Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

pages 274 to 303

{274}

MILAN

Brocard d'or retenu à la douanne ; la meilleure hostellerie de Milan fort incommode

On nous arresta tout d'abord à la porte, pour sçavoir si nous n'avions pas de hardes qui fussent sujettes à la douanne. Cette demande nous confirma dans la pensée que nous avions de la fripponnerie qu'on nous avoit faite. Néanmoins, je {275} répondis que j'avois un brocard d'or dans ma valise, dont j'avois païé la douanne à des officiers qui nous avoient arrestez pour cela, un peu au-dessus de Marignano ; et qu'en prenant mon argent, ils ne m'avoient point donné de billet d'acquit, me disant que je n'en avois pas besoin, parce qu'ils alloient à la ville et qu'ils me déchargeroient au bureau. Ces gens de la porte me répondirent qu'ils ne connoissoient point ces officiers, et qu'il falloit païer. Je ne résistay point à leur demande. Je leur laissay mon brocard, en leur faisant entendre que je prétendois bien avoir raison de la friponnerie qu'on m'avoit faite.

Aïant donc laissé ce brocard en dépost au bureau, nous traversasmes une longue et large rue qui aboutit à la porte, par où nous entrasmes pour venir à l'hostellerie des Trois Rois, qui est la plus renommée de Milan. Elle a quantité de chambres en deux estages, l'un au-dessus de l'autre, dans lesquelles on va par de différentes galeries qui règnent tout à l'entour de la cour, qui est quarrée. Nous nous préparions déjà, sur la réputation de cette hostellerie, de nous y accommoder des mieux ; mais quand nous eusmes entré dans les chambres, nous les trouvasmes aussi peu ajustées que dans les plus pauvres villes de nostre route. Nous ne trouvasmes ny vitres ny chassis, mesme de papier, aux fenestres, mais seullement de misérables contrevents de sapin tous brisez. Nous n'y trouvasmes point aussi de rideaux aux lits, mais seullement de méchantes couchettes à bas pilliers : de sorte que quand nous nous levions le matin, il falloit ou ne voir point clair à nous habiller, ou, si nous voulions jouir de la lumière, il falloit estre veu dans nos lits par les voisins de l'autre costé de la rue. Pour la nourriture, nous ne pouvions nous plaindre de l'hostellerie, parce que tout ce qu'on nous y donna, sans la participation mesme de nostre cuisinier, estoit très bien appresté.

Couché à Milan, le 3 d'octobre

Nous ne dismes rien, le soir de nostre arrivée dans Milan, de la friponnerie qu'on nous avoit faite pour mon brocard au-dessus de Marignano. Le lendemain matin seullement, nous nous informasmes du logis du Gouverneur : où nous n'allasmes pourtant que le soir, un gentilhomme et moy, parce qu'on nous dit que nous ne luy pouvions pas parler qu'en ce temps-là. Nous différasmes donc jusque-là nostre visite, sans pouvoir néanmoins parler encore au Gouverneur : qui, estant occupé d'affaires, nous envoïa son secrétaire, dont la mine et la contenance estoient véritablement espagnoles, je veux dire suffisante et orgueilleuse. Nous luy fismes nos plaintes en italien ; mais comme il n'entendoit pas la langue, il nous donna un autre Espagnol pour lui servir de truchement. Celuy-cy estoit aussi honneste et civil qu'on le pouvoit désirer, lequel après avoir entendu le récit du procédé des douanniers, dont nous ne luy parlasmes jamais que comme de voleurs de grands chemins, il nous promit de nous faire avoir raison du tort qu'ils nous avoient fait : dont il parla en mesme temps au secrétaire du Gouverneur, qui luy donna charge de nous dire la mesme chose de sa part.

{276} Autre friponnerie de douanniers

Sur cette parole, nous retournasmes à nostre hostellerie avec de grandes espérances de retirer mes six pistoles ; et le lendemain, je fus encore davantage confirmé dans cette pensée, quand un des maistres de la douanne nous vint trouver pendant que nous disnions, pour s'informer de nous du particulier et des circonstances du tort qu'on nous avoit fait : parce que, nous dit-t'il, il avoit ordre de M. le Gouverneur de s'informer de ceux qui nous avoient fait insulte. Je crus pour lors mon affaire encore plus assurée que jamais, et que je retirerois mes six pistoles : en quoy je me trompois assez, puisque le lendemain ce mesme homme vint nous dire qu'il avoit fait une exacte recherche de ceux qui avoient pris mes six pistoles, et qu'il avoit trouvé que c'estoient des misérables qui l'avoient déjà mangé, et qu'au reste ils estoient dans l'impuissance de les rendre.

Ce discours ne m'étonna pas d'abord, parce qu'on m'avoit donné parole, chez M. le Gouverneur, que mes six pistoles me seroient rendues. Cela fit que nous allasmes aussitost au palais, pour renouveller mes plaintes et dire que celuy des douanniers à qui son Excellence avoit donné commission de faire la recherche de ceux qui nous avoient volez, se moquoit luy-mesme de nous ; mais quand nous fusmes arrivez au palais, nous apprismes que M. le Gouverneur n'y estoit pas, et qu'il estoit allé à la campagne pour quelsques jours. Pour lors, je commençay tout de nouveau à désespérer de mes six pistoles ; et je reconnus que celuy de la douanne qui nous estoit venu parler assez fièrement, se prévaloit de l'absence de M. le Gouverneur ; et que le croïant absent pour longtemps, il jugeoit bien que des voyageurs comme nous estions, ne séjourneroient pas si longtemps à Milan pour poursuivre cette affaire : et qu'ainsi mes six pistolles seroient perdues.

Espérance pour mes six pistoles recouvrée

En effet, il ne raisonnoit pas tant mal de cette sorte ; car j'abandonnay dès lors mes prétentions, et je résolus de ne plus parler de cette affaire et d'emploïer seullement ce que nous avions de temps à voir ce qui se trouveroit de plus considérable dans la ville. Pour cela, nous commençasmes par la visite du Dôme ; et comme nous estions prests à y entrer, j'apperçus que cet honneste Espagnol qui avoit servi de truchement au secrétaire de M. le Gouverneur, passoit dans la grande place : ce qui fut cause que nous le joignismes, un gentilhomme et moy, et que nous luy fismes le récit de tout ce que le maistre de la douanne qu'on nous avoit envoïé, nous avoit dit. Il jugea, comme nous avions fait, que cet homme vouloit se prévaloir de l'absence de M. le Gouverneur ; mais il nous dit en mesme temps qu'il se trompoit, et qu'elle ne seroit pas longue, parce qu'il retourneroit le soir ; et que, sans remise, luy qui nous parloit nous feroit rendre justice en mesme temps.

{277} Espagnol très obligeant

Il tint effectivement sa parole ; car, dès le lendemain matin, nous l'estant allé voir, le secrétaire à qui il nous mena, commanda deux gardes de M. le Gouverneur pour amener au palais le premier des maistres qui se trouveroit à la douanne. Ils exécutèrent leur ordre et en amenèrent un à qui le secrétaire dit, par son truchement, et cela en nostre présence, que si, dans le jour mesme, il ne me faisoit rendre mes six pistoles que ses gens m'avoient volées, il luy déclaroit que si tost que je serois parti, il dépescheroit un courier aux frais et dépens de luy douanier, pour me faire porter mon brocard d'or qui estoit encore à la douanne, et mes six pistoles qu'on ma'avoit prises, et pour me rendre, fut-ce en France où en Espagne ou en Allemagne ou dans le fond de l'Italie, tout ce qui m'appartenoit.

Les 6 pistoles sont rendues

La justice et l'honnesteté de l'Espagnol allèrent encore plus avant, car il ordonna au douannier d'acquitter mon brocard d'or de tous péages dans l'étendue des terres du Roy Catholique, et de ne m'en rien faire païer. Ces ordres furent excutez ponctuellement en partie, car ce maistre douannier me renvoïa, pendant que nous disnions, mes six pistoles mesmes, qui estoient encore dans le mesme papier que je les avois mises : en quoy je reconnus que les maistres mesme de la douane estoient autant frippons que leurs commis, paroissant visiblement par leur conduite qu'ils estoient d'intelligence avec eux. Ces gens ne s'acquittèrent pas entièrement de l'ordre qu'on leur avoit donné pour ce qui regardoit mon brocard. Ils me rendirent à la vérité mes six pistoles et mon estoffe, qu'ils déchargèrent de tous péages dans l'estendue des terres du roy d'Espagne ; mais ils voulurent tirer de moy 8 livres : que je leur donnay, en leur faisant pourtant connoître que je m'en exemteroit fort bien si je voulois, mais que je ne voulois plus estre importun, pour si peu de chose, à M. le Gouverneur qui m'avoit déjà fait tant de grâces.

Dôme de Milan richement basti

Quand nous eusmes vuidé cette affaire, nous nous appliquasmes à voir ce qui estoit beau dans Milan, et nous commençasmes par le Dôme, c'est-à-dire la cathédrale. Nous y allasmes donc tous ensemble, dans le désir d'y voir particulièrement le corps de saint Charles. Ce Dôme a, au-devant de son portail, une grande place qui est bien plus longue que large. Le portail, qui est tout de marbre {278} blanc poli, est imparfait, n'aïant pas plus de dix ou douze toises d'élévation. Tout le corps de cette église est aussi de marbre blanc, tant dedans que dehors, mais qui n'est pas poli comme celui du portail. Non seullement la matière de cette église est riche, mais encore les ornemens qui l'embellissent : car tout à l'entour de ce vaisseau, en dehors, il y a une très grande quantité de figures hautes comme nature, toutes de marbre blanc, qui sont admirablement bien travaillées. Une, entre les autres, est celle de saint Barthélémy écorché, qui porte sa peau sur son bras. Il y en a encore quantité d'autres fort achevées, qui font un cordon tout à l'entour de cette cathédrale. Toutes ces figures sont des douze apostres, et de beaucoup de saints martyrs qui sont représentez avec les instrumens de leurs supplices.

Quantité prodigieuse de figures de marbre ; dépense inutille en figures de marbre

Outre ces grandes figures dont je parle icy, qui font une si belle ceinture de l'église, il y en a encore un bien plus grand nombre au haut des bas-costez et des arcs-boutans, où elles sont posées presque partout, et mesme sur la pointe de certaines pyramides élevées. Il y en a aussi sur les goutières qui jettent les eaues sur les plate-formes de marbre dont tous les bas-costez sont couverts. Cette profusion de figures de marbre est étonnante mais d'une dépense fort inutille, puisque ces ornemens ne paroissent qu'à ceux qui prennent la peine de monter sur la couverture de l'église. Il semble qu'il auroit bien mieux vallu convertir cette dépense pour la perfection du portail, que d'emploïer tant d'argent à des décorations superflues, puisqu'elles sont dans des lieux où on ne les peut pas voir.

