Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

pages 257 to 274

{257}

PADOUE [Padua]

Couché à Padoue, le 25 de septembre

Après avoir séjourné dix-huit jours à Venise, nous en sortismes pour aller coucher à Padoue. Nous nous mismes à cet effet dans une barcque couverte, avec laquelle, aïant passé environ quatre mille de mer, c'est à dire cinq quarts de lieue, nous entrasmes en suitte dans des canaux qui conduisent à Padoue. D'abord que nous entrasmes dans le canal, on attacha un cheval à nostre barque pour la traisner. Cela fait un' extrême diligence, à cause que cet animal court toujours, et qu'il est relevé de deux en deux lieues tandis qu'il faut passer quelque écluse : ce qui retarde beaucoup les voïageurs, quand principalement il arrive qu'une barque passe immédiatement avant l'autre, parce que pour lors toute l'eau du bassin estant écoulée, il faut attendre qu'il se remplisse pour passer en suitte.

Route agréable le long du canal

Le chemin qu'on fait sur ces canaux est un des plus commodes et des plus agréables du voïage ; car, outre qu'il est fait sans aucun péril, il se fait aussi avec délices, tant à cause des belles maisons des sénateurs qui se touchent presque partout et qui bordent l'eau, qu'à cause aussi que ces canaux sont dressez à la ligne, de sorte que souvent on les découvre du dedans des barques, à perte de veue. Nous disnasmes, ce jour-là, en chemin, dans un misérable village où la négligence de nos mariniers nous fit arrester, pour avoir laissé perdre l'avantage de l'eau que nous avions à une écluse, qu'une autre barque qui nous suivoit prit sur nous : ce qui nous retarda d'une bonne heure, que nous emploïasmes à disner. Sans cela, nous eussions esté tout d'une traitte à Padoue.

Nous remontasmes dans nostre barque après avoir disné, et nous trouvasmes un chemin encore plus agréable, le soir, que nous n'avions fait le matin. Ainsi, nous arrivasmes à Padoue sur les quatre heures du soir. Nous y entrasmes par le mesme canal sur lequel nous estions venus, et nous passasmes par-dessous une longue voûte qui perce les murailles, après qu'on eut levé une herse de fer et qu'on eut laissé remplir d'eau le lieu par où il falloit passer cette voûte à couvert. Le voiturier nommé Domenico Presti, avec qui nous avions fait marché pour nous rendre à Milan, nous vint débarquer et nous conduire en suitte à l'hostellerie, qui estoit assez malpropre et malbastie.

Palais public remarquable

Dès que nostre bagage fut déchargé, nous allasmes visiter la ville de Padoue, qui a trois enceintes de murailles, mais inégalles. Il n'y a que la première qui soit capable de soutenir un siège. Pour les autres, elles sont de très petite résistance. Cette ville est fort étendue, mais aussi fort solitaire et très peu fournie d'habitans. Elle est {258} autant désagréable au-dedans qu'elle paroist belle au-dehors. Nous visitasmes, le soir de nostre arrivée, le palais où on plaide. La salle passe pour une chose considérable, à cause de sa grandeur et de son exhaussement, qui n'est soutenu d'aucuns pilliers. Nous trouvasmes, devant le logis du podesta, qui est dans la grande place, les masts plantez, semblables à ceux dont j'ay déjà parlé.

Collège peu de chose pour ses bastimens ; décoration ordinaire des armoiries

Nous continuasmes nostre chemin et allasmes voir le collège de cette ville, si renommé. Nous le trouvasmes assez désert, parce que c'estoit dans le temps des vacances. Le lieu est fort étroit et obscur, parce qu'il est basti tout à l'entour d'une très petite cour, sur laquelle il y a des galleries qui avancent. On se promeneroit assez agréablement dessous si elles avoient un peu plus de longueur. Une partie des classes est en bas, et l'autre est en haut. Ces classes et les galeries dont j'ay parlées sont tapissées de quantité d'armoiries, dont les Italiens font partout de grandes décorations. Nous vismes en mesme temps un jardin de simples dont on nous avoit fait grand récit : mais nous trouvasmes que c'estoit peu de chose.

Cordeliers de Padoue grands fainéans

Le lendemain matin nous allasmes entendre la messe à Saint Antoine de Padoue, qui est un monastère de Cordeliers. Il y a un assez grand concours de peuple dans cette église, à cause des miracles qu'on dit qui s'y font assez souvent. Tout proche de cette église, on voit une figure de bronze à cheval élevée sur un pié d'estail d'une toise et demie de haut, à la mémoire de Gattamelata de Narni, qui fut autrefois un grand capitaine et général d'armée, lequel est enterré dans cette église de Cordeliers, qui est un vaisseau assez vaste et néanmoins assez sombre. Il ne paroist pas moins beau en dehors qu'en dedans, à cause de cinq petits dômes qui sont élevez sur la couverture. Avant que d'entrer dans cette église, nous trouvasmes beaucoup de ces moines Cordeliers qui la desservent, assis dans une grande place qui est au-devant, lesquels nous parurent comme de vrais fainéants qui n'avoient guères de choses à faire. Leur contenance mal réglée nous fit connoître que ces gens aimoient bien à mener une vie fainéante.

Tombeau de saint Antoine de Padoue bien travaillé

Nous entrasmes en suitte dans l'église : où après y avoir entendu la messe qu'on disoit à la chappelle de saint Antoine, nous nous appliquasmes à la considérer avec attention. La beauté des marbres et les sculptures, les basse-tailles sur ces marbres et les autres ornemens du tombeau de saint Antoine, méritent bien qu'on les regarde. Je ne me souviens point d'avoir veu, dans toute l'Italie, d'ouvrages sur le marbre mieux achevez que ceux du tombeau de ce saint, où sont représentez les principaux {259} miracles qui se sont faits par son intercession. L'autel de cette chappelle est, aussi bien que le tombeau du saint, de marbre blanc et achevé comme les autres ouvrages dont je viens de parler.

On respire une odeur fort agréable au tombeau de saint Antoine de Padoue ; chœur fort magnifique

Comme je m'appliquois à considérer, avec toute l'attention possible, ce tombeau, un habitant du lieu, qui me regardoit, me vint dire de flairer ce sépulchre du saint, à l'entour duquel on peut tourner de tous costez. Je le fis, et je sentis effectivement un' odeur fort agréable qui ne pouvoit venir que de ce saint corps, parce qu'on ne la ressentoit point du tout avant que de s'estre approché de ce sépulchre. Le chœur de cette mesme église est magnifique, tant pour sa grande étendue que pour ses ornemens, et principalement pour une quantité de basses-tailles de bronze qui représentent les histoires de l'Ancien Testament.

