découvrir les auteurs de ce brigandage : ainsi, on en demeura là.

OEDEMBOURG [Ödenburg]

Couché à Oedembourg, le 13 aoust

Nous partismes donc de Guntz sans estre informez du vol, et nous nous mismes en chemin pour Oedembourg. Nous trouvasmes, ce jour-là, un païs fort beau et fort peuplé. Des villages fort jolis et bien rangez, les maisons tenant les unes aux autres, faisoient comme de belles rues en droite ligne. Nous marchasmes, tout ce jour-là, avec un grand chaud ; et nous ne nous arrestasmes que pour prendre un peu de vin dans un gros bourg au travers duquel nous passames. Nous ne fismes, en toute cette journée, que huit lieues ; et quoy que nous fussions partis de bon matin de Guntz, nous n'arrivasmes pourtant, sans nous estre arrestez à disner en chemin, que sur les {185} six heures du soir à Oedembourg. Nous nous mismes là un peu plus au large qu'à Guntz, parce que nous y trouvasmes plusieurs hostelleries, ce qui fit que nous nous séparasmes des malades et des blessez. Nous nous promenasmes un peu dans la ville, tandis qu'on apprestoit à soupé. Elle est entourée de murailles communes, mais les portes sont assez de deffense.

Présens du gouverneur d'Oedembourg à M. le duc de Brissac

Nous vismes d'assez belles maisons dans la ville, et une, entre les autres, qui estoit bastie de neuf et qui n'estoit pas tout à fait achevée. Nous eusmes la curiosité d'y entrer. Nous y recontrasmes des esclaves turcs qui y travailloient et qui, en portant les uns des pierres et les autres du mortier, traisnoient de grosses chaisnes de plus d'une aulne de long à leurs piés. Nous apprismes, le soir à soupé, que cette maison qui nous avoit paru si belle appartenoit au seigneur hongrois qui nous avoit fait tant de civilitez à Guntz. Celles-là ne furent que le commencement de beaucoup d'autres qu'il nous fit en suitte, principalement dans Oedembourg, dont il estoit gouverneur, où il ne sceut pas plutost nostre arrivée à l'hostellerie, qu'il envoïa des présents à M. de Brissac par ses esclaves, qui les portoient à la veue de tout le monde, précédez par le fils de ce gouverneur, qui les conduisoit. Ces présents consistoient en tartes, gasteaux et autres patisseries, accompagnées de fruits et de bouteilles de vin, le tout couvert de très beau linge.

Sage retenue du fils du gouverneur d'Oedembourg

Nous arrivasmes à nostre hostellerie, qui estoit dans le fauxbourg, en mesme temps que ces présens ; et nous nous trouvasmes au compliment que fit en latin, à M. le Duc, le fils du Gouverneur, lorsqu'il luy présenta cette abondante collation. Le seigneur l'arresta à souper avec nous, ce qui nous donna le temps de le considérer. C'estoit un jeune garçon de 16 ans, le cadet de trois autres garçons. Il estoit très bien fait et fort beau de corps. Il estoit poly et civil et se sentoit de la noblesse et de l'honnesteté de son père, qui paroissoit s'estre étudié pour bien élever ce jeune enfant. Il ne beuvoit point de vin, parce que son père le luy avoit deffendu ; et quoy qu'on put faire, et à ce soupé et à d'autres repas qu'il fit avec nous dans la suite, nous ne pusmes jamais l'obliger à en boire une goute, quoy qu'il la pust faire impunément, personne n'estant avec luy pour l'observer.

Ce jeune garçon parloit très bien latin, et son père encore mieux que luy, ce qui me parut par l'entretien que j'eus pendant tout le soupé, duquel le père ne voulut jamais prendre sa part. Il en usa très civilement dans les instances que luy en fit M. de Brissac, luy disant qu'il luy donnoit son fils pour tenir sa place, comme il fit. En nous quittant le soir, ce seigneur hongrois demanda à M. le Duc à quelle heure nous prétendions partir le lendemain pour Vienne, parce qu'il vouloit l'y accompagner.

{186} Couché à Vienne [Wien], le 14 aoust

Nous partismes d'Oedembourg, appellée en latin Sempronium, sans entendre nouvelle du seigneur hongrois. Nous crusmes donc, ne le voyant point, comme il avoit promis de venir, qu'il s'estoit contenté, le soir précédent, de faire un simple compliment ; mais nous nous trompasmes, car nous n'avions pas encore fait une demie-lieue que nous le vismes, avec son fils et quelsques-uns de ses gens, venir derrière nous. Il marchoit avec quelsques chevaux et une petite calèche, dans laquelle estoient quelsques-uns de ses gens. Pour luy, il estoit à cheval, et son fils aussi.

