Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

pages 368 to 392

{368}

FRESCATI [Frascati]

Voïage de Rome à Naples ; Frescati villote misérable

Nous nous mismes en chemin pour Naples, le 12 de novembre ; et nous partismes de Rome avant qu'il fut jour, parce que nous voulusmes voir Frescati en passant et épargner ainsi un voïage qu'il auroit fallu faire une autre fois. Nous vinsmes disner dans ce lieu, qui est une misérable villote, et nous trouvasmes sur nostre route une aussi solitaire et affreuse campagne que nous avions déjà rencontré en arrivant à Rome. Je ne remarquay rien de considérable dans ce lieu qu'une très pitoïable maison de Jésuites, qui y avoient un collège qui n'estoit composé que d'enfans qui apprenoient là seulement à lire, y en aïant très peu qui étudiassent.

Pauvre maison de Jésuites ; Jésuites stupides à Frescati

Quand j'envisageay les bastimens ruineux de cette maison, et les Jésuites qui y demeuroient, je la regarday comme un lieu d'exil où on envoïoit tous ceux de ces pères qui ne contribuoient en rien à la gloire de la Société : dont ils paroissoient si incapables, qu'on le jugeoit assez par leur phisionomie, qui estoit la plus pauvre du monde, ne marquant rien que de fort grossier et de rustique par leur extérieur. C'est ce que fit, comme je viens de le dire, que la maison de Frescati me parut comme un lieu où on réléguoit les Jésuites stupides. J'admiray pourtant, en mesme temps, le génie de la Société, qui a tant de passion pour s'étendre partout et pour occuper tous les lieux, qu'elle ne dédaigne pas mesme d'établir dans un lieu aussi misérable qu'est celuy de Frescati ; mais comme elle a des gens de toute sortes chez elle, des stupides aussi bien que des raffinez, il luy en faut pour tous les lieux, et pour Frescati et pour Rome, où elle les partage afin que rien n'échappe à sa vaste ambition.

Je fis toutes ces réflexions sur ce misérable collège des Jésuites, dans lequel j'entray pendant qu'on préparoit nostre disné. Après que nous l'eusmes mangé, nous nous fismes conduire à la maison du cardinal Ludovisio, devant laquelle nous trouvasmes une très belle plate-forme entourée d'une balustrade à jour, de pilliers de pierre tournez, au bout de laquelle il y a une très belle fonteine qui jette ses eaux dans un bassin. On en voit aussi deux autres aux deux costez de la porte, qui se répandent pareillement dans des bassins. La plate-forme dont je parle icy est si élevée, qu'on en découvre et la ville de Rome, qui est à huit mille de Frescati, et la mer sur la gauche, qui est à douze.

Abondance de belles eaux

De cette maison, dont le bastiment est très médiocre mais les jardins très abondans en eaux, nous passasmes dans celle du prince Pamphile, qui nous parut incomparablement plus belle en toutes choses, que n'est celle du cardinal Ludovisio. D'abord, on nous fit entrer dans un magnifique sallon percé de deux costez. De {369} l'un, on découvre, du dedans, la ville de Rome, distante de huit mille ; et de l'autre, on voit une très belle cascade qui tombe du haut d'une montagne, éloignée seulement d'un petit jet de pierre du salon. Les eaux de cette cascade tombent, par plusieurs degrez, dans un bassin qui les reçoit au pié de cette montagne.

