Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

pages 336 to 367

{336}

ROME

Tout ce qu'on pouroit dire, pour ne condamner pas si rigoureusement ceux qui parlent de Rome et de sa campagne avec tant d'avantage, est qu'ils parlent non seulement de ce qu'elle est présentement, mais de ce qu'elle a esté autrefois : si bien qu'ils veullent que ces vieux restes d'aqueducs, d'arcs triomphaux et d'autres semblables antiquitez, dont on voit encore aujourd'huy sur les chemins de pitoïables lambeaux qui ne sont plus que des repaires de serpens, soient les illustres témoignages de sa première grandeur ; ce qui peut estre, mais ce qui n'empesche pas aussi qu'on ne dise que la campagne, à quinze mille à l'entour de Rome, de quelque costé qu'on y arrive, ne soit aussi déserte et aussi stérile que le sont les plus grandes solitudes de l'Arabie.

Je ne sçaurois assez dire combien nous faisions d'exclamations, à l'aspect d'une si horrible campagne, qui est sans maisons, sans arbres, sans buissons, sans grains et sans quoy que ce soit qui puisse satisfaire le moins du monde la veue. Nous nous plaignions sans cesse, non seulement des étrangers mais de nos François mesmes qui, retournant de Rome, ne font que parler de ses beautez et de celles de sa campagne ; et nous ne pouvions comprendre comment ceux qui ont veu les environs de Paris, qui sont si charmans en toutes manières, pouvoient faire un récit si avantageux de cette partie d'Italie.

Nous eussions bien dit d'autres choses contre ce désolé païs, si un gentilhomme de nostre compagnie, qui avoit autrefois passé par Rome, où il avoit demeuré quelque temps, ne nous eut assuré que la campagne estoit bien plus belle de l'autre costé de la ville : ce que pourtant nous ne trouvasmes pas quand nous allasmes à Frascati, à Tivoli, à Castel Gandolfe, et que nous retournasmes en France par Viterbe, comme nous avions esté à Naples par Velitry.

Couché à Rome, le 29 d'octobre ; unique fauxbourg de Rome

Nous arrivasmes jusqu'à Ponté Molé, qui est sur le Tibre, avec le déplaisir de voir si peu de choses dans un païs que l'on fait le plus charmant du monde. Ce pont est à une petite demie-lieue de la ville. Après qu'on a passé ce pont, on commence de {337} trouver quelsques jardinages, qu'on nomme dans le païs des vignes. Ainsi l'escrit-t'on au-dessus des portes, aussi bien que le nom des personnes à qui les lieux appartiennent. Cet endroit, où il y a des maisons avant que d'arriver dans Rome, peut estre appellé un fauxbourg, et le seul qui se voie aux portes de la ville, de quelque costé qu'on y aborde. Cette longueur de fauxbourg ne peut pas fournir cinquante maisons, et du monde à proportion. Deux choses contribuent à son ornement : la première sont des fonteines qui se déchargent dans des bassins, particulièrement celle qui sort de la vigne Borghèse, qui tombe dans un grand bassin attaché à la muraille ; et la seconde est que la rue qui vient depuis Ponté Molé jusqu'à la Porte del Popolo, par où nous entrasmes dans Rome sans aucun détour, est fort droite.

Unique belle entrée de Rome ; rigoureuse douanne

La Porte del Popolo est celle qui passe pour la plus belle de Rome. Elle est élevée et appuyée de murailles de brique sans aucune fortification, n'ayant pas mesme un fossé au-devant de soy. Dès que nous eusmes mis le pié sur le seuil de la porte, nous fusmes arrestez par les commis de la douane, qui se saisirent tout d'abord de nos valises pour les porter au bureau, où nous fusmes obligez de les accompagner pour leur donner les clefs de nos cadenats. Avant que de partir, nous fusmes un peu de temps à marchander avec ces douanniers, à qui nous voulusmes donner quelque argent, comme nous avions fait à quantité d'autres des villes par où nous avions passé, afin de nous racheter du temps qu'ils nous faisoient perdre à visiter nos valises, les unes après les autres ; mais ces gens furent inflexibles, si bien qu'ils nous voulurent conduire au grand bureau, où nous fusmes contraints de les suivre.

Qualité des estaffiers

Pendant que nous nous entretenions avec eux, nous fusmes saluez par des estaffiers, qui se présentèrent à nous en grand nombre pour nous servir. Ils taschoient de s'insinuer dans nos grâces par les services qu'ils s'empressoient de nous rendre, dans un lieu où nous ne connoissions rien. Cette sorte de gens sont pour servir dans la ville, tant aux estrangers qu'aux habitans du lieu. Ils servent avec une assiduité et une civilité tout à fait grandes. Ils sont toujours teste nue dans la maison de leurs maistres, demeurant incessamment dans un vestibule en cette posture. On ne les nourrit point dans les maisons, où ils ne couchent point non plus ; mais quoy qu'ils n'y couchent point, ils ont soin de se rendre toujours dans la chambre de leur padron avant son levé, et ils n'en sortent jamais qu'après son couché. Ils servent à table, comme font nos laquais, quoy qu'ils ayent quelquefois plus de 50 ans ; et après qu'ils ont desservy, sans toucher à quoy que ce soit ils se retirent pour une demie-heure, ou à leur ménage quand ils sont mariez, ou à leur auberge, pour y prendre leur repas.

Pendant que nos gens vouloient composer de nos valises avec les commis de la douanne, en entrant dans la ville, je m'amusay à considérer la belle place qui est {338} devant la Porte del Popolo. En dedans de la ville, je remarquay, sur cette porte, une inscription en lettres d'or sur un marbre noir, où ces mots sont écrits : Dominus custodiat introitum tuum (1), sans qu'on y ait voulu ajouter et exitum tuum, voulant, ce semble, faire entendre, par la suppression de ces dernières paroles, que Rome ne désire que prendre et ne rien rendre.

Belle Place del Popolo, sa description

La place de la Porte del Popolo dont je parle icy est d'une forme presque triangulaire, dont la pointe, aboutissante à la porte, fait à l'opposite une grande étendue partagée par trois rues différentes, qui sont égallement séparées par deux couvents de moines. L'un, qui est sur la main droite en entrant, est des Pénitens du Tiers ordre, et l'autre, qui est sur la gauche, est de Carmes réformez ; à qui le pape Alexandre 7 avoit fait commencer une église avec un dôme, à chacun de ces moines, pour faire face dans une admirable symmétrie à la Porte del Popolo : ce qui ne contribue pas peu à l'ornement de cette place, au milieu de laquelle Sixte 5 a fait planter, sur un pié d'estail fort élevé, une aiguille de granite qui a bien 20 toises de haut, sur le bout de laquelle il a fait mettre ses armes, qui sont presque semblables à celles d'Alexandre 7, qui porte écartelé une estoile sur une montagne. Sur le sommet de cette aiguille de granite, Sixte 5 a fait mettre une croix.

Outre les agréemens dont je viens de parler, qui relèvent la beauté de la place qui est à la Porte del Popolo, il y en a encore une autre qui vient de la scituation de l'aiguille de granite, qui est si adroitement posée qu'elle fait le point de veue de toutes les trois rues qui y aboutissent. Elles sont toutes trois fort longues et fort droites, et des plus peuplées de Rome. La disposition de ces rues et de cette aiguille me fit une affaire assez divertissante, le lendemain de nostre séjour à Rome, de laquelle je parleray cy-après.

Quand nous eusmes un peu conféré avec les commis de la douanne qui nous arrestèrent à la porte, nous fusmes obligez de les suivre au bureau, où ils firent conduire nos valises pour les visiter toutes, comme ils firent l'une après l'autre. Ils en tirèrent tout, pièce à pièce, sans grand profit, ne s'y trouvant que quelsques boestes de savonnettes qui deussent à leur douanne. Il est vray qu'ils voulurent nous faire païer pour quelsques chappelets que nous apportions de Lorette ; mais quand ils virent que nous estions scandalisez de voir que cette sorte de marchandise fust sujette aux imposts dans Rome, ils se relaschèrent là-dessus.

Douanne spirituelle

Nous pensions, après cela, estre quittes de toute visite ; et nous croyions, cela fait, fermer nos valises, dans la pensée que nous avions de prendre au plus viste une {339} hostellerie, pour nous y retirer ; mais on nous retint encore là pour faire une seconde visite des livres qui pouvoient estre dans nos valises. Pour cela, un Dominicain parut, commis à cet effet par le maistre du Sacré Palais, qui ne trouva des livres que dans ma valise, où il visita mes bréviaires, une Bible, les Confessions de saint Augustin et un Combat spirituel en Italien que j'avois apporté de Venise (2). S'il eust aussi bien fouillé dans mes poches que dans ma valise, il m'auroit trouvé saisy du livre intitulé Divorcio celeste (3), fait contre le gouvernement d'Urbain 8e, lequel livre j'avois aussi acheté à Venise.

Toutes ces visites faites, nous sortismes pour prendre hostellerie. Nous en prismes une tout proche du palais Borghèse. À peine entrasmes-nous dans une chambre pour nous y reposer, que nous y fusmes accablez d'estaffiers qui vinrent nous offrir leur service. On en arresta trois de ce grand nombre qui se présenta ; et dès le lendemain nous nous appliquasmes à chercher une maison garnie qui pust nous accommoder mieux que l'hostellerie où nous estions. Elle estoit autant incommode pour le logement qu'elle estoit commode pour la nourriture. Le changement que nous fismes de domicile, pour la première fois, ne nous fut pas bien favorable, parce que nous nous y trouvasmes bien plus mal à nostre aise que nous n'avions esté dans l'hostellerie que nous venions de quitter. Cela fut cause que nous sortismes encore de ce logis, qui estoit dans la strada Bovina (4), et que nous en reprismes un troisiesme dans la mesme rue, chez un très honneste homme nommé M. de Bugy, qui estoit banquier en Cour de Rome.

Je me dérobé de nostre compagnie, avec un gentilhomme, dès le lendemain de nostre arrivée à Rome, pour voir la ville. L'impatience que ce gentilhomme et moy avions, de nous satisfaire là-dessus, fit que nous courusmes tout autant que nous pusmes de tous costez, dans l'espérance que nous rencontrerions, au moins sur la route que le hazard nous feroit tenir, des choses remarquables. Nous ne sçavions pas encore les chemins de la ville, ce qui fut cause que nous prismes toutes les précautions nécessaires pour ne nous égarer pas. Pour cela, nous regardasmes le voisinage et les lieux aboutissans de la rue où nous logions, afin que cela nous servist comme {340} de guide pour nous ramener, sans avoir la peine de demander à personne nostre chemin. Pour cela, nous considérasmes que la maison des Minimes françois, scituez sur une petite montagne qui se nomme la Trinita del Monté, voisine de nostre maison, pouroit nous servir de guide pour nostre retour ; et que l'aiguille de granite d'Égypte posée, comme j'ay dit, dans la Place del Popolo, qu'on voyoit de la rue où nous logions, nous osteroit de peine quand nous la verrions.

Ara Coeli

Nous nous embarquasmes donc, avec ces belles précautions, dans la ville de Rome, que nous courusmes de tous costez sans aucun discernement, n'ayant point d'autre guide que les plus belles rues qui se présentoient à nous, lesquelles nous enfilions tout aussitost. Nous fusmes assez heureux pour trouver sur nostre route, entreprise de la manière que je viens de dire, quelsques-uns des plus beaux endroits de Rome, comme furent l'Ara Coeli, qui est la maison des Cordeliers, élevée sur une petite motte de terre où l'on monte, dans leur église attachée à la maison, un escallier de plus de 30 ou 40 marches qui ont environ quatre toises de longueur, au bas duquel il y a deux grandes figures de marbre blanc et, tout au haut de cet escallier, une très belle plate-forme d'où on découvre quantité de choses de la ville.