Esclave turquesque

Quand il nous eut joint, il fit offre de sa calèche à M. de Brissac, qui monta dedans à cause qu'il estoit incommodé. Cela me donna lieu d'entretenir à mon aise ce seigneur hongrois ; et après luy avoir fait mes complimens sur le régalle qu'il nous avoit fait le soir précédent, et sur sa maison que nous avions veue, sans sçavoir, lorsque nous le vismes, qu'elle luy appartint, et de la quantité de ses esclaves qui y travailloient, il me dit que je n'avois peut-estre pas veu, parmy ses esclaves, une très belle Turquesque qui en augmentoit le nombre : que c'estoit une fort jeune femme qu'il avoit prise, il n'y avoit qu'un an, dans la course que fit le comte Nicolas Serin sur les terres du Grand Seigneur, d'où les Hongrois emmenèrent plus de 50 000 esclaves, tant hommes que femmes ; que luy avoit pris celle-là dans un temps où elle ne pouvoit pas fuir, parce qu'il l'avoit surprise dans son premier accouchement, où on avoit esté contraint de l'abandonner.

Ce qu'il me dit du malheur de cette pauvre jeune Turquesque, me fit souvenir de ces paroles de l'Évangile, qui ont esté dites dans une occasion toute pareille : Malheur aux femmes grosses, et aux nourices [Matthieu 24 : 19]. Ce seigneur hongrois me dit que la jeunesse et la grande beauté de cette Turquesque luy avoient donné lieu de croire que ce fust une personne de condition, mais que depuis, pourtant, qu'il la gardoit, il n'avoit pu en tirer aucune lumière ; que nonobstant cela, il la faisoit traitter doucement et ne la faisoit pas enfermer la nuit, comme les autres, dans des cachots ; qu'il ne la nourissoit point de pain et d'eau, comme il nourissoit ses autres esclaves, mais qu'il luy faisoit un bon traittement, dans la pensée qu'il avoit toujours qu'elle ne fust de qualité. Il m'avoua que sa mauvaise fortune le touchoit, et que s'il n'avoit besoin d'elle pour apprendre à son fils la langue ottomane, il la remèneroit dans son païs, où il luy promettoit déjà de la faire conduire si tost que son fils auroit appris à parler turc.

Troubles de Hongrie, par qui

Je ne voulus pas manquer dans cette occasion de m'instruire de ce que j'avois ouy dire, en France, des troubles que les Jésuites avoient excitez en Hongrie. Je m'informay {187} de luy, touchant la vérité ce ces bruits qui estoient venus jusqu'à nous. Il me les confirma tous et me dit qu'il estoit très constant que ces pères estoient la seule cause de la guerre présente ; que leur excessive ambition, pour dominer partout, les avoit poussez à vouloir entrer et prendre place dans l'assemblée des estats du roïaume, à cause des grandes terres et seigneuries qu'ils y possèdent ; et qu'ils avoient mesme fait un livre, qu'ils avoient pourtant supprimé depuis ce temps-là, pour justifier leur prétendu droit. Je luy témoignay que j'aurois bien souhaité de voir ce livre, et il me promit qu'il en chercheroit pour me donner. En effet, quoy qu'il fust très rare, il m'en envoïa un au bout de huit jours, lequel je rapportay en France.

Offres obligeantes du seigneur hongrois

En parlant des troubles de Hongrie, il fallut aussi parler du comte de Serin, qui en conduisoit l'armée. Si tost que j'eus parlé de ce comte, le seigneur hongrois que j'entretenois fit connoître qu'il estoit fort de ses amis, et que mesme ils traittoient ensemble de quelque dessein considérable dont il ne s'expliqua pas davantage. Comme il reconnut qu'un de mes plus grands désirs auroit esté de voir ce seigneur, dont la renommée estoit venue jusqu'en France, il fut assez obligeant pour me promettre aussitost de me mener chez luy à Vienne, dès que nous y serions arrivez ; que s'il n'estoit point dans la ville, il s'engagea de me conduire dans celle de ses terres où il seroit retiré ; et que par mesme moyen, il me feroit voir le fort de Serin que les Turcs avoient pris depuis deux mois ; et que si M. le duc de Brissac vouloit estre de la partie, il nous donneroit une escorte de 200 chevaux pour pousser jusqu'auprès de Canise, que les Impériaux avoient assiégée au commencement de la campagne et dont les Turcs leur firent lever le siège. Ce seigneur fit tout ce qu'il put pour nous persuader d'accepter les offres obligeantes qu'il nous faisoit, jusque là qu'il nous voulut faire croire que, dans le dessein que nous avions de passer en Italie, nous abbrégerions de beaucoup nostre chemin ; mais quoy qu'il pust nous dire là-dessus, nous n'en demeurasmes point convaincus.