Cette cascade est dans la cavité d'une espèce de demi-lune, dont l'enfoncement est très agréable. Elle a, à ses deux costez, deux grandes figures de pierre dans des niches. L'une représente Polyphème ; et l'autre, le dieu Pan. Ce dernier joue d'un flajolet par le moïen des eaux, et cet autre fait résonner, par le moïen des mesmes eaux, un sifflet de chaudronnier. Dans cet enfoncement de cascade dont je viens de parler, il y a un grand bassin d'où sort un jet d'eau d'une hauteur très considérable. Il sort avec tant de force, qu'il fait parfois le bruit du tonnerre, et d'autres fois celuy d'un feu d'artifice. Quand ces eaux retombent dans le bassin, elles y tombent quelquefois en façon de neige, et d'autres fois comme une gresle et comme une grosse pluie. J'ay déjà remarqué les mesmes choses dans les jardins de Tivoli. Il y a cela de différent : que ceux de Tivoli l'emportent au-dessus de ceux de Frescati, en ce que la chute des eaux de ceux-là représentent mieux la pluie et la gresle et la neige, et que dans ceux-cy l'issue des eaux exprime mieux un tonnerre et un feu d'artifice.

Fontaine singulière pour bien mouiller

Après que nous eusmes vu d'en bas ces fonteines, nous montasmes sur l'éminence d'où viennent les cascades. Le fonteinier nous y conduisit ; et chacun de nous le suivit le plus près qu'on put, de peur d'estre mouillé, comme on l'est ordinairement dans les jardins où il y a des eaux, à moins qu'on ne joigne de fort près le fontenier. Nous estions tous très bien instruits de cela. C'est pourquoy pas un de nous ne l'abandonnoit de loin ; mais cette précaution que nous prismes, n'empescha pas que nous ne fussions tous mouillez, en montant l'escallier pour aller sur l'éminence d'où venoient les eaux des cascades : d'autant qu'aucun de nous ne prenant garde d'assez près aux démarches du fontenier, et ne s'avisant pas qu'en de certains endroits il montoit deux marches à la fois, nous ne le suivions qu'à pas contez, et degré à degré ; ce qui faisoit que, foulant aux piés certains degrez de pierre qui ne sont pas arrestez comme les autres, nous les élevions par le mouvement de nos piés, ce qui donnoit jour à de certains tuyaux d'eau, qui sortoient de dessous avec tant de violence et d'abondance que nous en fusmes tous extraordinairement trempez, pas un n'aïant pu s'échapper de cet agréable piège.

Quand nous eusmes vu d'en haut les cascades, nous descendismes de là par le mesme chemin que nous avions monté. Quelsques-uns de nostre compagnie y furent autant mouillez en descendant qu'ils l'avoient esté en montant, parce qu'ils n'avoient pas pris garde que c'estoit l'impression du pié, sur de certaines marches mobiles, qui faisoit jouer les tuyaux, et que pour se sauver à sec, il falloit parfois passer une marche sans mettre le pié dessus : ce qui ne se peut presque éviter, à moins {370} d'une grande expérience, parce qu'y aïant plusieurs marches de cette sorte, lesquelles ne sont point distinguées des autres qui sont fermes, on ne peut se dispenser d'estre toujours mouillé.

La beauté des eaux de Frescati est si grande qu'on ne finit point d'en voir de très prodigieuses. On nous en fit voir encore d'autres qui sont admirables, après celles qu'on venoit de nous monstrer. Pour cela, on nous conduisit dans une charmante grotte qu'on nomme la grote du Parnasse, qui est toute faite de coquillages, dans laquelle on voit Apollon et les neuf muses élevez sur ce mont. Tous ces personnages jouent, les muses de leurs flustes et Apollon de sa lyre, par le moyen des eaux, lesquelles font encore jouer des orgues dans le mesme lieu.

VELITRY [Velletri]

Couché à Velitry, le 12 de novembre ; manière d'exposer les voleurs sur les grands chemins

L'heure nous pressant pour aller coucher à Velitry, nous quittasmes Frescati et nous traversasmes un petit bois, où nous vismes des fruits un peu extraordinaires attachez aux arbres tout dépouillez de leurs feuilles. C'estoient des quartiers de corps de voleurs, qui pendoient aux branches. À l'une, il y avoit une cuisse ; à l'autre, une espaule ; à celle-là, un bras et à celle-cy, la teste ; et aux autres, les diverses parties d'un corps mutilé qui estoient ainsi répandues de tous costez, pour intimider les gens de cette misérable profession.