Belles colomnes de marbre

Peut-estre dirat-t'on aussi que ce portail, qu'on voit aujourd'huy imparfait, est un ouvrage tout nouveau qui n'a esté entrepris que longtemps après que les ornemens dont je parle ont esté achevez. En effet, il paroist qu'on n'a avancé que depuis peu ce portail dans la place, pour accroître l'église d'un pillier de chaque costé, plus qu'elle n'avoit. Cela paroist, parce que tout l'espace qui est depuis le portail neuf jusqu'à l'ancienne closture de l'église, est tout vuide et n'a rien encore de beau que deux admirables colomnes de marbre considérables pour leur hauteur, qui est environ de quatre toises, et d'une grosseur proportionnée. Ces deux colomnes sont adossées, en dedans, contre le nouveau portail, au-dessus duquel, en dehors, il y a une sculpture fort bien faite de la Nativité de Nostre Seigneur Jésus Christ.

Plate-forme de marbre

Avant que de faire la description du corps de l'église, je diray ce que je vis en dehors sur le corps de ce bastiment, où un petit nain aagé de 50 ans ou environ nous mena, pour gainger la pièce. C'estoit un pauvre gueux qui vraysemblablement étudioit la venue des étrangers, pour leur servir de guide dans ces lieux. Ce misérable avoit infiniment de l'esprit, et il nous divertit par son entretien autant qu'on le pouvoit faire. Il nous conduisit d'abord sur les bas-costez de l'église, qui ne sont couverts, comme je l'ay déjà dit, que de plates-formes de marbre sur lesquelles on se promène en seureté. En suitte, il nous fit voir le dôme de cette église, qui n'est pas achevé non plus que le portail ; et nous aïant conduit par un escallier de marbre {279} blanc qui est taillé dans l'épaisseur du mur, il nous mena, par des galleries, dans la tour où sont les cloches, laquelle est tout de mesme imparfaite. Nous ne vismes là rien de beau que la ville et la citadelle, dont l'aspect de là est très agréable.

Cloison de l'église pour la séparation des hommes et des femmes

Nous descendismes en suitte dans l'église, où d'abord je fus frappé d'un ouvrage qui respiroit encore la piété de saint Charles. C'est une cloison de bois de sappin, qui est d'environ sept piés de haut, laquelle prend depuis la porte de la cathédrale jusque sous le dôme de la croisée. Cette cloison (1) avoit autrefois esté posée là par saint Charles, afin que les hommes, qui se plaçoient à la droit' et les femmes à la gauche, ne se pussent voir dans l'église pendant qu'ils assisteroient au service divin. La chose est encore présentement en estat, mais l'usage n'en est plus, puisque les hommes et les femmes ne sont plus séparez.

Tribunes de bronze soutenues par des figures de mesme matière ; maistre-autel et ses figures de bronze

Je remarquay deux très belles tribunes qui sont attachées aux deux pilliers de la croisée qui soutiennent le dôme, du costé du chœur. Ces tribunes sont de forme ronde, et leur matière est de bronze. Elles sont toutes deux soutenues, l'une par les quatre docteurs de l'Église latine et l'autre par les quatre animaux qui représentent les quatre Évangélistes, les uns et les autres de mesme matière que les tribunes. Le maistre-autel, qui est assez proche de ces deux tribunes, avancé dans le chœur à la façon d'Italie, est aussi enrichy de beaucoup d'ouvrages de bronze : sçavoir d'un gros dôme et de quatre anges, grands comme nature, qui soutiennent cet ouvrage, dans lequel il y a un vaste tabernacle de bronze, comme sont le dôme et les 4 anges.

Forme et couleurs des habits de chœur ; closture et pavé du chœur de riches marbres

Le chœur des chanoines, qui est derrière l'autel, est rempli de quantité de chaires, au dos et au haut desquelles il y a beaucoup d'ouvrages de sculpture fort bien travaillée. Les habits des chanoines et des moindres bénéficiers ont une mesme forme, mais les couleurs sont différentes. Ils portent tous de longues robes ou manteaux, par-dessus un rochet de toile ; et ces robes sont fourées de blanc, et d'un gris raïé aux uns, et d'un blanc seullement aux autres. Ces fourures ne sont que sur une épaule, comme on voit les cardinaux dépeints en leurs habits. L'étoffe sur laquelle sont ces fourures est de différente couleur : les plus considérables du chapitre ont du rouge, comme les cardinaux ; ceux d'après ont du violet ; et les autres ont du verd. Toute {280} l'enceinte du chœur des chanoines est de basses-tailles de marbre fort bien faites, qui représentent la vie de la Vierge. Pour le pavé de l'église, [il] est aussi d'un beau compartiment de marbre, fort bien rangé et diversifié.

Beau et précieux reliquaire

On voit, au haut de la voûte, tout dans le fond de l'église, deux anges dorez, grands comme nature, qui tiennent chacun en la main une croix, aussi dorée, et portent de l'autre un grand vaisseau de cristail de roche dans lequel il y a un des quatre clouds dont Jésus Christ fut crucifié.

Cave de saint Charles

Immédiatement au-dessous du dôme, est la cave où est le corps de saint Charles. On voit dans cette cave par une ouverture qui a bien une toise et demie de diamètre, laquelle est couverte d'un fil d'arschal seullement et entourée d'une balustrade. Nous eusmes désir d'entrer dans cette cave et d'y voir le corps de ce saint cardinal : mais parce qu'on ne le monstre que très rarement, et qu'à des personnes de condition, par la permission de M. l'archevêque de Milan, il fallut luy aller demander cette grâce et de se résoudre, dans cette occasion, à dire le nom et la qualité de M. le duc de Brissac, qui avoit toujours passé partout incognito, afin qu'en considération de sa naissance et des mérites de ses ancestres, le prélat ne nous refusast pas.

Je pris la commission d'aller parler à M. l'archevêque de Milan, pour luy demander, au nom de M. le duc de Brissac, qui estoit incognito dans la ville, la faveur de voir à découvert le corps de saint Charles. D'abord, on me fit de grandes difficultez, parce que M. l'Archevêque confondoit M. le duc de Brunsvic, qui estoit dans la ville en mesme temps que nous, avec M. le duc de Brissac. Celuy-là, aussi bien que celuy-cy, avoit fait demander la mesme chose : qu'on luy avoit absolument refusée, à cause qu'il estoit Luthérien. Cette impression estoit encore demeurée dans l'esprit du prélat quand je le fus voir : ce qui l'obligea de me dire qu'il ne feroit point ouvrir la chasse de saint Charles à un hérétique. Je luy ostay bientost cette pensée de M. le duc de Brissac, en luy faisant connoître qu'il estoit bon Catholique, petit-fils du mareschal de Brissac, gouverneur de Paris dans le temps que le roy Henri 4e l'assiégeoit, et à qui il refusa toujours la porte, jusqu'à ce qu'il eut fait abjuration de l'hérésie et qu'il fut entré dans la communion de l'Église romaine. Outre cette preuve, je dis encore au prélat que je me persuadois que la qualité de prestre que j'avois, donneroit assez créance à ce que j'avançois de la religion de M. le duc de Brissac.

M. l'Archevêque receut bien aussi tout ce que je luy dis là-dessus : de sorte qu'il ordonna incontinant qu'on eust à monstrer à M. le duc de Brissac, et à ceux de sa suitte, le corps de saint Charles à découvert. Pour cet effet, il donna sa clef à un de ses aumosniers et envoïa dire aussi à messieurs du chapitre de donner pareillement celle qu'ils ont de leur costé, et de vouloir bien se trouver pour cela, sur les deux {281} heures après midy, au Dôme, dans la chappelle de saint Charles, afin de nous faire voir son corps : ce qui fut exécuté ponctuellement. Messieurs du chapitre et l'aumosnier de M. l'Archevêque se rendirent sur les lieux à l'heure prescrite et nous menèrent dans la cave où repose le corps du saint, dans lequel lieu on entre par-dessous une voûte sous terre, assez obscure.

Description de la cave et de la chasse de saint Charles

Cet endroit où reposent ces saintes reliques n'a pas beaucoup d'estendu. Il n'a environ que 15 piés de long et 10 à 12 de large, de sorte qu'on n'y peut pas tenir plus de vint personnes assez serrées. On nous fit considérer là, à nostre aise, le corps de ce saint cardinal, qui est posé sur l'autel de sa chappelle et qui sert de contre-table. La chasse dans laquelle il est enfermé s'ouvre avec deux clefs, dont l'une est toujours entre les mains de l'Archevêque et l'autre entre celles du chapitre. Ceux qui estoient commis de part et d'autre ouvrirent cette chasse d'un bois doré, qui ne sert que de couverture à une autre magnifique, de cristail de roche enchassée dans du vermeil doré. Cette belle chasse a esté donnée par le roy d'Espagne, dont les armes, qui sont en émail, éclattent en plusieurs endroits. Nous vismes, à travers ce cristail, le corps de saint Charles fort distinctement, à la faveur de plusieurs cierges qu'on nous alluma pour éclairer le lieu, qui est fort sombre.

État du corps de saint Charles

Nous le visimes couché tout de son long dans cette chasse, revêtu de ses habits pontificaux, sa crosse auprès de luy et la mithre en teste : si bien qu'on ne voyoit, de tout son corps, que sa face à découvert, qui n'a plus aucune chair mais seullement des os ; ce qui ne me surprit pas un peu, parce qu'on m'avoit assuré, de beaucoup d'endroits, que ce corps estoit encore en son entier et qu'on l'avoit veu ainsi dans sa chasse. En quoy, je reconnus bien qu'il y a très peu de personnes véritables, dans le raport qu'elles font des choses qui se voient dans les païs étrangers.

Tapisseries de brocard d'or

Après avoir veu et examiné autant que nous voulusmes cette chasse, nous regardasmes les embellissemens de la chappelle où est le corps de saint Charles. Les murailles sont tapissées d'un fort beau brocard d'or ; et le platfond, qui à la vérité est fort petit, est d'un vermeil doré enrichy de quelsques figures d'anges, de crosses, de mithres et de croix, entrelassées les unes avec les autres. À la sortie de cette cave, nous trouvasmes une petite sacristie derrière l'autel de la chappelle, dans laquelle on ne voit point qu'à la faveur des cierges allumez. Je demanday en grâce, au sacristain qui nous la monstroit, de pouvoir dire la messe sur le corps de saint Charles, luy faisant entendre qu'outre la vénération commune que j'avois pour ce saint, j'en avois encore une très particulière parce qu'il estoit mon patron.