La Minèrve ; décorations ordinaires des églises ; la Rotonde

Nous vismes aussi, dans ce premier voïage, la Minerve, qui est la maison des Dominicains, dont l'église est parée, aussi bien que celle des Cordeliers et quantité d'autres de la ville, de vieux chappeaux poudreux de cardinaux décédez, qui laissent en mourant assez ordinairement ces sortes d'héritages aux églises qu'ils ont aimées pendant leur vie : après quoy, elles en font leur principale décoration, en les attachant à la voûte, où ils pendent en bas. Nous vismes encore sur nostre route l'église de la Rotonde, qui est, comme tout le monde le sçait, bastie en rond sans aucun jour, sinon celuy qui l'éclaire par le plus haut de la voûte, qui a une ouverture de six piés de diamètre. Cette église n'a point d'autre couverture que la voûte mesme, qui est de grandes pierres de tailles. Cette voûte estoit autrefois couverte de bronze, mais Urbain 8e le fit oster, ce qui donna lieu à Pasquin (5) de dire de luy ces paroles : Quod non fecere Barbari, fecere Barberini, c'est-à-dire, Ce que le Barbares n'ont pas voulu faire autrefois, les Barberins l'ont entrepris dans ces temps-cy.

Après une première course si heureuse, nous crusmes que nous ne devions pas entreprendre de passer plus avant dans la ville, de peur de nous égarer et de ne pouvoir plus que très difficilement retourner à nostre logis : d'autant que non {341} seulement nous ne sçavions pas le chemin mais, ce qui estoit beaucoup plus fâcheux pour nous, que nous ne sçavions pas la langue pour le demander. Nous retournasmes donc du costé de nostre logis, où nous prétendions arriver heureusement et sans peine, à la faveur de deux ou trois misérables mots italiens dont nous avions fait provision avant que de sortir de la maison ; mais nous en fismes un jargon pour demander en françois, à des Romains : Oué la strada Bovina, qui estoit la rue où nous croyions demeurer.

Avanture de chemin dans Rome

Avec cette provision médiocre de mots italiens, nous arrivasmes à une rue qui traversoit à la Trinita del Monté et qui aboutissoit à la Place del Popolo, où est l'aiguille de Sixte 5 que nous découvrions du bout de cette rue. Pour lors, nous fusmes si glorieux de cette découverte, que nous ne nous mismes plus en peine de demander nostre rue, croyant que nous l'avions rencontré sans difficulté : si bien qu'enflez de nostre suffisance, nous poussasmes jusqu'au bout de la rue, sans pourtant y pouvoir rencontrer nostre maison que nous cherchions.

Nous ne voulusmes pas perdre la bonne opinion que nous avions de nous-mesme et nous condamner de ce que nous n'estions pas si intelligens en matière de chemin que nous nous l'estions persuadez. Chacun de nous condamnoit son compagnon, en luy disant qu'il falloit qu'il n'eust pas reconnu nostre maison en passant par-devant, parce que nous estions convenus que l'un regarderoit à droit' et l'autre à gauche, en marchant dans cette rue. Ainsi donc, pour réparer cette faute, on résolut entre nous de remonter cette rue, et que celuy qui avoit eu à prendre garde sur la droite, auroit la gauche à observer, et l'autre jetteroit la veue sur la droite.

Gens bien empeschez

La chose ainsi concertée, nous remontasmes jusqu'au bout de la rue, l'un et l'autre se piquant d'honneur de faire voir que son compagnon n'avoit pas reconnu la maison, en passant par-devant ; mais quelque application que nous apportassions pour faire cette découverte, nous ne fusmes pas, ny l'un ny l'autre, assez heureux pour y réussir. Jamais gens ne furent plus empeschez que nous dans cette conjoncture ; car ne sçachant point la langue, nous ne pouvions ny demander ce que nous voulions sçavoir, ny entendre ce qu'on nous pouvoit dire pour nous remettre dans nostre chemin. On peut dire que jamais gens ne furent plus embarassez que nous l'estions, et que nous fismes tout ce que nous pusmes pour nous en tirer, allant et venant de tous costez pour voir si nous ne trouverions point quelque issue qui nous fist connoître nostre demeure.

Comme nous rodions ainsi, nous entrasmes dans une rue de travers qui conduisoit de celle que nous venions d'arpenter si bien, par deux fois, d'un bout à l'autre, laquelle s'appelle la strada delle Ripetté ; et nous entrasmes dans une autre qui se {342} nomme la strada del Corso, d'où nous découvrismes la Place del Popolo, l'aiguille de Sixte 5 et la Trinita del Monté. Lorsque nous eusmes fait cette favorable rencontre, nous ne pusmes nous empescher de rire de nous-mesme, voyant que la ressemblance du point de veue de ces deux rues nous avoit si agréablement trompez. Nous ne fusmes plus en peine, après cela, de demander nostre maison à personne, et nous marchasmes confidémment du costé de la Place del Popolo, assurez que nous ne ferions point vint pas que nous la rencontrerions.

Augmentation d'embaras

Cependant, nous courusmes encore un fort long chemin sans rien trouver : ce qui ne nous étonna pas tant que la première fois, parce que nous nous apperçusmes que nous avions coupé dans la moitié de la strada del Corso, et qu'ainsi il falloit nécessairement que nous eussions laissé nostre maison au-dessus de l'endroit que nous avions descendu. C'est pourquoy nous nous résolusmes de courir toute la rue, qui est la plus longue de toutes celles de Rome : ce que nous fismes encore fort inutillement, et avec un peu de chagrin qui commençoit à nous prendre. Nous allions et revenions de tous costez, sans rien trouver : si bien qu'on peut dire que nous estions comme dans un labyrinthe d'où nous ne pouvions nous tirer.

Nous rentrasmes et sortismes plusieurs fois de la strada delle Ripetté dans la strada del Corso, et de celle-cy dans celle-là, et vinsmes encore une fois dans la Place del Popolo, dans laquelle nous estant un peu plus avancez que les autres fois, nous découvrismes les 3 rues delle Ripetté, del Corso et del Babuino qui aboutissoient tout de mesme, l'une que l'autre, à l'aiguille de Sixte 5 : ce qui nous donna lieu d'entrer dans cette dernière rue del Babuino, où nous ne marchasmes pas longtemps sans trouver enfin nostre maison, où on nous attendoit avec impatience pour disner. On nous fit mesme paroître quelque chagrin de ce que nous tardions tant ; mais nous l'appaisasmes bientost, et nous apprestasmes bien à rire à nostre compagnie quand nous leur eusmes fait le récit de nostre avanture.

Défaut de conduite

Nous méritions bien qu'on nous raillast, comme on fit, puisqu'après avoir fait les braves, nous nous estions embarquez sans guide dans Rome, et sans sçavoir la langue qui eust peut faciliter nostre retour. Ce ne fut pas la seule imprudence dans laquelle nous tombasmes. Nous en commismes encore une autre, qui fut que nous prismes la strada Bovina pour nostre rue, au lieu de celle del Babuino : si bien que la provision d'Italien que nous avions faite pour nous embarquer dans nostre promenade, nous fut plus préjudiciable que favorable ; d'autant que, nous estant égarez dans ces rues aboutissantes à la mesme Place del Popolo, quand nous venions à demander la strada Bovina, qui estoit tout l'italien que nous sçavions et que nous entendions, nous ne pouvions rien comprendre à ce qu'on nous répondoit : de sorte que ce {343} qu'on nous disoit sur nos demandes ne servit qu'à nous faire pirouetter longtemps de tous costez. Ce que je marque icy est une des plus agréables circonstances de nostre promenade, laquelle j'avois oubliée d'observer cy-dessus.

Quand nous eusmes un peu satisfait au désir que nous avions eu de voir la ville de Rome, il nous en vint en mesme temps un autre tout naturel, qui fut de voir le Pape. L'occasion s'en présenta assez favorable, la veille de la feste de Tous les Saints, que nous apprismes qu'il se devoit trouver aux premières vespres de la feste, dans sa chappelle du Quirinal, autrement nommé Monté Cavallo. Nous nous y rendismes à l'heure qu'il falloit, mais le Pape ne s'y trouva point : de sorte que nous n'eusmes pas, ce jour-là, la satisfaction que nous esperions. Nous eusmes pourtant celle d'y voir plusieurs cardinaux qui assistèrent à l'office.

Ceux que je souhaitois le plus de reconnoître, parce qu'ils avoient davantage travaillé à la publication de la bulle d'Alexandre 7 contre les disciples de saint Augustin, furent les cardinaux Albici et Palavicini. On me les monstra tout d'abord, qui estoient coste à coste. Ils estoient assez remarquables, tous deux, par le peu de modestie qu'ils gardoient dans la chappelle : de sorte que si on m'eust dit que les deux cardinaux qui causoient davantage estoient ceux que je cherchois, je n'aurois point du tout eu de peine à les distinguer des autres.

Vespres solemnelles cavalièrement chantées

Je m'estois persuadé que ces vespres devoient estre chantées fort solemnellement, et qu'on les dust dire avec toutes les cérémonies imaginables, mais il ne me parut rien de ce que j'attendois. Elles se chantèrent assez cavallièrement en musique, et d'une manière si peu chrétienne qu'on ne le pouvoit pas moins. Les cardinaux s'y entretenoient ensemble, au scandale des assistans. Les musiciens estoient ramassez ensemble dans une petite tribune sur la droite, où on les voyoit dans la modestie qui leur est partout ordinaire. Ils avoient là, avec eux, un prestre revêtu d'un surpelis, qui avoit la charge de dire la collecte de l'office. Il me semble que les Jésuites avoient pris le modelle de leur office musical sur celuy de la chappelle du Pape, où un pauvre prestre, tout seul au milieu d'un grand nombre de musiciens sans piété, estoit destiné pour commencer l'office et pour le terminer par le chant de la collecte.

Bancs tous nuds, sièges des cardinaux ; évêques debout en leur présence

Nous apprismes, en nous retirant de la chappelle, que le lendemain le Pape s'y trouveroit, et que mesme il pouroit y dire la messe. Cela fut cause que nous prismes nos mesures de bonne heure, pour nous trouver chez le Pape, afin d'y voir toutes les cérémonies qui se pratiquoient dans sa marche, quand il alloit tenir chappelle. Si tost que nous fusmes arrivez à Monté Caval, on nous introduisit dans l'antichambre de sa Sainteté, où tous les cardinaux qui vouloient assister à la messe, se rendirent en chappe convenable et affecté à leur qualité. À mesure qu'ils entroient, ils {344} prenoient séance sur de simples bancs de sapin qui n'estoient couverts ny de coussins ny de tapisseries mesme, mais seulement de peintures aux armes du Pape. Il se trouva là environ 20 ou 30 cardinaux, qui attendirent le Pape plus d'une grosse demie-heure. Ils estoient assis là, pendant que les évêques estoient debout derrière eux, comme seroient de pauvres vallets.

Marche du Pape en chapelle

Le lieu où leurs éminences s'assemblent pour attendre le Pape, s'appelle la chambre des paremens, parce que sa Sainteté y prend ses habits pontificaux et s'en fait revêtir par deux cardinaux, diacre et sou-diacre. Le diacre fut, ce jour-là, le cardinal d'Este, le sou-diacre, le cardinal Maldachini, tous deux fort connus en France. Après qu'ils eurent revêtu le Pape de ses habits, qui consistent en son rochet, une estolle au cou et une chappe telle que sont celles dont nous nous servons dans nos églises, le Pape marcha la thiarre en teste, devancé par tous les cardinaux et accompagné des diacre et sou-diacre, qui alloient après tous les autres, immédiatement devant luy. Cette marche se fit au bruit des tambours et au son des trompettes, mesme jusque dans la chappelle, où douze palefrenieri revêtus de ses couleurs l'apportèrent dans une chaise sur leurs épaules, jusqu'au pié de l'autel, les tambours et les trompettes sonnant toujours, jusqu'à ce que ces porteurs l'eussent mis à bas.

Gravité affectée d'Alexandre 7e

La majesté que le Pape garda dans sa chaise où il estoit porté, et d'où il donnoit la bénédiction à tout le monde, ne me parut qu'une gravité fort affectée, parce qu'il demeuroit dans une posture si compassée qu'il n'ouvroit pas mesme la paupière des yeux : de sorte que si parfois il n'eust élevé la main pour donner la bénédiction, on eust dit que c'eust esté une statue immobile qui eust esté dans cette chaise, et qu'on eust promenée partout pour la faire adorer.