La route que nous tinsmes, du lieu de Frescati à Velitry, n'est aucunement divertissante, parce qu'on n'y trouve aucun village ny maisons, si ce n'est à demi-lieue près de cette petite ville, où on entre dans un chemin creux bordé d'oliviers assez agréables. J'arrivay le premier de nostre troupe dans Velitry, et j'entray dans une hostellerie que nos voiturins nous avoient marquée, qui estoit assez malpropre, aussi bien que la ville, qui est très malbastie. Je trouvay là d'abord un Dominicain à table, qui soupoit tout seul dans une façon de sallon où, en Italie, on donne à manger aux voyageurs, comme en fait-on en France dans des chambres séparées.

Éloge d'un moine prédicateur

Quand j'eus trouvé ce moine à table en arrivant, je crus avoir fait une heureuse rencontre pour m'entretenir avec luy, en attendant que nostre compagnie, que j'avois devancée, arrivast. Je luy demanday, pour entrer en discours avec luy, d'où venoit qu'il estoit seul. Il me dit qu'il estoit parti de Rome avec un compagnon, mais que son compagnon n'aïant pu le suivre, il avoit esté obligé de le laisser derrière. Il se mit en suite à me faire l'éloge de ce compagnon, en me disant qu'il estoit un fort habile homme et très grand prédicateur, mais qu'il estoit débauché comme un {371} diable. Ce discours me surprit fort, et je ne pus juger plus favorablement de ce moine, en l'entendant parler ainsi de son confrère, sinon qu'il avoit la cervelle troublée. C'est pourquoy je me retiray, et je le quittay pour aller me reposer sur un lit dans une chambre : parce que j'estois fort fatigué de cette première journée, que j'avois faite sur un très méchant cheval qui estoit pourtant le moins mauvais de tous ceux que nous avions.

Pendant que je me reposois, toute nostre compagnie arriva à l'hostellerie et trouva le moine en la mesme posture que je l'avois laissé. Ils entrèrent en conférence avec luy. Il leur parla de son compagnon de la mesme manière qu'il m'en avoit parlé ; et sur la fin de son repas, cet impudent moine tira de sa poche une tabatière et offrit du tabac à nos messieurs, suivant la civilité ordinaire qui se pratique en Italie. Tous le remercièrent de ses offres obligeantes : après quoy ce moine ferma sa tabatière, qu'il ne voulut point remettre en sa poche qu'il ne leur eut monstré, avec une effronterie criminelle, des images impures qui estoient dessus en émail. Si tost qu'ils eurent vu ces salles figures, ils se retirèrent et quittèrent ce misérable et scandaleux moine : après quoy, ils me vinrent dire les salletez qu'il leur avoit fait voir.

Quand ces messieurs m'eurent fait ce rapport, je reconnus bien que ce moine n'estoit pas fou, comme je l'avois cru lorsqu'il me parloit des débauches de son compagnon, qui alloit à Naples avec luy : mais qu'il estoit peut-estre plus fripon et plus corrompu que luy, et qu'ils alloient peut-estre tous deux ensemble dans cette ville débordée, pour s'y souiller avec plus d'impunité qu'à Rome. Dès le moment que nous eusmes bien connu nostre abominable moine, nous l'eusmes en aversion, et nous ne voulusmes plus le voir.

Pitoïable hostellerie

Nous délogeasmes, le lendemain, de Velitry, dès le grand matin, et nous en sortismes par un mesme chemin que nous y estions entrez, c'est-à-dire toujours en descendant : ce qui nous faisoit presque croire que nous allions jusqu'au centre de la terre, parce que la journée précédente, nous avions emploïé plus d'une grosse demi-heure à descendre, et que le lendemain nous en faisions encore autant pour venir disner dans une misérable hostellerie qui n'avoit pas de couvert à donner aux mulets de nostre litière et à nos chevaux de selle, à qui on donna à manger dehors dans des auges, tandis que nous estions à disner dans une pauvre salle basse qui estoit aussi malpropre que les viandes qu'on nous y servit.