Abbaïe de Sainte Justine très belle ; le corps et aussi le chœur de cette église sont admirables ; maistre-autel très riche

Assez près de cette église de Cordeliers, il y a une magnifique abbaïe qu'on nomme de Sainte Justine. Cette maison est estimée riche de cent mille ducats de revenu, c'est-à-dire deux cent mille écus. L'église est tout à fait belle et nouvellement bastie. Elle paroist autant agréable en dehors qu'elle l'est en dedans : à cause de quantité de petits dômes qui la couvrent, les uns plus grands et les autres plus petits, chacun dans sa proportion et symmétrie, qui est égalle au-dedans, où ces mesmes dômes paroissent aussi, à cause que les voûtes des chappelles sont élevées tout de mesme en cette forme, aussi bien que le reste des voûtes du corps de l'église. Le chœur de cette église est admirable, principalement pour les chaires, qui sont toutes enrichies de très belles basses-tailles, lesquelles dans le haut représentent les histoires de l'Ancien Testament, [et] au dos, celles du Nouveau. Rien ne me parut plus beau et plus délicat dans cette église que le grand autel, qui est détaché de tous costez. Il est fait de marbre, tout de pièces rapportées : avec quoy, et de la nacre de perles, on a fait un admirable pavement d'autel qui est égal sur le devant, sur le derrière et aux deux costez. Ces marbres et cette nacre de perle, joints ensemble, forment les plus belles fleurs de différentes couleurs des plus vives. Les pilliers de cette église sont ornez des portraits des plus grands hommes de piété et de naissance qui ont vécu dans l'ordre de saint Benoist.

On peut dire, de cette église, que ce seroit un ouvrage achevé si le portail estoit au mesme estat que tout le corps du bastiment. Cependant, quoy que tout y soit beau, elle est comme un désert que personne ne fréquente. Nous le remarquasmes, le matin que nous y allasmes sur les huit ou neuf heures, qu'on y disoit la messe, à {260} laquelle qui que ce fust n'assistoit. Cette solitude, qui nous étonna, parut venir de trois causes : et de la ville, qui n'est point peuplée ; et de la scituation de cette abbaïe, qui est à l'extrémité de la ville ; et de la proximité de l'église de Saint Antoine de Padoue, où toutes les dévotions s'arrestent sans passer plus avant.

Saint Antoine de Padoue, le saint par excellence dans le païs ; il est le patron des cochers, voituriers et muletiers

Il n'y a point de saint, dans toute l'Italie, qui soit en plus grande vénération parmi les naturels du païs, et parmi les estrangers, que saint Antoine de Padoue. On ne parle jamais de luy, en ces quartiers-là, qu'en l'appellant simplement le saint, il santo. Entre ceux qui le réclament le plus, on peut dire que ce sont les cochers, les voituriers et les mulletiers. C'est la pratique de tous ces gens-là, depuis Venise jusqu'à Naples, et universellement par toute l'Italie, de réclamer ce saint ; de sorte que, quand un cheval ou un mulet vient à broncher, vous entendez ces voiturins s'écrier subitement et dire d'un ton fort haut : Sant Antonio di Padova. Ils en usent ainsi non seullement quand leurs chevaux brochent le moins du monde, mais aussi quand les calèches, les carosses et les litières panchent tant soit peu.

Facilité grande de miracles en Italie

Les fréquentes exclamations que nos mulletiers et les autres voiturins faisoient à saint Antoine de Padoue, nous donnoient un si grand et si continuel sujet de rire, que ces gens nous prenoient quelquefois pour des personnes qui n'estoient pas bien catholiques ; et ils estoient si fort persuadez qu'il falloit crier Sant Antonio di Padova quand un mulet venoit à broncher, pour le relever, que nous ayant demandé comment les gens de leur profession usoient en France, et s'ils ne réclamoient pas ce saint comme ils faisoient en Italie, [et] ayant appris de nous que les charretiers, cochers, messagers et mulletiers n'en parloient jamais, ils ne pouvoient comprendre comment il leur estoit possible de conduire leurs voitures heureusement sans cela.

{261} VICENZE [Vicenza]

Couché à Vicenze, le 26 de septembre ; belles routes

Toutes nos visites estant faites dans Padoue, suivant le peu de temps que nous en avions, nous partismes pour Vicenze dans le carosse que Domenico Presti, courier ordinaire de Venise à Lion et nostre voiturin, nous avoit préparé, avec trois chevaux de selle pour nos gens. Nous partismes ainsi de Padoue sur les neuf heures du matin et vinsmes disner dans un méchant hameau. Nous commençasmes, dès ce jour-là, à nous plaire dans les chemins du païs, qui nous semblèrent des plus beaux et des plus agréables à mesure que nous approchions de la Lombardie.

Nous arrivasmes ainsi à Vincenze, dont les dehors et les dedans de la ville ne me parurent pas fort considérables : car, outre que le païsage n'est pas fort agréable, si on le compare avec celui du païs, c'est que cette place n'a point de murailles qui puissent la deffendre dans un siège. Pour le dedans de la ville, je n'y vis rien de remarquable qu'un amphithéâtre couvert, assez étroit, qui est le lieu où se font ordinairement les comédies pour lesquelles les habitans témoignoient avoir assez d'inclination. Cet amphithéâtre a d'assez belles décorations, par les belles figures de pierre blanche qui sont bien au nombre de cent, lesquelles ne servent pas peu à son embellissement.

On nous fit voir, dans cette ville, un jardin dont on nous avoit beaucoup vanté la beauté. Nous y allasmes sur la parole de ceux qui nous en avoient dit tant de merveilles ; mais nous n'y fusmes pas plutost entrez, que nous n'y vismes rien que de très commun, quoy que le Jésuite qui a fait l'itinéraire d'Italie en parle comme d'une chose très rare, ainsi qu'il fait de quantité d'autres ou qui ne se voient point parce qu'elles ne sont pas, ou parce qu'elles ne sont pas telles qu'il les dit fort souvent. Une seulle chose digne de remarque que nous vismes dans cette ville, fut un grand cabinet tout verd que nous ne vismes point dans sa beauté : parce qu'un vent très violent qu'il avoit fait dans ce païs-là, huit jours auparavant, avoit renversé par terre dix grosses colomnes de marbre blanc qui le soutenoient, dont nous vismes le débris par terre.