{282} Honnesteté obligeante du sacristain

Ce sacristain m'accorda le plus honnestement du monde ce que je luy demandois et s'offrit à me donner des ornemens, non seullement pour le lendemain matin, comme je luy en avois demandé, mais aussi pour tous les autres jours que je séjournerois à Milan. Je me contentay d'y aller seullement le lendemain, pour y dire la messe sur le corps de saint Charles, avec de très riches ornemens et du linge le plus beau et le plus blanc du monde, dont le sacristain m'accommoda.

Richesses de la grande sacristie

Quand nous sortismes de la chappelle de saint Charles, après en avoir veu le corps, ces messieurs du chapitre, qui nous avoient ouvert sa chasse, nous firent la grâce de nous mener en suitte dans leur sacristie : où ils nous monstrèrent toutes leurs richesses, qui sont abondantes et précieuses, tant en paremens d'autel en broderie qui avoit esté faite, nous dirent-t'ils, par des François, qu'[en] un grand nombre de calices d'or, dont un entre les autres, qui est d'or massif aussi bien que sa patène, est enrichy de quantité de diamans enchassez avec un merveilleux travail de cizeleures, que le pape Pie 4e, oncle de saint Charles, luy avoit autrefois donnée en présent.

On nous monstra encore là une figure du mesme saint Charles, toute d'argent, qui avoit plus de six piés de haut, laquelle avoit esté donnée à l'église cathédrale en l'honneur de ce saint par le prince d'Avellino, Napolitain, qui s'estoit fait représenter aussi au naturel, en argent, aux piés de ce saint cardinal : dont on nous fit pareillement voir les habits pontificaux desquels il se servoit, et entre les autres une mitre ingénieusement faite de petites plumes de paon ramassées ensemble.

Citadelle de Milan

Quand nous eusmes achevé la visite de l'église cathédrale, nous allasmes voir la citadelle de la ville, qui passe pour un ouvrage le plus fort et le plus régulier qu'il y ait dans l'Europe. Elle est entourée de contrescarpes, de chemins couverts, de demies-lunes, de bastions, de palissades, de murailles [et] de tours, dont deux, qui sont basties de pierres en pointe de diamant, tiennent les deux extrémitez de la place. Outre toutes ces fortifications, il y en a une autre très considérable, qui est qu'elle a triple fossé pour la deffendre. Quelsques-uns sont pleins d'eau, qui vient d'une fontaine assez grosse dont la source, qui est dans l'un de ces fossez, sert non seullement à abbreuver toute la garnison et à fournir toutes les eaues dont on a besoin pour les commoditez de la vie, mais aussi pour faire moudre un moulin à farine.

Petite citadelle enfermée dans la grande

Il y a, dans le cœur de cette citadelle, une autre citadelle entourée de fossez, dans laquelle le Gouverneur loge. Au-devant de ce logement, il y a une admirable place d'armes qui a assez d'étendue pour recevoir près de dix mille hommes. Au coin de {283} cette seconde citadelle, nous vismes deux autres grosses tours, sur l'une desquelles nous montasmes. Elle estoit pour lors chargée, sur sa terrasse, de grosses pièces de canon braquées sur la ville, qu'on découvre de là toute entière. Cette tour avoit une épaisseur de muraille étonnante : elle est épaisse de deux toises et demie.

Nous nous promenasmes, à la sortie de cette terrasse, sur une plate-forme couverte qui règne tout à l'entour de la petite citadelle. Cette plate-forme a plus de huit toises de large partout. Elle est remplie de quantité de grosses pièces de canon, principallement de celles que les Espagnols ont prises sur les François. On nous en monstra une petite d'Espagne, que le sergent qui nous conduisoit partout estimoit très fort, parce qu'avec cette petite pièce de campagne, nous dit-t'il, le marquis du Plessis Bellière en avoit esté tué. Il faut que tous les Espagnols, aussi bien que ce sergent qui nous conduisoit, en fissent grand cas, puisqu'ils ont fait graver, proche de la lumière de cette pièce, qu'on avoit tué, d'un coup qu'elle avoit tiré, le marquis du Plessis Bellière.

La ville de Milan n'est point forte par ses murailles, qui sont basties à l'antique sans contrescarpe ny bastions, mais seullement avec des tours quarrées : si bien que sa force, dont on parle tant, ne consiste proprement qu'en sa citadelle, qui est incomparable. Pour les bastimens de la ville, ils sont d'une manière fort commune. Il n'y paroist aucune beauté ; mais on peut dire que la veue en est très désagréable, à cause qu'il n'y a point de vitres à aucune maison, mais seullement de misérables chassis de papier très mal dressez : et à la plus part, il n'y a que des contrevents de sapin, tels qu'estoient ceux de la chambre que nous occupions à Milan, dans l'hostellerie des Trois Rois où nous estions logez.

Belle église de Saint Victor

Si les maisons de la ville n'ont aucune politesse, on peut dire en récompense que la pluspart des églises en ont une très grande. Entre les plus belles, après celle du Dôme, on peut dire que celle de Saint Victor est incomparable. Elle éclatte d'or de toutes parts. Ses voûtes sont de pierre, ornées de quantité de figures en sculpture. Tout est là doré ou azuré. Les chappelles ont les mesmes décorations que le chœur, et sont fermées de mesme avec une closture de fer plié et de cuivre doré, enjolivé de différentes belles manières. Le chœur des moines, qui sont des Camaldules mitigez, est derrière le maistre-autel. Toutes leurs chaires sont enrichies de basses-tailles de sculpture fort bien travaillées. Cette église est embellie partout de tableaux fort achevez. Enfin, pour en dire ce qui en est, c'est que jusqu'alors je n'en avois point veu des plus belles dans tout mon voïage, si on en excepte la cathedrale. Le monastère a rapport, pour la magnificence des bastimens, à la majesté de l'église. Il y a deux très grands cloistres bien quarrez, séparez l'un de l'autre par une très belle galerie. Ces deux cloistres sont chacun de trois estages, l'un au-dessus de l'autre. L'un de ces deux a la veue sur un très beau et très grand jardin.

{284} Église de la Madona de gratia

Il y a une autre église qu'on appelle la Madona de gratia, qui n'est pas éloignée de celle de Saint Victor. Celle-là appartient aux Dominicains. Cette église n'a pas à la vérité la politesse de la précédente, mais elle en approche, particulièrement si on a égard à la chappelle du Rosaire, qui est à gauche, hors d'œuvres en entrant dans l'église. Nous y vismes là un autel tout d'argent, soutenu par quatre anges fort grands qui sont de mesme matière. Tout cela estoit accompagné de quantité de très gros chandeliers d'une prodigieuse hauteur, mais principalement les deux qui sont posez sur le marche-pié de l'autel.

Église de Saint Celse

Nous ne fismes, cette journée-là, qu'aller d'église en église : si bien qu'en sortant de celle-cy, nous allasmes voir celle de Saint Celse, qui me parut encore très belle. Ce que j'y remarquay de plus considérable fut le portail de marbre blanc, enrichy de quantité de figures de mesme matière, toutes très bien faites. Je m'arrestay aussi fort à voir, dans cette église, une chappelle de la Vierge, dans laquelle il y a un autel soutenu par des colomnes d'argent d'une fort grande hauteur.

Église de Saint Ambroise ; serpent d'airain élevé par Moïse

De l'église de Saint Celse, nous allasmes à celle de Saint Ambroise, laquelle est la plus ancienne église de Milan. Elle estoit autrefois la cathédrale, et ce fut là où ce saint prélat ferma les portes à Théodose empereur, pour le meurtre commis dans Thessalonique. Les portes, qui sont encore là, sont les mesmes, nous dit-t'on, qu'il ferma à cet empereur. Elles sont de bronze avec des figures très malfaites. Au-dedans de cette église, on nous monstra le serpent d'arain, qu'on nous assura estoit le mesme que Moïse éleva dans le désert pour guérir tous ceux qui estoient piquez des serpens. Le maistre-autel de cette église est basti comme celui de Saint Marc de Venise, c'est-à-dire qu'il est accompagné de quatre colomnes, au-dessus desquelles est un dôme qui couvre tout l'autel.

Jardin de saint Augustin

L'office se fait, dans cette église, par des chanoines et par des moines de Cisteaux, qui le chantent alternativement tous les jours à des heures différentes. Une très belle abbaïe, du mesme nom que l'église, y est jointe. Nous entrasmes dedans pour la voir. Nous y trouvasmes deux fort beaux cloistres qui sont bien exhaussez : l'un est à droit' et l'autre est à gauche, séparez par une magnifique galerie, de laquelle nous passasmes dans un jardin où on nous monstra, à l'entrée, le lieu où estoit autrefois saint Augustin quand il fut converty sous le figuier. On y a basti, depuis quelsques années, une chappelle en l'honneur de ce saint, où j'eus dévotion de dire la messe.

{285} Il me parut, par le malpropreté de ce lieu, que ces moines ne le considéroient pas beaucoup. La quantité d'araignées que nous trouvasmes dedans, nous fit connoître qu'il n'estoit pas fréquenté. L'autel estoit tout nud et chargé de poussière, que je fis netoïer : en suite de quoy, on m'apporta tout ce qui estoit nécessaire pour y dire la messe, comme je l'y dis le septième d'octobre. Un moine nous mena à une autre chappelle, hors de la closture de l'abbaïe mais fort près pourtant, dans laquelle il prétendoit que saint Ambroise avoit baptizé saint Augustin. Ce lieu estoit abandonné et très malpropre.

San Fedelé, église des Théatins

J'ajouteray encore, à toutes les belles églises de Milan dont je viens de parler, celle de San Fedelé, qui appartient aux Théatins. Elle est enrichie de peintures et de dorures très belles, qui paroissent aux voûtes et dans des tableaux appliquez sur les murailles. Nous entrasmes dans la maison, qui nous parut magnifique. Elle a bien de l'étendue et beaucoup de commoditez. Nous y vismes des salles communes ornées de riches tableaux. Nous y remarquasmes aussi des galleries de passage, enrichies de différents tableaux des illustres personnages de l'ordre. La sacristie enchérit sur la magnificence des autres pièces, tant à cause de la belle menuiserie exquise, qu'à cause des sculptures en bois qui paroissent achevées.

Autels dans les carrefours de la ville

Je ne puis m'empescher de parler icy de quelsques autres églises singulières qui sont d'une espèce différente des précédentes, et qu'on peut dire estre encore, dans Milan, de beaux restes de la piété de saint Charles : ce sont de certains autels élevez dans des places publiques et dans la pluspart des carrefours de la ville, où ce saint prélat faisoit assembler, tous les soirs, le voisinage, afin d'y prier Dieu en commun. Cette dévotion continue encore aujourd'huy dans beaucoup d'endroits de la ville, où je la vis pratiquer par quantité de gens de tous aages et de tout sexe. Un d'entre eux prend, sur la brune, une sonnette, pour avertir que la prière va se faire ; et incontinant, le voisinage s'y attroupe, pour y chanter les litanies de la Vierge et pour y faire encore d'autres prières : après quoy, chacun se sépare.