Rareté remarquable

Cette salle, qui estoit voûtée, estoit considérable en une chose : qui est que d'un coin à un autre, distant de plus de six toises, on s'y entend bien parler, quelque basse que puisse estre la voix, pourveu qu'elle soit articulée et que celuy qui parle et celuy qui écoute s'approchent le plus près qu'ils peuvent de la muraille. Cette rareté {372} agréable, que nos voiturins nous firent remarquer dans ce lieu, arresta quelque peu les plaintes que nous avions à faire contre eux, de ce qu'ils ne nous traitoient pas à table comme ils s'y estoient obligez par nostre marché.

PIMPERNO [Piperno]

Couché à Pimperno, le 13 de novembre

Le misérable moine que nous avions quitté à Velitry, nous joignit dans le lieu où nous disnasmes, et nous suivit mesme le mieux qu'il put jusqu'à Pimperno, où nous vinsmes coucher dans une maison au bas de la montagne sur laquelle cette petite ville est scituée. Je ne sçaurois dire quoy que ce soit de particulier de cette ville, parce que nous y arrivasmes trop tard, et que nous ne pusmes loger que dans une assez misérable maison au pié de la montagne, que nous descendismes avec beaucoup de peines dans l'obscurité de la nuit, au travers des rochers qui sont sur le panchant de cette montagne. Ces difficultez nous obligèrent à mettre tous pié à terre et de mener nos chevaux par la bride. Nostre fripon de moine demeura beaucoup derrière, parce qu'il avoit mal au pié : ce qui nous déchargea de sa compagnie, qui ne nous pouvoit estre qu'à un très grand scandale.

Méchante hostellerie

Nous ne trouvasmes pas, dans la maison que nous prismes pour nostre hostellerie, une grande propreté, ny de quoy nous refaire aussi de la fatigue que nous avions eue ce jour-là. La maison estoit entre-ouverte de tous costez, ce qui nous incommoda notablement, parce qu'il fit un vent très froid pendant toute la nuit. Le jour venu, nous partismes du matin, et nous marchasmes par un chemin assez agréable à cause des bois dans lesquels nous entrions assez souvent, et que nous costoyions d'autres fois. Nous eusmes là une veue pareille à celle que nous avions eue en venant de Frescati à Velitry. Je veux dire que nous vismes des quartiers de voleurs pendus aux arbres sur le chemin.

Caserte

Caserte retraite des bandits

Quand nous approchasmes de Terracina, où nous vinsmes disner à la sortie de Pimperno, nous rencontrasmes, à la gauche sur nostre route, la petite ville de Caserte, appartenant' au Prince de ce nom. Cette ville est très forte, et par [sa] scituation qui est sur une montagne, et par les fortifications qui sont fort régulières. Elle sert de retraite à un grand nombre de bandits, auxquels ce prince la donne là : lesquels pour reconnoître la grâce qu'il leur fait, y font la garde en partie à leurs dépens. {373} Il s'y en trouve quelquefois jusqu'à nombre de quatre ou cinq cent. Cela a mis dans un temps ce prince, à ce qu'on nous dit, si mal dans l'esprit du Pape et du roy d'Espagne, qu'il n'osoit aller ny à Rome ny à Naples, de crainte qu'on ne l'arrestast dans l'une de ces deux villes. Ce prince s'est rendu, pendant un certain temps, si redoutable par les bandits qu'il faisoit courir de tous costez, que le Roy catholique n'a jamais pu le gaingner qu'en luy donnant le gouvernement et la vice-roïauté de Sicile.