Nous arrivasmes, en nous entretenant de la sorte, dans un village qui estoit assez agréable, et nous y disnasmes tous ensemble. L'hostellerie où nous mangeasmes estoit sur le bord d'une petite rivière fort plate, et qui estoit si peu profonde que non seullement on y passoit partout à gué, mais aussi on voïoit dans le fond un très beau sable que l'eaue ne faisoit que couvrir. J'estois tellement fatigué, ce jour-là, que je ne pus manger qu'un peu de pain trempé dans le vin. Incontinent après que nous eusmes disné, nous montasmes à cheval pour venir coucher à Vienne. Dans le chemin, M. de Brissac s'apperceut que le fils du seigneur hongrois qui nous accompagnoit, avoit toujours les yeux sur un cheval barbe qui estoit de son équipage, et qu'il eust fort souhaité de le monter. Il luy voulut donner cette satisfaction, et pour cela il fit aussitost accommoder les estriers à son point.

{188} Il témoigna beaucoup de satisfaction de la grâce qu'on luy fit en cette rencontre ; et quoy que l'écuïer du logis luy fist entendre qu'il ne falloit pas fatiguer ce cheval, il ne pouvoit presque se retenir, dans l'impétuosité qui l'emportoit. La présence pourtant de son père l'arrestoit un peu ; mais si tost que son père nous eust devancé dans une calèche, où il monta avec M. le duc de Brissac, pour lors ce jeune gentilhomme, qui se tenoit très bien à cheval, se donna toute liberté de pousser ce cheval.

Jésuites, partisans monopoleurs

Nous fatiguasmes beaucoup, ce jour-là, tant à cause de la longueur de nostre marche, qui fut de huit grandes lieues d'Allemagne, qu'à cause aussi d'une grosse pluie, et d'un vent si violent qu'il nous falloit faire de très grands efforts pour ne tomber point de cheval. Outre cela, nous nous pressions, parmi tant d'incommoditez, d'avancer, de crainte que les portes de Vienne, qui se ferment sur les six heures, ne nous fussent plus ouvertes. Nous n'avions pas mal pris nos mesures, car à peine fusmes-nous entrez, un peu après 6 heures, qu'on ferma aussitost les portes. On a d'autant plus de soin de les fermer si ponctuellement à l'heure, que les Jésuites y sont intéressez ; si bien qu'on peut asseurer que ce n'est pas tant la crainte de surprise qui fait qu'on y est si exact, que l'amour du gain que tirent ces pères de la closture de ces portes, lesquelles estant une fois fermées, tous les voyageurs qui arrivent après l'heure sont obligez d'aller chercher la porte qu'on nomme d'Italie, pour entrer, parce qu'elle demeure ouverte jusqu'à dix heures du soir : moïennant quoy on peut entrer dans la ville, en païant à un commis que les Jésuites y tiennent une certaine somme. Nos gens, qui arrivèrent tard à Vienne, païèrent un écu au commis de ces pieux partisans.

VIENNE [Wien]

Couché à Vienne, le 14 aoust

Nous ne logeasmes point, cette seconde fois que nous vinsmes à Vienne, dans l'hostellerye du Bœuf, où nous avions logé la première fois : parce que le marquis de Guitry avoit pris le devant pour s'en saisir, comme il fit, quoy qu'il sceust bien, et que l'hoste luy eust dit, que nous y devions venir. Ce bon homme et sa fille, dont j'ay parlé cy-dessus, eurent tant de déplaisir de ne pouvoir pas nous loger, qu'on n'en pouvoit avoir davantage. Ils avoient tellement esté satisfaits de nostre conduite dans le premier séjour que nous fismes chez eux à Vienne, qu'ils s'en louoient partout. Nous n'estions pas aussi mécontents d'eux, ce qui estoit cause que nous portions avec peine qu'on eust pris la place. Néanmoins, il fallut prendre giste ailleurs, dans l'hostellerie des Cinq couronnes, proche la porte du Danube, où quoy qu'il nous coustast tous les jours 32 livres de France pour le louage de 8 chambres très petites, {189} à la réserve d'une qui servoit de salle, nous ne laissions pas d'estre fort incommodez. Il est vray que la veue qu'on avoit en cette hostellerie estoit assez agréable, parce que de cette grande chambre on voïoit les remparts de la ville et le Danube qui passoit et, de l'autre costé, la ville où demeurent les Juifs, qui est sur l'autre bord de la rivière.