Manière de porter un mort en terre

Le jour que j'assistay à cette pieuse cérémonie, je vis passer, sur la fin de la prière, un convoy d'une jeune fille qu'on portoit en terre, dans une église tout proche de nostre hostellerie. Je fus bien aise de voir les cérémonies du païs en cette rencontre. C'est pourquoy je suivis ce convoy ; et je remarquay que les enterremens ne se font point là, ny dans toute l'Italie, comme en France. On porte là en terre les morts, le visage tout découvert, à la manière qu'on porte icy les prestres quand on les enterre {286} en cérémonie ; mais au lieu que nous faisons icy nos enterremens le matin, ils les font ordinairement le soir en Italie. Ils portent les corps dans l'église, où ils les laissent passer la nuit sans les enterrer, comme je vis qu'on fit de cette fille dont je parle.

Bibliotèque ambrosienne

Sur le récit qu'on nous avoit fait de la Bibliotèque ambroisienne qui est à Milan, nous eusmes la curiosité de la voir : ce qui nous fut accordé avec bien de l'honnesteté par le bibliotéquaire, qui nous ouvrit tout. Après que nous eusmes veu beaucoup de livres, je luy demanday où estoit le livre de Jansénius d'Ypres touchant la grâce. J'avois envie de sçavoir de luy si ce livre faisoit autant de bruit en Italie qu'il en faisoit en France, et ce fut pour cela que je le luy demanday à voir. Ce bibliotéquaire me parut fort surpris de la demande que je luy faisois de ce livre, me disant assez ingénuement ces paroles : Sed neque si sit, audivimus (2). J'avoue que je ne fus pas moins surpris de sa réponse, qu'il me parut surpris de ma demande : parce que j'avois cru que cette signature qu'on exigeoit en France de tous les ecclésiastiques, de toutes le religieuses et mesme de tous les maistres d'écolle des villages, à l'occasion du livre de ce sçavant évêque, eut causé le mesme trouble partout qu'en France, me persuadant que cet admirable et sçavant livre estoit en exécration partout, comme les Jésuites le veullent faire entendre. Cependant, je trouvay qu'il n'estoit seullement pas connu à Milan, qui est dans le voisinage de la France.

Cabinet curieux

En suitte de cette visite, nous en fismes une autre chez un chanoine (3) de la cathédrale, qui est un homme qui s'est fait un fort beau cabinet de raretez par ses propres inventions. Ce cabinet consiste en trois chambres qui sont pleines de pierres très rares, et de riches tableaux, et de coquilles extraordinaires, et d'armes de barbares et de leurs habits mesme, et de quantité d'autres choses qui sont de son invention. J'aurois besoin de beaucoup de mémoire et de beaucoup de temps, afin de pouvoir décrire tout ce que j'y ay veu. Je ne puis que je ne regrette encore icy, que les curieux qui ont de si beaux cabinets, n'en ayent point des mémoires imprimez, pour les donner aux étrangers, afin de se souvenir de tant de belles choses, et pour en donner de l'estime aux autres.

Ne pouvant donc point rapporter par le détail ce que je vis de considérable dans ce cabinet, je me contenteray de dire, en gros, qu'il y a une infinité de belles choses, et entre les autres quelsques-unes dont je me souviens, et particulièrement d'une table sur laquelle on nous fit voir un mouvement perpétuel par le moïen de certains {287} fils de fer, qui estoient ajustez en pente et en glacis et disposez par quantité de petits détours, où si tost qu'on mettoit une boulle d'ivoire de la grosseur d'une cerise, elle descendoit incessamment : et lorsqu'elle estoit arrivée au bas de cette petite machine, elle remontoit en haut par le moïen d'un petit ressort qui la repoussoit dans le lieu mesme d'où on l'avoit fait partir d'abord.

Nous vismes encore, dans ce mesme cabinet, de certaines petites figures un peu moins hautes que le doigt, qui dansoient seulles sur une table d'acier et qui faisoient mille petites démarches fort agréables, s'arrestant quelquefois les unes auprès des autres et puis recommençant tout de nouveau à danser : ce qu'elles faisoient toujours avec ordre et avec mesure.

Surprise divertissante

Nous eusmes, de plus, le divertissement agréable d'une chose fort surprenante que nous rencontrasmes dans la seconde chambre des raretez de ce curieux qui, après nous avoir fait voir mille petites curiositez dans la première de ses chambres et nous avoir ainsi donné le désir et l'empressement de voir les autres, réussit à merveille dans le dessein qu'il avoit de nous surprendre. Car, comme nous estions grande compagnie et que chacun se pressoit de voir, le premier, ce qu'il avoit à nous monstrer, il arriva que deux gentilshommes de nostre compagnie, se prévalant de ce que M. le duc de Brissac estoit incognito, et de ce qu'il ne vouloit point estre distingué de nous autres par les civilitez et les honneurs que nous devions luy rendre, s'avancèrent les premiers pour examiner de près ce qu'il y avoit de remarquable à voir dans une grande armoire que le chanoine alloit ouvrir : ce que ce curieux ayant fait, ces deux gentilshommes demeurèrent si surpris à l'ouverture, qu'ils en changèrent notablement de couleur et se retirèrent avec précipitation du lieu où ils s'estoient avancez, de crainte d'estre pris par le monstre qui leur parut, voicy comment.

Il y a, dans le corps de cette armoire, une teste effroïable qui, par le moïen d'un ressort qui est en dehors, à costé du guichet de l'armoire, sort tout d'un coup, en ouvrant une gueule béante : et tirant une langue horrible, fait un hurlement d'autant plus effroïable qu'on s'y attend moins. De plus, on luy voit ouvrir des yeux terribles qui paroissent tout de feu : si bien que les plus assurez, qui ne pensent point à cette machine, se retirent toujours de là avec effroy, de crainte d'estre engloutis de ce monstre. C'est ce qui arriva à ceux de nostre compagnie qui estoient les plus avancez vers l'armoire ; mais au lieu de trouver place pour sortir d'où ils estoient, ils y demeurèrent plus attachez, par la résistance de ceux qui estoient derrière eux, qui se poussoient de voir tout de mesme et qui, faisant de grands efforts pour s'avancer, soutenoient ainsi ceux qui voulurent fuir : ce qui servit à leur faire avoir la peur tout de long.

{288} Je ne puis point dire combien cet incident donna de divertissement à la compagnie, et combien on railla ceux qui, par leur grand empressement, avoient pris le pas devant, pour voir les premiers toutes les curiositez qui vraysemblablement estoient enfermées dans cette armoire. Il se trouva avec nous, dans la mesme chambre, une bande d'Allemans qui eurent deux fois de suitte le plaisir de cette machine ; car y ayant esté déjà pris les premiers, et voyant que nous les suivions pour regarder ce qu'il y avoit là de curieux, ils demeurèrent encore dans la chambre, pour se divertir à nos dépens de la surprise dans laquelle nous allions tomber : comme effectivement nous y tombasmes après eux.

Magnifique hospital de Milan

Nous eusmes, à la sortie de ce cabinet, une occupation plus sérieuse, dans la visite que nous fismes à l'hospital de Milan, qui est un des plus beaux bastimens qui se puisse voir pour un usage tel qu'est celuy à quoy il est destiné. D'abord qu'on y entre, on trouve une fort grande court quarrée, de la grandeur de celle de Luxembourg : laquelle est entourée de très beaux bastimens, soutenus d'un costé par de magnifiques colomnes qui font, tout à l'entour, de très belles galleries sous lesquelles on se promène à l'abry du soleil et de la pluie, dix ou douze personnes de front. Au bout de la court qui est à l'opposite de la porte de l'entrée, il y a une magnifique chappelle d'une structure fort belle, à l'entrée de laquelle, en dedans, on voit deux grosses colomnes de marbre qui soutiennent une voûte en forme de tribune, accompagnée à droit' et à gauche de balustrades de marbre blanc. Dans le fond de cette chappelle est le maistre-autel, qui est orné de deux autres colomnes de marbre blanc aussi, qui font symmétrie avec les deux autres qui sont à l'entrée de la porte. La disposition et l'arrangement de ces quatre colomnes, fait un très bel effet aux yeux de ceux qui sont dans la chappelle.

Disposition commode des salles des malades

À costé droit de la cour de l'hospital, en entrant, on trouve les salles des malades, lesquelles sont fort grandes et très bien disposées pour la commodité des malades quand on y dit la messe. Les stalles sont partagées en croix, et l'autel où on dit la messe est posé dans le milieu : si bien que, de tous les lits, on voit le prestre célébrer la messe. L'apotiquairerie pour les malades est à tenant des salles. Elle est très bien garny de toutes sortes de remèdes.

Collège et le séminaire de Saint Charles

Nous vismes, en quittant l'hospital, deux autres bastimens considérables, lesquels sont d'une structure guères moins belle que celle de l'hospital, si ce n'est qu'ils n'ont pas une si grande estendu. L'un est le séminaire étably par saint Charles, et l'autre est le collège que ce saint cardinal a fait bastir pour les Suisses. Celuy-cy est basty le long {289} d'un beau canal qui coule devant la porte. Ce bastiment à la vérité n'est pas achevé ; cependant, M. l'Archevêque ne laisse pas d'y faire sa résidence, à cause de la bonté de l'air et de la veue agréable qu'on a de là, sur quantité de jardinages qui l'environnent.

Je ne sçaurois sortir de Milan sans dire une chose de l'Archevêque de cette ville, qui m'édifia. Je l'appris un dimanche que nous estions allez à vespres chez des religieuses qui sont assez proche du Dôme, dont la musique estoit renommée partout. Quand nous fusmes chez elles, on nous dit que nous n'y entendrions pas la musique, d'autant que cela leur estoit interdit par M. l'Archevêque : qui ayant sceu que cette musique n'estoit qu'un sujet de prophanations, et qu'elle donnoit lieu à une infinité de rendez-vous criminels, avoit deffendu aux religieuses d'y chanter la musique en aucune manière.

On nous dit une autre raison de cette deffense de M. l'Archevêque, lorsque nous estions dans la maison de ces filles : qui estoit que ce prélat avoit procès avec ces filles, lesquelles recevoient protection de quantité de personnes de condition qui les considéroient par l'excellence de leur musique ; ce qui faisoit qu'il avoit en teste ces gens de qualité, aussi bien que le gouverneur de la citadelle, qui avoit pris contre luy l'intérest d'une de ses parentes, religieuse dans ce monastère. Ce qu'on me dit de la politique de ce prélat m'auroit paru incroïable, si je ne sçavois que cette mesme politique a fait faire en France des choses inouïes contre d'autres religieuses qui sont très considérables par l'innocence et par la sainteté de leur vie.

