Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

Relation

du voïage d'Italie, en suite

de celuy d'Allemagne et de Hongrie, vol. 2

pages 197 to 229


{199} Après avoir séjourné à Vienne pendant neuf jours, et ne voyant pas d'apparence qu'on dust retourner à l'armée pour aller assiéger Neuhausel, comme le bruit en avoit couru, nous prismes résolution de partir pour l'Italie le 23 jour d'aoust : comme nous fismes effectivement, après avoir receu les à-Dieux de tous les gens de la maison, à la réserve d'un gentilhomme qui ne voulut pas rendre ce devoir à M. le duc de Brissac, d'autant qu'il estoit vivement piqué de ce qu'on ne le vouloit pas mener au voïage, duquel on ne le voulut pas mettre, parce que son humeur horriblement suffisante et orgueilleuse l'avoit rendu insupportable à tout le monde dans le voïage d'Allemagne et dans celuy de Hongrie.

Départ de Vienne

Nous ne laissasmes pas de partir sans les civilitez de ce gentilhomme et de monter dans les calèches qui nous devoient rendre jusqu'à Aquilée, ville que le Journal de M. de Saint-Amour m'avoit rendu célèbre, à cause du discours du patriarche de cette ville que ce docteur a inséré dans l'excellent ouvrage qu'il a donné au public. Ce fut pour cette raison que j'insistay qu'on nous menast à Aquilée, où nous avions pris nos mesures de nous embarquer pour Venise ; mais tout cela ne réussit pas, pour les raisons que je diray cy-après.

En sortant de Vienne, nous vinsmes dîner à Straskich, village où nous avions couché la première fois en allant de Vienne à l'armée. Quoy que nous ne fussions pas dans le grand train où on nous avoit veu la première fois en passant, l'hoste et l'hostesse du logis ne laissèrent pas de nous reconnoistre fort bien. Les caresses et le bon accueil qu'ils nous firent, témoignèrent qu'ils avoient esté fort contens de nous quand nous y logeasmes. Nous ne fismes que disner là ; après quoy, nous montasmes dans nos calèches et, marchant dans cette belle et agréable plaine qui est sur le grand chemin de Neustad, nous y vinsmes coucher chez le mesme hoste encore où nous avions arresté la première fois.

NEUSTAD [Wiener Neustadt]

Couché à Neustad, le 24 d'aoust

Ce bon homme nous receut encore de son mieux ; et voyant que nous le prenions au dépourvu parce qu'il estoit un samedy au soir, il courut promtement prendre des truites dans un réservoir qui estoit dans les fossez de la ville, par où passe une petite {200} rivière. Nous l'accompagnasmes là pour nous divertir. Nous y eusmes le plaisir de la pesche, qui est toujours heureuse lorsqu'elle se fait ainsi dans un réservoir ; mais nous eusmes en suite le déplaisir de voir tomber dans l'eau ce bon homme qui, voulant se retenir dans sa chute, se rompit une coste : ce qui l'obligea de se mettre au lit, où nous le laissasmes le lendemain matin, encore plus malade qu'il n'avoit esté le soir précédent.

CLOKNITHZ [Gloggnitz]

Avant que de partir, je dis la messe dans la cathédrale ; après quoy, sans nous arrester pour voir la ville, parce que nous l'avions déjà veue, nous poursuivismes nostre chemin et vinsmes disner à Cloknithz, dans le mesme logis où nous avions couché la première fois : dans lequel nous trouvasmes l'hostesse qui estoit veuve, et ses filles si sages et si bien faites, lesquelles se souvinrent bien aussi de nous à cause de la libéralité qu'on leur avoit faite en passant.

Monstre de femme ; Skotthvien

Ce monstre de femme dont j'ay déjà parlé cy-devant, s'y rencontra encore, aussi bien que les autres. Il me sembla, cette seconde fois, qu'elle ressembloit parfaitement à ce démoniaque dont parle saint Marc dans le chapitre 9 de son Évangile, qui écumoit et grançoit des dents, comme son père le dit à Jésus Christ lorsqu'il le luy présenta pour le guérir, au défaut de ses apostres, qui n'y avoient pu rien faire. Cette monstrueuse femme écumoit tout de mesme dans l'hostellerie de Cloknithz, que nous quittasmes après avoir disné, pour venir à Skotthvien, où nous prismes encore des bœufs, pour traisner nos calèches et les faire passer la montagne, et vinsmes ainsi coucher à Spedall, qui est de l'autre costé de la montagne de Skotthvien.

COPPEMBERG, PRUK [Kapfenberg, Bruck]

Couché à Spedall, le 25 d'aoust

Nous n'arrestasmes dans Spedall que pour y coucher et pour y voir, le lendemain matin, des forges où on faisoit des boulets de canon. Nous en vismes la fabrique avant que de partir.

Le chemin que nous tinsmes pour aller au lieu où nous devions disner, nous sembla tout différent de celuy que nous avions tenu la première fois. Ce changement venoit de nos voitures : qui, estant bien plus rudes que n'avoit esté nostre carosse, fit que nous nous sentismes bien des caillous et des roches sur lesquelles nous estions obligez de rouler. Sans cela, nostre route n'auroit pas esté moins divertissante que la {201} première fois, à cause que nous fusmes, presque tout du long de ce jour-là, entourez de petits canaux qui couloient de tous costez et estoient couverts de petits arbrisseaux qui rabbassoient agréablement leurs branches sur le chemin.

Jets d'eau naturels ; forges de fer

Ce n'estoit pas là le seul agréement de nostre voïage, ce jour-là : parce qu'outre ce que je dis, nous avions, sur nostre droite, quantité de petites pièces de pré qui faisoient la lisière de la colline au pié de laquelle nous marchions. Dans l'une de ces pièces, nous voyions la nature toute seule, qui faisoit en quelsques endroits des jets d'eau d'un pié de haut, lesquels sortoient de terre aussi gros que le bras : ce qui faisoit de gros bouillons d'eau, lesquels en tombant, paroissoient comme un amas de grosses perles. Nous trouvasmes, pendant cette matinée, un païsage le plus agréable du monde sur nostre route, par la diversité et par la quantité de moulins à fer : où l'eau, conduite quelquefois par de grands tuyaux de plus de six piés de large, faits de planches de sapin élevez en de certains endroits de plus de dix piés de haut, remuoit par sa chute d'effroïables marteaux de fer qui battoient incessamment sur des enclumes.

Quoy que j'eusse veu toutes ces choses la première fois quand j'y passay, je ne pouvois me lasser de les voir encore la seconde fois, tant les choses me paroissoient agréables. J'avois toutes ces beautez de païsages tellement imprimées dans l'esprit, que j'avertissois incessamment la compagnie avec qui je marchois, de ce que nous devions rencontrer de lieue en lieue : comme je fis, entre autres, d'une abbaïe de Bernardins que nous devions voir sur une montagne à nostre gauche, vis-à-vis de laquelle je fis souvenir toute nostre troupe que nous avions trouvé la première fois, à un lieue de Coppemberg, un gentilhomme alleman qui estoit saoul et qui, ayant peur de nous, s'enfuit dès qu'il nous apperceut.

Gageure heureuse pour moy

Ce que je dis de la circonstance du lieu où cela s'estoit passé, donna occasion à une gageure que fit contre moy un gentilhomme de nostre compagnie, qui m'en païa, lorsque nous fusmes à Boulogne, une boeste de bonnes savonettes. Pendant cette agréable contestation que nostre gageure avoit formée, nous arrivasmes à Coppemberg, qui est un petit village au milieu duquel, ainsi que je l'ay dit, coulle une fort belle eau qui occupe toute la rue. Nous disnasmes là ; après quoy, nous reprismes nos calèches, pour venir coucher à Pruk par un autre chemin que celuy que nous avions tenu la première fois. Ce dernier fut le long d'une colline couverte de bois, sur le panchant de laquelle, qui a bien une lieue d'étendue, nous marchasmes, peut-estre avec moins de peur que nous n'eussions eu s'il eut fait jour, à cause des précipices qui estoient à nostre main droite, où la rivière de Meurs couloit dans le fond.

{202} PRUK [Bruck]

Couché à Pruk, le 26 d'aoust

Nous marchasmes environ une heure pendant la nuit, après quoy nous arrivasmes dans Pruk. Du costé que nous arrivasmes, nous entrevismes le château, élevé sur une éminence au-dessus de la porte. Ce fut tout ce que nous pusmes remarquer, à raison de l'obscurité de la nuit, qui ne nous permit pas de voir autre chose, non plus que le lendemain, parce que nous partismes de grand matin.

LOBOEN [Leoben]

Disné à Loboen

Nous avions amené de l'armée à Vienne, et de Vienne à Loboen, un maistre d'hostel françois que nous avions pris à Gratz, où il estoit domicilié, en la place de celuy qui estoit venu de Paris jusqu'à Gratz, où on le congédia pour quelsques malversations. Quand nous fusmes arrivez à Pruk, qui estoit la moitié du chemin à Gratz, celuy-là pria M. le Duc, avec qui il ne s'estoit engagé que pour servir durant la campagne, de trouver bon qu'il retournast à Gratz avec sa famille, ce qu'il luy accorda volontiers : ainsi, estant païé de ses services et ayant receu quelque récompense, il prit congé de luy et retourna à Gratz.

Calvaire en relief

Nous commençasmes, ce jour-là, à entrer dans un nouveau païs, mais toujours entre deux montagnes et le long de la rivière de Meure, que nous costoïasmes de fort près durant plusieurs jours. Nous n'abandonnasmes point son bord, pendant toute cette matinée que nous arrivasmes à Loboen. Nous y entrasmes par un méchant fauxbourg ; et approchant de la ville, nous trouvasmes un coude dans la rue où il fallut tourner tout court. Je trouvay à ce tournant une chose assez remarquable, environ à la portée d'un mousquet de la ville. C'estoit un calvaire en relief, avec des personnages grands comme nature, des croix sur lesquelles Jésus Christ et les deux larrons estoient attachez, assistez de tous ceux qui estoient commis pour les exécuter. Tout cet ornement estoit en perspective à la porte de la ville, où nous trouvasmes une misérable garde de bourgeois qui se contentèrent de nous voir entrer sans nous dire rien.

Nous cherchasmes aussitost une hostellerie pour y disner. Nous en avions besoin, parce que nous avions fait une très longue marche ce matin-là. On nous en marqua une qui estoit assez à l'escart, qu'on nous assura estre la meilleure de la ville ; mais on ne voulut pas nous y recevoir, les gens disant qu'ils n'avoient rien à donner à nos chevaux, qu'on avoit déjà dételez des calèches, et qu'il fallut aller tout de nouveau pour aller chercher ailleurs. Nous eussions vraysemblablement eu assez de peine d'en trouver, sans un bon vieillard qui écorchoit un peu d'italien, avec qui un {203} gentilhomme des nostres, qui parloit cette langue, eut un peu de conversation : ce qui obligea ce bon homme à nous mener proche de son logis, dans une hostellerie où on nous receut.