Environ à deux mille au-delà de Caserte, nous rencontrasmes une marque de la souveraineté de ce petit prince, qui exige un droit de passage dans un lieu assez étroit entre de hautes montagnes et un marais de grande étendue. Ce passage est fermé par une muraille qui n'a pas plus de six toises de long. Il y a une porte fermée à clef, qui n'est gardé que par trois ou quatre gueux qui sont postez sur un rocher élevé de six ou sept toises, dans lequel il y a une petite caverne qui leur sert de corps de garde, posé vis-à-vis de la muraille et de la porte. On heurte à cette porte pour passer ; et en mesme temps, un de ces gueux paroist au haut d'un rocher, pour reconnoître les gens qu'on fait attendre là, comme il nous arriva en allant à Naples et en revenant.

Plaisant corps de garde ; soulliers pauvres

Après que ce misérable païsan nous eut regardez d'en haut, il quitta son rocher, qu'il descendit avec une facilité étonnante, quoy qu'il fust bien escarpé, courant de haut en bas avec des escarpins de corde qui sont fort en usage en ce païs-là. Il vint nous faire païer nostre passage, après quoy il nous ouvrit la porte. Tandis qu'il exigeoit de nous son prétendu droit, les trois autres gardes estoient au haut de leur rocher, avec l'harquebuse à la main, prests à tirer au cas que nous eussions voulu passer par force et faire violence à ce malotru de garde qui estoit descendu sans armes, pour nous faire païer. Tandis qu'il estoit occupé à recevoir nostre passage, j'examiné soigneusement son équipage et celuy de ses camarades, qui estoient tout dépenaillez, couverts de méchans haillons, sans soulliers à leur piés, n'aïant point d'autre chaussure qu'un morceau de peau de buffle, sans estre ny corroïé ny tanné. Ce morceau de cuir estoit attaché sous la plante des piés par des cordes qui le lioient par-dessus et par-dessous. Cette pauvre chaussure est commune aux gens du païs, qui marchent et dans les boues et dans les eaux avec ce seul morceau de peau, coupé à discrétion et sans aucun ajustement.

La Via Appia

Pas loin de cette barrière si bien gardée, nous commençasmes à trouver des traces de la Via Appia, qui est pavée de grands carreaux d'un marbre noir, de deux piés en quarré. Elle a, en cet endroit, une petite élévation à droit' et à gauche, et un creux entre deux pour les charettes : ce qui fait que les gens de pié, dans la rencontre, marchent sur cette petite élévation, qui n'est pas plus haute que le chemin creux de six pouces. Nous ne fismes d'abord qu'admirer ce chemin si bien et si noblement pavé, {374} sans faire réflexion à l'incommodité qu'on a quand il faut marcher à cheval, d'où nous estions pour lors descendus pour nous délasser. Nous eusmes environ un quart de lieue de ce chemin, qui continue ainsi jusqu'à Terracina.

TERRACINA

Terracina est une petite ville sur le haut d'une montagne, au pié de laquelle est la mer Méditerranée. Les passants ne montent point dans la ville, parce qu'outre qu'ils ne le pouroient pas faire sans peine, ils alongeroient encore leur chemin par le détour qu'il leur faudroit faire pour y arriver. Ils abrégeroient au contraire leur chemin en traversant cette ville, autour de laquelle les voiturins les font tourner, pour épargner à leurs chevaux la montée et la descente, quoy que l'une et l'autre ne soient pas fort rudes. Ils s'arrestent à une hostellerie qui est avec quatre ou cinq maisons sur le bord de la mer. Nous y mismes pié à terre pour y disner ; mais nous ne pusmes y entrer, d'autant qu'elle estoit occupée par une bande de vint-six François qui retournoient ensemble de Naples, la coutume des voyageurs de Rome à Naples estant de s'attrouper ainsi, pour se deffendre contre les bandits qui se trouvent très souvent sur ces chemins.