Quand nous eusmes vu la ville de Milan autant bien qu'il fut possible, nous disposasmes de nostre départ ; et nous estant fort bien trouvez de Domenico Presti, nostre voiturier, avec qui nous avions fait marché pour nous amener de Padoue à Milan, nous en fismes un nouveau avec luy-mesme pour nous conduire de Milan à Boulogne. Il s'obligea de nous fournir, comme auparavant, d'un carosse pour nous et de trois chevaux de selle pour nos gens. Quand nous faisions ainsi nostre marché avec luy, nous supputions toujours les jours qu'il falloit pour aller d'un lieu à un autre ; et nous en mettions toujours deux de plus, pour couvrir aux accidens qui pouvoient survenir, ou que nous eussions dessein de séjourner dans quelque lieu qui nous plust : moïennant quoy, pendant ces jours surnuméraires, nous nous obligions de nourrir seullement les chevaux, sans luy païer de journées.

Autre friponnerie au sujet de mon brocard

Avant que de partir de Milan, je voulus me mettre à couvert de l'embaras que mon brocard m'avoit fait à cause des douannes. Pour cette raison, je me résolus d'envoïer cette étoffe à Lion ; et m'estant informé, de nostre voiturier, comment je le pouvois faire commodément et sûrement, il m'addressa à un de ses compagnons, courier comme luy de Venise à Lion, qui se trouva pour lors à Milan, où il passoit pour aller à Lion. Je fis marché avec luy à une pistole, moïennant quoy il s'engagea de m'acquitter de toutes les douannes et de rendre mon brocard, franc et quitte, {290} entre les mains du messager de Lion à Paris ; mais ce courrier me manqua de parole, aïant mis mon paquet à la douane de Lion et non pas chez le messager, comme il m'avoit promis de faire : ce qui me donna encore beaucoup de peines pour le retirer, comme je le remarqueray dans la suitte.

Je ne voulus point sortir de Milan, sans en emporter quelque chose. La crainte que j'avois de manquer de bas dans mon voïage, pendant lequel on m'avoit dit que je n'en trouverois point de laine à vendre, fit que j'en achetay de soie qui estoient très bons mais qui ne coustoient guères moins qu'à Paris. L'estime aussi particulière que j'avois entendu faire du passement d'or de cette ville, me donna la pensée d'en faire provision pour la chasuble que je prétendois faire de mon brocard d'or ; mais quelque recherche que je fisse pour en avoir chez les marchands, je n'en pus jamais trouver à acheter. J'admiray cela, et je ne pus comprendre comment des marchandises qui sont recommandables par la ville où elles se font, ne s'y rencontrent pourtant pas ; ce qui me fit estimer davantage Paris, où toutes ces sortes de marchandises se trouvent en abondance : ce qui me fit résoudre à ne songer plus à aucun passement pour ma chasuble, que je n'y fusse arrivé.

PAVIE [Pavia]

Couché à Pavie, le 8 d'octobre ; routes de Milan à Pavie très agréables

Comme nous vismes que nous n'avions rien à faire à Milan, nous partismes pour Pavie. Nous ne trouvasmes pas moins belles les issues de Milan que nous en avions trouvé les abords. Tous ces chemins sont plantez d'arbres et arrosez de petits ruisseaux qui coullent au pié de ces arbres, dans des fossez. Cela continue presque toujours de la sorte depuis Milan jusqu'à la Chartreuze de Pavie, que nous avions une grande passion de voir, à cause de la relation avantageuse qu'on nous en avoit faite. Elle nous avoit fait une si forte impression dans l'esprit, que nous persuadasmes à M. de Guitry, qui retournoit en France par la poste, de ne sortir point d'Italie sans avoir veu cette chartreuse si recommandable. Ce que nous luy dismes fut cause qu'il prit la poste pour y aller.

Chartreuze de Pavie

Nous arrivasmes à cette chartreuze sur les deux heures après midy. Elle est éloignée de Milan d'environ 18 mille, c'est-à-dire de six lieues, et de Pavie de six mille, qui sont deux lieues. Sa première porte est sur le grand chemin, du costé gauche. On y entre par une grande avenue plantée d'arbres, jusqu'à la seconde porte, qui est celle de la maison. Au-dessus de cette seconde porte, il y a un bastiment bien plus beau que celui de la porte des Chartreux de Paris, parce qu'il a plus d'élévation et plus d'étendue que celuy-là.

{291} Riche et majestueux portail de l'église

Ce bastiment fait face à l'église, comme l'église luy fait face d'un autre costé, l'un et l'autre estant à un bout de la cour, qui est parfaitement belle, grande et quarrée, entourée de bastimens de toutes parts. Sur la droite en entrant, ce sont les chambres des hostes ; et sur la gauche, ce sont les escuries. J'avoue que l'entrée de cette cour nous surprit, car d'abord nous eusmes en veue le majestueux portail de l'église, qui est tout de marbre blanc, enrichy partout de figures d'environ soixante en nombre, toutes d'une juste grandeur. Elles sont aussi de marbre blanc, tout de mesme que les bas-reliefs et les médailles dont ce portail est orné. Il est vray que ce portail n'est pas entièrement achevé, ce qui le défigure un peu. Il n'y a pourtant presque que le chapiteau qui manque.

Ruisseau d'eau vive qui entour la Chartreuze

Nous ne pusmes entrer d'abord dans l'église, parce qu'elle estoit fermée : ce qui nous obligea de demander à saluer Dom Prieur, à qui nous fismes dire la qualité de la personne à qui nous faisions compagnie, qui ne voulut jamais souffrir dans tout le reste du voïage que nous le fissions connoistre. En attendant qu'on avertist Dom Prieur qu'on le demandoit, nous nous promenasmes dans la cour ; et nous estant avancez jusqu'à la porte par où nous estions entrez, nous remarquasmes que nous avions passé un pont-levis sans y avoir pris garde, et que nous n'avions pas fait attention à un des plus beaux ornemens de la maison : qui est un ruisseau aussi fort que la rivière de Gentilli qui passe aux Gobelins de Paris, qui entoure tout l'enclos de cette chartreuze, en coulant au pié de ses murailles.

Bel appartement des hostes

Tandis que nous admirions la situation de cette maison, un donné nous vint avertir que Dom Vicaire, en l'absence de Dom Prieur, qui estoit allé à Milan pour quelsques affaires, nous venoit trouver pour nous recevoir. En effet, il ne tarda point et vint incontinant saluer M. le duc de Brissac, qu'il invita, avec tous ceux de sa suitte, d'entrer dans la chambre des hostes, pour nous y rafraischir. Tandis que nous montions dans cet appartement, un frère convers et des vallets prirent soin de faire mettre nos chevaux à l'escurie. On nous conduisit dans une grande salle ajustée de peintures en fresque, par un escallier fort joli et très bien entendu, aussi bien que tout le corps de logis, basti à la moderne, qui consiste en huit chambres de plein pié, dont quatre sont à la droite de la salle et quatre à la gauche, toutes fort bien meublées et fort propres pour y recevoir les hostes et les survenans.

À peine eusmes-nous considéré ces huit chambres meublées, et quelsques tableaux curieux qui leur servoient pour lors d'ornement, que retournans dans la salle, nous y trouvasmes la table servie et couverte de beau linge, le tout dans une si grande propreté qu'on ne pouvoit la souhaiter plus exacte. Ces pères nous firent un régale {292} d'œufs et de poissons, si bien accommodez et en si grande quantité, veu le peu de temps qu'ils eurent pour accommoder ces viandes, que cela nous surprit.

Grand régal à disné

Dom Vicaire tint compagnie à M. de Brissac pendant tout le disné, auquel il ne prit point de part. Il avoit un frère avec luy, qui servoit d'escuïer tranchant et qui présentoit à tous ceux qui estoient à table les mets différens qu'on y servoit, les envoïant aux uns et aux autres sur des assiettes de faïence, par des vallets qui les apportoient. Je crois qu'on nous servit bien chacun de 20 assiettes nettes, et qu'on nous en fit bien lever autant pendant le disné, auquel le dessert fut proportionné. Le vin qu'on nous présenta pendant le repas fut différent. Il y en avoit de doux, comme on en boit ordinairement dans le païs, et d'autre qui ne l'estoit pas. Ces vins estoient encore différens d'ailleurs, y en aïant de rouge et de blanc.

Tapisseries d'Italie

Après le disné, nous demandasmes à Dom Vicaire de nous faire voir l'église : où il nous conduisit. Elle avoit encore quelsques-uns de ses ornemens dont elle avoit esté parée le jour de saint Bruno, duquel on avoit fait la feste deux jours auparavant. Cet ornement d'église consistoit en une tapisserie de damas mi-partie en les jaunes et rouges, qui sont les sortes de tapisseries et les couleurs assez ordinaires dont on se sert pour cela dans toute l'Italie.

Closture de chœur d'un grand prix

Ce qui nous surprit d'abord, en entrant dans cette église, qui est fort polie de tous costez, fut la closture du chœur, qui est magnifique. Elle n'estoit pourtant pas encore achevée. On y travailloit dans le mesme temps que nous y estions. Cette closture n'a pas plus de cinq ou six toises de longueur et environ deux de hauteur. Elle est faite à moitié d'un fer quarré, et à moitié d'un autre qui est plat, replié et cizelé partout, entremeslé d'ouvrages de cuivre et ornée au-dessus de quelsques figures de bronze, posées dans le milieu de quelsques fleurs faites et travaillées dans le fer mesme. Le prix de cette closture, qui estoit de trente mille écus, à ce qu'on nous dit Dom Vicaire, fera mieux connoître que toute la description que j'en pourois faire, de l'excellence de l'ouvrage que cette grande somme d'argent rend assez recommendable. Je ne la marque icy que pour cela, sçachant bien d'ailleurs que ce n'est pas une chose louable pour des religieux solitaires, comme les Chartreux, qui ont fait voeu de pauvreté, de faire une dépense si excessive, qui seroit dans des gens du monde une superfluité criminelle, quoy que ce fust pour la décoration d'une église.