Comment le Pape, ses parens et les ambassadeurs sont en chappelle

Quand on eut posé le Pape à bas, au pié du degré de l'autel, un de ses officiers vint luy oster la thiarre de la teste pour luy mettre la mithre : après quoy, sa Sainteté commença l'introite avec le cardinal Barberin, qui devoit dire la messe ce jour-là, le Pape ayant à sa droite le cardinal officiant, et à sa gauche le diacre et le sou-diacre, qui n'estoient point cardinaux. L'introite finy, le Pape alla se placer sur son trosne, un peu au-dessous du costé de l'Évangile, où les cardinaux d'Este et Maldachini, diacre et sou-diacre, l'accompagnèrent et se placèrent auprès de luy, à droit' et à gauche, sur un petit tabouret. Les ambassadeurs des couronnes et les parens du Pape, Dom Mario Chigi et Dom Agostino son fils, estoient dans le mesme rang que les cardinaux d'Este et Maldachini ; mais ils n'avoient pas le mesme avantage qu'eux, parce que ceux-cy furent assis pendant la messe auprès du Pape, et ceux-là furent toujours debout.

{345} Cérémonie des cardinaux à la messe du Pape

Quand chacun eut pris ses places, comme je le viens de dire, le plus ancien des cardinaux sortit de la sienne, assisté d'un prestre vêtu de violet qui estoit son caudataire, c'est-à-dire son porte-queue. Si tost que ce cardinal fut descendu de son siège, ce caudataire prit la queue de la chappe et l'étendit tout autant qu'elle le put estre. Elle me parut, aussi bien que toutes les autres des cardinaux qui firent la mesme cérémonie, si effroïablement longue qu'elle avoit bien cinq aunes traisnantes. Le Cardinal s'avança en cet équipage et marcha droit au pié de l'autel, où il fit une profonde inclination de teste, après quoy il en vint faire autant au Pape sur son throsne qu'il en avoit fait à Jésus Christ sur l'autel ; et ces révérences finies, il monta sur les dégrez du throsne où le Pape estoit assis : où estant arrivé, sa Sainteté luy donna sa main à baiser, couverte pourtant de sa chappe d'office dont il estoit revêtu. Cela fait, le Cardinal descendit ; et ayant fait encore une pareille inclination à la première au pié du throsne, et salué les ambassadeurs et les parens du Pape, qui estoient debout et teste nue, comme j'ay dit, les uns sur les degrez du throsne et les autres tout au bas, il s'en retourna à sa place assez embarassé de sa grande queue, que son caudataire retroussa de mieux qu'il put. Ce que ce cardinal fit, tous les autres le firent de mesme, en leur rang.

Ridicule cérémonie pour les éminentes queues

Cette cérémonie achevée, les cardinaux en recommencèrent tout aussitost une autre, quand on entonna le Gloria in excelsis Deo. Ils descendirent tous, pour lors, de leurs sièges et se mirent en cercle au milieu de la chappelle, demeurant en cet estat tout autant de temps que dura ce cantique. Tout cela ne se fit pas sans un prodigieux embaras d'éminentes queues : ce qui donna bien de l'occupation aux pauvres caudataires, qui avoient grand soin de les démesler et de les bien étendre, s'imaginant, comme on peut le conjecturer par l'étude qu'ils apportent à les bien tirer en long, que celuy qui paroist avec une queue plus grande que les autres passe pour le plus considérable du Sacré Collège.

Manière de prescher en présence du Pape

Ce que les cardinaux firent au Gloria in excelsis, ils le firent aussi au Credo, au Sanctus et à l'Agnus Dei. Le Credo estant finy, un jeune abbé de 22 ans ou environ monta en chaire et y fit un sermon fort court. Je fus surpris d'avoir entendu une pièce d'une si petite étendue. Je le témoignay à quelsques personnes qui avoient fait un long séjour dans Rome, lesquelles m'apprirent que les sermons qui se preschoient en présence du Pape, estoient non seulement fort courts mais mesme qu'ils estoient tous d'une mesme mesure, et qu'on en contoit les mots, ne s'y en trouvant pas plus dans l'un que dans l'autre. On me dit encore plus : qu'avant de prescher, {346} le prédicateur estoit obligé de faire voir, mot à mot, son sermon au maistre du Sacré Palais, qui avoit soin d'examiner qu'on ne dist quoy que ce fust qui pust blesser sa Sainteté, se pouvant faire qu'un prédicateur se laisseroit emporter par un saint zèle, à avancer quelsques véritez fortes qui ne plairoient pas au Pape ; que c'estoit pour cela qu'on y prenoit garde de si près, afin que sa Sainteté ne fust troublée de quoy que ce fust. Je fus fort surpris d'une telle conduite, qui pouroit faire dire à des gens mal intentionnez que le Saint Esprit seroit banny de la chappelle du Pape, luy présent, et que la parole de Dieu y seroit tellement enchaisnée qu'elle n'y pouroit pas jouir de la liberté qui luy est si naturelle, principalement dans la prédication, où elle frappe assez souvent, sans que le prédicateur y pense, le cœur de quelsques-uns de ceux qui l'entendent.

Je n'eus pas de peine aussi à me persuader que si on prenoit tant de soin à préserver le Pape des traits de la vérité et de la parole de Dieu, qu'on n'en apportoit pas moins à en garentir messieurs les cardinaux, les prélats et les caudataires mesme de leurs éminences, lesquels sont prestres pour la pluspart et qui remplissent ce vil office. On en use ainsi, avec cette réserve, pour la parole de Dieu à Rome, parce que le génie de cette cour est non seulement que le Pape soit infaillible et impeccable, mais aussi que tous les autres qui ont l'avantage de l'approcher jouissent, chacun à proportion, des mesmes privilèges.

Quand le sermon dont je viens de parler fut achevé, on continua la messe ; et quand on commença à chanter le Sanctus, le Pape descendit du trosne sur lequel il estoit monté et vint se mettre sur un priez-Dieu, pour adorer le Saint Sacrement à l'élévation, après quoy il retourna aussitost sur son trosne, où il demeura toujours assis pendant le reste de la messe : laquelle estant finie, on publia la bulle des indulgences qui se gaignent, dit-t'on, toutes les fois qu'on assiste à la messe où le Pape se trouve. Les indulgences publiées, sa Sainteté donna encore la bénédiction à tout le peuple et puis s'en retourna dans son appartement avec le mesme ordre qu'il estoit venu, c'est-à-dire avec les trompettes et les tambours, et porté comme auparavant sur les épaules des douze palefrenieri.

Beautez singulières de l'église de Saint Pierre

Le soir de ce jour-là, nous visitasmes l'église de Saint Pierre pour la première fois, et nous trouvasmes qu'elle estoit singulièrement belle. Trois papes, entre les autres, se sont étudiez à l'embellir, sçavoir Paul 5e, qui a fait faire le portail et le vestibule magnifique qui est au-devant. L'un et l'autre sont des ouvrages admirables : celuy-là est orné des douze apostres, qui sont douze grandes figures de pierre d'une grosseur et d'une hauteur démesurée, posez tout au plus haut de ce portail ; et celuy-cy est embelly de grandes colomnes de marbre, de sculptures et de dorures à la voûte, et de cinq vastes portes d'airain par où on entre dans l'église. On en ouvre toujours {347} quatre, mais la 5e, qu'on nomme la Porta santa, ne s'ouvre que de 25 en 25 ans, lorsque les papes font publier le jubilé universel. Hors le temps du jubilé, cette porte est toujours murée et marquée d'une croix de bronze, de la hauteur de trois piés ou environ, attachée dessus.

Autel de Saint Pierre

Le second des papes qui a contribué à l'embellissement de l'église de Saint Pierre a esté Urbain 8e, qui a fait faire de son pontificat le maistre-autel, et qui a fait aussi travailler à la décoration du sépulchre des apostres. Ce maistre-autel est un peu au-dessus du sépulchre des saints apostres, sous le dôme, dans la mesme scituation qu'est le grand autel de Saint Germain des Prez. Il est orné de quatre grandes colomnes de bronze, tortillées, canellées et cizelées. Elles sont toutes quatre posées sur leur pié d'estail. Leur élévation est environ de quatre ou cinq toises. Elles soutiennent un gros dais de pareille matière de bronze, fait en pavillon, au haut duquel il y a une croix ; et un peu au-dessus de ce qui fait les pentes du pavillon, il y a de petits anges de bronze qui portent les uns la thiarre, les autres les clefs, et les derniers l'écusson des armes de ce pape.

Tombeau des apostres

Le tombeau des apostres est dans une cave tout proche de l'autel, creusée justement au-dessous du dôme, ouverte par le haut et entourée d'une très belle balustrade de marbre de trois piés de haut. Cette cave est éclairée de 30 lampes d'argent qui bruslent toujours devant les reliques des saints apostres, qui sont dans un caveau tout proche, lequel ne paroist pas. On nous y fit entrer. Nous trouvasmes le lieu assez pauvre et très mal orné, parce qu'il n'est pas en veue, les Romains ne se plaisant qu'à orner ce qui paroist au dehors.

Ornemens du dôme

Un des plus beaux ouvrages d'Urbain 8, dans Saint Pierre, est l'ornement du dôme, aux quatre coins duquel il a fait mettre, dans quatre grandes niches creusées dans les pilliers de ce dôme, quatre figures de pierre prodigieusement grosses et monstrueuses pour leur hauteur : l'une est de sainte Véronique ; une autre, de sainte Héleine ; une troisiesme, de saint Longis ; et la quatriesme, de saint André. Au-dessus de chaque niche, il y a une tribune en saillie, sur lesquelles ont esté faites celles qu'on voit au monastère du Val de Grâce de Paris. Ces tribunes servent à monstrer au peuple les reliques qu'on prétend estre enfermées dans ce lieu. Au-dessus de la figure de saint André, on prétend qu'il y a une partie de la croix sur laquelle il fut attaché ; au-dessus de celle de saint Longis, le fer de la lance dont il ouvrit le costé de Jésus Christ en croix ; au-dessus de celle de sainte Véronique, le voile qu'on tient communément, mais sans aucun fondement, avec lequel cette {348} sainte (si elle a jamais esté) essuïa le visage de Jésus Christ allant au Calvaire ; et au-dessus de sainte Hélène, une partie de la croix du Sauveur qu'elle trouva sur cette montagne du Calvaire.

Figure de saint Pierre pour les indulgences

Ces quatre figures sont, comme j'ay déjà dit, si monstrueuses qu'ayant esté obligé de faire de niches pour les mettre, on a tellement ébranslé le dôme, par l'enfoncement qu'on leur a donné, qu'il en a esté beaucoup affoibly : ce qui donne lieu d'appréhender que cela ne soit quelque jour la cause de sa chute, et qu'il ne tombe par terre. Tout proche de la figure de saint Longis, qui est la première en entrant à main droite, il y a une figure en bronze d'un saint Pierre, assis dans une chaire élevée sur un pié d'estail d'environ 4 piés et demy de haut, d'où un pié de la figure déborde : sous lequel tous ceux qui entrent dans l'église viennent faire toucher leur teste, lesquels par cet attouchement, accompagné d'une petite révérence faite en cadence, remportent, à ce qu'ils croyent, indulgence plénière. Nous nous apperceusmes que cette dévotion estoit la plus grande et la plus fréquente de celles qui se pratiquent dans cette église, parce que d'abord tout le monde va là, en passant devant la chappelle du Saint Sacrement, devant lequel personne ne s'arreste.

Pénitenciers de Saint Pierre ; sottes badineries

Tandis que nous observions cette sorte de cérémonie, à laquelle ces indulgences qui nous estoient inconnues sont attachées, nous en remarquasmes bien une autre, qui ne nous surprit pas moins que celle-là. Nous vismes les pénitenciers, qui sont tous Jésuistes dans Saint Pierre, Dominicains dans Sainte Marie Majeure, et Cordeliers dans Saint Jean de Latran, lesquels estoient assis dans leurs confessionnaux, qui tenoient à la main de longues baguettes blanches d'environ deux toises. Nous ne sçavions à quel usage pouvoient estre ces longues baguettes, jusqu'à ce que nous vismes venir quantité de gens, les uns après les autres, qui faisoient une gaillarde révérence sur le bout du pié, à la portée de la baguette : dont le père pénitencier, entendant le langage, donnoit du bout de cette baguette un coup sur l'épaule ; après quoy tous ces bons Italiens se retiroient, tout santifiez, croyoient-ils, de ce mystérieux attouchement si favorable pour les grands pécheurs qu'il mérite, à ce qu'ils prétendent, indulgence plénière par là.