VÉRONE [Verona]

Couché à Vérone, le 27 de septembre ; chemins publics d'une beauté enchantée

Nous partismes en suitte pour Vérone. Le chemin que nous fismes, ce jour-là, fut un des plus agréables de nostre route. Ces chemins sont tous couverts d'arbres et tirez en droite ligne. La pluspart du temps ils sont arrosez de petits ruisseaux qui coulent au pié de ces arbres. Tout cela, joint ensemble, rend la route des plus divertissantes. Environ à une lieue de Vérone, nous rencontrasmes une chappelle de la Madona miraculeuse. Nostre voiturin nous exhorta de descendre de carosse pour la visiter, comme nous fismes. Elle est desservie par des Camaldules mitigez qui, selon les apparences, la font bien valoir : on le peut conjecturer ainsi par la quantité de {262} petits tableaux de papier qui sont peints, dont les murailles de la chappelle sont ornées d'une façon entièrement puérile.

Ajustemens ordinaires des tableaux de la Vierge

Il y avoit, au maistre-autel de cette chappelle, un tableau de la Madona qui estoit ajusté d'une manière assez mystérieuse, et que je veux icy décrire, parce que ces sortes d'ajustemens sont très communs en Italie, où les tableaux de la Vierge sont presque toujours cachez d'un rideau qui les couvre tous entiers, à la réserve de la face et du petit Jésus, ausquels on donne jour comme par une lucarne. Au-dessus de la teste de l'un et de l'autre, il y a une moitié de couronne plaquée contre le tableau. Presque par toute l'Italie, on tire le rideau qui couvre l'image de la Vierge et du petit Jésus, dans les grandes cérémonies et dans les prières publiques, lorsque'on les luy addresse.

Nous ne remarquasmes rien, dans ce lieu d'extraordinaire, que l'architecture, qui est assez belle. La chappelle est bastie en rond d'une manière assez vaste ; et elle a cela de beau, qu'elle est environnée de toutes parts d'une très magnifique gallerie de pierre, voûtée et soutenue par une grande quantité de colomnes de pierre, hautes de dix à douze piés. Si tost que nous eusmes veu ce lieu, nous remontasmes en carosse pour nous rendre à Vérone, dont la scituation et le païsage sont tout à fait agréables à cause d'une petite colline qui continue plus d'une demie-lieue, sur laquelle il y a quantité de petites maisonnettes répandues de tous costez.

Belle scituation de Vérone

Les murailles de Vérone n'ont aucune fortification régulière. Ce sont des murailles à l'antique avec des creneaux sur le haut, mais elles ne laissent pas d'estre très bonnes en leur manière. Elles s'élèvent sur une colline, au haut de laquelle il y a un très fort château qu'on nomme le Castel de San Felice. Outre cela, il y en a encore deux autres qui rendent la ville presqu'imprenable. Nous arrivasmes d'assez bonne heure dans cette ville, ce qui nous donna le temps d'y faire quelques visites et de la considérer. D'abord, on nous mena sur le pont neuf, pour nous donner la satisfaction de la belle veue qu'on a de ce lieu-là : laquelle, quoy que bornée par le torrent de la colline qui est sur la main gauche à la sortie de la ville, ne laisse pas d'estre très agréable, à cause d'un enfoncement qui est dans une juste distance, revêtu de quantité de beaux arbres de différens jardins qui sont plantez sur la colline, au pié de laquelle coule la rivière d'Adige qui, après l'avoir arrosée, se retire pour se répandre en droite ligne dans la campagne. Au-dessus de cette colline et de ces jardins dont je viens de parler, il y a deux châteaux, l'un sur l'autre : celuy de San Piedro et celuy de San Felice, qui sont dans l'encogneure de deux collines qui se joignent.

Aloes d'une grosseur singulière

On nous mena voir, du costé de ces chasteaux, un jardin qui appartenoit à Dom Agostino Justi. Il est assez beau pour le jardin d'un particulier. Sa scituation est bien {263} agréable, à cause qu'il est planté sur la colline, au pié de ces châteaux dont je viens de parler : ce qui luy donne lieu d'avoir de très belles terrasses. Dans la plus haute, on monte par un escallier à visse potagère, duquel on découvre à ses piés toute la ville de Vérone. Nous vismes, sur cette terrasse la plus élevée, deux plantes d'aloes fort rares pour leur grosseur et leur élévation. Elles avoient la grosseur d'un arbre de vint ans.

Magnifique amphithéâtre de pierre

Après avoir considéré ce jardin, on nous conduisit à l'Avenu, c'est-à-dire à l'amphithéâtre qui est basti dans le milieu de la ville. C'est un ouvrage digne d'estre veu, tant à cause de son antiquité qu'à cause aussi de sa structure, qui paroist presque en son entier, à la réserve des galeries qui environnent cet amphithéâtre, lesquelles sont presque toutes renversées : si bien qu'on n'en voit plus que de très petits restes, qui servent pourtant encor à faire connoître la beauté de cet ancien édifice, qui de son temps estoit incomparable. Les sièges de cet amphithéâtre sont encore en leur entier, par le soin des habitans de Vérone, qui entretiennent ce bel ouvrage. Sa forme est en ovale, et son estendue est assez grande pour y recevoir quarante mille personnes, dans quarante sièges qui vont de degrez en degrez. Lorsque les galleries estoient entières, ce nombre de 40 000 hommes se plaçoient sans s'incommoder, à cause des ouvertures fréquentes qui donnoient entrée dans tous les endroits de l'amphithéâtre, dans lequel on passoit à la faveur de ces galleries qui régnoient dans des estages différens.

Les hostelleries ne fournissent que des hommes pour servir

Toutes les visites que le temps nous permettoit de faire estant achevées, nous vinsmes à nostre hostellerie, qui m'a semblé la meilleure et la plus accommodée de toutes celles que j'aie veues en Italie. Ce fut là que nous apperceusmes que les femmes ne paroissoient point dans ces lieux-là. Dans ce païs, comme par toute l'Italie, on ne se sert que d'hommes, aagez pour l'ordinaire d'environ trente ans. On les nomme camerieri. Ils sont assez adroits mais fort lents à faire les choses : ce qui ne s'accommode guères à l'humeur promte et vive des François, ceux-là se contentant, quand on les appelle, de répondre un Adesso signori, sans bouger après cela d'un demi-quart d'heure.