Sanctuaire orné de figures et du plus beau marbre

Quand nous eusmes considéré cette closture, nous entrasmes dans le chœur des frères, dont nous trouvasmes les chaires autant belles que celles des pères. Les unes {293} et les autres sont ornées de figures plates à la mosaïque, c'est-à-dire faites de plusieurs pièces de bois rapporté de différentes couleurs. Le nombre des chaires du grand chœur pour les pères est de soixante, celuy du petit chœur pour les frères est de quarante. Je crois qu'on ne peut rien voir de plus beau que le sanctuaire, qui est tout de marbre le plus fin et le plus éclattant. Les murailles qui environnent l'autel en sont toutes revestues : il y a plusieurs niches pour sept belles figures d'albastre de la hauteur de trois à quatre piés. Il y en a sept, y compris deux anges qui sont aux deux costez de l'autel, l'un desquels tient en sa main un nom de Jésus et l'autre, celuy de Marie. Les autres figures représentent Aaron, Moïse, Élie, Abraham et Melchisédech.

Précieux tabernacle en émeraudes, topazes, rubis et cetera ; reliquaire d'un très grand prix

Le tabernacle dans lequel repose le Saint Sacrement est un ouvrage incomparable, non seullement pour sa matière, qui est d'un marbre excellent et bien choisy, mais aussy pour ses ornemens, qui sont quantité de pierres précieuses, comme sont émeraudes, topazes, rubis, agathes et autres semblables, qui par cet embellissement font un ouvrage des plus riches et des plus curieux qu'on puisse voir. Le chœur des frères a aussi ses beautés ; car, outre les chaires dont j'ay parlé, il y a un autel très beau et, au-dessus, un magnifique reliquaire de plus de huit piés de haut, où les reliques sont enfermées sous un riche treillis de fer doré et cizelé, qui coustoit, pour le fer seul et la cizeleure, mil écus, à ce que nous dit Dom Vicaire. Cette grille est couverte par un grand tableau qui se lève et qui s'abbat, quand on veut, par une coulisse.

Chappelles magnifiques

Nous vismes, dans cette église, environ 20 chappelles fort polies et peintes de toutes parts, et ornées de colomnes de marbre tout différent, en sorte qu'il n'en rencontre point deux chappelles qui se ressemblent dans leurs colomnes. En passant dans cette église pour aller voir les deux sacristies qu'il y a, nous rencontrasmes sur la droite, à costé du chœur, deux sépultures de marbre dans lesquels les fondateurs de la Chartreuse, ducs de Milan, sont enterrez. L'ouvrage de ces tombeaux est très beau, mais il semble qu'il y devroit avoir encore quelque chose de plus, pour rapporter davantage à la beauté de l'église.

Prodigieuse quantité d'argenterie

Du lieu où sont ces tombeaux, on nous mena dans la grande sacristie qui est tout proche. Son estendue et sa forme sont semblables à la chappelle de l'archevêché de Paris. J'avoue que nous fusmes tout surpris d'estonnement quand nous y entrasmes. Nous y vismes une telle politesse, tant pour les peintures dont la voûte est embellie que pour les ouvrages de sculpture en bois dont toutes les armoires sont parées, {294} qu'on n'en peut presque voir davantage. Il y a, au bout de cette grande sacristie, dans l'enfoncement, un autel très beau où on dit souvent la messe. Il y a une si prodigieuse quantité d'argenterie de toutes sortes, principallement de croix et de chandeliers d'une si grande hauteur, que je ne crois pas qu'il y ait aucune église en Europe où il y en ait davantage. Nous n'eusmes pas moins de satisfaction en suitte de voir la petite sacristie, que nous en avions eu de voir la grande, parce que celle-là est abondamment riche en sa manière, aussi bien que celle-cy. Tous les Chartreux y ont chacun leur calice et leurs burettes de vermeil doré, leur linge d'autel et leurs chasubles d'étoffes de soie de toutes les couleurs, en leur particulier : si bien que, sans s'incommoder, ils disent tous en un mesme temps la messe.

Magnificence d'un autel d'ivoire

Il y a, dans cette petite sacristie, une rareté très remarquable : c'est un petit autel d'ivoire dans lequel il y a une très grande quantité de figures, qui sont presqu'au nombre de quinze cent, toutes parfaitement bien travaillées. On nous fit voir, encore au mesme endroit, un petit dais qui servoit au Saint Sacrement, fait au petit-point, où est représenté l'histoire des enfans d'Israël qui ramassoient la manne dans le désert. Tous les personnages sont d'un ouvrage si achevé, qu'on ne peut pas approcher de plus près du naturel. Ces pères nous voulurent faire honneur, en nous disant que cette admirable pièce estoit l'ouvrage d'un François, qui y avoit longtemps travaillé dans leur chartreuze, aussi bien qu'à un autre qu'on nous fit voir : qui consiste en deux autres pièces de mesme fabrique, qui ne diffère de celles-là qu'en hauteur, les dernières estant un peu plus petites que ces premières.

Magnificence du cloistre en toutes ses parties

En sortant de l'église, on nous mena dans le cloistre, qui est fort grand et qui est pourtant tout couvert de plomb, aussi bien que les cellules qui sont tout à l'entour. Nous entrasmes dans quelsques-unes, qui nous parurent aussi jolies qu'elles estoient commodes. De là, nous passasmes dans le clos où les Chartreux se promènent. Il n'a pas à la vérité l'estendue de celuy de Paris, mais il est bien plus poly et beaucoup mieux dressé, parce qu'il est parfaitement quarré. Dans le milieu, il y a un très long canal d'eau vive, revestu de pierre de tous costez. Au bord de ces pierres, il y a un parapet de brique, le long duquel on se promène agréablement. Au-dessus de ce parapet, il y a de grandes terrasses plantées d'arbres, qui donnent autant d'ornement au canal qu'elles en reçoivent de luy.

Autre petit cloistre encore plus magnifique et tout délicieux

On nous ramena de ce parc dans un petit cloistre que nous n'avions pas encore veu. Nous crusmes qu'on nous avoit gardé cette pièce pour la dernière de la maison qu'on nous vouloit faire admirer, parce que c'estoit l'endroit le plus agréable et le plus {295} délicieux que nous eussions veu. Il estoit plein de fonteines jaillissantes qu'on fit jouer à nostre occasion. L'eau sortoit de différens personnages de bois, très bien taillez. Il y avoit mesme des endroits, dans ce petit cloistre, où il se trouvoit de certains tuyaux cachez, d'où on mouilloit les gens sans qu'on n'en pust donner de garde. Il y en eut de nostre compagnie qui furent accablez de ces eaux. Ce divertissement me parut bien indigne de Chartreux, dont la vie pénitente n'a guères de rapport à cela.

Grande étendue de l'enclos

Dom Vicaire nous ayant monstré tout ce qu'il y avoit de beau dans la Chartreuze, que nous quittions pour aller coucher à Pavie, voulut nous faire la civilité entière en nous conduisant à la porte. Son dessein estoit, en nous accompagnant au carosse qui nous attendoit, non seullement de nous faire cette honnesteté mais aussi de nous monstrer encore l'étendue de leur enclos, en faisant ouvrir à droit' et à gauche deux portes qui estoient dans les deux coins de la cour : ce qui nous fit voir par cette manière une allée d'une épouvantable étendue.

Petite vilainie des Chartreux

Cela fait, nous prismes congé du Dom Vicaire. Nous nous trouvasmes fort embarassez pour lors, ne sçachant comment reconnoistre toutes les honnestetez qu'on venoit de nous faire dans cette chartreuze : si nous presenterions de l'argent au Procureur, pour nous avoir si bien traitez, et nos chevaux tout de mesme, ou si nous donnerions seullement quelque reconnoissance aux vallets de la maison ; mais nous ne fusmes pas longtemps dans cette inquiétude. Un frère Chartreux nous en tira dans le moment mesme, que voïant nos chevaux attelez au carosse et les autres, qui estoient de selle, bridez, il dit à quelsques-uns des nostres qu'on avoit coutume de donner quelque chose aux domestiques de la maison : ce qu'on fit aussitost, fort amplement. Cela nous mortifia pourtant, de voir qu'on nous fit cette demande en forme qu'on eust assurément évité si on n'eust point cru leur faire injure que de leur présenter de l'argent. On donna donc quelsques pièces d'or au Chartreux qui nous avoit fait ce beau compliment, qui nous dit qu'il les partageroit aux domestiques de la maison. Après cela, nous montasmes en carosse et partismes pour Pavie.

Preuve de l'opulence de la Chartreuze de Pavie

J'oubliois de dire qu'en considérant la beauté des bastimens de cette chartreuze si polie et si magnifique, et au-dedans et au-dehors, nous demandasmes au Dom Vicaire si, pendant le siège de Pavie que les François faisoient il y avoit quelsques années, ils n'en avoient point esté incommodez. Il nous dit que non : qu'au contraire, ils avoient pris grand soin de les conserver, et qu'ils avoient empesché qu'on ne leur fist aucun tort ; que pour cela, ils leurs avoient donné une sauvegarde, qui leur avoit coûté à la vérité quelque chose : parce qu'ils avoient toujours tenu table {296} ouverte, tout le temps qu'elle demeura chez eux, où tous les officiers de l'armée venoient boire et manger quand bon leur sembloit. Dom Vicaire nous ajouta qu'après avoir ainsi traitté les François durant le siège de Pavie, ils avoient traitté tout de mesme les Espagnols quand le siège fut levé : ce qui nous fit juger qu'il falloit que cette maison fust bien oppulente, pour subvenir à une si grande et si longue dépense.

Continuation de chemins agréables ; accident fâcheux

Tous nos complimens estant faits à Dom Vicaire pour le bon traittement que nous avions receu de luy, nous prismes la route de Pavie, qui ne nous parut pas moins agréable que les précédentes ; mais à peine eusmes-nous fait deux mille depuis la Chartreuze, qu'il arriva un accident assez fâcheux à un de nos gens : dont le cheval s'abbatit lorsqu'il ne pensoit pas et luy meurtrit la cheville du pié, avec de telles douleurs qu'il en faisoit des cris fort grands, croïant luy-mesme, aussi bien que nous, qu'il avoit la jambe rompue de cette chute. Cela nous fit mettre à tous pié à terre, pour le soulager et le remettre, si cela se pouvoit, sur son cheval ; mais le mal estoit si grand qu'il falloit luy donner place dans le carosse, M. le duc de Brissac le faisant mettre près de luy, avec une bonté singulière, dans la place la plus commode du carosse : laquelle ce blessé, qui n'estoit qu'un vallet de chambre, occupa toujours jusque dans Rome.

Cet accident, qui nous retarda, fut cause que nous n'arrivasmes pas de bonne heure à Pavie. Nous nous logeasmes dans une hostellerie qui est dans la grande place, qui n'a guères d'étendue et qui est assez malfaite. Si tost que nous fusmes là, on envoia quérir un chirurgien pour donner quelque soulagement au malade, qui estoit de la mesme profession ; lequel, après avoir visité la plaie, ce qu'il ne put faire sans luy causer beaucoup de douleur, nous assura qu'il n'y avoit rien de rompu, mais qu'il seroit longtemps sans guérir, la partie estant notablement blessée : nous disant mesme qu'il falloit que le blessé posast son pié sur quelqu'un de nous dans le carosse, ce que chacun souffrit très volontiers.