Habiles ouvriers

Jamais ouvriers ne travaillèrent mieux que ces bons pères qui confessent dans Saint Pierre, car leurs oreilles sont pour ceux qui sont dans le confessionnel, et leurs yeux sont pour ceux qui viennent se présenter à eux, pour recevoir ce favorable coup du bout de la gaule sur les épaules, qui produit tant de bénignes indulgences. Une des mains de ces pères est presque toujours en action pour donner l'absolution, et {349} l'autre pour frapper de la baguette, qui brise de douleur les cœurs des pécheurs les plus endurcis, avec autant de facilité que Moïse brisa le rocher par un semblable coup, dont il tira de l'eau.

Vignes des cardinaux

Nous nous occupasmes, les jours suivans, à voir quelsques vignes de cardinaux, qui sont très riches en eaux et en sculptures. Je n'en vis que trois ou 4, pour les raisons que je diray cy-après. La première fut celle de Ludovisio, où je ne remarquay rien de bien considérable que deux figures de sénateurs, de marbre blanc, assis dans leurs chaires avec la gravité romaine. On nous fit voir encore en ce lieu, dans un autre appartement, un lit des plus riches, mais d'un dessein le plus ridicule et le plus impertinent du monde pour la dépense. Il estoit à colomnes, élevé en pavillon et parsemé de tous costez de pierres prétieuses de toutes sortes.

Jolie invention pour mouiller

On nous monstra de toutes sortes de belles eaux, et coulantes et jaillissantes. Outre celles-cy, on nous en fit voir à la porte du jardin, qui mouillent très agréablement les curieux par le moyen d'un cadran dont l'aiguille, n'estant jamais en place, est toujours ordinairement tournée par ceux qui en approchent, ce qui leur attire une quantité d'eau prodigieuse au visage et partout le corps. Tout proche de cette porte est un marmouset de pierre qui jette par sa bouche, et qui ne s'arreste jamais que quand il prend envie aux gens ou de mettre le poulce sur la bouche, ou de boire par cet endroit. Pour lors, l'eau n'ayant plus d'issue par la bouche de la figure, se répand par les yeux du marmouset, et on trempe celuy qui s'amuse à boire ou à badiner.

Nous vismes la vigne de Borghèse, en suitte de celle de Ludovisio. Celle-là me parut et plus polie pour les jardinages, qui sont plus étendus ; et pour les eaux, qui sont plus abondantes ; et pour les bastimens, qui sont plus riches en dedans et en dehors à cause des sculptures et des basses-tailles. Une des plus belles figures de sculpture, qui est en saillie au-dehors de la maison, est ce chevallier romain qui se jette à cheval, comme dit l'histoire, dans ce gouffre ouvert qui menaçoit la ville de ruine, afin de le faire fermer, suivant le dire de l'oracle, qui avoit assuré que cette abysme seroit fermée si ce qui estoit de meilleur dans la ville y estoit jetté : sur quoy, ce chevallier romain ayant fait réflexion, après avoir conclu qu'il n'y avoit rien de plus grand ny de meilleur dans la ville qu'un chevallier romain, il se jetta tout armé, monté sur son cheval, dans ce précipice. C'est cette figure que l'on voit dans le bastiment de la vigne de Borghèse, d'où elle est si bien détaché de la muraille qu'elle semble mesme tomber du lieu où elle est.

Le guide, qu'on appelle à Rome un antiquaire, qui nous conduisoit pour nous instruire de toutes les raretez et des antiquitez de Rome, nous monstra dans cette vigne une cave qui y avoit esté faite pour y faire rafraischir le vin : et nous dit qu'elle avoit esté creusée dans un de ces anciens cimetières de Rome, plein des corps des {350} saints martyrs, dont on avoit tiré les ossemens pour les mettre ailleurs, le pape Paul 5e jugeant plus à propos qu'ils fissent place au vin délicat qu'il vouloit qu'on bust chez luy quand il alloit à sa vigne, qui est tout proche de la Porte del Popolo.

Vénus des Médicis

Nous vismes encore la vigne de Montalte où, entre autres belles sculptures, on nous monstra avec plaisir la plus belle de toutes, qui est un gladiateur en marbre blanc. C'est une pièce achevée. En suitte de celle-là, nous allasmes à la vigne de Médicis, tout proche des Minimes de la Trinita del Monté. On nous fit entrer tout d'abord dans de grandes salles hautes, toutes pleines de très belles sculptures. On nous monstra tout d'abord, comme pour nous régaler, une figure de Vénus qu'on nomme par excellence la Vénus des Médicis, ouvrage effroïable pour la nudité honteuse où elle est, et bien plus digne du serail du Grand Turc que du palais d'un cardinal. Cette figure n'estoit pas, pour lors, seule dans cette impureté : elle estoit encore accompagnée de bien d'autres aussi horribles à voir.

Dès ce moment, je pris résolution de ne plus voir aucunes vignes de cardinaux, parce que je n'en avois vu aucune, jusques-là, où il n'y eust des impuretez, les unes plus, les autres moins, les unes en peinture et les autres en sculpture. Ce qui m'étonna beaucoup, dans leurs vignes, fut que parmy tant de peintures et de sculptures dont elles sont ornées, je n'en vis pas une de piété. Elles estoient toutes prophanes et ne représentoient que des Saturnes, des Jupiter, Junon, Vénus, Bachus, Minèrve et semblables. Néanmoins, la résolution que je fis de ne voir plus de vignes de cardinaux, ne s'étendit point jusqu'au Vatican, qui est le principal palais du pape, fort considérable en bien des choses, mais principalement pour la prodigieuse quantité de belles chambres.

Si ce palais est considérable par ce grand nombre de chambres, on peut dire en mesme temps qu'il est fort méprisable pour son entrée, qui est dans un détour, et si cachée qu'on ne la voit qu'après l'avoir longtemps cherchée. On trouve, à l'entrée, une cour quarrée mais qui n'a pas grande étendue. Elle n'a ny la grandeur ny la beauté de celle du palais d'Orléans, qui est une fois pour le moins plus grande. Il y a, dedans celle-là, une fonteine jaillissante, placée trop près des bastimens, qui sont entourez de tous costez de galeries qui seroient assez vilaines si elles n'estoient ornées de quantité de riches peintures. Nous entrasmes dans beaucoup de chambres du Vatican, lesquelles sont toutes peintes, et dans les platfonds et sur les murailles. Ces sortes de peintures du Vatican sont supportables, parce que la pluspart sont d'histoires saintes, et qu'il y en a très peu d'histoires prophanes.

Vénus du Vatican

J'aurois esté assez satisfait des peintures du Vatican, si on ne nous eust point mené dans une petite cour quarrée où il y a 8 ou 10 grandes figures de marbre blanc d'environ 9 piés de haut, que l'on y conserve dans de grandes armoires, dont on {351} nous ouvrit les guichets : après quoy, nous vismes, entre autres figures, deux grandes Vénus toutes nues. La veue de ces deux figures me fit sortir de ce lieu d'autant plus mécontent qu'un peu auparavant on nous avoit fait voir la chappelle de Sixte, qui est considérable par la peinture du Jugement universel fait de la main de Michel Ange, dont la veue effroïable devroit donner de la crainte à tous ceux qui conservent, dans leurs maisons, des Vénus si impures.

Exaltation d'Innocent Xe

Cette chappelle n'est pas seulement considérable par cette peinture du Jugement universel, qui est dans le fond tout proche de l'autel, mais aussi par l'avantage qu'elle a d'estre le lieu où se fait toujours l'élection du Pape, comme nous le dit nostre antiquaire : lequel, à cette occasion, nous parla d'une circonstance de l'exaltation d'Innocent Xe au pontificat, et nous dit que lorsqu'on eust ouvert le scrutin et qu'on contoit les suffrages des cardinaux, toutes les fois que ce bon homme entendoit qu'il y en avoit pour luy, il se levoit et faisoit, le bonnet en main, une profonde inclination, en signe de reconnoissance pour celuy qui pouvoit l'avoir nommé ; ce qu'il avoit toujours continué de faire, toutes les fois qu'on lisoit un billet en sa faveur, jusqu'à ce qu'ayant supputé soy-mesme le nombre de voix dont il avoit besoin pour estre pape, il interrompit, au dernier billet qui faisoit son nombre, sa civilité ; car au lieu de se lever comme auparavant, le bonnet en main, et de faire sa révérence ordinaire, il demeura ferme sur son siège, le bonnet en teste ; et craignant que le morceau ne luy échapast, il dit tout haut, en ton de souverain, ces paroles : Adorate dunque me, c'est-à-dire Adorez-moy donc.

Exaltation d'Alexandre 7e

Pour le pape Alexandre 7e, il n'en usa pas de la sorte. Car, se voyant nommé par tous ceux dont il eut les suffrages, il ne se pressa pas si fort, mais il demanda du temps pour délibérer s'il accepteroit cette charge formidable ; et aïant consulté Dieu sur son élection, environ autant de temps qu'il en faut pour réciter la moitié d'un Ave Maria : enfin, après cela, il crut que Dieu l'appelloit à un si relevé ministère qu'est celuy de veiller sur toute l'Église universelle ; et pliant volontiers les épaules sous cette douce et aimable charge, il consentit volontiers, et avec bien de la soumission, de porter la thiarre en teste et de prendre en main les clefs de saint Pierre, ainsi que nous le dit nostre mesme antiquaire.

Quand nous sortismes de cette chappelle, nous revismes une grande salle par où nous avions déjà passé, sans prendre garde à beaucoup de peintures qui sont aux murailles. Nous en trouvasmes une entre autres qui représentoit un empereur, lequel tenoit à genoux l'estrier de la mule sur laquelle le pape montoit : ce qui nous fit bien connoître qu'à Rome on tire avantage des civilitez qu'on leur fait, et qu'on s'en fait des titres pour s'élever.

{352} Massacre de la Saint Barthélemy approuvé à Rome

Nous vismes encore, dans cette mesme salle, une autre peinture qui est dans le fond, à main droite en entrant, laquelle me surprit beaucoup : c'est la représentation du massacre qui se fit à Paris le jour de Saint Barthélemy, lorsqu'on égorgea tant de Calvinistes. Cette peinture estoit chargée de cette inscription latine : Cædes de Coligny, et aliorum Calvinistarium in Gallia. Cette peinture me parut ne porter guères le caractère de l'esprit de l'Église, qui n'a jamais esté aise qu'on ait répandu de sang des hérétiques, qu'elle a conservé, peut-on dire, comme le sien propre ; car, quoy que ce meurtre ait causé peut-estre quelque bien à la religion et à l'Estat, parce qu'il a osté tout d'un coup quantité de séditieux et de rebelles, néanmoins on ne l'a pas dû exécuter, pour ne point s'éloigner de l'esprit de Jésus Christ, qui reprit aigrement ses apostres de ce que, par un zèle tout à fait indiscret, ils le pressoient de faire descendre le feu du ciel pour consumer ceux qui ne vouloient pas le recevoir. Cependant, Rome, bien éloignée de cette conduite, a fait, dans ses peintures publiques, triomphe d'une action dont elle ne devoit faire que le sujet de son deuil et de sa douleur, ne se pouvant faire que, dans une si grande quantité de gens égorgez, quelques-uns ne fussent peut-estre rentrez un jour dans le sein de l'Église.

Moines jouant à la boulle, le froc bas, dans les jardins du Vatican

Des bastimens du Vatican, nous passasmes dans les jardins de cette maison. Je n'en rapporteray point icy les beautez particulières dont on a tant écrit, et je ne parleray point ny des statues de marbre blanc et de bronze, ny des fonteines abondantes et miraculeuses qui se voient à Belvédère, ny des parterres des jardins, ny du plan de toutes sortes de citronniers de différentes espèces, ny des palmiers qui se voient en pleine terre, ny de beaucoup d'autres raretez remarquables ; mais je diray seulement que ces jardins si charmans servent particulièrement au divertissement des moines, à qui la porte est toujours ouverte quand ils veulent se récréer, estant bien juste que les soldats du pape, ainsi que le cardinal Albizy nomme les moines, aient quelque passe-droit. Ce fut ce qui nous donna lieu d'y voir des Carmes réformez qui y jouoient à la boulle, le froc bas : ce qui nous fit rougir d'une chose dont ils ne se cachoient nullement. Nostre antiquaire, qui nous conduisoit, s'apperceut bien que nous estions fort scandalisez de voir des moines jouer ainsi à la boulle, le froc bas, dans les jardins du pape et à la veue, s'il faut ainsi dire, de sa Sainteté ; et cet antiquaire, nous voulant guérir de ce scandale, l'augmenta en nous disant que tous les autres moines en faisoient tout de mesme dans ce jardin.