Cage de fer et fontaines dans les places

Cette hostellerie estoit à un bout de la grande place, qui estoit bien plus longue que large, comme le sont toutes celles d'Allemagne. Elle avoit, comme les autres, dans son milieu une cage de fer et une fonteine. Le pavé de cette place estoit tout couvert de très grosses masses de fer que des charettes y amenoient continuellement, et que d'autres en mesme temps enlevoient, pour les porter dans les forges voisines pour travailler.

En attendant qu'on nous préparast à disné, nous allasmes voir un très beau collège de Jésuites dans cette ville. Nostre bon vieillard qui nous avoit procuré une hostellerie, nous donna avis de ce collège, qui estoit à l'autre extrémité de cette grande place, dans un recoin assez détourné. Nous y allasmes tous ensemble ; et le portier, qui estoit un frère convers, nous ayant ouvert la porte, se trouva surpris de voir des gens luy parler latin, qu'il n'entendoit pas. Nous luy fismes comprendre, par signe, qu'il eust à faire venir quelqu'un des pères avec qui nous pussions nous entretenir ; mais au lieu d'un, il nous en emmena plus de vint, parce que la communauté sortoit du réfectoire. Ils vinrent tous à nous avec beaucoup d'empressement, sçachant que nous estions François. Si tost qu'ils nous eurent joints, je leur parlay latin et leur fis entendre que nous retournions de Hongrie : ce qui leur donna un plus grand désir de nous entretenir, et ce qui fit aussi qu'ils nous rendirent beaucoup de civilité.

Belle maison de Jésuites ; Henry Garnet, martyr prétendu

Ils nous menèrent d'abord dans une belle salle, au pié de laquelle passoit la rivière de Meure, qui servoit de ce costé-là de fossé à la maison. En suite, ils nous firent monter dans leur dortoir, qui n'a des chambres que d'un costé, au-devant desquelles il y a une très belle gallerie dans laquelle huit personnes de front peuvent se promener. Cette gallerie règne tout à l'entour d'un beau quarré de jardin. Cet endroit, aussi bien que l'escallier par où on y monte, est orné de quantité de tableaux des plus illustres de la Société, mais entre les autres de celuy de Henry Garnet, qui fut pendu à Londres pour le crime de conspiration des poudres. Je leus au bas de ce tableau, qui estoit vis-à-vis de la chambre du Père Recteur, qui nous conduisoit, cette inscription latine : Beatus Henricus Garnetus, martyr Londini pro fide catholica suspensus.

J'admiray dans cette occasion la facilité qu'ont ces bons pères de faire des saints et des martyrs à peu de frais, puisqu'ils canonisoient ainsi un scélérat. Il est vray que ces pères ne canonisoient point ce criminel de lèze-majesté sans miracle, au moins supposé ; car, dans le tableau dont je parle, il y avoit devant son visage quelsques épics de blé peints qui me parurent marquer quelque mystère, dont je demanday {204} l'éclaircissement au Père Recteur : qui me dit qu'au jour de la mort de cet extraordinaire martyr, Henry Garnet, on avoit veu son visage tout brillant, parmy des épics de blé qui estoient proches de la potence où il fut pendu. Je trouvay la chose fort belle, et je jugeay qu'il y avoit bien là de quoy faire un miracle et canoniser un scélérat.

Cette figure estoit accompagnée d'une devise qui méritoit bien qu'on s'en souvint ; mais n'ayant point pour lors de tablettes sur lesquelles je pusse les écrire, j'oubliay entièrement cette devise. Une chose m'étonna, qui fut de voir si grande quantité d'hommes illustres dans une société qui n'a guères plus d'un siècle ; mais mon étonnement ne dura guères, quand j'eus fait réflexion qu'il estoit très facile d'en faire ainsi un grand amas, quand on y faisoit entrer les plus insignes scélérats parmy ces illustres dont je parle. J'en vis quelsques-uns vêtus de bleu. La couleur me fit croire qu'ils n'estoient point Jésuites. Je m'informay donc au Père Recteur qui estoient ces gens, et il me répondit qu'ils estoient de la Société, dont les particuliers en Portugal portent des habits de couleur bleue.

Nos voituriers vinrent troubler l'entretien que nous avions avec les Jésuites, parce qu'il falloit partir pour arriver d'heure à nostre giste. Cela fut cause que nous ne vismes que la chambre du Père Recteur, qui estoit, comme la salle, sur la rivière de Meure. Un peu plus de temps nous auroit donné lieu de voir l'église, les classes et le jardin de ces bons pères ; mais il fallut tout quitter pour disner, afin de partir aussitost après pour venir coucher à San Lorenzo, où nous n'arrivasmes pourtant que fort tard. Depuis Loboen jusque là, nous suivismes continuellement la rivière de Meure, en marchant sur une colline, au pié de laquelle cette rivière coule. Cette proximité nous donnoit assez souvent de la peur, que l'obscurité de la nuit augmentoit, pendant laquelle nous marchasmes un temps fort considérable. La peur que nous avions estoit assez juste, parce que si nos calèches eussent versé, nous serions tombez dans la rivière, où nous nous fussions noyez. Nous traversasmes, vis-à-vis de ce village, un pont de sapin qui estoit sans garde-fous, sur la rivière, et arrivasmes ainsi à San Lorenzo.

SAN LORENZO [Sankt Lorenzen]

Couché à San Lorenzo, le 27 d'aoust ; refus de logement et de pain

Quand nous nous présentasmes à l'hostellerie, nous trouvasmes la porte fermée à cause qu'il estoit bien deux heures de nuit. Nous eusmes un peu de peine à nous la faire ouvrir, mais enfin pourtant on nous donna entrée. Nous crusmes que nous trouverions là de quoy nous délasser et nous refaire ; mais nous courusmes grand hazard de n'avoir ny l'un ny l'autre, parce qu'un prestre alleman, qui beuvoit avec le maistre de l'hostellerie, le dissuadoit non seullement de nous donner à manger, mais mesme de nous accorder le couvert. Ce que ce prestre dit à l'hoste le gaingna {205} tellement contre nous, que luy et sa femme nous dirent qu'ils n'avoient rien pour nous coucher et pour nous donner à manger.

Argent d'avance aux Allemands fait tout donner

Ce compliment hors de saison nous étonna assez, non seullement parce que c'estoit un prestre qui nous le faisoit faire, mais aussi parce qu'il estoit trop tard pour aller chercher giste ailleurs, et que nous ne sçavions point s'il y avoit d'autres villages dans le voisinage où nous pussions nous retirer. Cet embarras nous donna de l'éloquence : et moy ayant sceu que le maistre du logis entendoit le latin, je luy parlay et le priay humblement de nous donner le couvert et un peu de paille pour nous coucher, avec quelque morceau de pain et quelque peu de vin. Je le pressay tant de nous faire cette grâce, qu'enfin il nous accorda plus que je ne luy avois demandé : car, outre la paille qu'il nous donna pour nous coucher, et du pain et du vin très mauvais pour nostre souper, il nous apporta encore du fromage. Son humeur farouche qu'il nous avoit monstré en arrivant, s'adoucit un peu par le moyen de l'argent qu'on luy donna d'avance : ce qui le mit en si belle humeur qu'il tua un cocq et le mit en suitte à la broche pour nous régaler ; mais la nuit estant trop avancée pour pouvoir manger et digérer cette dure beste, nous la laissasmes à la discretion de nos gens. Cependant, nous taschasmes inutillement de dormir, tant à cause de la dureté de nos lits, qui n'estoient autres que le plancher, que pour l'agitation continuelle des uns et des autres, qui se remuoient sans cesse pour trouver quelqu'endroit où on pust reposer avec moins d'incommodité.

PELTZ [Pöls]

Disette de vivres

Le matin estant arrivé, nous ne nous fismes pas prier pour partir ; car, si tost que la petite pointe du jour parut, nous pressasmes nos voituriers de marcher, tant pour nous tirer tout au plus viste du misérable lieu où nous avions passé la nuit, que pour arriver de bonne heure à la disnée, où nous prétendions bien nous refaire en toutes manières. Nous arrivasmes d'assez bonne heure à un petit bourg nommé Peltz ; et nous estant informez, dès l'entrée, d'une hostellerie, nous trouvasmes qu'on nous la ferma lorsque nous nous présentasmes pour y enter : et quoy que nous fissions toutes les prières imaginables pour nous la faire ouvrir, jamais nous ne le pusmes obtenir. La servante, qui estoit au-dedans, se contenta de nous parler toujours par une fenestre grillée et de nous dire qu'estant seule, elle ne pouvoit pas nous donner entrée dans la maison.

Nous avions déjà quelque connoissance des Allemans, qui sont fort deffians : si bien que nous crusmes qu'en donnant de l'argent d'avance à cette fille, elle nous {206} ouvriroit la porte ; mais nous ne la pusmes fléchir, tant elle avoit peur de nous : si bien que nous nous vismes réduits à disner encore plus mal, ce jour-là, que nous n'avions soupé le précédent. Je m'avisay d'avoir recours au curé du lieu, pour luy demander, en grâce, de nous faire vendre au moins du pain ; mais ne l'ayant point trouvé dans le bourg, il fallut nous contenter de resver longtemps sur le bord de la rivière de Meure, où nous nous promenasmes pendant un temps fort considérable, pour aviser à ce que nous avions à faire.

Nous estions encore plus en peine pour nos chevaux, qui n'avoient rien à manger, que pour nous. On trouva pourtant un peu de fourage le long de la rivière, qu'on leur donna sous un misérable abry qui les mit à couvert des rigueurs des mouches, qui avoient extraordinairement fatigué ces pauvres animaux à cause du grand chaud qu'il avoit fait.

Régal magnifique à Peltz

Pendant que nos bestes mangeoient, nous rodions de tous costez dans le bourg, en cherchant quelque maison qui nous voulust bien donner du pain pour nostre argent. Nous en trouvasmes une dont la porte estoit entrebaillée, toutes les autres estant fermées. Nous nous jettasmes dedans, et nous nous en saisimes, comme si nous eussions fait quelque grande conqueste. Cette maison appartenoit à un savetier, que nous y rencontrasmes, qui y travailloit. Nous luy demandasmes du pain fort doucement. Il nous en refusa, nous assurant qu'il n'en avoit point ; et il persista toujours à nous dire la mesme chose, jusqu'à ce qu'on luy eut mis dans la main une richedalle, qui est une pièce d'argent de la valeur à peu près d'un écu de France : après quoy, il nous apporta un grand pain, noir comme le chappeau, et une terrinée de lait qu'il prit dans sa cave. Pour relever nostre appétit, il mit sur la table six cueillères de bois qui estoient si sales qu'elles me faisoient bondir le cœur. J'en fis une dans une crouste de pain, dont je me servis pour manger.

Après avoir fait un si grand régalle, qui fut augmenté par des prunes vertes dont nous mangeasmes pour dessert, nous partismes de ce logis ; et passant par-devant l'hostellerie dont on nous avoit refusé l'entrée, nos gens y firent acquisition d'un grand chien fort beau, qui témoignoit tant d'empressement de venir à nous que, l'ayant appellé, il se jetta du premier estage en bas pour nous suivre, comme il fit pendant plusieurs jours.