Chasteau peu considérable

Tous ces embarras nous empeschèrent de faire, le soir, aucune visite dans la ville. Nous la considérasames seullement en arrivant ; et nous remarquasmes qu'elle avoit quelsques fortifications, mais qui ne nous parurent pas assez réguliers pour n'avoir pu estre forcées par les François, quand ils y mirent le siège il y a sept ou huit ans. Il y a un chasteau tout de brique dans cette ville. Il est basty à l'antique, accompagné de quatre grosses tours quarrées d'une hauteur inégalle. Deux sont plus basses que les autres. Les unes et les autres sont liées par des bastimens qui les joignent. Ces bastimens sont percez de quantitez de fenestres, trop peu larges pour leur hauteur. Ce chasteau est entouré de grands fossez sans eau. Il y a, au-devant, une place d'armes assez considérable pour son étendue.

{297} Moine méprisable

On nous avoit fait entendre, à Milan, que nous verrions dans Pavie le tombeau de saint Augustin, pour lequel toute nostre compagnie avoit une singulière vénération. Cela fit que, dès le soir de nostre arrivée, nous ne demandions autre chose à voir. Il fallut néanmoins s'en passer, pour ce jour-là, parce qu'il estoit trop tard, que l'église où on prétend qu'il est, estoit éloignée beaucoup de nostre hostellerie, et que les portes aussi en estoient fermées. Nous attendismes donc jusqu'au lendemain matin pour voir ce tombeau. Comme nous y allions, nous remarquasmes deux choses : la première fut un assez grand fossé qui partage la ville et qui avoit servy à se fortifier, pendant le siège, dans un canton, pour s'y deffendre au cas que les François s'en rendissent les maistres ; la seconde, ce fut un moine Augustin françois qui, nous ayant reconnu, nous aborda pour nous entretenir : mais il avoit une si mauvaise physionomie que, quoy que nous eussions besoin de quelqu'un pour nous éclaircir de beaucoup de choses de la ville de Pavie, nous ne pusmes nous résoudre à lier conversation avec luy, quoy qu'il en eust une extrême passion. Ce moine estoit tout débraillé et portoit une chemise fort noire et déchirée, un froc extraordinairement gras. Il n'avoit point d'autre parure qu'un bouquet de jasmin qu'il portoit souvent à son nez.

Quoy que la pluspart des moines italiens n'ayent rien d'avantageux, il est pourtant vray de dire que leur mine a quelque chose de moins fripon et de moins déréglé que celle des moines françois qui vont dans ces païs-là, pour y demeurer et pour y vivre en volontaires. Celuy dont je parle icy ne fut pas le seul sur qui nous avons fait, pendant nostre voïage, cette réflexion : car il me souvient encore que, sur le môle de Naples, nous trouvasmes un Mathurin dont l'extérieur, et l'entretien, n'avoit rien d'un honneste homme.

Église de Saint Augustin pitoïable ; puits prétendu miraculeux

Le moine dont je parle icy ne nous fut pourtant pas tout à fait inutille, car il nous enseigna le chemin pour aller au couvent où on voit le tombeau prétendu de saint Augustin. Nous nous estions figurés que nous trouverions et un couvent et une église qui auroit du rapport au saint dépost qu'on prétend y estre : je veux dire que nous verrions quelque chose ou de fort magnifique ou de fort propre ; mais nous fusmes bien trompez dans nostre attente, parce que nous ne vismes qu'une maison fort délabrée, des moines très malfaits, une église fort salle, dans laquelle il y avoit une cave qui l'estoit encore davantage. Celuy à qui nous parlasmes nous y mena, disoit-t'il, pour nous y faire boire de l'eau du puits qui est dedans, laquelle il prétendoit miraculeuse ; mais le vaisseau dans lequel il nous en présenta pour boire, estoit si malpropre qu'outre que nous n'avions point de créance aux miracles qu'il vantoit, nous ne volusmes pas seullement approcher le vaisseau de nostre bouche.

{298} Friponnerie de moine

Il est bien vray que, sçachant qu'on passe pour hérétique, ou qu'au moins on en est soupçonné pour très peu de chose en Italie, nous trempasmes le doigt dans cette eau, pour en frotter nos yeux en suitte. Nous ne fusmes pas longtemps sans nous appercevoir que ce moine nous avoit conduits dans cette cave plutost pour y profiter luy-mesme, que pour nous faire honnorer les reliques ; car il nous monstra incontinant un tronc où il nous dit qu'on mettoit toujours quelque chose, comme nous y mismes après qu'il nous l'eut monstré ; mais nous remarquasmes en mesme temps qu'au lieu de laisser tomber l'argent dans le tronc, il posoit la main au-dessous de celle de celuy qui y vouloit laisser tomber quelque chose, et ainsi recevoit l'argent, dont il faisoit son propre, nous avouant franchement que cela estoit de ses menus profits, sans quoy il luy eust esté impossible d'avoir ny souliers ny habits.

Nous trouvasmes ce tour de moine assez gaillard, et nous jugeasmes que celuy-cy n'estoit pas maladroit en friponnerie, puisqu'il ferroit si bien la mule. Cela nous fit souvenir, en mesme temps, de cette autre friponnerie du Jacobin d'Ausbourg, lequel, après nous avoir fait voir son église, nous demanda de l'argent pour boire. Peut-estre que celuy de Pavie en vouloit faire un mesme usage : néanmoins, il se déguisoit mieux que l'autre, si il avoit cette pensée.

Quand nous fusmes remontez de la cave, ce moine nous mena à une porte qui donne dans leur église, pour nous faire voir celle des chanoines réguliers de Saint Augustin, qui font l'office toutes les semaines alternativement avec eux. Il nous parut, à ce qu'il nous dit, qu'ils n'estoient pas en fort bonne intelligence les uns avec les autres : parce que chacun, de son costé, prétendoit avoir le corps de saint Augustin dans son église. Leur débat estoit encore si grand, sur ce sujet, que quoy qu'il fust entrevenu une bulle du Pape pour les appaiser là-dessus, en leur deffendant de s'attribuer plutost les uns que les autres ce sacré dépost, elle n'avoit pu faire autre chose que de les empescher de fouiller et de renverser toutes leurs églises, pour justifier leurs prétensions.

Tombeau prétendu de saint Augustin très beau

Cette contestation pour ce sacré dépost nous diminua beaucoup du respect que nous avions pour cette église : si bien que l'ayant apprise de ce moine Augustin, nous n'eusmes aucun empressement de voir celle des chanoines réguliers, qui estoit aussi bien fermée quand nous y voulusmes entrer, parce qu'il estoit encore trop matin. En nous retirant de là, ce moine nous fit entrer dans une chappelle à costé droit de leur église, où il y avoit un très beau sépulchre de marbre blanc. Ce sépulchre est fort estendu et fort élevé. Il a bien trois toises de long et une toise et demie de large, et tout autant de haut. Il est à jour, orné de beaucoup de figures de marbre blanc et de quantité de basses tailles, dans lesquelles la vie de saint Augustin {299} est merveilleusement bien représentée. Ce moine ne manquoit pas de se faire un titre de ce beau tombeau, pour la possession du corps de saint Augustin ; mais nous n'en fusmes pas plus persuadez que nous le fusmes de son habit qu'il disoit porter.

Pauvre chappelle où il est

Peut-estre que si les chanoines réguliers avoient eu l'industrie de faire faire, chez eux, un pareil tombeau, ils y auroient tout de mesme attiré le commun du monde, qui auroit aussi jugé en leur faveur ; mais cela n'auroit fait qu'affermir leur contestation, qui estoit déjà assez grande sans cette dépense. La chapelle des Augustins, où est ce tombeau, n'a rien qui ait rapport à cette pièce. Ce n'est qu'une simple salle dont le plancher d'en haut n'a que des solives qui la couvrent. Le reste du monastère que nous vismes n'a rien non plus d'extraordinaire. Le cloistre à la vérité est assez spacieux, mais il n'a que des peintures en détrempe fort malfaites, qui représentent la vie de saint Augustin.

Addresse de moine

Nous sortismes de ce couvent avec aussi peu de satisfaction que nous y avions esté pleins de joie, parce que nous n'y trouvasmes pas ce saint corps du grand Docteur de la grâce, comme on nous avoit assurée que nous l'y devions voir. Je ne veux pas dire que le corps de ce saint ne fust pas dans l'une de ces deux églises de chanoines réguliers ou d'Augustins, puisque le Pape l'a dit par une bulle exprès sur ce sujet ; mais je puis dire au moins, sans blesser le respect que je luy dois, que je ne vis point là d'autres marques de ce sacré dépost que ce magnifique tombeau, dont on n'a peut-estre entrepris la grande dépense que pour le faire croire aux bonnes gens.

Fanfaronade d'Espagnols

On ne manqua pas, dans Pavie, de nous parler d'une chappelle qui est hors de la ville, pleine d'ossemens de morts, et de nous faire entendre que tous ces ossemens estoient ceux de François qui furent tuez dans la batille de Pavie, quand François Premier, roy de France, y fut pris par Charles Quint.

PLAISANCE [Piacenza]

Nous allasmes disner, en sortant de Pavie, à Plaisance. Nous commençasmes, ce jour-là, à nous sentir de l'incommodité de nostre blessé : à cause que luy estant obligé de poser sa jambe sur quelqu'un de nous autres, non seullement celuy-là en avoit de la peine, mais aussi tous les autres en mesme temps, parce qu'ils ne pouvoient se remuer le moins du monde qui [lire : qu'ils] n'esbranlassent sa jambe et ne luy {300} causassent beaucoup de douleur. Cette contrainte dans laquelle nous estions, pour ce sujet, continua jusqu'à Rome.

Nous ne marchasmes pas longtemps, ce jour-là, sur les terres du roy d'Espagne. Nous ne fismes pas plus de 15 mille, depuis Pavie en-delà, que nous trouvasmes la rivière du Po, qui sépare le Milanez d'avec le Parmesan. Environ à la portée d'un mousquet du Po, nous passasmes sur un petit pont sans barrière, qui couvroit un assez grand ruisseau, où il pensa nous arriver un accident assez considérable. Voicy comment la chose se passa.