Très bonne hostellerie dans Vérone ; vin toujours doux

Le bon traittement qu'on nous fit dans cette maison, et la politesse avec laquelle on nous servit, jusqu'à avoir une grande cuvette d'argent, nous demeura toujours dans l'esprit pendant tout le voïage, principallement quand nous nous trouvions incommodez ailleurs. Nous eusmes de très belles chambres bien tapissées, et de bons lits à rideaux : ce que nous ne trouvasmes plus, après cela, dans aucun autre lieu d'Italie, non pas mesme à Rome, l'usage du païs estant partout de n'avoir que des {264} couchettes à bas pilliers, sans aucun pavillon qui les entoure. Nostre voiturin nous avoit fait, deux jours auparavant, grand récit du vin qu'on beuvoit à Vérone ; mais quand on nous en eut servi, je n'en pus boire à cause qu'il estoit extraordinairement doux. Néanmoins, comme il n'y en avoit point d'autre à boire, je m'avisay, le lendemain matin, de tremper un peu de pain dedans : ce qui me revint si bien au goust, que je n'en pouvois plus user d'autre.

MANTOUE [Mantua]

Couché à Mantoue, le 28 septembre ; continuation de beau chemin

Après avoir entendu la messe, ce jour-là, dans une chappelle d'une Madona miraculeuse, nous partismes pour Mantoue. Le chemin que nous fismes fut très beau, aussi bien que celui que nous avions fait les journées précédentes : ce qui ne contribua pas peu à nous faire arriver de bonne heure dans la ville, où nous fussions entrez assez à temps pour y disner, si on ne nous eust point arrestez plus d'une grosse heure et demie aux barrières, pendant qu'un soldat alla porter nos noms dans la ville, d'où après qu'il fut retourné, on nous donna la liberté d'entrer.

Scituation singulière de Mantoue

Tandis qu'il estoit allé faire cette commission, nous eusmes le loisir de considérer les dehors de la citadelle et de la ville, ses fortifications et sa scituation, qui sont très belles. La scituation de Mantoue est au milieu d'un grand lac, si bien qu'on n'en peut aborder que par une longue chaussée qui sépare la ville de la citadelle, en sorte pourtant que cette chaussée sert de communication à l'une et à l'autre. Le lac dans lequel cette ville est bastie est si grand, qu'il porte des batteaux considérables, qui viennent se mettre à l'abry de la tempeste proche la chaussée.

Hostelleries rares dans Mantoue

Nous laissasmes toutes nos armes à la porte de la ville, je veux dire non seullement les pistolets mais aussi les épées ; après quoy, nous allasmes chercher une hostellerie, que nous eusmes bien de la peine à rencontrer, ne s'en trouvant qu'une seule dans cette ville qui soit bonne, laquelle estoit toute occupée par des François qui nous avoient devancez : ce qui nous obligea de nous pourvoir ailleurs comme nous pusmes. La peine que nous eusmes à nous loger, dans une ville souveraine telle que Mantoue, ne nous surprit pas peu, voïant qu'après avoir couru de tous costez, il fallut enfin se réduire à coucher dans une pitoïable maison.

Si tost que nous y eusmes déchargé nostre bagage, nous courusmes la ville pour y voir ce qu'il y avoit de beau. Nous n'y remarquasmes pas beaucoup de choses considérables. Ce que nous y vismes d'abord fut l'église des Jésuites, où on chantoit {265} les vespres en musique, laquelle n'estoit pas fort mélodieuse. Je remarquay, dans cette église, le génie de ces bons pères qui, pour complaire aux grands du siècle, font paroître ce qui les peut satisfaire. Dans cet esprit, ils ont suspendu, au haut de la voûte de leur église, une bannière sur laquelle est peinte une dame de la maison de Gonzague qui passe pour bienheureuse.

Cathédrale fort polie

De là, nous traversasmes toute la ville pour aller voir la cathédrale. Nous trouvasmes un vaisseau fort petit, mais fort poli et fort achevé pour son architecture et pour ses autres ornemens, tant de sculpture, de dorure que de peinture. La voûte, qui est ornée de beaucoup de figures taillées dans la pierre, bien peintes et bien dorées, est soutenue par grand nombre de grosses colomnes, aussi de pierre, canellées, à moitié blanches et à moitié dorées.

Palais pauvre en dehors

En retournant de cette cathédrale, qui est sous l'invocation de saint Pierre, nous vismes le palais du duc de Mantoue, qui est tout à fait pitoïable en dehors, n'ayant aucun ornement qui puisse faire voir que sa cour n'est point une cour des écuries. Pour le dedans de ce palais, il est assez magnifique et enrichy. Pendant que nous estions à regarder les dehors de cette maison, le duc de Mantoue, qui retournoit de la chasse, arriva : ce qui nous donna lieu, en passant, de le voir. Il paroissoit avoir trente-cinq ans. Sa taille estoit assez belle, de poil noir, de naturel vif et toujours agissant.

Cloche d'un moule singulier

Nous poursuivismes nos visites, et nous allasmes voir une célèbre église de la ville qui est sous l'invocation de saint André. Elle passe pour la plus considérable de la ville, à raison de la grandeur de son vaisseau et de la dévotion du peuple, qui la fréquente beaucoup à cause du sang de Jésus Christ qui s'y voit, dit-on, sorti autrefois d'une hostie. Tout proche de la porte de cette église, j'y vis, en dedans, une cloche qui est à bas, contre terre, qu'on laisse là par curiosité seulement, ne pouvant servir à autre chose qu'à la faire regarder, parce qu'elle a esté fondue d'une manière assez particulière. Elle est à jour, ouverte par quatre costez. Il y a, dans ces ouvertures, comme des portes ornées de figures, qu'on a travaillées avec le ciseau après avoir esté moullées par la fonte.

Maison de plaisance du Duc fort médiocre

Nous sortismes en suitte de la ville, pour aller voir, à la porte, une maison de plaisance du duc de Mantoue. Cette maison se nomme le château du Tay. Nous n'y vismes rien de considérable qu'un porche, qui est dans le milieu du bastiment. Ce porche est à la vérité magnifique, à cause de ses colomnes et de ses figures qui {266} l'embellissent. Pour le reste du corps de logis, il est assez simple. Ce n'est qu'un logement par bas, orné de peintures à fresque dans les platfonds et aux murailles de quelsques-uns de ses appartemens. Le jardin, qui est derrière la maison, est fort petit et indigne qu'on en fasse mention pour la maison d'un prince.