ONSMARK [Unzmarkt]

Couché à Onsmark, le 28 d'aoust

Nous arrivasmes d'assez bonne heure à Onsmark, petite ville sur la rivière de Meure. Le feu avoit consumé, depuis peu de temps, plus de la moitié de cette ville, qui estoit scituée sur une éminence, vis-à-vis de laquelle il y en avoit une autre, {207} séparée par la rivière de Meure, qui passoit entre deux. Sur cette autre éminence, il y avoit une abbaïe de chanoines réguliers qui paroissoit assez belle. Sa scituation estoit très agréable, puisqu'estant élevée, comme je le viens de dire, elle avoit à son aspect la ville d'Onsmark, dont elle n'estoit séparée que par le cours de la rivière de Meure, qui passoit entre les deux montagnes qu'elle coupoit par son cours.

Cascade admirable

Nous vismes là une cascade admirable qu'y fait cette rivière. Cette cascade est directement à l'aspect et de la ville et de l'abbaïe. La beauté de cette cascade ne conciste pas dans la haute chute de ses eaux, qui ne tombent pas de plus de six piés, mais elle conciste dans l'estendue de sa chute, qui tient toute celle de la rivière, qui est d'environ dix ou douze toises de large. Ce qui fait paroître cette cascade plus belle, est qu'elle est très droite d'un bout à l'autre, de sorte qu'on diroit qu'elle a esté dressée à la ligne. Du costé de l'abbaïe, cette rivière a un moulin à forge. Nous l'allasmes voir. Nous descendismes pour cela de la ville, par un chemin assez roide qui est fait sur le glacis de la colline, en suitte de quoy nous passasmes un pont de sapin.

Civilité des hostesses allemandes

Après avoir considéré cette forge et nous estre promenez un temps considérable le long de la rivière, pour nous donner lieu de remarquer à nostre aise cette belle cascade, nous remontasmes à la ville pour aller souper dans nostre hostellerie, où nous trouvasmes nostre hostesse assez civile et accommodante. Elle se plaisoit à nous donner tout ce dont elle pouvoit s'avider. Sur la fin de nostre repas, elle se présenta à nostre table, le verre à la main, et but à noste santé : ce qui ne nous parut pas fort extraordinaire, d'autant que nous avions déjà remarqué, en beaucoup d'endroits d'Allemagne, que les femmes du païs le pratiquoient ainsi.

Cette hostesse avoit avec elle une grande fille bien faite, qui se mit à boire avec nos gens et ausquels, à ce qu'ils me dirent le lendemain, elle fit des offres qui donnoient à connoître que cette hostellerie estoit un lieu de prostitution. Aussy, y remarquay-je quelque chose qui me scandaliza : car, le soir, jusque bien avant dans la nuit, des gens qui avoient la mine de gentilshommes burent avec un prestre et avec cette fille excessivement. Ils avoient des violons et des trompettes, qui nous incommodèrent beaucoup et qui nous empeschèrent très longtemps de pouvoir dormir.

Lits peu commodes

Ces gens pourtant quittèrent la maison tout accablez de vin. Les uns et les autres, à la réserve du prestre et de la fille, qui estoient de la ville, montèrent à cheval pour se retirer dans leurs villages. Leur sortie nous donna le temps de nous reposer, quoy que nous n'eussions pas là de meilleurs lits que nous avions eu la nuit précédente à San Lorenzo, hormis qu'on nous donna icy des draps sur la paille qu'on avoit répandue sur le plancher, où il fallut nous coucher.

{208} Avant que d'aller coucher, nous nous informasmes de l'hostesse si nous ne pouvions point avoir, le lendemain, une messe avant que de partir : parce que j'avois témoigné que je ne la pouvois pas dire, ne me sentant pas disposé pour cela, et ne voulant pas pourtant passer la journée sans l'entendre, à cause de la feste de saint Augustin, qui arrivoit ce jour-là. Nostre hostesse nous promit une messe pour le lendemain et parla pour cela au prestre qui estoit saoul chez elle, qui luy donna parole de la dire sans y manquer.

Disposition d'un prestre alleman pour la messe

Nous nous levasmes tous, le lendemain, de grand matin, dans le dessein d'entendre donc la messe ; et nous allasmes à l'église, où nous attendismes quelque temps le prestre qu'on nous avoit promis. Voïant donc qu'il tardoit beaucoup à venir, nous l'envoïasmes demander à nostre hostesse. Elle l'alla éveiller dans sa maison, où elle eut toutes les peines du monde de le tirer de son lit. Au mesme temps qu'il en sortit, il vint à l'église avec de grands cheveux qui n'estoient point peignez. Ses yeux à peine estoient-ils ouverts, et chargez encore du vin qu'il avoit bu le soir précédent. Si tost que j'eus vu ce visage yvrogne, et que j'eus apperçu que c'estoit le prestre que nous avions vu le soir précédent, qui estoit yvre, j'en eus horreur ; et je dis en mesme temps à M. le duc de Brissac, que nostre dévotion (1) pour la feste de saint Augustin devoit estre de n'entendre point la messe qui seroit dite par un tel prestre, lequel non seullement n'avoit pas dit très certainement un seul mot de son bréviaire, mais qui n'avoit pas aussi encore cuvé son vin du jour de devant. Je le renvoïai pour ce sujet, sans le luy dire pourquoy, me contentant de luy faire entendre qu'il s'estoit levé trop tard, et que nous estions pressez de partir.

Si tost que nous eusmes donné congé à ce misérable prestre, nous nous fismes apporter à déjeuner sur le bassin d'une grande fonteine qui est tout devant la porte de l'hostellerie dont je parle. Cette fonteine est d'autant plus considérable qu'elle est sur le haut de la montagne, sur laquelle j'ay dit que la ville est scituée.

NEUMARK [Neumarkt]

Visages monstrueux de femmes

Nous poursuivismes, encore cette journée, nostre marche dans les montagnes. Il n'y a rien d'estonnant comme de voir toutes les femmes de ce païs, principalement celles qui sont proches des montagnes. Nous en avions bien remarqué déjà quelsques-unes, dès le commencement que nous entrasmes dans les montagnes, qui avoient des goetres (c'est-à-dire la gorge épouvantablement enflée, dont je ne {209} sçaurois donner une idée plus naturelle qu'en disant qu'elles les ont semblables, si vous en exceptez la couleur, à celle des cocqs d'Inde qui font la roue dans une basse cour) ; mais nous n'en avions point vu de si monstrueuses et si universelles que dans le païs de Neumark, et à dix lieues au-dessus et au-dessous. Toutes les femmes, principalement de cette ville, estoient si horriblement défigurées par ces goetres, qu'on ne le pouvoit pas estre davantage. Les hommes se ressentoient aussi un peu de ce mal, mais non pas si générallement ny si monstrueusement que les femmes.

Cette chose si remarquable ne fut pas ce qui nous surprit d'avantage : ce fut de voir, dans ce païs de montagnes, quantité d'hommes et de femmes dont le corps et le visage estoient monstrueux. On peut dire qu'ils n'avoient presque rien d'humain, beaucoup moins encore pour l'esprit que pour le corps, puisqu'on voïoit aucunes marques de celuy-là.

Stupidité effroïable des habitans ; étrange passion pour du vin dans un prestre

Quand nous entrasmes dans la ville de Neumark, nous vismes dans les rues une prodigieuse quantité de ces gens défigurez et stupides, qui nous faisoient peur par leur laideur et par la stupidité de leur esprit. Nous allasmes disner chez un assez bon homme, où nous rencontrasmes un prestre alleman qui y beuvoit. Je n'observerois point que ce prestre bust dans cette hostellerie, si nostre hoste ne nous eust dit une chose tout à fait digne d'un prestre alleman : sçavoir que cet ecclésiastique prenoit bien la peine, si tost qu'il avoit gaingé de l'argent, de venir à Neumark, distant de six lieues de France de son village, pour y boire du vin, parce qu'il n'y en avoit point dans le païs où il demeuroit. Il est aisé de conjecturer quelle provision de vin ce pauvre prestre, qui venoit de si loin pour en boire, en faisoit dans son corps.

Nostre hoste, qui nous fit observer tout ce que je dis icy, se sentoit un peu du mauvais air des montagnes, qui semble oster tout à fait, en ce païs-là, ou au moins diminuer l'esprit des habitans de ces lieux ; car, pendant que nous disnions, cet hoste ne cessa point d'émoucher nostre table par-dessus nos épaules, se servant pour cela d'un petit ballet [lire : balai] qu'il remuoit, par des secousses souvent réitérées, sur les viandes qu'on nous avoit servies.

HIRCH [Hirck]

Accident imprévu

Après nostre disné, nous reprismes encore les montagnes, entre lesquelles on trouve de très pauvres villages. Nous eusmes, ce jour-là, une rencontre qui pensa estre funeste à bien des gens : ce fut de M. le chevallier de Rohan, qui retournoit encore de Hongrie avec quelque équipage que des voituriers du païs conduisoient. Nous avions enfilé un assez long chemin, si serré de hayes de tous costez qu'on ne {210} pouvoit y faire passer ensemble deux calèches. Comme nous fusmes environ à quatre-vint pas du bout de ce chemin estroit, les gens du chevallier de Rohan y entrèrent ; et quoy que nous leur fissions entendre de loin qu'ils n'avançassent pas d'avantage, ils ne laissèrent pas toujours de pousser leur calèche : ce qui obligea nos voituriers d'aller au-devant pour les arrester ; ce qu'ils ne purent jamais obtenir de la fierté des voituriers du chevallier de Rohan, lesquels se piquant de la noblesse de celuy dont ils conduisoient le bagage, dirent hautement qu'ils ne reculeroient pas.

Les nostres aussi, se piquant pareillement de la noblesse de celuy qu'ils menoient, firent ferme et, estant les plus forts, les repoussèrent : ce qui échauffa tellement les uns et les autres, qu'on en vint aux coups de poing. Nos gentilshommes, voïant ce combat de voituriers, allèrent charger à coups de plat d'épée ceux du chevalier de Rohan : dont un receut un coup de pié dans le ventre, qui le fit crier si haut que les vallets du Chevalier, qui les suivoient, ayant entendu le bruit, vinrent à bride abbatue fondre sur nous, le pistolet à la main. Peu s'en fallut qu'on ne s'égorgeast les uns les autres dans cette rencontre ; et la chose seroit arrivée, si M. le duc de Brissac n'eust arresté les gens qui venoient fondre sur nous, en leur demandant à qui ils estoient. Comme ils eurent dit qu'ils estoient au chevallier de Rohan, M. le duc de Brissac leur dit qu'il luy alloit parler.

Pour cela, il descendit de la calèche dans laquelle nous estions et alla à pié au-devant du chevallier de Rohan, qui venoit après tous ses gens, le pistolet à la main. Si tost que M. de Brissac l'aborda, le Chevallier le reconnut ; et ayant mis pié à terre, ils se firent mutuellement civilité. M. le Duc luy fit plainte de ses gens, que le Chevallier blasma, et ainsi tout fut appaisé heureusement : ce qui ne se fut pas passé de la sorte, si on ne se fust connu de part et d'autre.