Autre accident de voïage

Le carosse dans lequel nous estions estoit attelé de 5 chevaux, comme le sont ordinairement des voitures d'Italie, trois sur le devant et deux sur le derrière. Le pont sur lequel il fallut passer le ruisseau estant fort estroit, les trois chevaux de front, qui alloient les premiers, ne trouvant pas assez de largeur, se poussèrent les uns les autres et en jettèrent ainsi un d'entre eux du haut en bas. Ce ruisseau estoit assez profond, mais les traits du carosse, auxquels le cheval qui estoit tombé estoit attaché, empeschèrent qu'il ne tombast dans le fond ; mais si cela nous faisoit du bien d'un costé, cela nous faisoit du mal de l'autre, d'autant que le cheval tombé, estant comme suspendu, ebransloit si fort nostre carosse sur ce petit pont que, de crainte qu'il ne l'entraisnast par ces mouvemens violens qu'il faisoit, nous sortismes avec précipitation : ce qui ne nous délivra pas entièrement de la peur, à cause que nostre blessé demeurant tout seul dans ce carosse, nous eusmes autant d'appréhension pour luy que pour nous, jusqu'à ce que nostre coché s'estant jetté dans le ruisseau, coupa les traits du cheval tombé et le ramena, après avoir cherché assez loin un lieu propre pour le faire monter.

Nous estions proche du Po quand cet accident nous arriva : ce qui fit que personne de nous ne remonta en carosse, d'autant qu'il nous falloit passer cette rivière dans un bac, où nous entrasmes avec nos voitures. Nous la passasmes au village de Rena, où commencent les terres du duc de Parme. Il y a de là 5 ou 6 000 [lire : 5 ou 6 mille] jusqu'à Plaisance, où nous arrivasmes sur les onze heures du matin.

Agréable ville pour ses dehors

Il y a bien de l'apparence que cette ville a pris son nom de la beauté de son scituation, qui est la plus agréable qu'on puisse voir. Nous y abordasmes par un grand chemin fort droit, qui a de tous costez de très belles prairies partagées en diverses pièces, qui sont toutes presque quarrées, d'environ un arpent au moins. Chacune de ces pièces est entourée d'arbres et de ruisseaux d'eau coulante, qui les partage agréablement et se décharge dans de plus grands ruisseaux, qui font, le long du grand {301} chemin, un canal fort agréable. Ce grand chemin a, outre ce canal naturel, quantité de beaux arbres plantez à la ligne, qui le bordent une lieue durant ou environ, jusqu'à Plaisance : ce qui rend son abord des plus agréables.

Fortifications de Plaisance

Quand nous arrivasmes près de cette ville, nous considérasmes ses fortifications, qui sont très réguliers et capables de soutenir un long siège : car outre les fortifications ordinaires, qui consistent dans les bastions, demies-lunes, contrescarpes et autres choses dont les murailles de la ville sont deffendues, il y a encore deux forteresses très considérables, l'une du costé de Pavie et l'autre du costé de Boulogne, qu'on nomme le chasteau.

On ne manqua pas de nous demander, à la porte de Plaisance, quand nous entrasmes, le droit de la douanne, nous demandant en mesme temps si nous n'avions rien dans nostre bagage qui dust païer. Comme nous eusmes répondu que nous n'estions pas des marchands, on se contenta de nous demander quelque chose per la cortesia, courtoisie, qui est une redevance si exacte qu'à moins de donner la pièce aux douanniers, ils se donnent le plaisir de faire décharger et vuider tout le bagage qu'on porte, pour le visiter en suitte tout pièce à pièce : si bien que pour éviter et cet embarras et ce retardement, on se rédime par argent quand on sçait le train du païs.

Courtoisie forcée

Les douanniers ne furent pas les seuls qui nous arrestèrent à l'entrée de la ville. Le corps de garde fit aussi la mesme chose, ce que tous ceux d'Italie pratiquent tout de mesme. Ce corps de garde demanda nos armes, le lieu où nous allions loger et la ville où nous prétendions aller coucher, afin de nous apporter, à l'hostellerie que nous prendrions, un billet pour retirer nos armes du corps de garde de la porte par où nous sortirions, où le corps de garde par où nous estions entrez les devoit remettre. Cette cérémonie n'est pas à charge aux soldats qui sont de garde, parce qu'ils en tirent du profit en cette manière : ceux qui se saisissent des armes à l'entrée des villes, aïant appris l'hostellerie où on se retire, y arrivent tout aussitost que les voïageurs pour leur donner un billet, sur lequel les soldats qui sont à la porte par où on doit sortir, rendent les armes que leurs compagnons leur ont mises entre les mains ; mais ny les uns ny les autres de ces soldats ne donnent le billet, ny ne rendent les armes, qu'ils ne demandent toujours quelque chose per la cortesia : si bien que, de cette manière, il faut donner à disné et à soupé à trois sortes de personnes, ce qui ne se fait pas sans une dépense considérable pour un voïage.

Agréable charité des anges

Nous trouvasmes dans Plaisance une assez bonne hostellerie, où tandis qu'on nous préparoit à disné, nous allasmes promtement voir les choses qu'on nous avoit dit estre remarquables. D'abord, nous allasmes entendre la messe dans une église de {302} chanoines réguliers. On la dit à un autel où il y a un tableau fort remarquable pour son dessein. Il y a au-dedans un pape qui dit la messe et qui a près de soy, à droit' et à gauche, des anges qui tirent des âmes de Purgatoire, et qui se les donnent de main en main sur des échelles et les portent ainsi en Paradis.

Curieux ouvrage de sculpture

Après la messe dite, nous considérasmes le vaisseau de l'église, qui est vaste et très beau. Un de ces chanoines réguliers à qui nous nous estions addressez pour nous faire voir ce qu'il y avoit de plus curieux, nous mena dans la sacristie pour nous y monstrer un ouvrage admirable de sculpture en bois. C'estoit le Crucifiement de Jésus Christ et des deux larrons, taillé dans une seulle pièce de bois, dans laquelle il y a bien environ cent cinquante personnages. Ces chanoines conservent cet ouvrage avec tant de soin qu'ils le tiennent toujours enfermé dans leur sacristie, ne l'osant pas exposer dans leur église, de peur qu'on ne le leur dérobe.

Peinture mystérieuse

De cette église de chanoines réguliers, nous allasmes dans celle des Recollets, qu'on nomme de la Madona della Campagna. Il fallut, pour cela, traverser d'un bout de la ville à l'autre, qui nous parut fort déserte. L'endroit où cette église est scituée, est le lieu de toute la ville le plus solitaire : si bien que s'il n'y avoit là des indulgences toutes singulières à gaigner en la visitant, il y a grande apparence qu'elle ne seroit guères fréquentée. Si tost que nous en approchasmes, je m'apperceus d'un mystère qui estoit peint sur le portail : ce sont deux mains tronçonnées qui versent du sable dans un grand vase.

Je n'eus pas plutost découvert cette mystérieuse peinture, qu'il me prist envie de pénétrer dans ce mystère caché. Je me persuaday assez aisément que, pour peu de recherche que j'en fisse dans l'église, je trouverois très assurément l'éclaircissement que je souhaitois. Je n'eus pas plutost salué le Saint Sacrement à l'entrée de la porte, que je jettay les yeux de tous costez pour apprendre ce que je cherchois, estant bien résolu que si je ne m'en pouvois éclarcir tout seul, de m'en informer au moins à quelqu'un des moines de ce couvent.

Ce que je considéray d'abord, en entrant dans cette église, fut un petit autel, qui estoit le premier à main gauche à l'entrée, où il y a un incomparable tableau de saint Augustin, qui y est dépeint en chappe, la plume à la main, composant ses ouvrages, dont quelsques-uns sont soutenus par de petits anges qui luy servent comme de pupitre. Ma veue fut emportée de tous costez par une telle quantité de belles peintures sur les murailles et dans les voûtes, qu'on n'en pouvoit voir d'avantage dans un lieu de cette étendue ; mais parce que toutes ces peintures ne contentoient point le désir que j'avois de connoître le mystère des mains tronçonnées, je me tournay de toutes parts pour voir si je ne verrois point quelque bulle imprimée qui fust affichée {303} aux murailles, qui me feroit connoître ce dont j'estois en peine : mais j'en cherchay de tous costez inutilement.

Éclaircissement du mystère

Je cessay donc ma recherche, en me remettant de l'explication de ce mystère à ce que m'en diroit celuy des moines que je consulterois sur ce sujet. Ainsi, ma curiosité se porta à chercher si je ne verrois point, dans cette église, quelques épitaphes qui fussent dignes de remarques ; et ayant apperceu de loin un grand marbre noir gravé en lettres d'or, je m'approché pour lire ce qu'il y avoit : mais au lieu d'une épitaphe que je croïois rencontrer, je trouvay que c'estoit la bulle que je cherchois, qui me découvrit le mystère dont j'estois si en peine. Je lus donc attentivement le contenu de cette bulle, et je trouvay que c'estoit une concession d'indulgences fort particulières, données pour un sujet fort singulier et de la manière du monde la plus rare. En voicy le récit comme il y est exposé.

Grand et beau marché d'indulgences

Il est dit, dans ce marbre, que le pape Urbain N. estant venu à Plaisance, y receut les nouvelles de la mort de sa mère ; et qu'incontinent qu'il l'eut apprise, il monta à l'autel afin d'y dire la messe pour le repos de l'âme de la deffunte. On y lit encore une chose fort nécessaire à insérer dans une bulle qu'on a voulu peut-estre rendre très autentique, en n'oubliant rien des moindres circonstances de ce qui se passa lorsqu'elle fut donnée. Une de celles qui y sont marquées, est que le Pape, en descendant les dégrez de l'autel, s'estoit démis le pié ; et sans marquer s'il en fut guéry ou non, on y ajoute que les Plaisantins, désirant profiter de l'occasion, demandèrent au Pape des indulgences en considération de la mort de sa mère, dont on luy venoit d'apporter des nouvelles ; et que ce pape, voulant faire une action de grande libéralité, leur avoit dit d'apporter un grand vaisseau et du sable : et qu'ayant pris ce sable à pleines mains, il le jetta dans ce vaisseau, en leur disant qu'il leur donnoit autant d'années d'indulgences qu'il venoit de verser de grains de sable. C'est ce que ces mains tronçonnées peintes sur le portail de cette église, avec tout le reste de l'équipage, signifient : invention merveilleuse pour attirer beaucoup de monde dans l'église de la Madona della Campagna, qui nous parut aussi, par le nombre prodigieux d'ex voto attachez de tous costez, estre bien fréquentée.

 

Notes

1. Louis Gorin de Saint-Amour -- dont Charles Le Maistre connaissait bien le Journal imprimé en 1662 -- avait attentivement examiné ces mêmes constructions (Journal, p. 79).

2. C'est-à-dire : Mais à supposer qu'il y en a, nous n'en avons pas entendu parler.

3. S'agit-il du cabinet du chanoine Stella, que Saint-Amour avait admiré en1650 (Journal, p. 59) ?