Nous retournasmes dans la ville, assez mal satisfaits de nostre visite. Cette ville nous parut fort déserte. On nous dit, comme nous en parlions, qu'outre le saccagement que les Allemans en avoient fait en nos jours, quand ils la prirent par force, une grande peste en avoit encore enlevé une partie des habitans et chassé grand nombre d'autres : qui n'y estoient plus retournez en suitte, à cause de l'air, qui y est malsain à raison de sa scituation au milieu du lac, dont les vapeurs incommodent fort les habitans, de qui le teint est très mauvais.

GOITO

Couché à Goito, le 29 de septembre ; Marmirolles, autre maison de plaisance du Duc

Nous ne fismes de séjour à Mantoue que depuis 2 heures après midy jusqu'au lendemain, 10 heures du matin, que nous en partismes pour venir coucher à Goito. Avant que d'y arriver, nous passasmes par Marmirolles, qui est une maison de plaisance appartenant au duc de Mantoue, distante de sa ville d'environ cinq lieues. Nous y mismes pié à terre pour la voir. Nous la trouvasmes assez gaye mais imparfaite. On travailloit à l'achever. Cette maison avoit en veue, d'un costé, un petit bois, au milieu duquel il y avoit une grotte enrichie de beaucoup de figures de pierre, grandes comme nature, qui environnoient un vaste bassin, chacune sur son pié d'estail. Le bois qui environne ce bassin ne cache point à la maison, parce que de ce costé-là il est abbatu, ce qui fait une partie des quatre allées qui aboutissent à ce bassin.

La principale face de ce château est du costé de ce bois. Au deux bouts de ce bastiment, il y a deux cabinets en œuvres qui sont tout à jour, soutenus par bas de grosses colomnes. Cela sert à faire deux volières, où nous vismes quantité d'oiseaux rares et de toutes sortes. Nous entrasmes au-dedans de ce château, dont tout le logement est par bas. Il n'estoit meublé que d'un grand nombre de tableaux, qui servent de tapisserie dans toute l'Italie. Ce que nous vismes de plus beau dans les appartemens de ce chasteau, furent des bustes bien achevez et de grandes tables de marbre, toutes différentes pour les couleurs et pour l'ouvrage. Elles estoient de pièces rapportées des plus belles couleurs et du plus fin marbre, diversement travaillées.

Loups cerniers

Nous traversasmes un grand jardin, sur lequel la maison a veue d'un costé, pour venir dans une autre maison séparée par la rue, dans laquelle on garde les bestes sauvages. Nous n'en vismes là que de communes, comme lions, loups, ours et {267} semblables. Les plus rares qu'on nous monstra furent des loups cerniers, lesquels quoy que très petits, sont néanmoins très cruels et très dangereux. Ils sont à peu près faits comme des matoux, si ce n'est qu'ils sont tant soit peu plus gros et d'un poil gris et raïé, comme la pluspart des chats à la mode. Ils ont les oreilles courtes, comme eux, avec cette différence seullement que ces loups cerniers ont, au bout de leurs oreilles, un gros touffet de poil noir qui s'élève en dehors.

Chemin admirable couvert d'arbres

La station que nous fismes pour voir et cette maison et ces bestes sauvages, nous ayant un peu retardez, nous nous pressasmes de partir, croïant que nous arriverions trop tard à Goito, où il nous falloit aller coucher. Nous y arrivasmes pourtant de fort bonne heure, et nous eusmes la satisfaction de faire une partie du chemin, depuis Marmirolles jusqu'à Goito, par de grandes allées couvertes de très hauts chesnes. Ce chemin nous eust paru une très agréable promenade, s'il n'eust esté traversé par quantité des plus élevez de ces chesnes, qu'une tempeste, arrivée depuis environ quinze jours, avoit déracinez et jettez par terre. Nous avions peur que cet embaras ne nous retardast dans nostre route, mais nous ne laissasmes pas d'arriver encore à Goito avant soleil couché.

Goito est une forteresse qui enferme un château et quelsques maisons qui l'accompagnent. Il n'y a qu'une rue, au commencement de laquelle nous trouvasmes une église, abbaïe et paroisse tout ensemble, qui est desservie par des Bénédictins non réformez. Nous apprismes, en arrivant dans nostre hostellerie, que Mme la duchesse de Mantoue estoit dans le chasteau avec Monsieur son fils ; et comme nous témoignasmes à nostre hoste que nous aurions bien souhaité de les voir sans les cérémonies ordinaires, il nous dit que nous le pouvions commodément, et sans estre obligez mesme de luy parler et de luy faire aucun compliment : d'autant qu'elle estoit allée à la promenade, et d'où elle devoit bientost retourner par une porte où il nous mena, par laquelle elle devoit rentrer.

Honnesteté de la duchesse de Mantoue

Nous nous postasmes donc dans le lieu qu'il nous avoit dit, où, après avoir attendu seullement un quart d'heure, elle rentra : si bien que nous la vismes fort à nostre aise, aussi bien que Monsieur son fils, à la descente du carosse, où nous les saluasmes, cette princesse aïant eu aussi la civilité de nous saluer. Cette honneste manière d'agir de cette princesse, en nostre endroit, nous donna beaucoup d'estime pour sa personne ; mais nous l'eusmes encore bien plus grande une demie-heure après, qu'elle envoïa un de ses gentilshommes à l'hostellerie où nous logions, pour sçavoir de nostre hoste qui nous estions. Comme il ne le sçavoit pas luy-mesme, il nous le vint demander, en nous disant que son Altesse avoit envoïé vers luy pour l'apprendre. Nous luy dismes que nous estions des gentilshommes françois qui voïageoient et qui estoient très humbles serviteurs de son Altesse.

{268} Nostre hoste dit au gentilhomme tout ce qu'il avoit pu apprendre de nous, et tout ce qu'il en pouvoit aussi conjecturer ; après quoy, ce gentilhomme en aïant fait rapport à son Altesse, elle le renvoïa aussitost vers nous, pour nous dire de sa part qu'elle nous faisoit offre, dans son païs, de tout ce que nous pourions désirer d'elle. L'extraordinaire bonté de cette princesse nous rendit tout confus et nous obligea de témoigner au gentilhomme la recognoissance que nous en avions. Nous luy demandasmes aussi si nous ne pourions pas avoir l'honneur de faire la révérence à son Altesse, et de luy rendre nos respects et luy témoigner combien nous nous sentions luy estre obligez de toutes les bontez qu'elle avoit pour nous ; mais il nous dit qu'elle estoit retirée. Nous nous informasmes si, le lendemain matin, cela ne se pouroit pas ; mais ayant appris qu'elle ne seroit visible que sur les dix heures du matin, nous le priasmes de vouloir assurer son Altesse de nos respects, et du déplaisir que nous avions d'estre obligez de partir sans l'en assurer nous-mesme.