Cette querelle survenue, retarda nostre route pour ce jour-là et fit que nous n'arrivasmes qu'à soleil couché à la petite ville de Frisachk, assez bien placée, au-delà de laquelle nous avions résolu de passer. Nous la traversasmes par le milieu, et nous y vismes deux hostelleries qui paroissoient assez belles. Les hostelliers à l'envy nous voulurent arrester, et tous deux ne manquèrent pas de nous dire que nous ne trouverions point de village qu'à deux grandes lieues de là.

Nous n'eusmes point d'égard à ce qu'ils nous disoient, parce que nous crusmes qu'ils ne nous disoient ces choses que pour nous retenir chez eux et pour gaingner quelque chose en nous y logeant. Nous poussasmes donc plus avant, sans les écouter : mais à peine eusmes-nous fait une demie-lieue, que la nuit nous surprit ; et bien que nous ne voyions en façon quelconque, ce qui ne nous causa pas peu de chagrin, nous voïant obligez de marcher comme à tastons pendant un fort long espace de temps, toujours dans la crainte de verser, cela ne nous arriva pourtant pas, et nous fusmes assez heureux pour venir au village d'Hirch, que nous avions destiné pour nostre giste. La lumière d'une maison nous réjouit. Nous y allasmes d'abord, dans l'espérance de nous y reposer.

{211} Couché à Hirck, le 29 d'aoust

Si tost que nous eusmes approché de la porte, nous entrevismes, par les fentes, et le maistre et les vallets du logis qui alloient et venoient. Nous heurtasmes à cette porte pour demander à loger ; mais on nous répondit de dedans qu'on ne pouvoit pas nous recevoir, parce qu'il estoit nuit et qu'on n'ouvroit plus la porte à l'heure qu'il estoit. Cette réponse nous étonna extrêmement : et quelque instance que nous pusmes faire pour en avoir une qui fust plus favorable, nous ne la pusmes jamais obtenir.

Giste dans les rues, sur le pavé

Aïant donc vu ces gens obstinez à nous refuser l'hospitalité, nous nous restraignismes à leur demander au moins de quoy souper, ce que nous ne pusmes obtenir de leur dureté, ces gens disant toujours qu'il estoit trop tard et qu'on n'ouvroit plus les portes. Nous fusmes en cette rencontre moins heureux que cet homme de l'Évangile qui, ayant receu visite d'un de ses amis et n'ayant point de quoy luy donner à souper, courut promtement chez son voisin afin d'emprunter de quoy le traitter : ce que celuy-là luy ayant refusé pendant quelque temps, parce que sa porte estoit déjà fermée et que ses vallets aussi bien que luy estoient couchez, enfin pourtant vaincu par la persévérance de cet homme, il luy donna libéralement tout ce dont il avoit besoin [Luc 11 : 5-7].

Mauvaise nuit

Mais nos Allemans n'agirent pas avec nous de la sorte, car ils ne voulurent jamais se laisser fléchir ; et ils gardèrent si exactement la closture, de crainte d'estre surpris la nuit, dont ils ont tous une très grande appréhension, qu'il fallut nous résoudre à tirer nos calèches sous de grands arbres que nous entrevoyions, et nous mettre dedans pour y passer la nuit le moins mal que nous pouvions. La pluie abondante et continuelle qu'il fit, pendant ce temps-là, ne contribua point à nous faire trouver cette avanture agréable, non plus que l'abstinence exacte que nous fusmes obligez de faire, faute de pain. Nous nous entassasmes en cet estat dans nos calèches, où nous n'estions pas sans incommodité.

Nous en sortismes à la pointe du jour pour nous dégourdir un peu, mais la terre estoit tellement détrempée que nous ne pusmes presque marcher. Cependant, l'hoste qui nous avoit refusé son logis le soir précédent, nous ayant vu en assez grande compagnie, eut peur que nous ne luy fissions quelque déplaisir. Il nous fit des excuses pour le traittement qu'on nous avoit fait, protestant qu'il estoit couché quand nous arrivasmes et qu'il n'avoit rien sceu de nostre avanture. Il eut beau nous faire ces sortes de protestations, nous n'en crusmes rien ; et quoy qu'il nous offrist à manger, nous n'en voulusmes point prendre et remismes à manger au premier village que nous trouverions, nous contentant de faire manger nos chevaux avant que de partir.

{212} COUBLICK

Mauvais repas

Le déplaisir que nous avions d'avoir esté si maltraittez à Hirch, nous pressa d'en sortir, et la nécessité aussi que nous avions de manger : ce que nous ne fismes pas si tost que nous souhaitions, parce que le païs que nous trouvasmes sur nostre route estoit si mauvais qu'il nous fallut encore marcher jusqu'à la disnée sans rien prendre, où à peine nous donna-t'on du pain, parce que le maistre de l'hostellerie avoit peur de n'estre pas païé ; mais comme nous connoissions déjà assez, par nostre propre expérience, le foible des Allemans sur ce sujet, pour y remédier nous donnasmes de l'argent d'avance à l'hoste, qui nous donna aussitost du pain, du vin et des œufs. Tous ces mets estoient pitoïables, mais nous ne laissasmes pas de les trouver excellens, parce que nous n'avions point mangé depuis 24 heures que nous avions beaucoup cheminé, et que nous n'avions point couché la nuit. Ce magnifique repas se fit vis-à-vis de l'hostellerie, sous une tonnelle de charpenterie couverte de treilles. Ce qui le rehaussa fut du linge horriblement sale qu'on nous donna.

Infidélite des voituriers

L'espérance que nous avions d'estre mieux le repas suivant, nous fit porter avec plus de patience celuy que nous venions de prendre. Nous nous préparions de venir coucher dans la ville d'Oedembourg, où nos voituriers nous devoient rendre, selon que nous en estions convenus avec eux en sortant de Vienne ; mais nous nous apperceusmes, sur la fin de nostre journée, que ces voituriers nous trompoient : si bien qu'au lieu de nous mener à Oedembourg, qui estoit la route qu'il falloit tenir pour aller à Aquilée, comme nous en avions pris le dessein, ils nous firent passer par une autre ville appellée San Vito, qui nous écartoit de nostre chemin.

Nous nous apperceusmes de la fourberie que nous avoient faite ces voituriers, et nous prismes résolution de la leur faire réparer quand ils nous auroient conduits plus loin, en les obligeant de nous mener à Aquilée ; mais ils ne s'en mettoient guères en peine entre eux, sçachant qu'un jour après cette journée, les voies seroient si étroites, à cause des rochers et des torrens dont tout le païs du Frioul est remply, qu'il seroit impossible d'y conduire nos calèches. D'ailleurs, comme ces gens connoissoient l'impatience que nous avions d'avancer chemin, ils se persuadèrent bien que nous ne voudrions pas retourner d'où nous estions venus, et alonger ainsi nostre route. Ce fut pour cela qu'ils nous amenèrent, ce jour-là, à Maubourg, qui est un village assez misérable.

MAUBOURG [Moosberg]

Couché à Maubourg, le 30 d'aoust ; couché sur la paille

Ce village est scitué dans un fond. La seulle hostellerie que nous y trouvasmes est une maison adossée contre un grand rocher. Le maistre estoit un gros Allemand {213} rousseau d'une taille considérable. Cet homme faisoit peur par sa mine, qui estoit toute barbare. Sa maison estoit très malpropre et sa cuisine très puante. J'y entray, et j'y vis auprès de la cheminée, qui estoit au milieu, un de ces monstres de femmes hébétées qui se rencontrent, comme je l'ay marqué cy-devant, dans ces païs de montagnes. Nostre giste dans cette hostellerie fut encore sur la paille, où il fallut se coucher.

SUR LE LAC

Domestiques égarez

Ces sortes de gistes n'ayant pas beaucoup d'attrait pour les voyageurs, nous quittasmes celuy-cy aisément. À une lieue de là, quelsques-uns de nos gens pensèrent se faire une étrange affaire. Voicy comment. S'estant détachez de nous dans la pensée qu'ils avoient de couper un chemin pour abréger, il s'écartèrent si bien qu'ils nous perdirent : ce qui les démonta étrangement, parce qu'ils se virent dans un païs étranger sans argent, sans connoissance des lieux et de la langue, pour pouvoir demander le chemin. Ils poussoient leurs chevaux de tous costez pour nous découvrir : si bien qu'après plusieurs tournées, ils nous apperceurent du haut d'une montagne, où nos deux calèches rouloient, ce qui les consola et les fit presser de nous joindre.

Mauvais repas

Depuis ce temps-là, on ne vid point de gens plus fidelles à nous escorter. Ils ne quittoient point les calèches, ausquelles on peut dire qu'ils estoient attachez. Nous arrivasmes ensemble, sur le midy, à un méchant village scitué sur le bord d'un grand lac [Ossiacher See] d'une lieue de long, resserré entre deux hautes montagnes de mesme longueur. Nous eusmes encore assez de peine à trouver là de quoy disner. Il fallut se contenter d'un peu de pain fort noir et de quelsques prunes assez vertes, qu'on nous servit pour tous mets. L'assurance qu'on nous donna d'un bon giste que nous aurions le soir, fit que nous supportasmes plus aisément cette disgrâce.

Lac ordinairement incommode aux voïageurs

On nous avoit fait peur, le soir précédent, qu'on nous parla de ce lac. On nous avoit dit, à Maubourg, que s'il pleuvoit la nuit ou le lendemain matin, nous demeurerions trois ou quatre jours sur le bord de ce lac sans le pouvoir passer. En effet, ce lac est tellement resserré entre ces deux montagnes dont j'ay parlé, que pour peu qu'il pleuve, il enfle de telle sorte que les pluies ferment et couvrent tous les chemins et tous les passages qu'on peut tenir sur le bord du lac. Nous fusmes assez heureux pour y passer, cette journée, sans peine, aussi bien que quantité de gens qui alloient à une foire, où nous nous estions arrestez le matin en passant, pour y manger quelsques gasteaux. Ces mesmes gens ne retournèrent pas si facilement qu'ils avoient passé : parce {214} que la nuit suivante, une grande pluie estant survenue, ils ne purent passer le lac pour revenir. Nous apprismes leur avanture à Willac, d'où beaucoup d'habitans estoient sortis pour aller à cette foire, lesquels ne purent retourner que trois jours après.

WILLAC [Villach]

Couché à Willac, le 31, d'aoust et premier septembre

La ville de Willac est scituée sur une rivière considérable, qu'on nomma le Draue. Nous passasmes sur un pont par lequel nous entrasmes dans le fauxbourg, au bout duquel est un petit couvent de Capucins, chez qui je dis la messe le lendemain de nostre arrivée, qui estoit un dimanche. Cette maison est assez jolie et a plus d'étendue qu'il n'en faudroit pour y loger douze Capucins dont ce couvent estoit composé. Ces bons pères adoucirent beaucoup l'ennuy de nostre séjour dans cette petite ville, par la conversation fréquente que nous eusmes avec eux.