Le lendemain de nostre arrivée à Vienne, qui estoit le jour de l'Assomption de la Vierge, nous allasmes entendre la messe dans l'église des Jésuites, où nous apprismes que l'Empereur devoit venir après midy, pour y entendre les vespres : ce qui nous fit prendre aussitost résolution de nous y trouver dans ce temps-là, pour voir toutes les cérémonies qui se feroient là, et pour nous donner aussi le temps de voir à nostre aise sa Majesté impérialle et de mieux conserver l'idée de son visage, que nous n'avions pas eu le loisir de considérer quand nous eusmes l'honneur de luy faire la révérence la première fois.

L'Empereur à vespres chez les Jésuites

Nous eusmes, après midy, toute la satisfaction que nous pouvions espérer, parce que l'Empereur estant venu à vespres chez les Jésuites, comme on nous l'avoit dit, nous le considérasmes là un très long temps, fort à nostre aise. J'avois pris place, moy deuxième, dans les chaires du chœur, qui sont disposées comme celles des cathédrales, vis-à-vis d'une tribune dans laquelle estoit sa Majesté, accompagnée de très peu de monde. Le nonce du Pape, à qui on avoit depuis peu apporté le chapeau de cardinal et qu'on nommois déjà le cardinal Caraffe, estoit avec quelsques autres prélats dans une autre tribune au-dessous de celle de l'Empereur, laquelle estoit disposée d'une autre manière parce qu'elle avançoit dans l'église, et que celle où estoit l'Empereur estoit toute entière dans la maison.

Vespres chantées chez les Jésuites en présence de l'Empereur

La musique, qui estoit assez mauvaise, chanta les vespres, ausquelles un prélat, accompagné de deux prestres revêtus de chappes, officia. Il sembloit que ce prélat, dont l'extérieur paroissoit très modeste, se fust fait accompagner de ces deux prestres (qui estoient très malfaits, ayant de longs cheveux, l'esprit fort dissipé et le corps très mal composé), pour relever la modestie et la gravité de ce prélat, qui estoit placé avec eux dans le sanctuaire, sur une estrade de deux marches sous un grand dais.

Cérémonies pratiquées par les pages à Magnificat

Je ne remarquay rien dans ces vespres de particulier, sinon une cérémonie qui se fit au Magnificat, où le prélat vint encenser l'autel, pendant quoy six pages de l'Empereur vinrent, chacun un flambeau à la main. Ils estoient vêtus des couleurs de sa Majesté, qui sont d'un gris fort brun pour les haut-de-chausses, et d'un satin blanc pour les pourpoints, les uns et les autres chamarrez d'un passement plein, meslé de blanc et d'orenge. D'abord qu'ils furent entrez dans le sanctuaire, ils se {190} partagèrent, trois d'un costé et trois d'un autre, se tenant les uns derrière les autres : en suitte de quoy, ils commencèrent à faire ensemble la révérence à l'autel, et puis à l'Empereur. Ces révérences se firent très posément, en fléchissant le genouil fort bas. Ils gardèrent tant de gravité en les faisant, qu'on auroit bien récité, pendant le temps qu'ils emploïèrent à cela, le pseaume De profundis. Tout estoit tellement compassé dans cette cérémonie, qu'on auroit dit que ces six pages qui tenoient le flambeau allumé faisoient l'exercice. Autant de génuflexions que le prélat fit en encensant l'autel, autant les six pages firent-t'ils de révérences. Le Magnificat achevé, ils s'en retournèrent à la sacristie en la manière qu'ils en estoient venus.

Les vespres finies, l'Empereur descendit de sa tribune pour aller dans une grande place qui est au-devant de l'église et de la maison des Jésuites, afin d'assister aux litanies qui se chantèrent devant une image de la Vierge, élevée au milieu de cette place sur une haute colomne posée sur un pié d'estail qui a, sur ses quatre coins, un petit ange qui tue, le premier un aspic, le deuxiesme un basilic, le troisième un lion et le quatriesme un dragon. Cet ornement est une copie de cette colomne qui est dans une des places de Munich, que j'ay décrit cy-devant en parlant des beautez de cette ville ; mais quoy que cette colomne de Vienne ressemble en quelque chose à celle de Munich, elle n'approche pourtant point ny de sa politesse ny de la beauté de sa matière : car le pié d'estail et la colomne de celle-cy sont d'un marbre très fin, et les figures du pié d'estail sont de bronze, et comme aussi celle de la Vierge élevée sur la colomne, qui a, par-dessus les autres, qu'elle est dorée. Pour le pié d'estail et la colomne de celle-là, [ils] ne sont que de pierre, et les figures ne sont que de terre cuite, déjà toutes creusées par la pluie.