Après avoir emploïé les premières journées de nostre séjour dans Rome à voir toutes ces choses, nous poursuivismes, par nos amis, pour avoir audience du Pape ; et nous demandasmes qu'on nous donnast un jour pour saluer sa Sainteté : ce que nous n'eusmes point de peine à obtenir, à cause de la qualité de la personne que nous accompagnions. On parla à sa Sainteté du désir que nous avions de luy baiser {353} les piés, laquelle nous accorda ce que nous luy demandions et nous fit marquer un jour pour cela. Nous fusmes fort exacts à l'heure qui nous avoit esté marquée, et nous nous rendismes à Monté Caval à point nommé.

Audience du Pape accordée ; plaisant privilège du Général des Carmes déchaussez

Nous y demeurasmes un temps considérable sans avoir audience, parce que le Pape voulut dire la messe ce jour-là, comme il fit. En attendant, nous nous entretinsmes avec quelsques-uns de ceux qui estoient dans l'antichambre, qui demeuroient là, aussi bien que nous, pour avoir audience de sa Sainteté. Entre ceux avec qui nous eusmes plus de conversation, ce fut avec le Général des Carmes déchaussez, qui étoit François et qui étoit venu à l'audience du Pape pour luy présenter six de ses religieux, tous François, pour avoir l'honneur de luy baiser les piés et pour recevoir sa bénédiction et sa mission, avant que de partir pour les Indes et pour la Chine, où ces bons moines se préparoient d'aller travailler à la conversion des Infidelles. Je ne puis point oublier de dire icy que le Général des Carmes déchaussez avoit un privilège singulier, qui étoit d'estre chaussé, ainsi que je le vis.

Messe basse dite par le Pape

Après avoir discouru quelque temps avec eux, du voïage auquel ils se préparoient, nous nous en séparasmes pour aller entendre la messe du Pape. On prépara, pour cela, l'autel de la chappelle, qui est tout proche de l'antichambre. On vint mettre dessus cet autel les ornemens pour le revêtir. Il s'habilla sans aucune cérémonie, et il dit une messe basse dans cette chappelle, de la mesme manière que font les autres prestres, c'est-à-dire sans quoy que ce soit de particulier. Il fit cette action avec autant de piété à l'extérieur qu'on en peut attendre de qui que ce soit, et il me parut ne manquer pas à la moindre cérémonie qui se doit observer dans cette action. On eust dit, s'il n'eust point eu six aumosniers pour le servir, que c'eust esté un simple abbé. Je ne remarquay rien en luy de singulier, faisant cette action, sinon qu'il avoit sur sa teste une petite calotte de linge qui y demeura toujours, jusqu'au temps de la consécration, qu'un de ses aumosniers luy osta pour lors, et luy remit aussitost que l'élévation de la calice fut faite.

Nous nous trouvasmes à cette messe avec quelsques François de condition, qui estoient le marquis de Ragny, second fils du duc de Lesdiguières, et le marquis de [en blanc], petit-fils (6) de la marquise de Sénecy, lesquels nous avions veus en Hongrie. {354} Après que la messe du Pape fust dite, Abbé Bouvier, qui avoit agy à Rome pour M. le cardinal de Retz, parla au magior-dome de sa Sainteté pour nous faire avoir audience d'elle les premiers, parce qu'on s'apperceut que ces marquis prétendoient nous devancer : ce qui auroit esté un affront pour M. de Brissac, d'autant que sa qualité de duc et pair de France l'emportoit au-dessus de celle de ces messieurs. On n'eut pas plutost fait entendre cela au magior-dome, qu'il donnast parole d'introduire M. de Brissac le premier à l'audience. Pour cela, on nous fit entrer dans l'antichambre, où tandis que M. le duc de Brissac parloit au Pape, le cardinal Nini, qui estoit pour lors camérier, nous receut d'une manière très obligeante.

Exercice fait pour apprendre à saluer le Pape

D'abord, après quelque entretien que j'eus avec luy de la guerre de Hongrie, dont je luy dis plusieurs particularitez qu'il ne sçavoit pas, il nous fit faire l'exercice dans l'antichambre du Pape, pour nous apprendre toutes les démarches et les cérémonies qu'il falloit garder pour baiser la mule du Pape. On nous avoit déjà fait donner quelsques instructions là-dessus, le jour auparavant ; et on nous avoit appris qu'on n'estoit point receu à baiser les piés du Pape avec des perruques à calottes, et qu'ainsi on ne pouvoit paroître devant luy ou que sans cheveux, ou avec une perruque toute de cheveux ; qu'une perruque avec calotte manquoit au respect qu'on devoit à sa Sainteté, devant qui personne n'avoit droit de paroître la teste couverte ; que la perruque toute de cheveux ne portoit point ce préjudice, parce que l'on avoit sujet de croire qu'on n'avoit que ses cheveux naturels.

Rigoureuse cérémonie

On tascha de nous faire trouver bonne, ou au moins supportable, cette cérémonie dure et rigoureuse par l'exemple d'une semblable, ou pour mieux dire plus insupportable, qu'on avoit tenue il n'y avoit pas bien du temps à l'égard d'un ambassadeur d'Espagne : qui, outre son grand aage qui l'obligeoit à s'appuïer sur une canne quand il marchoit, y estoit encore contraint par le grand nombre de coups et de blessures qu'il avoit receues à l'armée et dont il estoit tout estropié. Cependant, nous dit-t'on, on ne luy permit jamais, dans cette extrême nécessité, de paroître avec une canne, qui ne servoit qu'à l'appuïer, dans l'audience du Pape.

Entrée vers le Pape comme des scélérats

Nous fusmes donc obligez de nous rendre à l'obligation indispensable de la cérémonie, c'est-à-dire d'aller vers le Pape sans perruque à calote : si bien qu'il fallut que M. le duc de Brissac, qui estoit le seul de sa maison qui en eust, quittast celle qu'il portoit et en fit acheter une qui fust toute de cheveux. Ce fut en cet équipage qu'il entra chez le Pape, de qui il eut audience tout seul : pendant quoy, le camérier nous faisoit faire l'exercice dans l'antichambre, où il nous fit entendre comment il falloit {355} aborder le Pape. Il nous dit qu'il falloit quitter la calotte, le chapeau et les gands, comme effectivement il nous les fit laisser et mettre sur un banc, n'estant pas permis à personne de les porter à la main devant le Pape. Ce camérier nous apprit encore comment il falloit aborder sa Sainteté, en luy faisant trois génuflexions différentes : la première à l'entrée de la chambre, la seconde au milieu et la troisiesme aux piés du Pape.

Tandis qu'on nous faisoit nostre leçon, M. de Brissac eut son audience, dont je parleray bientost, le Pape m'aïant fait l'honneur, quand je luy parlay en suite, de m'en dire le sujet. Ce seigneur en rapporta deux médailles, l'une d'or et l'autre d'argent. Toutes les deux estoient larges de la paume de la main et portoient d'un costé l'image du Pape, et de l'autre un saint Pierre appuïé sur les armes de Chigy.

M. le duc de Brissac estant sorty de l'audience que le Pape luy avoit donnée, on nous y introduisit aussitost, sans calotte, sans gands et sans chappeaux, mesme à la main : si bien que nous y parusmes comme des scélerats sans contenance, ne sçachant pas mesme ce que nous devions faire de nos mains, ny en quelle posture les mettre, toutes celles que nous pouvions prendre pour lors nous estant ou fort incommodes ou fort indignes. Car, d'aller vers le Pape les mains jointes, cela eut augmenté l'adoration qu'il se fait rendre ; d'aller aussi les bras croisez ou pendants, rien ne nous paroissoit de plus ridicule ; néanmoins, il fallut partager toutes ces postures et en prendre tantost l'une et tantost l'autre, comme pour essaïer de celles qui seroient moins insupportables.

Manière d'adorer le Pape ; adoration du Pape condamnée par saint Grégoire, livre 21 des Morales, chapitre 10

Nous entrasmes donc, six que nous estions, dans la chambre du Pape. Je marchay le premier, parce que les autres voulurent me donner le pas. D'abord, je fis ma première génuflexion à l'entrée de la porte, comme on me l'avoit monstré, puis la seconde au milieu et la troisiesme aux piés du Pape, où je me prosternay pour les luy baiser. J'avois assez de peine à me rendre à cette cérémonie, me souvenant pour lors d'un endroit de saint Grégoire pape, qui blasme fort cette espèce d'adoration, qu'il reprend en ces termes que voicy : Le premier Pasteur de l'Église, voyant que Corneille le Centenier se mettoit en devoir de l'adorer et de luy rendre un honneur qui estoit au-dessus de luy, eut aussitost recours à la considération de l'égalité de la condition humaine, et luy cria : Levez-vous, car je suis un homme comme vous. Et en effet qui est-ce qui ignore que ce n'est pas devant un homme, mais devant le Créateur, que l'homme doit se prosterner ? Parce donc que ce saint apostre vit que son prochain s'humilioit devant luy plus qu'il ne devoit, de crainte que son cœur ne s'élevast, par un mouvement de vanité, au-dessus des bornes de l'humanité, il fit aussitost réflexion sur ce qu'il estoit homme, afin que la considération de l'égalité de la nature réprimast la vanité que luy pouvoit inspirer l'honneur qu'on luy rendoit.

{356} Quelque peine que j'eusse pour lors de rendre ces respects au Pape en cette manière trop flatteuse, je le fis pourtant, dans le désir que j'avois d'estre le témoin oculaire de cette flatterie insupportable à laquelle les courtisans de Rome se sont laissez aller : ayant engagé ainsi, par leur exemple, le reste des fidelles à rendre des respects excessifs aux derniers papes, que leurs prédecesseurs si saints ont toujours refusez constamment.

Habits ordinaires du Pape

Quand j'entray dans la chambre du Pape, je le trouvay tout seul, dans un fauteuil élevé sur une estrade de trois marches et un dais au-dessus de sa teste. La chambre n'avoit point d'autres meubles que ceux-là, avec une tapisserie de damas rouge enrichie d'un passement d'or de la largeur du doigt, cousu sur les lez de l'étoffe. Je me prosternay aux piés du Pape, quand je fus arrivé à son throsne. Si tost que je fus à genoux devant luy, il me présenta sa mule de velous rouge, sur laquelle il y avoit une petite croix d'or en broderie, que je baisay. Sa calotte et son cameil sont tous deux de mesme couleur rouge et de mesme étoffe, bordez l'un et l'autre à l'entour d'une fourure blanche. Pour sa soutanne, elle estoit de satin blanc. C'est ainsi que sont vêtuz tous les papes.

Entretien avec le Pape

Dès le moment que j'eus baisé les piés du Pape, je songeay aussitost à me retirer, suivant l'avis que le camérier nous en avoit donné : nous ayant dit que si tost que nous aurions baisé la mule du Pape, demandé des indulgences et receu sa bénédiction, il faudroit nous relever et sortir incontinent. Je le voulus faire, suivant l'ordre qu'on m'en avoit marqué ; mais le Pape m'arresta et me demanda si je sçavois bien parler italien. Je luy répondis que non, parce qu'il y avoit trop peu de temps que j'estois dans le païs, mais que s'il luy plaisoit, je luy parlerois latin : ce que sa Sainteté agréa ; et d'abord, faisant luy-mesme l'entrée de l'entretien que j'eus avec elle tout le temps que j'eus l'honneur de l'approcher, elle me dit le sujet de la conférence qu'elle avoit eue avec M. le duc de Brissac, qui venoit de la quitter.