Cette ville n'a point d'estendue : elle consiste en une seule rue qui est si large qu'on la pouroit nommer une place. Sa longueur est environ de deux portées de mousquet. À l'un de ses bouts est la parroisse, qui est vaste pour ce lieu et assez bien bastie, et à l'autre est la porte du pont, qui sont directement à l'opposite. Au milieu de cette rue, il y a une grande cage de fer, comme dans toutes les autres villes dont j'ay parlé.

Ce fut dans Willac que nous témoignasmes à nos voituriers combien nous estions en colère de la friponnerie qu'ils nous avoient faite, en nous détournant de nostre chemin pour abbréger leurs journées ; et que nous leur dismes que nous voulions absolument qu'ils nous menassent à Aquilée, suivant le marché que nous en avions fait avec eux à Vienne. Ils ne se mirent guères en peine de la résolution que nous avions prise, parce qu'ils estoient très assurez que, quelsques résolus que nous fussions d'aller à Aquilée, nous ne pouvions pas les contraindre à exécuter nostre premier marché : parce qu'ils sçavoient très bien que les voies estoient si étroites au-delà de Willac, qu'il seroit impossible d'avancer dans les montagnes toutes de roches. Nous ne crusmes pas ce qu'ils nous avoient dit touchant ces chemins. Nous les envoïasmes visiter ; et comme on nous eust dit ce que ces voituriers nous avoient fait entendre, nous leur permismes de retourner à Vienne, en leur rabbatant néanmoins autant de journées dont ils nous avoient trompez, à quoy ils consentirent de bonne grâce.

Nous demeurasmes à Willac, assez embarassez pour deux raisons : la première, parce que nostre cuisinier que nous menions, tomba malade le jour que nous arrivasmes là, ce qui nous exposoit, si sa maladie eust continué, à ne plus manger que de ces déplaisants ragousts dont les Allemans régalent pitoïablement leurs hostes ; la seconde raison de nostre embaras fut de ne point trouver de commoditez pour nous conduire au lieu où nous devions nous embarquer.

Le maistre de l'hostellerie dans laquelle nous logions, estoit le seul de la ville qui nous pust fournir de voitures pour continuer nostre voïage. Il paroissoit à la vérité {215} un assez bon homme ; mais quelque bon qu'il parust, il ne laissoit pas de rançonner l'étranger : si bien que connoissant l'empressement que nous avions pour partir, il se roidissoit pour tirer de nous toute la somme qu'il prétendoit avoir. Il fallut donc luy accorder tout ce qu'il demanda, et on convint qu'il nous donneroit pour nostre voiture une calèche du païs, laquelle estoit très petite à cause des voies estroites des montagnes du Frioul ; et qu'outre cette calèche dans laquelle nous entrasmes trois seullement, il fourniroit encore six chevaux pour monter le reste de nostre monde.

Domicile des chevaux dans les montagnes

Nous prismes jour pour partir, en faisant nostre marché ; et nous arrestasmes que nous partirons le lundy matin, après avoir séjourné là une partie du samedy et le dimanche tout entier. Nostre hoste nous donna parole de tenir tout prest pour le lundy, à la pointe du jour : que pour cela il alloit envoïer prendre ses chevaux dans les montagnes, où ils sont jour et nuit, suivant la coutume du païs, quand on n'en a point besoin au logis. Le soir du dimanche estant arrivé, ne voïant point encore de chevaux à l'écurie, nous nous plaignismes à nostre hoste de ce retardement ; mais il eut assez d'addresse pour nous appaiser, en nous disant qu'on ne pouvoit quelquefois prendre que sur le soir, et mesme pendant la nuit, les chevaux qui couchoient dans les montagnes ; enfin, que nous ne nous missions point en peine de nos voitures : qu'elles seroient très assurément prestes pour le lendemain matin.

Addresse intéressée de nostre hoste

Nous nous couchasmes donc fort tranquillement sur sa parole, dans l'assurance que nostre hoste nous avoit donné que nostre calèche et les chevaux de selle seroient en estat de partir à l'heure qu'il nous plairoit. Le matin venu, nous descendismes à l'écurie, que nous trouvasmes vuide. Cela fut cause que nous redoublasmes nos plaintes, et que nous résolusmes mesme de les aller porter au magistrat de la ville, comme effectivement j'y allay avec un gentilhomme. Nous nous plaignismes donc à luy, non seullement du manquement de parole de nostre hoste, qui nous vouloit consommer en frais pour le long séjour qu'il nous faisoit faire dans son logis, mais aussi de la rigueur qu'il tenoit sur nous, en nous faisant païer tout ce qu'il luy plaisoit pour nos voitures, parce que luy seul pouvoit nous en fournir. Nous ne manquasmes pas de dire à ce magistrat que nous trouvions fort mauvais qu'on traittast ainsi, dans les terres de l'Empereur, des François qui n'estoient sortis de leur païs que pour faire la guerre aux Turcs, que nostre nation avoit si courageusement repoussez.

Le bon gros magistrat alleman écouta assez bien tout ce que nous luy dismes ; et il se piqua si bien d'honneur, pour nous rendre justice, qu'il envoïa son fils à l'heure mesme chez nostre hoste, luy dire qu'il eust à le venir trouver. Si tost qu'il parut devant luy, il luy dit en nostre présence toutes les plaintes que nous faisions de luy ; et il luy ordonna en mesme temps de nous fournir pour le lendemain, sans y {216} manquer, les voitures qu'il nous avoit promises, et d'en diminuer le prix, qui estoit excessif. Nostre hoste exécuta ponctuellement ce que le magistrat luy ordonna. Il diminua mesme six ducats d'or sur nostre marché ; et il nous donna autant de chevaux qu'il nous falloit, mais qui estoient si méchans qu'ils ne le pouvoient estre guères davantage.

Charité louable de M. le duc de Brissac

Il fallut pourtant partir de Willac en cet équipage. Nous n'en sortismes néanmoins que le lundy, à midy ; et nous emmenasmes avec nous le vallet d'un gentilhomme françois qui avoit servi en qualité de volontaire en Hongrie, que son maistre avoit laissé malade et dénué de toutes choses, en passant par Willac. Ce pauvre garçon se trouva bien heureux d'une si favorable rencontre. M. de Brissac le fit nourrir jusqu'à Venise, où il nous quitta pour passer en France.

Dure voiture

Nous n'eusmes pas fait plus de demie-lieue de chemin hors de la ville de Willac, que nous entrasmes dans des montagnes toutes pleines de roches, dans lesquelles les chemins estoient tellement resserrez que nous connusmes bien là que les voituriers qui nous avoient quittez à Willac, avoient eu raison de nous dire que leurs calèches ne pouvoient passer au-delà. C'estoit tout ce que pouvoit faire la petite calèche dans laquelle nous estions, que de rouler par ces chemins estroits, et qui estoient si raboteux qu'on y estoit tout brisé par les secousses continuelles que l'inégalité de la voie donnoit sans cesse.

LA PORTE

Couché au village de La Porte, le premier de septembre ; dangereux chemins

Nous fusmes continuellement dans les transes durant ces sortes de chemins, non seullement parce que nous craignions que nostre petite voiture, qui estoit fort délicate, ne se brisast à tous momens, mais plus encore d'estre renversez par quelque cahaut dans les torrens, sur le bord desquels nous marchions continuellement. Il y avoit pourtant une chose qui nous rassuroit tant soit peu : c'est que dans les endroits plus fâcheux, il y avoit toujours un homme qui soutenoit nostre petite machine du costé des torrens, et qui empeschoit et que les rudes secousses ne la brisassent et ne nous poussassent dans les torrens. Cette conduite nous fut merveilleusement utille, parce qu'elle nous empescha plusieurs fois de verser dans des précipices.

Nous vismes, ce jour-là, des montagnes, dans lesquelles nous marchions, bien plus affreuses qu'à l'ordinaire. Elles estoient toutes incultes, pleines de rochers, entrecoupées de torrens qui traversoient les chemins en beaucoup d'endroits. Ces torrens tomboient de certains lieux élevez, sur lesquels nous marchasmes quelque {217} temps, dans des fonds qui faisoient peur en les regardant, et mesloient ainsi leurs eaues, quelquefois avec un bruit effroïable, dans de petites rivières qui couloient dans ces fonds, lesquelles nous paroissoient toutes vertes. Je fus un de ceux qui vis, ce jour-là, ces choses mieux que les autres : parce qu'ayant monté à cheval, nous nous pressasmes, trois que nous estions, d'arriver les premiers au giste qu'on nous avoit marqué ; mais la petite calèche dans laquelle estoit M. de Brissac, n'allant pas si viste que les chevaux de selle, il fallut racourcir nostre journée et coucher en chemin au village nommé de La Porte. Pour cela, nous fusmes obligez tous trois de retourner sur nos pas, pour venir joindre M. de Brissac, qui avoit envoïé un vallet de chambre à toute bride pour nous rappeller.

Nous avions déjà passé une grande montagne d'une bonne lieue d'étendue, au-delà du village de La Porte, quand on vint après nous pour nous rappeller ; et nous n'estions pas à plus d'une demie-lieue du giste qu'on nous avoit marqué, quand il fallut rebrousser chemin. J'avoue que ce ne fut pas sans peine que nous retournasmes ; parce qu'estant déjà fatiguez, nous le fusmes encore davantage en revenant par un très mauvais, très périlleux et très long chemin que nous venions déjà de faire et que nous estions encore obligez de reprendre sur la brune et dans la nuit. Quand nous fusmes arrivez à l'hostellerie, nous apprismes la véritable raison qui nous avoit arrestez là : c'estoit que le maistre estoit le beau-père de celuy qui nous conduisoit, lequel, selon toutes les apparences, avoit fait marcher lentement la calèche afin de nous obliger à demeurer chez son bon-père, qui nous logea et nous traitta assez bien.

PONTÉVRA [Pontebba]

Nous profitasmes de quelque chose dans cette hostellerie, parce que nostre voiturier, sur les plaintes que nous luy avions faites des misérables chevaux qu'il nous avoit donnez, nous en donna deux autres assez passables, qu'il prit dans l'écurie de son beau-père. Nous partismes dans ce nouvel équipage et prismes la mesme route que nous avions tenue, moy troisiesme, le jour précédent, en allant et en revenant. Nous ne fismes que passer dans le lieu où nous avions deu coucher. Nous eusmes là quelque peur, à cause d'une barrière qui y estoit, à laquelle on arrestoit, comme déserteurs d'armée, tous ceux qui passoient d'Allemagne en Italie sans passeport. On voulut là arrester quelsques-uns de nos gens ; mais comme on eut reconnu que nous estions François, on n'insista pas plus longtemps à les retenir à la barrière. Nous poussasmes donc nostre chemin et vinsmes disner à Pontévra, petite ville dont la moitié est du territoire de l'Empereur, et l'autre moitié de celuy des Vénitiens.