BRESSE [Brescia]

Couché à Bresse, le 30 de septembre ; belle citadelle

Le lendemain matin, 30 de septembre, nous montasmes en carosse pour venir coucher à Bresse, qui est une très belle ville et des plus peuplée. Elle est scituée au pié des montagnes. On y arrive par un agréable vallon, qui est bordé de collines fort gayes à cause de la quantité et d'arbres et de maisons séparées et de villages réunis qui les couvrent et qui l'embellissent. On voit dans cette ville quantité d'armuriers qui sont fort renommez par toute l'Europe, à cause des bons canons qu'ils font pour toutes sortes d'armes à feu. Ce qu'il y a de plus remarquable dans la ville est la citadelle, qui passe pour imprenable à cause de ses fortifications et de son avantageuse scituation, estant posée sur le haut d'une montagne, d'où elle commande à toute la ville et aux environs.

Miracles partout fort communs en Italie

Il y a, outre cette citadelle, une église fort considérable dans cette ville. Elle appartient à une espèce de moines dont nous n'en voïons point de semblables en France. Le vaisseau de cette église est petit mais fort orné. Il y a une chappelle séparée, à costé gauche en entrant, qui passe dans le païs pour miraculeuse : ce qui n'est pas fort rare en Italie, où les miracles sont tous communs et ordinaires. Avant que d'entrer dans cette chappelle, on trouve un petit cloistre assez joli, tout plein d'ex voto considérables, qui sont toujours la marque des miracles, ou vrais ou imaginez ou supposez.

Chappelle très riche en indulgences

Je ne sçaurois dire si ce sont ces miracles qui ont rendu cette chapelle recommandable et qui ont attiré une magnifique bulle d'un pape, laquelle s'y lit, par {269} laquelle il donne à ce lieu-là toutes les indulgences qui ont non seullement esté accordées aux mandians mais aussi à tous les endroits de l'Église universelle. Je ne sçais, di-je, si ce sont les miracles ou la bulle qui ont rendu ce lieu si vénérable et si fécond en merveilles ; ou plutost, je crois que les miracles et la bulle se sont servis réciproquement pour donner une si grande réputation à cette chappelle.

Nous trouvasmes dans cette ville, aussi bien que dans celle de Vérone, une fort bonne et fort propre hostellerie, dans laquelle on nous traitta en chair et en poisson, à cause qu'on nous y voulut faire gouster de certains carpions du lac de Garde, qui est assez proche de Bresse, lesquels sont très estimez dans le païs parce que ce sont des poissons fort délicats et fort gras.

ORSIVECHY [Orzivecchi]

Couché à Orsivechy, le premier d'octobre

L'hostellerie que nous recontrasmes à Orsivechy, où nous vinsmes coucher le premier jour d'octobre, nous fit regretter celle de Bresse. Nous fusmes très mal logez dans celle-là, non seullement parce que nous n'y trouvasmes pas assez de lits, mais aussi parce que le peu qu'on nous en donna estoient très malpropres ; et d'ailleurs, nous y fusmes notablement incommodez par une compagnie de débauchez qui, non contens d'avoir pris pour eux une partie des lits dont nous avions besoin, nous ostèrent encore tout le repos de la nuit avec des violons qu'ils firent incessamment jouer.

C'est parfois un grand avantage à des voyageurs paresseux que d'estre mal logez dans des hostelleries, parce qu'ils quittent aisément la chambre quand ils ne s'y trouvent pas bien. Nous en avions parmi nous quelsques-uns de cette sorte, qui avoient souvent peine à sortir du lit quand il falloit partir ; mais nous ne fismes pas, pour ce jour-là, de grands efforts pour les tirer de leur chambre, d'autant qu'ils ne s'y estoient pas bien trouvez : ce qui fit que nous partismes de très bonne heure, et que nous passasmes, de grand matin, auprès d'un fort considérable qui est proche d'un village du domaine des Vénitiens. Ce fort, qui leur appartient, se nomme Orsinuovi. Nous vinsmes disner à Crême, qui est une petite ville encore du territoire de la république de Venise.

CRÊME [Crema]

Nous trouvasmes une grande foire en arrivant dans Crême. Elle se faisoit au milieu de la campagne, à l'entrée d'un pont fort long que nous traversasmes pour entrer dans la ville. Les marchands de toutes sortes qui estalloient là leurs marchandises, estoient sous des pavillons semblables à ceux de l'armée. Le grand nombre de gens que cette foire avoit attirez dans Crême, nous incommoda encore beaucoup, parce que toutes les hostelleries en estoient pleines : ce qui fut cause que nous {270} eusmes peine d'en trouver quelqu'une où on nous pust donner à manger. Nous trouvasmes pourtant, à la fin, un petit coin de chambre où on nous apporta à disné.

Pendant qu'on nous le préparoit, nous allasmes nous promener dans la ville, qui est assez jolie. La pluspart des boutiques que nous y vismes estoient pleines de ce très beau fil blanc que les femmes de France nomment du fil de Flandres ou du fil d'espinet. Il s'en vend de semblable, et en prodigieuse quantité, à Crême, qui a grande réputation pour cette sorte de marchandise.

Crucifix prétendu miraculeux

Le guide que nous avions pris pour nous conduire dans la ville, nous mena au Dôme, c'est-à-dire à la cathédrale, qui a un très beau cloché ; et nous aïant dit qu'il y avoit, dans une chappelle de cette église, un crucifix de bois miraculeux, lequel aïant autrefois esté jetté dans le feu n'avoit point esté bruslé, qu'on voïoit encore sur le corps de la figure ces marques du feu, nous demandasmes à la voir : ce qu'on nous accorda. On alluma aussitost un gros cierge, afin de nous donner le moïen de considérer de près un crucifix que nous regardasmes exactement ; mais j'avoue que quelqu'attention que je fisse pour découvrir le miracle du crucifix, je n'en vis aucune marque, quoy que tout le peuple de la ville publie hautement le miracle de ce crucifix. Je ne sçais si, me voïant trompé sur ce prétendu miracle, ou bien de ce que le cierge qu'on avoit allumé afin de nous le faire voir, ayant esté versé sur mon habit, qui estoit tout neuf, j'en entray en mauvaise humeur : mais je sçais que, d'un costé ou d'un autre, j'estois très mal satisfait.