Pauvre abry pour l'Empereur

Ce fust devant cette place, et en présence de l'Empereur, qu'on chanta les litanies. On luy avoit préparé, tout proche de cette colomne, un misérable couvert de trois ou quatre planches de sapin qui n'estoit propre que pour retirer quelque pauvre gargottier. Il y avoit, tout proche de l'Empereur, deux autres misérables cabanes semblables à la sienne, sous lesquelles le cardinal Caraffe et quelsques autres seigneurs allemands s'estoient mis. Je ne pus pas comprendre pourquoy on n'avoit point placé l'Empereur, et les principaux de sa cour, sur une assez belle plate-forme basse de l'église des Jésuites, laquelle donnoit sur la place où estoit la colomne, si ce n'est que ceux qui ordonnoient la cérémonie crurent que plus on seroit proche de l'image de la Vierge, plus on luy tésmoigneroit de vénération.

Magnifique équipage de carosse ; habits riches du cocher et du postillon

Les litanies finies, l'Empereur monta en carosse pour s'en retourner. Je m'approchay de luy, pour le considérer encore de plus près que je n'avois fait. Je le vis {191} monter dans un carosse assez majestueux et dont l'attelage me parut très beau. Le carosse estoit en-dehors, comme en-dedans, couvert d'un très beau velous incarnat, avec beaucoup de galon d'or. Ce carosse estoit tiré par six belles cavalles blanches, marquetées de noir. Elles estoient conduites par un cocher et par un postillon, vêtus de mesme velous dont le carosse estoit couvert. Ils avoient tous deux des casaques et des toques de mesme étoffe, dont estoit aussi les harnois des chevaux, bordez partout d'un galon d'or. Les toques du cocher et du postillon estoient accompagnées de deux misérables plumes blanches et rouges qui y estoient attachées toutes droites. L'Empereur estoit tout seul dans son carosse, assis en un fauteuil fixe dans le fond. J'appris qu'il marchoit toujours ainsi, et que jamais personne ne prenoit place auprès de luy. La pluspart des seigneurs marchoient à pié, et quelsques-uns de ses officiers suivoient à cheval, qui estoient tous gens assez malfaits. Il me parut que ses gardes ne faisoient guères bien leur mestier, puisqu'ils me laissèrent approcher, et d'autres comme moy, aussi prests [lire : près] du carosse que je voulus.

Multiplicité de grands autels

Si tost que l'Empereur fut parti, je m'appliqué à considérer de près la maison des Jésuites, dont un des quatre costez a veue sur la grande place dont je viens de parler. J'aurois trouvé cette maison assez belle, si elle n'estoit pas bornée et resserrée par trois rues différentes. Il semble que leur église ait esté bastie sur les ruines de quelque autre église, parce que l'on voit dans les murailles, qui ne touchent point à la maison, de certaines grottes remplies de personnages, grands comme nature, qui représentent les mystères de la passion de Jésus Christ. Je ne trouvay rien d'extraordinairement beau dans l'église des Jésuites, quoy qu'elle soit d'une assez grande étendue. Sa forme est presque quarrée, ce qui fait qu'en entrant dedans, on ne sçait qu'à peine où est le maistre-autel. Il y en a tant de tous costez assez considérables, qu'on ne sçait lequel est le principal. On peut dire que cette église ne se ressent guères du faste avec lequel ces bons pères relèvent, autant qu'ils peuvent, celles qui leur appartiennent.

Les jours suivans, que nous demeurasmes dans Vienne, nous firent bien connoître que nous avions eu grande nécessité de nous y venir rafraischir : parce que la pluspart de nos gens tombèrent malades, et d'une manière si forte qu'il fallut avoir recours aux frères de la Charité, qui se déterminèrent d'autant plutost à les recevoir, qu'on leur donnoit de l'argent pour en avoir soin.

Chevaux vendus pour avoir les selles

On commença, dans les premiers jours de nostre arrivée, à vendre l'équipage que nous avions, et particulièrement les chevaux de selle et le carosse. Les Allemans {192} avoient tant d'envie de ces choses, que nous nous apperceusmes que souvent ils achetoient nos chevaux pour en avoir les selles et les harnois, parce qu'il ne s'en fait point de si polis en toute l'Allemagne. Nostre carosse, qu'on mit aussi en vente, ne leur plaisoit pas moins que le reste de l'équipage, pour les mesmes raisons. Aussi l'achetèrent-t'ils, de façon que tout fut vendu, à la réserve des chevaux de carosse et du chariot et quelsques autres de main, que les gens qui ne nous suivirent point en Italie ramenèrent en France.