Chemin très rude ; commencement des lits d'Italie

Cette demie-journée de chemin, depuis le village de La Porte jusqu'à Pontévra, fut rude et fatigua principalement ceux qui estoient dans la calèche, qui avoit peine d'avancer dans les rochers parmy lesquels il fallut toujours marcher. Je ne fus pas, ce {218} jour-là, si fatigué que les autres, parce que j'estois à cheval : ce qui fut cause que j'arrivay des premiers à l'hostellerie, où je ne laissay pas de me jetter sur un lit pour me reposer, en attendant que la calèche arrivast. Ce fut dans cette petite ville de Pontévra que nous commençasmes à voir des lits à la mode d'Italie, qui ne sont que de simples couchettes à bas pilliers dont les pommes sont dorées. Tous les lits de cette hostellerie n'estoient pas semblables, puisqu'il y en avoit d'autres à rideaux qui n'estoient propres qu'à pescher des poissons, s'ils eussent esté assez forts. Nous trouvasmes là du lait et du sucre, qui estoit un mets tout extraordinaire pour le païs. Nous le mangeasmes avec délices, tant parce que nous avions faim, qu'à cause aussi qu'il faisoit un chaud extraordinaire cette journée-là.

Quand il fut question de disner, le maistre de l'hostellerie ne trouvoit rien de quoy nous donner à manger. Il s'avisa pourtant qu'il avoit quelsques pigeons enfermez dans une chambre, et il pria quelsques-uns de nos messieurs d'en tuer quelsques-uns à coups de pistolet, comme ils firent effectivement. On nous servit cette viande dure à disner, de quoy il fallut se passer.

Séparation de l'Allemagne et de l'Italie

La séparation de l'Allemagne et de l'Italie se fait en ce lieu, par une petite rivière qu'on passe sur un pont. Nous eusmes encore là un peu d'embaras pour nostre passage, d'autant qu'il estoit gardé, de la part de l'Empereur, par des gens qui avoient ordre de ne laisser sortir personne sans passeport. On nous arresta là, comme les autres. Néanmoins, après avoir dit que nous estions François, on nous donna la liberté de continuer nostre voïage.

Chemin de marbre

Nous entrasmes donc là sur les terres des Vénitiens, ou pour mieux dire, sur leurs rochers : puisqu'il n'y a là aucune apparence de terre dans les chemins, et que ce ne sont que de grosses roches d'un marbre bastard qu'il semble que la nature ait pris plaisir de renverser les unes sur les autres, et qu'elle ait voulu ainsi fermer le territoire des Vénitiens. Il n'y paroist là aucune route ny chemin frayé, de sorte qu'il seroit impossible qu'on ne s'égarast dans ces chemins, si la nature n'y avoit pourvu, par l'approche des montagnes toutes de rochers, qui se serrent de si près, à droit' et à gauche, qu'il est impossible de s'écarter ny d'un costé ny de l'autre.

DOGNA

Couché à Dogna, le 2 de septembre ; chemin très pénible ; couché sur la paille et soupé que de seul pain noir

Je m'avisay, après le disné, de changer de voitures, parce que le cheval que j'avois monté le matin m'avoit fatigué. Je me mis dans la calèche, croyant que j'y serois bien {219} moins incommodé ; mais la dureté du chemin, qui estoit tout plein de roches, renversées les unes sur les autres sans aucune apparence de terre, nous battit de telle sorte que nous avions tout le corps brisé. Outre cela, nous fusmes accablez d'une pluie si violente et si froide, pendant une heure et demie, que nous fusmes contraints d'abbréger nostre journée deux heures avant le temps et de loger dans un misérable village au pié d'une montagne, dans lequel nous ne trouvasmes que de la paille qu'on répandit, pour nous coucher, dans une salle basse qui n'estoit éclairée que par une puante lampe, dont l'huile dégoûtoit sur nous. Le soupé fut proportionné au couché, car on ne nous donna que de pauvre pain fort noir, dont il fallut pourtant se contenter.

VENSOGNA, LA CHIOUSA [Venzone, Chiusaforte]

La Chiousa, première place des Vénitiens

Nous partismes, le 3 de septembre, de grand matin, de ce misérable village, non seullement à cause que nous y estions très mal, mais aussi parce que nous avions une grande journée à faire, et que nous devions gaingner les deux lieues que nous n'avions pu faire le jour précédent. Nous trouvasmes, depuis le village où nous avions couché jusqu'à Vensogna, de pareils chemins, tous comblez de roches : ce qui dura bien deux lieues d'Italie, après quoy nous trouvasmes la forteresse de La Chiousa, qui appartient aux Vénitiens et qu'on peut dire estre la porte par laquelle il faut nécessairement entrer, de ce costé-là, dans leur païs.

Cette place n'est forte que par son assiette. Elle est scituée sur le bord d'un grand précipice, dans le fond duquel coulent des torrens. Elle a, sur la gauche et sur la droite, de très hautes montagnes de roches, toutes escarpées. On passe quelsques ponts-levis pour arriver à cette forteresse. Ils sont gardez par des soldats qui ont la mine, aussi bien que leur gouverneur, qui est un sénateur de la République, de passer là assez mal leur temps, parce que le lieu est horriblement affreux, inculte et désert. Le gouverneur est toujours en ce poste pour ses trois ans, pendant lesquels il ne quitte jamais. Cette forteresse est accompagnée d'environ une vintaine de misérables maisons de bourgeois. Nous commençasmes, en ce lieu, à entendre pour la première fois le compliment le plus ordinaire des Italiens, qui demandent partout de l'argent : par la cortesia. C'est ainsi que les soldats de la forteresse nous en demandèrent en passant.

Cascade admirable pour sa hauteur

Tout le chemin que nous fismes, la matinée de ce jour-là, fut effroïable. Nous fusmes toujours serrez par les montagnes, qui n'estoient séparées les unes des autres que par des torrens qui les coupoient. Nous trouvasmes pourtant, en quelsques endroits, des villages ; mais ils estoient si misérables qu'ils ne le pouvoient pas estre {220} davantage. Dans l'effroïable chemin que nous fismes, ce matin-là, nous trouvasmes, une lieue et demie environ avant que de sortir des montagnes, une cascade merveilleuse. Elle tomboit du haut d'une montagne de roche, et elle sortoit de ce rocher de plus de six piés en saillie. Ce rocher se fermoit à deux toises et demie du bas, comme pour recevoir dans une mardelle les eaux qui tomboient d'en haut. Cette espèce de mardelle estoit séparée de toute la masse de la montagne et estoit toute suspendue, horsmis d'un costé qu'elle tenoit au rocher. Au-dessous de cette mardelle, il y avoit un vuide d'environ une toise, après quoy il y avoit un grand bassin de la roche mesme, d'environ une toise et demie de diametre, dans lequel toutes les eaux de la cascade tomboient, sans qu'on pust s'appercevoir où elles se perdoient. Je m'approché de ce bassin, qui estoit fait comme un puits, pour en considérer toutes choses avec la plus grande curiosité que je pus ; mais il sortoit de ce bassin, et de ce puits, un air si froid, qui répandoit aussi fort loin une bruine formée de ces eaux qui tomboient, que je ne pus jamais en approcher, outre que je craignois que le soleil nous ayant extrêmement échauffez dans nostre route, je ne m'exposasse à quelque maladie que le grand froid de cette eaue pourroit me causer, si je m'obstinois à vouloir examiner trop longtemps toutes ces choses.

Ce que nous pusmes considérer avec moins de peine fut, comme j'ay déjà dit : 1o l'étonnante chute de ces eaux, qui tomboient d'environ cinquante toises de haut ; 2o que cette cascade estoit dans la jonction de deux montagnes, qui servoient comme de goutières pour pousser les eaux au loin ; 3o qu'à deux toises et demie de terre, ce rocher fait comme une manière de grand cercle d'environ deux toises de diamètre, au-dessous duquel le rocher s'ouvre derechef, laissant du vuide environ une toise et demie, après quoy il ferme une mardelle qui entoure une grande cavité en forme de puits, du mesme diamètre que le cercle qui est au-dessus ; 4o la fraischeur extraordinaire que nous ressentismes en approchant de là ; 5o la bruine ou la petite pluie, qu'un vent qui sort de ce puits épand de deux ou trois toises aux environs. Nonobstant cela, nous fismes effort pour approcher de là, afin de considérer si cette cavité n'estoit qu'un bassin ou un puits. Nous poussasmes au-dedans nos cannes, pour en sonder la profondeur, mais il nous fut impossible de la trouver : ce qui nous fit conjecturer que cette cavité estoit plutost celle d'un abysme que d'un puits.

Après avoir ainsi considéré à loisir cette merveilleuse cascade, qui est dans le recoin de deux montagnes, éloignées du chemin d'environ un jet de pierre, nous reprismes nostre route par-dessus de grandes roches, bouleversées les unes sur les autres ; et nous la continuasmes ainsi, près de deux lieues d'Italie, le long d'un torrent qui estoit pour lors à sec. Après ces deux lieues faites, nous commençasmes de voir les montagnes s'entreouvrir et nous laisser ainsi un peu plus au large. Nous costoïasmes pourtant, encore quelque temps, celle qui estoit à gauche, laquelle s'écarta aussi de nous et nous laissa la campagne libre : qui nous parut tout d'un coup comme une terre promise, parce que nous la vismes toute chargée de fruits et embellie de divers jardinages qui estoient dans des villages proche de Vensogna.

{221} Agréable campagne

Si tost que nous fusmes arrivez à Vensogna, on nous servit quantité de figues et de raisins, dont nous mangeasmes abondament, parce que non seullement c'estoit une nouveauté pour nous, et qu'aussi nous avions souffert la faim dans la route que nous venions de faire. Ce que nous fismes de chemin le reste de la journée, après avoir disné à Vensogna, fut pour nous une très agréable promenade, d'autant que nous ne passasmes que sur des campagnes cultivées et chargées de vignes, de blé commun et de Turquie, et de ris, dont les cannes qui le rapportent forment comme un bois taillis. Je ne parle point icy des villages et des petites villes agréables que nous trouvasmes dans nostre chemin, à la beauté desquelles l'éloignement des montagnes que nous avions quittées, et que nous regardions encore comme à perte de veue, ne contribuoit pas peu.

OUDENAY [Udine]

Nous passasmes, environ le soleil couché, dans une petite ville éloignée de six mille d'Oudenay. Les hostelliers nous y voulurent arrester, en nous assurant que nous n'aurions pas assez de jour pour aller à Oudenay ; mais la créance que nous eusmes, que ces gens ne nous disoient cela que pour faire quelque profit en nous logeant, fit que nous ne voulusmes point entendre à ce qu'ils nous dirent, et que nous résolusmes, contre le sentiment mesme de nostre voiturier, d'aller jusqu'à Oudenay.

Nous prismes à la vérité quelque précaution pour aller coucher dans cette ville. Pour cela, nous envoïasmes quatre personnes devant à cheval, afin qu'estant arrivez avant que les portes fussent fermées, ils demandassent en grâce au podesta (c'est ainsi qu'on nomme les gouverneurs des places de la république de Vénise), ou de ne les faire pas fermer si tost, ou de donner ordre qu'on nous les ouvrist quand nous arriverions là. Nos messieurs firent tout ce qu'on attendoit d'eux. Ils arrivèrent à Oudenay avant que les portes fussent fermées. Ils saluèrent le podesta et luy demandèrent, en grâce, qu'on ne fermast pas si tost la porte de la ville, ou qu'on l'ouvrist pour y donner entrée à un seigneur françois qui venoit dans le païs incognito et qui ne pouvoit arriver de deux heures. Ce podesta leur accorda ce qu'ils luy demandèrent, et il fit retarder la closture des portes pendant un temps très considérable ; mais cette grâce ne nous servit de rien, et voicy comment.