Sujet de cet entretien

Le Pape me dit donc qu'il avoit témoigné à ce seigneur qu'il n'approuvoit pas son voyage de Hongrie ; de quoy, moy demeurant tout surpris, je luy dis que je ne pouvois point comprendre comment sa Sainteté n'approuvoit point une entreprise si chrétienne. Ma réplique promte fut cause que le Pape s'expliqua, et qu'il me dit qu'à la vérité le voyage de Hongrie étoit une chose très louable dans un seigneur de la condition de M. le duc de Brissac ; mais qu'aïant appris qu'il n'avoit ny frères ny enfans, il croyoit qu'il ne devoit pas exposer une si illustre maison que celle de Brissac à estre éteinte, comme cela pouvoit arriver en mille manières dans la guerre {357} de Hongrie, et qu'il devoit se contenter de fournir aux frais de la guerre, en entretenant quelque régiment de la dépense qu'il avoit esté obligé de faire pour la campagne. Je ne manquay pas de relever ce que le Pape me dit là-dessus, et de luy faire entendre que le zèle de M. le duc de Brissac pour l'Église estoit si grand, qu'il n'avoit pas cru que, dans une occasion pareille à celle d'où il venoit de sortir, il ne devoit épargner, pour deffendre les Chrétiens, ny son bien ny si maison ny sa vie mesme. Le Pape me répondit que cela estoit très généreux ; et cet entretien finy, il en recommença un autre.

Que direz-vous, me demanda-t'il, si je vous dis, moy qui suis véritablement le Père de la paix, que je n'ay point aimé celle que l'Empereur vient de faire avec les Turcs ? -- Je n'ay pas de peine, luy dis-je, Saint Père, de comprendre que vous n'en devez pas estre satisfait, ayant appris que l'Empereur avoit esté si peu reconnoissant des bienfaits qu'il a receus de vostre Sainteté pendant la guerre de Hongrie, qu'il a fait son accommodement avec le Grand Seigneur sans vostre participation. -- Il n'y a rien de plus vray que ce que vous dites, me répliqua le Pape, fort satisfait de ce que je luy donnois matière de parler sur ce sujet et de publier tout ce qu'il avoit fait pour le prince. Voicy ce qu'il m'en apprit.

Plaintes du Pape contre l'Empereur

Si tost, me dit-t'il, que l'Empereur m'eut fait connoître la guerre qu'il avoit à soutenir contre les Turcs, je luy fis toucher, en 24 heures, deux millions, à condition qu'on donneroit chaque jour la solde à tous les soldats dans le chappeau. Cependant, me dit-t'il encore, j'ay appris qu'on ne les avoit pas païez ; et j'ay sceu davantage : que les soldats, à qui on vouloit faire accroire que je n'avois rien contribué pour la guerre, estoient assez instruits de ce que j'avois fait, et qu'ils disoient hautement dans le camp qu'On nous paie de l'argent que le Pape a donné pour nous. Je crois bien, poursuivit-t'il, que l'Empereur n'auroit pas fait si tost la paix, si j'eusse voulu luy envoïer encore 4 millions qu'il demandoit ; mais les quatre millions ne se trouvent pas si facilement qu'il pense.

Addresse du Pape à se faire valoir

Après que le Pape m'eust fait connoître les obligations particulières que l'Empereur luy avoit pour l'argent qu'il luy avoit fait toucher, il m'apprit de plus celles qu'il luy avoit pour les troupes françoises qu'il luy avoit procurées, lesquelles, me dit-il (7), avoit sauvé l'Empire par leur courage. Il ajouta que, pour luy faire avoir ce secours, il avoit abandonné ses propres intérests, en la manière qu'il me l'expliqua aussitost : Vous scavez, me dit-il, que j'ay eu quelque démeslé avec vostre roy, mais vous ne sçavez peut-estre pas que j'ay renoncé à tout ce que je pouvois prétendre en faveur de l'Empereur et de la guerre de Hongrie. Voicy comment, poursuivit-il. J'ay considéré que si je {358} m'attachois à deffendre mon droit contre de roy de France, non seulement je me mettrois hors d'estat d'assister l'Empereur de mon argent, mais que j'empescherois aussi, en mesme temps, que les François ne le secourussent de leurs troupes, qui seroient occupées contre moy ; qu'ainsi je donnerois occasion à toute la terre de parler contre moy et de dire que moy, qui suis le Père de l'Église, non seulement je ne luy aidois point dans une affaire si pressante, mais mesme que j'empeschois les François d'agir pour son service : si bien que ces différentes considérations m'obligèrent d'accorder au roy de France tout ce qu'il me demandoit, et encore au-delà, pourveu qu'il deffendist l'Église contre les Turcs, comme toute la terre sçait qu'il l'a deffendue si heureusement.

En effet, aïant appris que vostre roy souhaitoit que j'envoïasse en France quelqu'un des miens, je luy fis dire que non seulement j'en ferois partir un de ceux qu'il voudroit, pour terminer nos affaires, mais que s'il estoit nécessaire, j'y envoïerois toute ma famille, jusqu'aux enfans de Dom Agostino, mon neveu, qui estoient encore à la mamelle. Ainsi, je pacifié toutes choses à mon préjudice, et à l'avantage de l'Empereur, pour qui j'obtins des troupes françoises qu'on ne luy avoit pas voulu accorder avant que je les eusse demandées pour luy.

Il est vray que je ne luy procuré que 6 000 hommes de vos troupes ; mais je ne demanday que ce nombre d'hommes, pour ne blesser pas l'esprit des Allemans, qui sont de leur naturel fort deffiants et qui appréhendoient que les François n'allassent chez eux plutost pour leur faire la guerre que pour les secourir. La connoissance que j'avois, me dit le Pape en continuant, du foible des Allemans sur ce point, m'a obligé à ne demander à vostre roy des hommes qu'autant qu'il leur en falloit pour ne les point blesser et pour les secourir. Les Impériaux sçavent présentement ce que vallent six mille François, puisqu'ils ne doivent point ignorer ce que toute l'Europe connoist si bien : que ce petit nombre de vos troupes a sauvé tout l'Empire. Qu'eussent donc vu, l'année prochaine, les Impériaux, quand ils eussent eu, tout de nouveau, autres 6 000 hommes tous frais, que le roy de France m'avoit déjà promis pour ce temps-là !

Plaintes contre la conduite de l'Empereur de nostre part

Quand le Pape eut fait ses plaintes contre l'Empereur, je commençay à luy faire les miennes contre ce mesme prince ; et je luy dis qu'il estoit bien étrange de voir qu'après que nous avions fait près de 500 lieues pour venir au secours de l'Empire, l'Empereur nous eust abandonné comme il avoit fait ; que nous ne pouvions juger autre chose de sa conduite à nostre égard, sinon qu'il avoit eu dessein de nous livrer aux Turcs : car, sans parler du commissaire que sa Majesté impériale nous avoit donné pour nous conduire, lorsque nous n'estions encore ensemble que 900 hommes qui allions joindre nostre armée, Sans parler, di-je, de ce commissaire qui se cacha dans Ralesburg [lire : Rakelsburg], nous laissant aller seuls dans un païs étranger et inconnu, sans guide et sans {359} sçavoir où estoient nos gens, que nous ne pusmes trouver qu'après trois jours de marche, en suivant les traces des corps morts et de quantité de moribonds qui expiroient le long des hayes sur les grands chemins ; sans parler, di-je à sa Sainteté, de ce commissaire qui nous avoit si bien jouez, nous avions encore bien d'autres sujets de plaintes à faire contre l'Empereur, pour nous avoir laissez dans l'armée sans poudres, sans plomb, sans canon, sans pain et sans vin, enfin sans quoy que ce fust des choses nécessaires à la vie, toutes ces choses y estant si rares qu'un pain qui communément ne valloit que deux sols se vendoit deux écus dans l'armée, et si encore n'en trouvoit-on presque point à acheter : quoy que l'Empereur pust nous faire venir des vivres en abondance, avec toute la facilité imaginable, sans qu'il fust besoin de la moindre escorte, parce que la rivière de Rab, qui nous séparoit d'avec les Turcs, les empeschoit de faire des courses de nostre costé.

Aumosniers jésuites dans l'armée ; justes plaintes à faire contre eux

Je ne manquay pas encore de représenter au Pape que l'Empereur n'avoit point pourvu à un hospital pour l'armée : si bien que tous les soldats ou malades ou blessez, estoient abandonnez dans leurs huttes sans avoir aucun secours, ce qui estoit cause de la mort de plusieurs.

Si j'eusse cru que sa Sainteté eut bien receu un avis que j'aurois pu luy donner, de la conduite des Jésuites qui s'estoient chargez du soin de l'hospital qu'on devoit establir pour les François, je luy eusse fait entendre ce que j'avois appris de la bouche mesme du Père Langlois, Jésuite françois : qui estoit que ceux de sa société qui devoient l'accompagner pour le soulagement des soldats malades, l'avoient laissé tout seul, tandis qu'ils estoient allez se promener en Italie et l'avoient ainsi exposé seul à entendre la confession de 6 000 hommes. Ce fut la veue de cette surcharge qui obligea ce bon père de me prier de le secourir dans son travail : ce que je luy refusay, ne voyant point lieu de servir utillement tant de blasphemateurs et misérables publics, tels qu'estoient presque tous les officiers et soldats françois. Ainsi, je me tiray de cette engagement où ce bon père me vouloit mettre, en luy disant que ceux qui prenoient des appointemens pour faire ces fonctions, y devoient travailler et ne s'aller point promener en Italie, pour embarasser d'autres dans un employ si dangereux.

Je ne parlay point de toutes ces choses au Pape, parce que je connoissois qu'il avoit de trop avantageuses pensées de leur conduite pour vouloir se laisser persuader qu'il se trompoit en cela, comme en beaucoup d'autres choses où il n'estoit pas infaillible. Ainsi, je laissay les bons pères sans parler d'eux, ne m'entretenant avec le Pape que de la conduite peu honneste de l'Empereur, qui avoit fait la paix sans la participation de sa Sainteté.

Je crus qu'après avoir parlé de toutes ces choses au Pape, je ne devois pas tarder davantage pour luy demander des indulgences : ce que je fis, en luy disant qu'il n'y avoit personne qui eust plus de raison de luy en demander, que toute nostre compagnie et moy, qui estions présents. C'est pourquoy je luy fis un détail de toutes {360} les peines que nous avions eues, soit en faisant un voïage de plus de 400 lieues, en nous exposant à tant de périls différens, comme fut celuy où nous nous trouvasmes la veille que nous joignismes l'armée, quand nous passasmes toute la nuit, 900 hommes seulement que nous estions, dans l'appréhension d'estre envelopez par quatorze mille Tartares, qu'on nous avoit assuré nous devoir égorger. Après que j'eus fait à sa Sainteté le récit de ces peines et de ces dangers, et que j'y eus ajouté ce que la faim et d'autres incommoditez nous avoient fait souffrir, je luy répétay, encore une fois, qu'il y avoit peu de gens qui méritassent, comme nous, d'avoir des indulgences. Ma franchise à luy parler de la sorte le fit sourire : après quoy, il me dit qu'il nous en donneroit.

Estime du Pape pour les médecins et chirurgiens françois

Afin que sa Sainteté fust pleinement convaincue de la vérité des dangers où nous nous estions trouvez, je luy monstray M. le marquis de Manou d'Alègre, qui estoit derrière moy, lequel avoit receu un coup de mousquetade d'un Turc, laquelle luy avoit percé toutes les chairs de la gorge sans offenser les jugulaires, la balle aïant fait son ouverture par un endroit de la gorge et sa sortie par un autre. Ce coup extraordinaire que je fis voir au Pape, le surprit étrangèrement. Il me demanda aussitost si nous avions de bons chirurgiens pour cette plaie. Je luy répondis que le chirurgien de M. le duc de Brissac, qui estoit un fort habile garçon, l'avoit guéry. Sur quoy sa Sainteté me répliqua que M. le marquis de Manou avoit esté bien heureux de n'estre point tombé entre les mains des chirurgiens allemans ou italiens : d'autant que les uns et les autres estoient très ignorans en médecine et en chirurgie, et qu'il n'y avoit que les François qui fussent habilles gens en l'une et en l'autre science ; qu'il le sçavoit par sa propre expérience, et qu'il estoit redevable de sa vie aux chirurgiens françois.

Je ne laissay pas tomber par terre une si avantageuse parole, prononcée solemnellement ex cathedra en faveur des François. Je dis au Pape que dorésenavant j'aurois plus d'estime que jamais de nostre nation, puisqu'elle avoit esté assez heureuse pour conserver la vie à une personne comme celle de sa Sainteté, pour la conduire ainsi, dans la suitte du temps, sur le throsne de saint Pierre, qu'elle occupoit aujourd'huy si dignement. Le Pape ne se contenta pas de me dire en général qu'il estoit redevable de sa vie aux François : il m'en vouloit bien faire le détail tout au long. Voicy tout ce qu'il me dit là-dessus.