Le seigneur hongrois qui avoit accompagné M. de Brissac à Vienne continua, pendant tout nostre séjour dans cette ville, à le visiter très souvent, menant toujours son fils avec luy, et parce qu'il l'aimoit beaucoup, et parce qu'aussi il vouloit le former à la civilité françoise parmi nous. Cela n'empeschoit pourtant pas que ce jeune gentilhomme ne vint quelquefois nous voir seul et ne disnast avec nous. Il estoit si sobre qu'il ne vouloit pas boire une seule goutte de vin dans son eau, qu'il beuvoit toute pure. M. de Brissac luy faisoit mille amitiez, tant parce que ce jeune gentilhomme estoit très bien fait, que parce qu'il estoit fort civil. Ce duc voulut avoir la hache d'armes que ce gentilhomme portoit à la main, comme font tous les Hongrois, qui ne la quittent non plus jamais qu'un gentilhomme françois ne quitte son épée. Il luy en fit aussi un présent, que M. de Brissac reconnut par un autre plus considérable, qui estoit d'un bouquet de très belles plumes, blanches et de couleur de roses, meslées ensemble.

Manteau à l'hongroise

Dès qu'il eut receu ce présent, il quitta aussitost le bonnet hongrois pour prendre le chapeau : en suite de quoy, il alla rendre visite à tous les amis de son père qui estoient à la cour. C'estoit une chose assez extraordinaire que de voir un Hongrois en cet équipage, parce qu'ils ne portent jamais de chapeau que quand il pleut beaucoup. Hors cela, ils ne quittent point le bonnet. Nous vismes ce que je dis dans nostre voïage d'Oedembourg à Vienne : pendant lequel, ayant beaucoup plu, le père et le fils prirent chacun un chapeau et l'entortillèrent, au lieu de manteau, d'un grand lange de drap blanc qui n'est point taillé, pour se garentir de la pluie, laquelle n'eut pas plutost cessé, qu'ils reprirent tous deux leurs bonnets. C'est ainsi qu'en usent tous les Hongrois dans les mauvais temps.

Ce jeune gentilhomme ne témoignoit pas moins d'estime pour les François que son père. Tout leur plaisoit quand il estoit à la françoise : et nous remarquions, particulièrement dans le fils, une grande passion d'estre vestu comme nous le sommes en France ; mais l'engagement qu'il avoit d'estre habillé à la mode de son païs, fut cause qu'il n'eut pas cette satisfaction, que son père pourtant luy fit espérer, en luy promettant de l'envoïer en France dans quelque temps, pour y apprendre les exercices dans l'académie. Le marquis de Villeroy luy donna une épée d'argent, qu'il {193} aimoit beaucoup mieux que son sabre ; et le marquis de Guitry luy fit présent d'un tour de plumes vertes.

Visite du comte de Serin à M. le duc de Brissac ; sa riche taille ; civilitez réciproques entre luy et les François

Pendant nostre séjour à Vienne, le comte de Serin, qui s'estoit acquis tant de réputation dans la guerre contre les Turcs, vint visiter M. le duc de Brissac, qui estoit indisposé. Jamais je n'ay vu un homme mieux fait de corps et d'esprit que ce seigneur hongrois. Sa taille estoit haute et fort proportionnée par la grosseur de son corps. On peut dire qu'elle estoit la plus belle et la plus avantageuse : et, en un mot, qu'il ne paroissoit rien que de grand en ce seigneur. Il parloit très bien non seulement sa langue mais aussi l'allemande, l'italienne et la latine. Toute son application, pendant que nous fusmes à Vienne, fut de régaler le mieux qu'il put les François. Il invita deux fois tous les volontaires à disner chez luy, et il leur fit deux festins tout à fait agréables. Les plus considérables de nos François se piquèrent aussi de luy faire des présens, les uns de chevaux, les autres de pistolets, les autres d'épée et quelsques-uns de baudriers de prix. Il estima beaucoup tous ces présens, non seulement à cause de la civilité avec laquelle ils les luy présentèrent, mais aussi à cause que ces sortes de choses estoient fort rares dans le païs.

Quoy que nous ne fussions point de ces festins dont je viens de parler, à cause que M. de Brissac, qui y estoit invité comme les autres, ne s'y voulut point trouver, dans la crainte qu'il eut qu'on n'y fist les débauches ordinaires en Allemagne, nous ne laissasmes pas de visiter plusieurs fois le comte de Serin, que nous trouvasmes toujours avec une cour plus belle que nous n'avions vu auparavant l'Empereur. Ce comte, avec tous ses gens, nous receut, toutes les fois que nous le vismes, fort civilement. On peut dire aussi que son extraordinaire civilité attiroit tous les François chez luy ; si bien que s'il témoignoit estre très satisfait d'eux, ils faisoient aussi paroître, de leur costé, qu'ils ne l'estoient pas moins de luy ; ce qui déplaisoit terriblement à l'Empereur, qui concevoit une extrême jalousie de cette bonne intelligence entre eux : ce qui attira au comte de Serin une lettre de cachet pour le faire sortir de Vienne, et le relégua dans une de ses terres.