Égarement dans la nuit

Nous estions, M. de Brissac et moy, avec un valet de chambre dans la petite calèche qui n'alloit pas si viste que les chevaux : si bien qu'avec cette méchante voiture, nous retardions notablement. De plus, il arriva que nostre voiturier, qui nous devoit guider et qui avoit souvent fait le chemin de Willac à Oudenay, nous égara dans la nuit. Il s'apperçut bien de sa faute, mais il luy fut impossible de la réparer : {222} si bien que nous avancions continuellement dans nostre égarement, dans l'espérance de trouver toujours le chemin ; mais nous espérions inutillement, et nous eussions rodé toute la nuit sans que, par un bonheur inespéré, nous trouvasmes une bande de païsans qui retournoient de faner des prez. Ces bonnes gens nous remirent dans nostre chemin, en nous disant de prendre sur la gauche.

Calèche versée

Cette bonne rencontre nous tira un peu d'inquiétude ; et trouvant le chemin dans lequel on nous avoit remis très beau, nous pouvions arriver encore assez à temps à Oudenay pour recevoir la grâce que nous nous promettions de la civilité du podesta ; mais un nouvel accident nous arriva par la négligence de nostre voiturier et de nostre cocher, lesquels se fiants trop à la beauté du chemin, que la lune éclairoit pour lors, laissèrent aller les chevaux à leur gré, lesquels ayant tiré nostre calèche sur un haut, nous versèrent : si bien que deux personnes et un assez gros coffre, qui estoient dans la calèche, tombèrent sur moy et me blessèrent un peu au costé.

Tout ce qu'on put faire dans cette occasion fut de racommoder le plus promtement qu'il fut possible toutes choses, afin de nous remettre au plutost en estat de poursuivre nostre route et d'aborder en un endroit où nostre imagination nous faisoit voir des clochers en idée. Néanmoins, après une bonne demie-heure de chemin, nous arrivasmes enfin à Oudenay, dont nous trouvasmes les ponts-levis haussez et les portes fermées. Nous criasmes assez longtemps, sur le bord du fossé, qu'on eust la bonté de nous ouvrir les portes. Nous nous persuadions que si tost qu'on auroit entendu nostre voix, on ne manqueroit pas de nous accorder la grâce que nous avions envoïé demander au podesta ; mais nous criasmes inutillement, une bonne demie-heure durant, sans que personne voulust mesme nous répondre. Enfin pourtant, le portier, importuné du bruit que nous faisions en criant, nous parla par une canonière et nous dit que le podesta avoit les clefs, et qu'il estoit couché : qu'ainsi nous ne devions pas prétendre d'entrer dans la ville.

Couché à Oudenay [Udine], le 3 de septembre

Nous voyant donc hors d'espérance de pouvoir avoir retraite, ce soir-là, dans la ville, nous demandasmes au portier qu'il nous enseignast où nous pouvions nous retirer pendant la nuit ; mais il ne nous satisfit guères, se contentant de nous dire qu'il y avoit, à une ou deux portées de mousquet, une hostellerie, et que nous l'allassions chercher. Il estoit environ minuit quand il nous disoit cela. Ainsi, c'estoit une heure indeue pour faire ouvrir la porte d'une maison à des gens lesquels, quoy qu'Italiens, se sentoient, à cause du voisinage, des façons de faire des Allemans, qui, comme je l'ay remarqué cy-devant, n'ouvrent plus leurs portes à qui qui ce soit quand il est nuit.

Nous éprouvasmes dans la suite ce que je dis : car nous estant avancez vers quelsques maisons que nous vismes au clair de la lune, nous y allasmes le long d'un {223} grand canal qui conduit des eaux dans la ville. Ce canal a bien une toise et demie de large. Il estoit pour lors si plein qu'il estoit tout à fleur de terre, qui le soutenoit beaucoup élevé au-dessus du chemin. Toutes les eaux de ce canal venoient se décharger dans un réservoir fermé qui est sur le bord du fossé : d'où toutes ces eaux se partagent dans les rues de la ville, dans lesquelles elles coulent.

Mauvais repas et mauvais giste

Nous eusmes tout autant de temps que nous en pouvions souhaiter pour examiner ce canal, le long duquel nous nous promenasmes un temps fort considérable. Nous trouvasmes des maisons où le portier de la ville nous avoit envoïez, mais nous ne rencontrasmes point d'hostellerie : ce qui fit que nous prismes résolution d'aller passer la nuit, sans souper, dans un moulin dont nous entendions le travail. Nous y allasmes en effet, croyant que nous y trouverions quelque endroit pour nous reposer ; mais ce moulin, qui n'estoit point d'autre usage qu'à scier des planches, estant ouvert et à jour de tous costez, nous ne pusmes nous résoudre à nous y enfermer : veu mesme que la nuit estant très froide, nous crusmes que nous ferions bien mieux de nous promener jusqu'au jour, que de demeurer transis en une mesme place.

Fâcheuse nuit

Néanmoins, il nous ennuïa bientost de marcher, et nous jugeasmes qu'il estoit bien plus à propos, pour nous, de chercher quelque maison que d'estre ainsi toute la nuit sur pié. Nous en vismes où il y avoit de la chandelle allumée. Nous y allasmes aussitost, et nous demandasmes au maistre la grâce de nous donner le couvert. Nous apprismes en cette occasion à faire des prières de la meilleure manière du monde. Nous voyions, à travers les fentes de la porte, qu'on habilloit de la viande et que personne ne se mettoit en peine de nous répondre, quoy que nous fissions assez de bruit, en heurtant à la porte et en demandant assez haut qu'on voulust nous recevoir dans la maison. Nous demeurasmes bien pendant une heure dans des supplications continuelles ; après quoy, enfin, ce gens vinrent nous ouvrir la porte, avec quantité de complimens à l'italienne, ne nous parlant jamais qu'en ces termes souvent réitérez : Illustrissimo signore.

Pitoïable festin

Quand ces gens nous eurent donné l'entrée dans leur maison, nous leur demandasmes s'ils ne pouvoient pas nous donner à manger. Ils nous dirent qu'ils n'avoient que du pain et du vin ; et leur ayant demandé s'ils n'auroient pas au moins quelsques œufs frais à nous donner, ils dirent incontinant, à celuy de nous qui leur faisoit cette demande : Illustrissimo signor, si. Nous nous réjouissions déjà de cette réponse, mais quand ils nous demandèrent combien nous en voulions de douzaines, nous jugeasmes aussitost que nous n'aurions point d'œufs frais. En effet, ils nous servirent {224} une douzaine d'œufs durs, avec de très mauvais pain et du vin encore pire. Il fallut pourtant faire nostre festin de cela, après quoy il fallut nous partager pour coucher, l'un dans la calèche au milieu de la cour et les deux autres dans un vilain grenier, où nous attendismes le jour avec impatience qu'il ne tarda pas beaucoup à venir.

Dès la première aurore, nous décampasmes de nostre giste pour venir à la ville, dont nous trouvasmes encore les portes fermées. Nous attendismes bien une bonne heure sur le fossé, avec quantité de païsans qui apportoient leurs denrées pour vendre. Quand les portes furent ouvertes, nous entrasmes avec eux dans une longue rue, au milieu de laquelle coule un ruisseau que ce canal dont j'ay parlé y amène.

Nous nous informasmes soigneusement de l'hostellerie où nous devions venir coucher, parce que ceux de nostre compagnie qui nous avoient devancez, y avoient passé la nuit. Nous les y trouvasmes encore tous couchez, ce qui n'empescha pas que nous ne fissions apporter à manger pour nous. On nous fit un admirable régalle de figues, de raisins et de gros pains, dont nous mangeasmes avec d'autant plus d'appétit que nous n'avions presque rien mangé la journée précédente, et que ces sortes de fruits nous estoient presque inconnus, depuis le temps que nous n'en avions usé.

Ornemens des places publiques vénitiennes

Après que nous eusmes ainsi déjeuné, nous nous promenasmes dans la ville ; et nous allasmes voir d'abord la grande place, qui est assez belle. Il y a au bout, d'un costé, une grande galerie couverte sous laquelle on se promène et on se retire pendant la pluie et le soleil. Dans le milieu de cette place nous vismes trois masts de bois de sapin, plantez chacun sur un pié d'estail, au hauts desquels on met, les jours de grandes festes et des cérémonies publiques, de magnifiques et étendues banderoles aux armes de Venise. Ces sortes d'ornemens sont communs dans tout cet estat, de manière qu'il n'y a point de ville dans laquelle on ne les voye au milieu des places publiques.

Logement du Podesta assez beau

Quand nous eusmes vu cette place, nous montasmes au château (c'est ainsi qu'on nomme la maison où demeure le podesta), qui est un lieu fort élevé dans la ville et tout proche de la grande place. On y monte par un magnifique escallier de plus de 40 marches, sur lesquelles on peut bien aller douze personnes de front. Il y a, tout au haut, une petite plate-forme devant la porte, d'où l'on découvre un païs merveilleusement beau.

De cette plate-forme, nous entrasmes par un autre escallier, qui est au-dedans de ce palais. Cet escallier et un grand vestibule tout quarré sont joints ensemble et sont ornez des armes, des devises et des portraits de ceux qui ont eu le gouvernement du Frioul dans la ville d'Oudenay, qui en est capitale. Je ne pus m'empescher là de rire de la vanité des hommes, en voïant tant d'éloges semblables de tant de différens {225} gouverneurs, à qui la flatterie, qui les avoit vraysemblablement rendus recommandables, avoit gravé sur des marbres en lettres d'or toutes les mesmes louanges. Je fis d'autant plus facilement cette observation que je l'avois déjà souvent faite, et en France et en Allemagne, où j'avois partout reconnu que la flatterie s'épuise en des termes aussi magnifiques qu'ils sont faux, pour rendre parfois des gens recommandables par des vertus dont ils n'ont pas, la pluspart du temps, la moindre teinture.

De ce vestibule dont je parle, nous entrasmes dans un grand salon fort beau où estoient les gardes du Gouverneur. Nostre dessein estoit de le saluer, mais son Excellence (ainsi nomme-t'on le podesta) n'estant pas encore en estat d'estre veue, et nous aussi n'estant dans la résolution de luy donner à connoître le seigneur que nous accompagnions, qui passoit incognito dans l'Italie, nous nous retirasmes sans le remercier, comme nous avions dessein de faire, de la grâce qu'il nous avoit faite le soir précédent, de retarder la closture des portes de la ville à nostre occasion. Avant que de nous retirer, nous voulusmes jouir de la belle veue qu'on a de ses fenestres, laquelle a une étendue et une diversité surprenante. Une chose nous surprit en descendant son grand escallier, qui est à découvert : ce fut de voir les prisonniers logez dans le mesme palais que le gouverneur. Nous les vismes dans le bas de son logement, d'où ils nous demandèrent l'aumosne en descendant l'escallier.