Mauvais repas

Nous fismes une assez longue pause à la porte de cette hostellerie. Elle dura pendant tout le disner de ces messieurs les François qui avoient occupé les premiers cette maison. Leur grand nombre consuma toutes les provisions de la maison : si bien que quand ce fut à nostre tour pour y entrer, nous n'y trouvasmes plus rien à manger, parce que pour l'ordinaire on ne fait pas, dans le païs d'Italie, de fort grandes provisions dans les hostelleries. Nous demeurasmes avec nos chevaux sur le pavé, et nous ne pusmes mettre nos chevaux dans l'escurie qu'après que ceux de ces messieurs en eurent esté tirez, et qu'eux aussi nous eussent fait place dans le logis.

Billets de santé

Quand tous ces messieurs eurent disné, ils nous vinrent voir ; et quelsques-uns d'entre eux aïant reconnu M. le duc de Brissac, engagèrent les autres à luy venir rendre leurs respects. Ils n'eurent que faire de nous demander où nous allions, parce que nostre route le marquoit assez. Ainsi, comme ils sçavoient que nous allions à Naples, ils se contentèrent de sçavoir de nous, si nous avions des billets de santé pour y entrer. Ces billets de santé sont de certaines attestations publiques qu'on prend sur les lieux d'où on sort, dans lesquelles le magistrat qui les signe de sa main certifie qu'un tel N., dont il exprime le nom propre et le surnom, le païs, l'aage, la taille, la couleur du poil, la qualité des parties du visage et autres choses remarquables et singulières qui le discernent de toute autre personne, sort de la ville de N., dans laquelle il n'y a aucun mal contagieux, pour aller dans la ville de N.

{375} Avis fort à propos

Lorsque ces messieurs nous eurent demandé si nous avions des billets de santé, nous leur témoignasmes que non, et que nous n'en avions aucun besoin parce que le commerce entre Rome et Naples n'estoit point rompu. Néanmoins, nous aïant assurez du contraire et fait connoître que quand ils estoient entrez à Naples, on y dressoit les barrières, lesquelles estoient fermées lorsqu'ils en sortirent, si bien que personne n'y entroit plus sans billet, nous commençasmes un peu à songer à ce que nous avions à faire sur ce sujet, de peur que nous engageant au voyage, nous ne fissions 50 lieues pour aller à Naples, et autant pour en retourner, inutillement.

L'avis donc que ces messieurs nous donnèrent, nous parut assez d'importance pour délibérer entre nous ce que nous avions à faire là-dessus. Comme nous avions tous une grande passion de voir Naples, personne de nous n'opina de retourner à Rome pour y prendre des billets, parce que nous voyant déjà à la moitié du chemin, on ne pouvoit se résoudre de ne le pas continuer. L'incertitude pourtant de l'événement nous embarassoit beaucoup ; et quoy que nous pussions dire en nostre faveur, soit que nous fussions partis de Rome avant la publication de la rupture du commerce, soit que nous prétendissions nous faire valoir à Naples par la qualité de la personne à qui nous faisions compagnie, tout cela ne nous détermina pas à nous hazarder à un honteux retour, auquel nous voyions quelque apparence par ce que nous dirent ces messieurs, qui nous parlèrent d'une bande de quinze François qu'ils avoient rencontrez sur le chemin, lesquels avoient esté arrestez à Capoue, quatre lieues en-deça de Naples.

Ce qu'ils nous dirent nous osta la pensée de poursuivre nostre voïage, sans prendre les précautions nécessaires. Nous délibérasmes là-dessus, et nous résolusmes qu'on envoïeroit l'escuïer de M. de Duc à Rome pour y prendre des billets de santé en nostre nom, avec quoy nous entrerions en suitte à Naples sans rien craindre. Nous donnasmes tous fort exactement nostre nom et surnom à ce gentilhomme, afin qu'il n'y eust aucune méprise. Je fis prendre aussi le nom et surnom de deux gentilshommes anglois, et de leur vallet de chambre, qui nous avoient demandé la grâce, le matin, de se joindre à nous : ce qu'on leur accorda volontiers, parce que par là nostre escorte se fortifioit toujours contre les bandits. Ces Anglois estoient partis de Rome, aussi bien que nous, sans billets de santé : ce qui leur faisoit le mesme embarras qu'à nous.