Lorsque j'estois nonce à Cologne, me dit-t'il, je fus surpris d'une grosse fièvre continue, dans laquelle quelsques médecins allemands m'estant venus visiter, m'ordonnèrent de boire du meilleur vin qui se trouveroit et de le boire tout pur, parce que (dit-t-il en riant) c'est une grande hérésie parmy eux que de mettre de l'eau dans le vin. Je ne voulus point suivre, continua-t'il, cet avis, mais je fis tout le contraire : c'est-à-dire je ne beus que de l'eau toute pure, ce que je continuay toujours pendant ma maladie, après que j'eus fait venir les François, qui me l'ordonnèrent ainsi. Je n'eus pas de peine de suivre leur {361} ordonnance, parce qu'outre que la raison me persuadoit qu'il en falloit user de la sorte, et qu'on ne pouvoit éteindre un grand feu que par beaucoup d'eau, c'est que j'estois persuadé de la capacité de ces médecins françois qui estoient à la suitte de la reine Marie de Médicis, laquelle s'estoit retirée de France à Cologne.

Bassesse du génie d'Alexandre 7

Le Pape nous dit encore que, dans la mesme ville, il avoit eu la pierre ; et qu'aïant appris qu'il y avoit dans Paris un chirurgien fort habille pour la taille, il avoit prié les gens de la reine de France de se faire venir pour le tailler ; qu'il l'avoit fait mander par plusieurs fois, sans qu'il vint. De quoy s'estonnant, il demanda à ceux à qui il avoit fait la prière, de luy écrire pourquoy ce chirurgien ne venoit ou au moins ne répondoit point à leurs lettres ; et qu'ils luy dirent franchement que des gens de cette sorte ne faisoient jamais de voyages qu'on ne les payast par avance, et qu'ils ne fussent assurez de ce qu'il y avoit pour eux. Je vis bien, me dit le Pape, que j'avois donné lieu, sans y penser, à ce retardement qui me causoit beaucoup de douleurs ; ce qui fit que je consigné au plutost les frais du voïage et tout l'argent que j'avois dessein de donner à celuy qui me tailleroit : ce qui fit qu'en très peu de temps il vint à Cologne, où incontinent après son arrivée, il fit son opération fort heureusement.

Entretien bas d'Alexandre 7 ; addresse d'Alexandre 7 pour couvrir sa faute

On ne pouvoit pas faire le détail plus exact d'une chose que le Pape me fit de son incommodité et de sa taille. Il me marqua jusqu'à la moindre parole qu'il prononça dans son opération et me dit que, dans les excès de sa douleur, il s'emporta à dire une parole qui ne signifioit rien, qui estoit Corna ; que pour luy, il n'y prit pas garde, mais qu'on l'en fit souvenir après son opération : ce qui le surprit beaucoup, ne sçachant pas où il avoit pu prendre ce mot, pour le dire si hautement dans son mal ; que quelquefois il échappe ainsi de certaines paroles, dans les douleurs, dont celuy-là mesme qui les prononce ne sçauroit rendre aucune raison.

Je ne sçaurois pas, ny personne aussi de nostre compagnie, pourquoy le Pape nous particularisoit si fort les circonstances de sa maladie et de son opération ; et nous n'eusmes point d'autre veue du récit qu'il nous en faisoit, sinon que son génie n'estoit pas fort élevé, puisqu'il se laissoit aller jusque là que de nous entretenir ex cathedra de bagatelles si basses et si méprisables. J'en dis mon sentiment, à la sortie de l'audience de sa Sainteté, à une personne de condition de France que je voyois assez souvent à Rome, où elle faisoit séjour depuis un assez long temps : laquelle me fit entendre qu'il y avoit plus d'esprit que je ne croïois, dans le récit que nous avoit fait Alexandre 7e, quand il nous avoit dit qu'il s'estoit écrié Corna, dans la violence de l'opération de sa taille ; qu'en cela, sa Sainteté estoit merveilleusement adroite, et qu'elle vouloit empescher, en nous prévenant de ce conte imaginaire, que nous ne crussions ce que toute la ville de Rome disoit : qui estoit que dans la douleur de {362} l'opération, elle avoit proféré un vilain mot qu'on luy avoit reproché dans des rencontres, quoy que vraysemblablement il luy fust échappé.

Cet entretien finy, le Pape me parla tout de nouveau de la guerre de Hongrie, et il me demanda si le général Montecuculli, qui commandoit l'armée, estoit un homme de teste et de main. Je luy répondis ce que j'en pensois et luy dit franchement qu'il ne passoit pas pour un si grand capitaine, et qu'il falloit un homme de plus grand cœur pour commander à des François, qui s'ennuïent quand ils n'ont rien à faire à l'armée, comme ce général avoit tenu presque toujours nos gens. Vous avez raison, me dit le Pape, de parler ainsi. Vous auriez bien mieux eu vostre conte avec le deffunt duc Picolomini, qui estoit mon parent et dont je vous ay envoïé en France, il n'y a pas bien du temps, un nonce de sa maison, qui est le cardinal Picolomini. Ce duc, me dit le Pape, estoit un homme qui entendoit bien la guerre et qui a rendu en son temps des services très considérables à l'Empire.

Sur la fin de nostre audience, le Pape me dit qu'il avoit appris que nous allions nous promener à Naples. Je seray bien aise, ajouta-t'il, que vous me veniez encore voir à vostre retour. Je ne manquay pas de témoigner à sa Sainteté combien nous luy estions obligez, non seulement de l'audience qu'elle venoit de nous accorder si favorablement, mais encore de celle qu'elle nous promettoit tout de nouveau, sans la luy demander ; que c'estoit l'effet d'une bonté paternelle dont nous aurions toute la reconnoissance possible, pendant nostre vie. Cela dit, je baisay encore les piés de sa Sainteté, et tous ceux de nostre compagnie en firent de mesme : après quoy, nous retournasmes dans l'antichambre reprendre nos chappeaux, nos gands et ma calotte, que nous avions laissez sur des chaises en entrant à l'audience.

Nous témoignasmes à M. le Major-dome combien estoit grande la satisfaction que nous avions eue de l'audience que sa Sainteté nous avoit donnée, du bon accueil qu'elle nous avoit fait avec tant de familiarité, et une si extrême douceur qu'elle ne pouroit pas estre plus grande entre des égaux. En effet, le Pape nous parla et me laissa toujours parler avec la mesme liberté que j'aurois fait avec une personne de ma condition. La conversation et l'entretien que j'eus avec luy m'étonna, d'autant plus que comparant sa contenance dans les actions publiques où il paroissoit dans sa manière d'agir, avec l'audience qu'il nous donna, elles n'avoient aucun rapport ensemble. Car, en celles-là il paroissoit dans la dernière gravité, ne remuant pas mesme les paupières des yeux ; et dans celle-cy, il estoit, s'il faut ainsi dire, la familiarité mesme, tant il nous témoigna de douceur et d'agréement dans ses paroles, qui estoient mesme quelquefois enjouées et divertissantes, disant ordinairement les choses avec un petit sourys tout à fait charmant. Sa manière de parler latin estoit simple mais polie et facile, et je puis dire que de tous ceux avec qui j'ay eu occasion de parler latin in Italie, je n'en ay rencontré aucun qui pust le parler comme le Pape faisoit. Presque tous les autres parlent si mal cette langue que c'est pitié de les entendre.

{363} Quand nous eusmes fini nostre audience, MM. le marquis de Ragny et le petit-fils de Mme la marquise de Sénecey y entrèrent. La curiosité que nous eusmes, de sçavoir si ces messieurs auroient audience du Pape aussi longtemps que nous avions eue, nous obligea à laisser un de nos estaffiers à Monté Caval, afin d'y pendre garde et de venir nous le dire en suitte ; mais ces messieurs, n'aïant fait que baiser les piés de sa Sainteté, sortirent tout aussitost : ce que l'estaffier que nous avions laissé pour observer comment les choses se passeroient, nous vint rapporter en mesme temps.

Manière de demander les indulgences ; indulgences accordées au-delà de la demande

Le lendemain de nostre audience, nous poursuivismes les indulgences que le Pape nous avoit promises, et chacun de nous fit dresser son mémorial, c'est-à-dire sa requeste, afin de le présenter au Pape. Le mien estoit conceu en ces termes, ayant changé mon nom dans tout le voïage et supprimé ma qualité de docteur : Beatissimo padre Carlo du Parc, gentilhuomo franceze, supplica humilmente la Santità vostra per la benedittione in articolo mortis per se et suoi parenti nel primo et secondo grado, et per altri dodeci amici suoi. La mémorial de ceux de nostre compagnie qui avoient assisté, comme moy, à l'audience du Pape estoit dressé de la mesme sorte, à la réserve du nom de chacun en particulier, qui estoit changé. Sur le dessus de ce mémorial il y avoit ces mots : Alla Santità de nostre signore, et au bas le nom de celuy qui le présentoit. Par exemple, au bas du mien il y avoit Per Carlo du Parc, gentilhuomo franceze. Le Pape aïant accordé toutes ces indulgences, le secrétaire mit sur le dos du mémorial ces paroles : Sanctissimus annuit die 9 novemb 1664 ; puis ce secrétaire signa ces indulgences en ces termes : Archepiscopus Corinthi secretarius.

Toute nostre compagnie fut très satisfaite des indulgences que le Pape luy donnoit. Je fus le seul qui témoignay n'en estre pas content, parce que je m'attendois à quelque chose de plus que les autres. Cela fut cause que je présentay un second mémorial à sa Sainteté, en faveur d'un monastère de filles en France pour qui j'avois de l'estime. Par ce mémorial, je demanday plusieurs sortes d'indulgences pour elles, que le Pape m'accorda fort libéralement, me témoignant mesme en cela une bonté particulière, puisqu'il ne voulut point avoir égard, en cette rencontre, aux règles prescrites pour de certaines indulgences, telles que sont celles des autels privilégiez, qu'on n'accorde jamais à qui que ce soit que pour des églises où on célèbre pour le moins sept messes par jour. La faveur que me fit le Pape en cette occasion, de passer par-dessus les règles, fut d'autant plus grande qu'il m'accorda cette sorte d'indulgence sans que je la luy demandasse.

Les largesses du Pape pour moy n'en demeurèrent pas encore là : car, il me donna pour ce mesme monastère les mesmes indulgences, en visitant sept chappelles dans leur maison, qu'on en gaingne à Rome en visitant les sept stations ou églises de Saint {364} Pierre, de Saint Paul, de Saint Laurent, de Saint Jean de Latran, de Sainte Marie Major, de Saint Sébastien et de Sainte Croix dans Jérusalem. Il ajouta mesme, à tout cela, les indulgences que l'on gaingne à la Scala santa, et d'autres encore plénière pour toutes les festes et dimanches que ces filles chantent les litanies de la Vierge dans leur chappelle, voulant mesme que les personnes séculières du dehors qui assisteroient à cette prière, participassent à la grâce qu'il faisoit à ces religieuses. Il est aisé de s'imaginer combien je fus satisfait du Pape, qui passoit par-dessus les règles des indulgences, pour m'en donner au-delà mesme de ce que je n'osois espérer.

Lorsque nous eusmes nos indulgences après l'audience que nous avions eue du Pape, nous songeasmes à nostre voyage de Naples ; mais comme nous nous y disposions, nous apprismes que le cardinal Chigy, neveu du Pape que sa Sainteté avoit envoié en France légat a latere, pour y faire satisfaction au Roy de l'insulte faite à son ambassadeur, le duc de Créquy, par les soldats corses, devoit faire son entrée dans Rome au retour de sa légation de France. La magnificence avec laquelle nous sçavions que ce légat estoit entré dans Paris, nous fit croire qu'il entreroit tout de mesme dans Rome, où il retournoit. Nous pratiquasmes une place commode sur sa route pour le voir entrer. Nous nous mismes sur un balcon d'où nous pouvions le voir fort à nostre aise.