Disposition des cathédrales d'Italie, que l'on appelle Dômes

Nous allasmes, à la sortie du palais, au Dôme (c'est ainsi qu'on appelle toutes les cathédrales dans l'Italie). Je n'y remarquay rien d'extraordinaire, sinon que le chœur des chanoines est derrière le maistre-autel, suivant la coutume universelle du païs. Nous fusmes là accueillis par beaucoup de chanoines, lesquels ayant reconnu que nous estions François, et ayant appris par un de nostre compagnie que nous retournions de la guerre de Hongrie, nous firent mille caresses et s'informèrent de nous, autant qu'ils le purent, du combat que nous avions donné contre les Turcs, qu'ils sçavoient que nous avions deffaits sans la participation des Allemans. Je leur en dis tout ce que je pus, dont ils me parurent très satisfaits.

Coeffeure des femmes et filles vénitiennes ; horologes d'Italie différens des nostres

Nous commençasmes, dans cette ville, de voir la coeffure des femmes et des filles vénitiennes, qui portent toutes sur la teste un grand voile de taffetas traisnant jusqu'aux talons. Celles-là le portent de couleur noire, et celles-cy de blanc. Ce fut aussi dans cette mesme ville que nous remarquasmes la diversité des horologes, dont les heures se comptent jusqu'à 24, depuis un soleil couché jusqu'à l'autre du lendemain.

Affection d'un François vers son seigneur

Avant que de quitter Oudenay, nous entretinsmes quelque temps un François qui s'y estoit habitué ; et nous estant informez de luy d'où il estoit, il nous dit qu'il estoit {226} Angevin, natif de Brissac, et qu'on luy avoit dit que son seigneur estoit allé à la guerre contre les Turcs, et qu'il pouvoit passer, au retour, en Italie ; qu'il seroit ravy s'il pouvoit le voire ; que pour cela, il se disposoit à observer tous les François qui passeroient par la ville, afin de ne perdre point l'occasion de luy faire la révérence. J'avoue que j'eus bien de la peine de me retenir et de ne luy point monstrer celui qu'il désiroit de voir avec une si juste passion. J'en fit instance à M. de Brissac, afin qu'il le souffrist ; mais il fut inexorable, et il ne me le voulut point permettre, estant bien aise d'estre inconnu partout. Afin mesme de se délivrer des prières que je luy faisois en faveur de ce pauvre homme, il voulut absolument que nous partissions ensemble, luy et moy, d'Oudenay : après quoy, ceux des nostres, qui y restèrent un peu de temps, dirent à ce pauvre François qu'il avoit laissé échapper son seigneur, ce qui le rendit inconsolable.

PALMA NUOVA [Palmanova]

Il estoit assez tard quand nous sortismes d'Oudenay. Néanmoins, comme nous avions résolu de voir la ville de Palma Nuova, qu'on nous avoit dit estre fortifiée très régulièrement, nous pressasmes nostre marche le reste de la journée, afin d'avoir le temps de considérer cette place. Nous y arrivasmes ainsi d'assez bonne heure, mais on nous arresta à la porte quand nous nous présentasmes pour y entrer ; et on nous retint à la barrière, tandis qu'on prit nos noms et qu'on alla demander au Gouverneur la permission pour nous d'entrer dans la place. Pendant tout ce temps, qui dura bien une bonne heure, nous la considérasmes ; et nous remarquasmes tout d'abord qu'elle n'avoit point de dehors : que ses fossez mesme estoient si peu de chose qu'une place qu'on faisoit passer pour forte n'en pouvoit pas avoir de moindres. Pour les murailles, elles estoient passables, mais il n'y avoit que cela de considérable du costé que nous entrasmes.

Place d'armes considérable

On nous apporta enfin la permission d'entrer. Nous allasmes d'abord à l'hostellerie, et de là nous nous fismes conduire où il y avoit quelque chose de beau à voir. Un soldat françois nous accompagna partout. Il nous apprit que la meilleure partie de la garnison estoit de François, une autre d'Allemans et très peu d'Italiens. Nous remarquasmes bien que la ville n'estoit presque point peuplée ; et sans la garnison, qui estoit grosse, on n'eust presque veu personne dans les rues. Les maisons y sont fort basses, et presque toutes sont neuves : de là vient aussi qu'on appelle la place Palma Nuova. Les rues sont fort droites, mais elles ne sont pas longues, à cause que la ville n'a pas beaucoup d'étendue. Nous y vismes une fort belle place d'armes, dont la forme octogone est fort agréable. Tous les angles sont doubles ; et dans chacun, il y a une figure de marbre blanc élevée sur un pié d'estail d'environ quatre piés de haut, lesquelles représentent tous les sénateurs qui ont esté gouverneurs de cette ville.

{227} Le logis de celuy qui y commandoit pour lors, et qui est le palais ordinaire de ceux qui ont cette charge, a veue sur cette grande place. Nous allasmes pour saluer le Gouverneur, mais son Excellence, nous dirent ses gens, estoit empeschée : de sorte que nous ne pusmes luy parler, ce qui nous déplut assez ; mais l'incognito avec lequel le seigneur vouloit passer, nous procura ce rebut, comme beaucoup d'autres dans la suitte du voïage. En sortant de ce palais, le soldat qui nous servoit de guide nous mena à l'église, qui est posée dans l'un des angles de la place d'armes. Elle n'étoit pas encore achevée pour lors, au moins pour les dedans. Le maistre-autel est fort beau : c'est une copie de celui que nous avons veu après, dans la belle abbaïe de Saint Georges de Venise, duquel autel je feray la description lorsque je parleray de cette ville.

MOSCOLI

Après avoir vu ces choses, nous retournasmes à l'hostellerie, y manger un morceau promtement, afin de sortir au plus viste de la ville, dont on estoit prest de fermer les portes. En effet, en sortant par celle qui mène à Moscoli, nous trouvasmes des officiers qui ramenoient des travailleurs qui estoient occupez aux fortifications de la place, lesquelles on augmentoit du costé que nous sortismes. J'admiray la manière en laquelle ces gens retournoient du travail : ils marchoient tous deux à deux, comme si c'eust esté une compagnie d'ordonnance et à qui on eust fait monter la garde.

Quand nous fusmes hors la porte de la ville, nous considérasmes leur travail, et nous vismes que c'estoient des demie-lunes qu'ils élevoient. Nous ne fusmes pas bien du temps à considérer cet ouvrage, parce qu'il estoit presque nuit quand nous sortismes de la ville, et que nous avions encore près de trois mille à faire pour arriver à Moscoli, qui est un méchant hameau posé sur un canal où il y a quelsques barques. Nous en trouvasmes là une, qui n'attendoit qu'un peu plus de charge qu'elle n'avoit, pour partir. Nous fismes marché avec le patron, lequel se saisit aussitost de nos hardes, qu'il plaça sous la cabane de sa barque, qu'il prépara pour la faire partir à minuit.

SUR MER

Couché sur mer, le 5 de septembre

Cependant, nous soupasmes ; et après avoir païé le voiturier qui nous avoit amené de Willac et pris des provisions, nous entrasmes dans la barque environ à minuit. Le patron nous y avoit préparé des lits bien délicieux, qui n'estoient qu'une simple natte de jonq étendue sur des planches. Il avoit tendu de pareilles nattes sur le devant de {228} la barque, qui servoient de rideaux afin de nous garentir du froid et du vent, et que nous pussions dormir moins incommodément ; mais toutes ces précautions furent assez inutiles, parce que pas un de nous ne put dormir. L'empressement que nous avions de sortir du canal et de nous voir en mer, dont nous entendions le bruit, empescha en partie que nous ne dormissions. Nous n'y entrasmes pourtant qu'à la pointe du jour.

Remèdes contre le vomissement de mer

Il n'y eut pas un de nostre compagnie qui ne témoignast bien de la joie de se voir en mer. Chacun se divertissoit mesme, à voir de loin rouler de grands flots qui venoient fondre sous nostre barque, et qui la faisoient, ce semble, agréablement balancer ; mais ce divertissement ne nous dura pas longtemps. La couleur commença de changer à quelsques-uns, le visage devint pasle, en suitte de quoy le vomissement ordinaire les prist et les mit en un estat pitoïable. Je ne fus pas de ceux qui furent incommodez de ce vomissement. Il est bien vray que sentant que mon cœur s'affoiblissoit, je ne voulus pas me tenir debout. Je m'avisay, sans le dire à personne, de me coucher dans la barque : où ayant reconnu que cette scituation m'accommodoit, pour n'estre point attaqué du vomissement, je m'y tins, sans faire connoître à personne pourquoy je demeurois dans cette posture ; d'autant que je connoissois qu'il y avoit parmy nous des gens qui estoient si enfans qu'ils m'eussent contraints d'estre debout, comme les autres, afin que je n'eusse point esté le seul de la compagnie qui n'eust point esté travaillé du vomissement.

J'observay encore, pendant que nous fusmes sur mer, de manger très peu, afin que mon estomach n'estant point chargé, je ne fusse pas tenu de rendre ce que je luy aurois donné. J'eus donc, par cette conduite, la satisfaction de n'estre point malade, et le moïen de voir l'indisposition des autres, dont celuy qui paroissoit le plus fort fut tellement incommodé que, vomissant par haut et par bas, il sembloit qu'il allast expirer.

Le travail que causa le peu de navigation que nous fismes, à la pluspart de nostre compagnie, mais particulièrement à M. de Brissac, obligea nostre patron de nous dire qu'il pouvoit nous tirer de la mer et nous remettre commodément dans les canaux, mais que nostre route en seroit beaucoup plus longue : à quoy nous n'eusmes point égard, chacun de nous estant bien aise de ne sentir point les maux de cœur dont personne presque ne se dispense sur mer. Il nous fit donc rentrer dans les canaux, qui sont tirez en droite ligne et qui n'ont pas plus de largeur qu'il en faut pour faire passer deux barques coste à coste.

Nous ne fusmes pas pourtant toujours sur ces canaux, parce qu'il fallut rentrer en mer pendant le jour, où nous eusmes assez souvent le plaisir de voir les dauphins, qui se rouloient sur les eaux assez proche de nous. Nous nous arrestasmes sur le declin du jour, près d'une petite ville où nous demeurasmes quelque temps, en {229} attendant que la marée remontast et que nous eussions assez d'eau pour nous remettre en mer : ce que nous fismes au commencement de la nuit ; après quoy, nous rentrasmes encore, pour la troisiesme fois, dans les canaux, pour reprendre la mer en suitte, où il fallut s'arrester encore tout de nouveau, jusqu'à ce que la marée fust remontée et eust donné assez d'eau à l'emboucheure de ces canaux pour nous porter à Venise : où nous arrivasmes le 6 de septembre, environ sur le midy, aïant esté de cette sorte deux nuits entiers et un jour et demy, à faire cent mille, c'est-à-dire 30 lieues, pour venir de Moscoly à Venise.

 

Note

1. L'expression "nostre dévotion" laisse supposer que le duc de Brissac avait à tout le moins une sympathie pour le Jansénisme.