Quand nous nous vismes frustrez d'une si belle attente, qu'estoit celle de la veue d'un miracle dont il ne nous parut rien, nous retournasmes à nostre hostellerie au travers d'un grand nombre de monde qui estoit assemblé pour voir jouer un basteleur au milieu de la grande place qui est tout vis-à-vis du Dôme, où il avoit mis sa boutique à l'opposite du grand portail. Si tost que nous fusmes arrivez à l'hostellerie, nous nous mismes à table : pendant quoy, des joueurs de violons et de harpes entrèrent, qui divertirent des gens de nostre compagnie qui aimoient passionnement les instrumens. Tout le païs de la Lombardie est plein de gens qui se plaisent à jouer de la harpe, et on ne voit rien dans les hostelleries de plus ordinaire que ces sortes de gens, qui gaingnent leur vie à cela.

LODI

Couché à Lodi, le 2 d'octobre

Aussitost que nous eusmes disné, nous partismes de Crême pour venir coucher à Lodi, qui est la première ville du duché de Milan, appartenante au Roy d'Espagne. Cette ville, qui est frontière, est forte non seullement par sa garnison, qui est grosse, mais aussi par ses ramparts, qui ne sont pourtant que de terre en beaucoup d'endroits.

{271} Nous entrasmes dans la ville par un pont sur la rivière de          [en blanc]. Au commencement de ce pont, nous trouvasmes un bureau de la douanne, d'où les commis nous vinrent demander si nous n'avions point de marchandises qui dussent païer ; mais comme nous n'estions point marchands, nous leur dismes que nous n'en payions point : après quoy, ils nous laissèrent passer. Il fallut pourtant leur païer un certain droit d'honnesteté que l'on donne ordinairement par toute l'Italie, afin de n'estre point incessamment obligez de vuider ses coffres et ses valises.

Multiplicité de seigneurs incommode pour les douanes aux voïageurs

La diversité des terres et des seigneurs, dans ces païs-là, est une chose très importune, pour ces douannes, aux voïageurs : qui passant souvent tous les jours sur des terres d'un domaine différent, sont tenus de satisfaire partout à ces droits différens. J'ay vu, dans nostre route d'Italie, que nous nous sommes trouvez sur quatre seigneuries différentes en un seul jour, sur lesquelles il fallut et païer la douanne et changer les monnoies : qui ne se rapportent pas, chaque prince ne permettant pas qu'il s'en prenne d'autre sur ses terres que celle qui est battue à son coin. Je rapporte icy cette exaction de douanne, parce qu'elle sera le fondement d'une grande histoire dont je vais bientost parler.

Puits prétendu miraculeux

Nous ne vismes guères de choses particulières, dans la ville de Lodi, que le changement de gouvernement : à cause, comme je l'ay déjà dit, que cette place appartient au roy d'Espagne, qui y entretient une forte garnison d'Espagnols naturels. Nous en vismes quantité dans la place d'armes qui est au-devant du Dôme, où nous allasmes pour entendre la messe ; mais n'y en aïant point trouvé, nous nous attachasmes à considérer cette cathédrale, qui est fort peu de chose. Elle est fort obscure et délabrée, et elle ne se sent point de la netteté des églises d'Italie, qu'on a assez de soin de reblanchir de temps en temps. Le maistre-autel est fort éleveé. Aussy, y monte-t'on par un long escallier qui est de plus de douze marches, qui tient toute la face du chœur : sous lequel il y a une cave, et dans cette cave, un puits dont les habitans prétendent que l'eau est souveraine pour la guérison de beaucoup de maladies. Ce lieu est encore plus malpropre que le reste de l'église dont je viens de parler.

Routes charmantes par leur beauté

Ce fut avec beaucoup de joie que nous sortismes, le matin, de Lodi, dans l'empressement où nous estions d'aller à Milan. Nous ne fusmes pas plutost hors de Lodi, que nous entrasmes dans le plus beau chemin du monde. Il est vray que nous {272} avions déjà passé dans des routes très agréables, mais elles n'approchoient point de celles que nous tinsmes ce jour-là. Les chemins à perte de veue, sur cette route de Lodi à Milan, semblent avoir esté dressez à la ligne. Ils sont, outre cela, couverts de grands arbres qui répandent agréablement leurs branches, pour faire une ombre rafraichissante qui est augmentée par le coulant des ruisseaux qui bordent les chemins à droit' et à gauche, et qui arrosent ces arbres et les entretiennent ainsi, par leur humidité, dans une ravissante verdure.

Nous estions tout occupez de tant de charmantes beautez, lorsque nous nous vismes arrestez sur le grand chemin par trois coquins qui nous présentèrent le mousqueton et qui menacèrent de nous tuer si nous passions outre. Nous fusmes à la vérité un peu surpris de leur compliment ; mais aïant sceu d'eux qu'ils estoient des gens de la douanne, nous crusmes que cette maison estoit leur bureau, où il falloit païer le droit pour nos hardes, que nous avions déjà païé tant de fois ailleurs. On leur offrit d'abord quelqu'écu ; mais voïant qu'ils le refusoient et qu'ils vouloient visiter nostre bagage, nous nous imaginasmes qu'ils vouloient davantage : ce qu'on leur offrit, pour nous exemter de la peine et de tirer toutes nos valises de derrière le carosse, et de les ouvrir en leur présence ; mais tout ce que nous leur présentasmes ne les adoucit point. Ils voulurent à toute force visiter nostre bagage, qu'ils apportèrent dans la maison où ils nous avoient arrestez.