Pauvre ministre d'État

Le prince de Porcia, qui estoit premier ministre de l'Empereur, ménagea toute cette intrigue. C'estoit un homme dont, dans le païs, on n'avoit pas grande estime, personne ne le jugeant capable de gouverner l'Empire. Ce mépris qu'on avoit pour luy, avoit donné occasion à deux vers dont on me donna copie : ce qui se faisoit sourdement, parce qu'il y alloit de la vie à ceux qui s'en fussent trouvez chargez. Voicy ces vers :

{194} Porca Bohema virum regit iste Leonem :
Sic visum superis aquilas subijcore porcis
(1).

Pour l'intelligence de ces deux vers, il faut sçavoir que la femme du prince Porcia estoit de Bohême : c'est pourquoy on l'appelle Porca Bohema ; et que cette femme avoit réputation de gouverner son mari : si bien qu'on disoit que, son mari gouvernant l'Empereur, elle, qui gouvernoit celuy-là, pouvoit passer pour la gouvernante et la première ministre de l'Empire. Ce prince Porcia avoit esté élevé dans cette charge par une affection toute particulière que l'Empereur avoit pour luy, parce qu'il avoit esté son gouverneur dans le temps qu'on en croïoit faire un cardinal : ce qui ne fut pas, d'autant que son frère aisné estant mort, et puis en suite son père, il fut nommé empereur et mis sur le throsne ; où estant, les Jésuites, qui le gouvernoient aussi absolument qu'ils font encore à présent, luy persuadèrent de mettre le prince Porcia dans son conseil, pour administrer vraysemblablement plutost les affaires de la Société que celles de l'Empire. Aussi peut-t'on dire qu'il réussissoit bien mieux à celles-là qu'à celles-cy, qui demandoient un homme bien éclairé et bien pénétrant, au lieu que celles des Jésuites ne demandent qu'un bon dévot qui se laisse mener par le nez et conduire par ces bons pères.

C'est ce que j'appris, dans Vienne, d'un très honneste homme françois, interprète de l'Empereur pour la langue françoise, qui me dit que le peu de génie et la mauvaise conduite du prince Porcia, dont l'Empereur estoit infatué, avoit attiré fort mal à propos la guerre dans la Hongrie. Il plaignoit le peu d'avantage que l'Empereur tiroit du gouvernement du prince de Porcia, qui avoit protégé tout seul le gouverneur de Neuhausel, qui avoit rendu, l'année précédente, cette place aux Turcs. Cet interprète nous régala, chez luy, de deux coupes de sorbet, qui est une boisson agréable et fort approchante à la limonade dont les Turcs usent ordinairement dans leurs meilleurs repas.

Lettre de cachet au comte de Serin

La lettre de cachet que le prince Porcia fit donner au comte de Serin n'eut point d'effet la première fois. L'avis que nous en donna le seigneur hongrois qui avoit rendu tant de civilité à M. de Brissac, nous allarma pourtant et nous obligea, quoy qu'il fut fort tard, d'en aller témoigner nostre déplaisir à ce comte ; mais nous trouvasmes un homme ferme et qui ne s'étonnoit point de cette pièce, qu'il voïoit bien qu'on luy faisoit paroître réciproquement. Il nous assura qu'il ne bransleroit point pour cela, et qu'il laisseroit doucement dissiper cet orage ; mais le prince Porcia, voïant sa résolution, fit expédier une seconde lettre, et en suite une troisiesme, par {195} lesquelles il luy estoit enjoint de partir incessamment et d'aller en Hongrie, en une de ses maisons.

Lit ordinaire du comte de Serin

Il n'y eut pas moïen de reculer, après un ordre si précis et tant de fois réitéré. Ainsi, il fallut se préparer au départ. On nous avertit encore de ce dernier et nouveau commandement, et on nous assura que ce comte y déféreroit, si bien qu'il estoit résolu de partir la nuit suivante en poste. Quoy qu'il fist déjà nuit, nous ne laissasmes pas de l'aller voir, pour luy dire à-Dieu. Il estoit couché quand nous arrivasmes. On ne laissa pas néanmoins de nous faire entrer dans un cabinet par bas, où ce comte estoit couché. Son lit n'estoit pas fort superbe, car ce n'estoit qu'un simple lit de camp, où il se mit à son séant pour recevoir les complimens que nous luy fismes. Ses gens reconnurent bien que nous estions fort surpris de le voir couché de la sorte, ce qui les obligea de nous dire que jamais il ne couchoit autrement.