Retour du légat de France à Rome

Le long temps que ce légat mit pour rentrer, nous fit croire que son retour seroit quelque chose de bien magnifique et de très majestueux, et que son retardement n'estoit que pour donner lieu aux apprests qui se faisoient pour sa marche ; mais la cérémonie de son entrée ne répondit aucunement à nostre attente, parce qu'il ne se fit jamais rien de plus gueux et de plus misérable. Toute cette entrée consistoit en une trentaine de cardinaux, précédez par leurs massiers à cheval et qui portoient chacun une masse, les unes d'argent et les autres de vermeil doré. Ces gens estoient devancez par quelsques cavalliers de condition, comme estoit le prince Colonne et Dom Agostino, neveu du Pape et frère du Légat, en suite de quoy marchoient les cardinaux, qui estoient tous deux à deux sur leurs mules, coeffez de leurs chappeaux rouges avec les cordons qui pendoient, et bridez d'un ruban qui passoit par-dessus la gorge afin d'arrester le chapeau et d'empescher qu'il ne tombast par terre. Après tous ceux-là, venoit le Cardinal légat, qui avoit à ses deux costez les deux plus anciens cardinaux pour l'accompagner.

Quand je vis cette marche, que je m'estois figurée devoir estre si magnifique, je dis tout haut qu'elle ne différoit en rien de celle de M. le Recteur de l'université de Paris, sinon que dans celle-là on voïoit beaucoup de chevaux et que dans celle-cy il n'en paroissoit point. Nous avions préssenti la pitoïable cérémonie de cette cavalcade en allant prendre nos places pour la considérer : parce que nous avions rencontré sur nostre chemin beaucoup de valets montez sur les mules de leurs {365} éminences, qui portoient avec peu de respect, derrière le dos, les chappeaux de leurs maistres, ces valets courants le plus souvent à bride abbatue en cet équipage et traittant assez indignement le chappeau rouge qu'on prétend que les testes mesme courronnées doivent respecter.

Cérémonie de la légation finissante

La misérable cavalcade du Légat estant passé devant nous, nous descendismes de nostre balcon ; et nous coupasmes chemin pour aller chez le Pape à Monté Caval, afin d'assister, comme nous fismes, au consistoire où le Cardinal légat devoit se rendre. Nous entrasmes avant qu'il fut arrivé et vismes toute la cérémonie, qui fut très médiocre. Le Pape aïant pris séance au bout de la salle, dans une chaire élevée de trois degrez et couverte d'un dais, le Légat entra et vint baiser les piés de sa Sainteté : ce que firent aussi, après luy, tous ceux de sa suitte qui l'avoient accompagné en France. Cela fait, on congédia tout le monde ; et le Cardinal légat estant dépouillé de sa légature, reprit son rang de création parmi les autres cardinaux, qui demeurèrent là tous ensemble, pour proposer les évêchez vacants et pour traitter les autres affaires de l'Église.

Tivoli

Voïage à Tivoly ; route agréable de Rome à Tivoly ; ruisseau souffré

Avant que de partir pour Naples, nous prismes une journée pour aller voir la belle maison de Tivoly, appartenante au cardinal d'Este. Nous montasmes, le matin, en carosse et allasmes disner dans cette petite ville. Je m'attendois que, dans ce petit voïage, je perdrois la mauvaise idée que j'avois prise de la campagne que j'avois veue en arrivant à Rome, et que la beauté d'un nouveau païsage et des belles maisons que nous trouverions sur nostre route, comme on me l'avoit fait espérer, me donneroit des idées plus avantageuses que je n'avois eues des environs de Rome ; mais je ne trouvay rien de tout de cela, dans les huit ou neuf milles de chemin que nous fismes de là à Tivoly, sur lequel on ne rencontre pas une misérable maison et presque pas un arbre. Tout ce que me parut de remarquable sur cette route fut un ruisseau extraordinairement puant, dont l'odeur de souffre nous frappa plus d'un mille avant que de le voir. Cette puanteur est causée par les minières de souffre dans lesquelles il prend sa source et se conduit, ce qui fait mesme que ses eaux sont toutes bleues.

Cascade de Tivoli

Nous mismes pié à terre, au bas de la montagne de Tivoly, nostre cocher aïant mesme refusé de monter à vuide, à cause qu'elle est fort roide et que les chemins sont très mauvais. Aussitost que nous fusmes arrivez à l'hostellerie, qui est très misérable, nous allasmes visiter l'église cathédrale du lieu, qui n'est qu'une très petite {366} chappelle dont pourtant un cardinal est évêque. Nous l'y vismes à la grande messe qui s'y disoit. Nous allasmes en suite voir la cascade du lieu, tant renommée, laquelle ne me parut pas si belle qu'on me l'avoit dit, peut-estre parce que j'en avois vu en Allemagne qui la surpassoient, l'une par la haute chute de ses eaux, qui tomboient d'environ 50 toises de haut, et l'autre qui, quoy qu'elle ne tombast pas plus haut de 7 ou 8 piés, tomboit pourtant de plus de huit toises de large, dans une égalité tout à fait singulière. La première venoit de certaines montagnes escarpées, et la seconde se faisoit par les eaux de la rivière de Moeure.

Quoy que ces deux cascades dont je parle soient très considérables, elles n'ont pourtant pas toute la beauté que celle de Tivoli, qui a et l'abondance et la haute chute des eaux, ce que ces deux autres n'ont que séparément. Néanmoins, celle-là n'est pas tout à fait naturelle, parce qu'on y a mis de la massonnerie, afin de la rendre égalle partout dans la chute de ses eaux : ce qui ne s'est point fait pour celle de la rivière de Moeure, dont la chute, qui est incomparablement plus large, est toute naturelle.

Quand nous eusmes vu cette cascade de Tivoli, nous revinsmes disner dans nostre hostellerie, où nous remarquasmes bien qu'il y avoit très grande quantité d'eaux dans cette misérable bicoque, parce que dans l'escurie où on avoit mis nos chevaux, il couloit tout au milieu un grand ruisseau d'eau de fonteine, dont on se servoit mesme pour les abbreuver sans les faire sortir du logis. Nous disnasmes fort pauvrement dans ce lieu, que le voisinage de Rome et la fréquentation des étrangers devoient, ce semble, rendre plus accommodé.

Action peu honneste

Le disné fait, nous descendismes de nostre hostellerie pour aller voir les jardins du cardinal d'Este. Un gentilhomme de nostre compagnie nous dit en chemin, après avoir bien pesté contre la saleté de l'hostellerie où nous venions de manger, une action peu séante qu'il avoit faite : qui estoit qu'après avoir cherché les commoditez du logis de tous costez, sans les avoir jamais pu trouver, ce qui est assez fréquent dans les hostelleries d'Italie, il avoit entré dans une des chambres ; et qu'ayant trouvé dans les lits des draps horriblement sales, il y avoit fait son ordure, croïant favoriser, par cette action peu honneste, le premier étranger qui coucheroit dans cette hostellerie, à qui on seroit obligé, malgré qu'on en eust, de donner des draps blancs.

Belles eaux

Ce discours nous conduisit jusqu'au logis du cardinal d'Este, que nous ne trouvasmes pas si beau qu'on nous avoit dit. Les bastimens n'ont rien que de très commun. Ils sont fort bas et sans aucun ornement d'architecture. Les salles, qui font presque tout le logement, sont meublées fort simplement. Pour les jardins, ils sont admirables par la quantité des eaux qui coulent de toutes parts. Entre le nombre prodigieux de fonteines qui s'y voyent, je remarquay et une grotte très considérable {367} par la multitude des jets d'eau, et une fonteine dont le bruit et la chute sont tout à fait merveilleux : car tantost en sortant de son tuyau elle gronde comme un tonnerre, et tantost elle exprime le bruit d'un feu d'artifice. Quelquefois ces mesmes eaux, qui s'élèvent de terre, paroissent en retombant comme une grosse pluie, et d'autres fois comme une gresle, et quelsquesfois aussi comme une forte neige.

Je ne rapporteray point les autres particularitez de ces jardins, parce qu'il y en a assez de descriptions faites. Il suffit, ce me semble, de dire qu'il n'y en a aucun où il se trouve une si grande quantité d'eaux et un si prodigieux nombre de fonteines. Toute la terre de ce jardin semble une grande source d'eau, parce que de tous costez elles paroissent. Nous aurions encore eu le plaisir de voir cette agréable maison de Tivoli, si il y eust eu une hostellerie assez propre pour y coucher ; mais la saleté où nous vismes celle qui avoit plus de réputation, nous chassa et de la maison et de la ville, et nous fit reprendre le chemin de Rome, sur lequel nous rencontrasmes le cardinal d'Este qui alloit se retirer pour quelque temps à Tivoli : d'où retournant, nous sentismes encore la puanteur du ruisseau dont les eaux sont souffrées, que nous avions trouvé la première fois que nous passasmes.

Rome

Fourberie de voiturin

Nous ne fusmes pas plutost retournez à Rome de cette petite promenade, que nous songeasmes tout de bon au voïage de Naples, après quoy nous respirions depuis longtemps. Pour cet effet, nous louasmes des chevaux et une litière d'un maquignon de Rome, qui nous donna de très mauvaises montures, desquelles nous fusmes très incommodez pendant tout le voïage. Cet homme ne nous trompa pas seulement en nous montant fort mal, mais aussi en ne nous conduisant pas luy-mesme, comme il s'y estoit engagé. Le matin du 12 de novembre, ce voiturin nous amena des chevaux à la porte ; et nous faisant partir, il nous dit qu'il alloit nous suivre, et qu'il nous accompagneroit jusqu'à Naples afin de nous faire donner, dans les hostelleries, ce qu'il y auroit de meilleur, nous aïant mesme dit qu'il nous feroit porter du pain parce qu'il ne s'en rencontroit pas dans plusieurs hostelleries sur la route.

Les promesses que nous faisoit ce voiturin, de prendre un soin de nous tout particulier et de nous faire bien nourrir, comme il y estoit obligé par le marché que nous avions fait avec luy pour aller à Naples et pour retourner de là à Rome, adoucissoient un peu la crainte qu'on nous avoit donnée, et très justement, des mauvais gistes et des mauvais traittemens qu'on avoit dans les hostelleries de Rome à Naples ; mais nous ne fusmes guères soulagez de cette espérance, parce que le voiturin manqua de parole et, se dérobant de nous, substitua en sa place des valets qui n'avoient aucun crédit dans les hostelleries de la route : ce qui fit que nous y fusmes très mal accommodez partout.

 

Notes

1. Dominus custodiat exitum tuum et introitum tuum, Psaumes 120 : 8 : "Que le Seigneur soit votre garde, tant à votre entrée qu'à votre sortie".

2. Ce poème mystique et moral de Lorenzo Scupoli était connu en France grâce à deux traductions, celle de Desmarets de Saint-Sorlin, Le Combat spirituel (1654 et 1657), et celle de Masotti (1658-1659).

3. Ferrante Pallavicino, Il divortio celeste, cagionato dalle dissolutezze della Sposa romana, et consecrato alla simplicità de scropolosi christiani, publié en 1643. Ce poète satirique fut décapité pour hérésie en 1644.

4. Nous verrons qu'il logeait dans la via del Babuino. Le v de Le Maistre est souvent indistinguible du u ; mais en dépit du fait que la lecture "Bouina" se rapproche à Babuino, à la fin d'une ligne notre auteur met un trait d'union après le o, comme pour commencer la ligne suivant par la consonne v. Il semble donc qu'il allait chercher vainement la strada Bovina, dans le "Trident" qui part de la piazza del Popolo.

5. Il s'agit ici d'une statue antique, très mutilée, découverte en 1501 et érigée au coin de la Piazza Navona, en face le palais du cardinal Caraffa et qui servait de pose-affiches. Le Maistre lui attribue ce dicton, comme si la statue était capable de parler.

6. Selon Moréri ("Foix") et Lachesnaye-Desbois, aucun des trois fils de la comtesse de Fleix n'avait un fils qui aurait pu aller se battre en Hongrie en 1664 ; mais la correspondance diplomatique de La Buissière, à Rome, parle de trois amis du duc de Brissac : "le marquis de Sénecy," le chevalier de Nogent et le marquis de Ragny (A.A.E., Rome, 162, fol. 97).

7. Ici l'auteur a biffé t'il et s'est mis, pour un moment, à employer un trait d'union.