Embaras pour la douanne

On ouvrit donc là, en leur présence, toutes nos valises, qu'ils vuidèrent entièrement, se saissisant de tout ce qu'ils trouvoient neuf. On m'avoit donné, comme j'ay dit, quatre ou cinq aunes de brocard d'or pour en faire une chasuble, pour lequel je commençay à craindre. Je crus pourtant qu'en donnant quelque honnesteté à ces gens, je tirerois mon étoffe de leurs mains : ce qui fut cause que, prévenant ces officiers prétendus de douanne, je leur fis déclaration de ce brocard, qui estoit dans ma valise, enfermée fort proprement dans une boeste de sapin, et que je les priois de n'en point faire l'ouverture, de peur de tout gaster ; mais au lieu que mes prières fussent capables d'appaiser ces frippons, il sembloit qu'elles leur donnoient occasion bien plus tost d'ouvrir ma boeste, comme ils l'ouvrirent effectivement : après quoy, ayant pesé mon brocard dans des balances qu'ils firent apporter, ils me dirent que mon étoffe n'ayant point païé la douanne à Lodi, estoit confisquée. Quand ils m'eurent parlé de la sorte, je crus entendre assez bien leur langage, et je me persuaday qu'en leur offrant une pistole, ils ne diroient plus mot ; mais je ne les trouvay pas si faciles, parce qu'ils refusèrent ma pistole, quoy que j'y en ajoutasse une seconde, et une troisiesme, et mesmes jusqu'à six, qu'ils acceptèrent enfin, témoignant encore me faire grâce. Il en cousta aussi un écu d'or à nostre cuisinier, à qui ils trouvèrent quelsques peaux de chamoix qu'il avoit achetées à Venise.

{273} Étrange friponnerie de douanniers

Nous pensions que tout cela se fist de bonne foy et dans l'ordre : ce qui fut cause que je leur demanday un billet d'acquit qui me servist de décharge à la porte de Milan, au cas que la douanne me voulust faire païer ; mais ils ne m'en voulurent point donner, se contentant de me dire qu'ils alloient devant à Milan, et qu'ils déclareroient à la porte que je les avois païez. Comme nous vismes que je ne pouvois tirer rien davantage d'eux, nous remontasmes en carosse, après avoir remis tout nostre bagage au mesme estat qu'auparavant. M. de Brissac me considérant pour lors dans une assez grande gayeté, à laquelle il est vray que je m'étudiois, me dit qu'il admiroit ma disposition d'esprit, après les six pistoles que je venois de donner ; mais je luy répliquay, dans le dessein de luy faire entendre qu'il eust esté de sa générosité de ne me faire pas mettre la main à la bourse, pour retirer le brocard qu'il m'avoit fait l'honneur de me donner, que j'estimois tant le présent qu'il m'avoit fait que j'aurois volontiers donné jusqu'à vint pistoles pour ne le point laisser perdre.

MARIGNANO

Cette avanture nous servit d'entretien pendant toute la matinée, jusqu'à nostre disné, que nous prismes à Marignano, qui est un gros bourg renommé pour cette grande deffaite des Suisses par les François. Nous entrasmes là dans une grande hostellerie qui estoit pleine de carosses et d'autres voitures de toutes sortes de gens qui alloient à Milan. Nous remarquasmes, en entrant dans la cour de l'hostellerie, que tout ceux qui y estoient nous regardoient avec quelque sorte de compassion, et qu'ils paroissoient indignez de la fripponnerie que ces prétendus gens de la douanne, qui s'en estoient vantez dans le logis, où il disnoient à mes dépens, nous avoient faite.

Civilité sans suite d'un Espagnol

En effet, nous ne fusmes pas plutost montez dans nostre chambre, que nous reconnusmes que nous avions raisonné assez juste sur la disposition des gens que nous avions trouvez en entrant dans l'hostellerie ; car un Espagnol, touché de nostre disgrâce, qu'il avoit apprise, à ce qu'il nous dit, de ces prétendus douanniers, nous vint témoigner la part qu'il prenoit à l'insulte qu'on nous avoit faite, nous faisant offre en mesme temps de faire luy-mesme des plaintes en nostre nom à M. le gouverneur de Milan, de la friponnerie qu'on nous avoit faite. Nous le remerciasmes de sa civilité, et nous le priasmes, puisqu'il le vouloit bien, d'en parler à M. le Gouverneur ; et pour l'y engager, nous luy dismes que si son Excellence ne nous faisoit avoir raison de cette insulte, nous aurions sujet de nous plaindre, en France, du mauvais traittement que les François recevoient sur les terres du Roy Catholique où, sous prétexte de douanne, on voloit impunément les François.

{274} Il nous quitta, en nous donnant de nouvelles paroles de la satisfaction qu'il nous feroit avoir de M. le Gouverneur ; mais la suitte nous fit voir que ce n'estoit qu'une rodomontade, et qu'il ne nous avoit parlé comme il avoit fait que pour faire le brave : parce que nous ne pusmes sçavoir, depuis, ce qu'il estoit devenu, et que nous apprismes aussi que personne n'avoit parlé de cette affaire chez M. le Gouverneur.

Civilité sincère d'un Cordelier

Si tost que cet Espagnol fut sorti de nostre chambre, un bon vieillard Cordelier y entra, pour nous faire des complimens sur la mesme affaire, mais avec plus de sincérité et de candeur, comme la suitte nous le fit connoître. D'abord, il nous donna avis que le maistre de ces douanniers estoit en bas, dans une salle où il disnoit avec eux ; et que vraysemblablement, si nous luy allions faire nos plaintes, il nous feroit raison de l'injure que ses gens nous avoient faite. Cet avis obligeant nous plut, et je commençay à espérer que mes six pistoles pourroient m'estre rendues. Un gentilhomme de nostre compagnie qui sçavoit bien mieux parler italien que moy, prit la commission d'aller voir ce maistre des douannes et de luy dire le mauvais traittement que nous avions receu de ses gens ; mais ce maistre douannier le renvoïa insolemment, en luy faisant dire qu'il attendist, s'il vouloit, qu'il eut disné, pour luy parler.

Continuation d'agréable chemin

Cette manière d'agir nous fit connoître que le maistre de ces douanniers estoit d'intelligence avec eux, et qu'ils mangeoient ensemble la poule à mes dépens. Le père Cordelier le reconnut aussi bien que nous, et de sorte que, n'estant pas moins indigné d'une si insolente façon de faire en nostre endroit, il nous dit que la voie la plus courte, pour avoir raison de l'insulte qu'on nous avoit fait de concert, estoit de nous en plaindre directement à M. le gouverneur de Milan ; qu'il avoit des amis dans sa cour ; et qu'il nous serviroit autant qu'il le pouvoit. Nous le remerciasmes de ses offres, et nous le priasmes de nous vouloir procurer quelqu'entrée chez M. le Gouverneur. Il nous le promit ; après quoy, il partit pour Milan, afin d'y estre pour le jour de saint François. Cependant, nous disnasmes ; et en suitte, nous prismes la mesme route par le plus agréable chemin du monde, tout planté d'arbres à la ligne, aussi bien dans la campagne que sur le grand chemin.