Nous apprismes, le lendemain matin, par le seigneur hongrois, gouverneur d'Oedembourg, amy du comte de Serin, qu'il estoit sorty de Vienne à minuit pour obéir aux ordres de l'Empereur : en suitte de quoy, ce seigneur nous vint aussi dire à-Dieu, pour retourner avec son fils à Oedembourg. Ce jeune gentilhomme avoit bien de la peine de nous quitter, parce qu'il s'accommodoit parfaitement à l'humeur françoise ; mais il fallut suivre le père et se contenter de la promesse qu'il luy fit, de l'envoïer dans quelque temps à Paris, afin d'y apprendre, dans l'académie, les exercices.

Présent d'un cheval turc de peu de valeur fait à M. le duc de Brissac ; reconnu par un autre de prix

Si tost que le seigneur hongrois fut arrivé à Oedembourg, il envoïa à M. de Brissac un cheval turc par deux de ses gens, pour luy en faire présent. Ce cheval estoit un présent de très peu de conséquence et qui ne méritoit pas d'estre présentée à un homme de condition. Néanmoins, M. de Brissac le receut avec bien des témoignages d'affection et fit donner plusieurs richedalles aux valets qui le luy avoient amené de la part de leur maistre : ce qui satisfit merveilleusement ces deux valets, qui n'avoient pas accoutumé de toucher de si grosses sommes. M. le Duc ne se contenta pas de cette générosité-là : il en fit une autre en mesme temps, en faisant équiper un cheval barbe sur lequel le jeune gentilhomme hongrois avoit monté quand nous retournasmes à Vienne, et il le luy envoïa en pur don.

Gueuse maison de plaisance de l'Empereur

Avant que de sortir de Vienne, nous voulusmes visiter le parc de l'Empereur, dont on nous avoit parlé. Ce parc est scitué de l'autre costé de la ville, au-delà du Danube, assez proche de la ville des Juifs, qui est sur le bord de la rivière. Nous montasmes {196} en carosse pour aller voir ce lieu, que nous nous figurions n'avoir pas moins d'agrément que Fontainebleau ; mais il fallut bien rabbattre de nostre idée, d'autant que nous ne trouvasmes qu'un misérable champestre, tout remply de broussailles qui estoient au milieu des allées, dont aucune n'est dressée, toutes au contraire estant fort tortues et larges seulement pour passer une charrette, avec des ornières aussi creuses que dans les chemins publics. Nous ne trouvasmes dans ce parc point de bastiment, qu'un misérable qui n'a que quatre ou cinq pauvres chambres. Nous retournasmes par la ville des Juifs, où nous vismes les Carmes déchaussez, dont l'église est assez jolie. J'y dis quelquefois la messe pendant nostre séjour à Vienne.

Renvoy des domestiques ; ville commode où on ne trouve pas un carosse à louer

Quand nous n'eusmes plus rien à faire à Vienne, on vendit et le carosse et les chevaux inutiles ; et on donna congé à tous les gens dont on n'avoit pas besoin. Cela se fit avec toute la justice que l'on devoit, car on donna à tous les laquais 40 livres chacun, pour 40 jours de marche qu'on leur contoit à chacun pour retourner en France. Aux autres, qui estoient d'une condition plus considérable, on leur donna un peu plus à proportion, chacun selon son rang dans la maison. Cela fait, on fit la maison de M. de Brissac pour le voïage d'Italie. Elle consistoit en sa personne, celle de quatre gentilshommes et de moy, et deux valets de chambre et d'un cuisinier. Nous prismes, pour nostre voiture, deux misérables calèches à six personnes chacune, dont il fallut nous servir pour passer en Italie, parce qu'on ne trouve point dans Vienne aucun carosse à louer pour les voïages.

Soufflets, voitures ordinaires

Ces calèches sont faites en forme de carosses, horsmis qu'elles ne sont point suspendues. Elles sont garnies par-dedans d'un vilain cuir noir. Elles n'ont point de coussins : ce qui, dans tout cet équipage, les rend très incommodes dans les chemins raboteux, tels qu'ils sont presque tous dans la traverse d'Allemagne en Italie, qui est environ de six-vint lieues. Ces voitures, au lieu d'impériale, n'ont autre couverture que deux grands morceaux de cuir qui s'abbattent, l'un sur le devant et l'autre sur le derrière, et se plient de la façon que se plie le cuir d'un soufflet à feu. Quand il pleut, on tire par-dessus la teste ces deux morceaux de cuir plié, comme je le viens de dire ; et on les approche, à la distance de quatre bons doigts l'un de l'autre, par le moïen de certains crochets de fer, qui les tiennent assez mal en estat. En ce vilain et incommode équipage, nous sortismes de Vienne pour passer en Italie : et nous en commençasmes le voïage dont je vas faire la description.

fin du tome I

Note

1. "La Porca bohême commande à l'homme, et celui-ci au lion : Ainsi plaît-il aux dieux de subjuger les aigles aux cochons."