Précaution fort inutille

Quand nostre escuïer fut prest à partir, je m'avisay d'une chose, pour favoriser cette bande de quinze François qui avoient esté refusez à Capoue : qui fut de donner encore le nom et le surnom de quelsques-uns de ceux que nous connoissions et de feindre le nom des autres que nous ne connoissions pas, dans l'espérance que {376} nous servirions utillement les uns et les autres. Tout cela fait, on fit partir aussitost le gentilhomme, qui eut ordre de nous venir joindre à Mola le plutost qu'il pourroit, et que nous l'y attendrions incessamment.

Ces ordres estant donnez, et toutes choses si bien concertées, ce nous sembloit, je crus que nous estions sortis d'un grand embaras, et que le voïage de ce gentilhomme réussissant, comme nous l'espérions tous, nous n'avions plus rien à craindre ; mais un de ces messieurs qui retournoient de Naples, me tirant à part, me dit qu'il venoit d'apprendre, dans l'hostellerie, qu'il y estoit venu, le matin, des bandits, lesquels avoient dit qu'ils sçavoient qu'un grand seigneur de France devoit venir dans peu de Rome, pour aller à Naples, et qu'ils l'attendroient sur les chemins.

Cet avis me donna quelque trouble, parce que je ne sçavois comment me conduire en cette rencontre : si j'en devois parler à M. de Brissac afin de prendre des mesures pour une bonne escorte, ou si je devois taire ce qu'on venoit de me dire, pour luy épargner l'inquiétude que cela luy donneroit. Je concluois d'abord au dernier, sur ce que je faisois réflexion que ce seigneur estant incognito sur la route, on ne pouvoit que très difficilement sçavoir sa qualité, nos voiturins mesme n'en ayant aucune connoissance. Je pensois d'ailleurs que ce grand seigneur dont les bandits avoient parlé estoit le duc de Brunswich, qui estoit entré avec nous à Rome, où il paroissoit en grand équipage, et que vraysemblablement il devoit bientost venir à Naples, et qu'ainsi je ne devois craindre rien pour M. le duc de Brissac.

Mais comme tout ce que je pensois estoit incertain, je crus qu'il valloit mieux m'exemter de reproche et éviter, autant qu'il seroit en moy, les malheurs qui pourroient arriver. C'est pourquoy je me déterminé à dire à M. le Duc tout ce que j'avois appris, afin que luy-mesme ordonnast de ce qu'il y auroit à faire. Ainsi, luy aïant fait connoître toutes choses, nous délibérasmes ensemble ce qu'il y avoit à faire dans cette conjoncture ; et nous conclusmes que nous continuerions nostre chemin jusqu'à Mola, où nous avions donné rendez-vous à l'escuïer qui estoit retourné à Rome.

Festins communs d'Italie pour les voïageurs

Nous partismes donc de Terracina, quatorze que nous estions de nostre bande, après y avoir disné fort légèrement, parce que ces messieurs qui retournoient de Naples et qui nous avoient prévenus dans l'hostellerie, y avoient consumé tous les vivres jusqu'au pain mesme : si bien qu'il n'en resta point pour nous. On nous donna pourtant quelsques pigeonneaux mal rostis, qui nous furent servis sur de vilaines assiettes de faïence écornées de tous costez, la coutume d'Italie, principalement du costé de la mer

Méditerranée, estant de se servir de ces sortes de vaisselles, l'estain y estant très rare. On ajouta à ce festin de pigeonneaux, une misérable fricassée de juisiers [lire : gésiers] de volailles, coupez fort menus, qui nageoient en grande eau {377} marquetée de grumeaux de jaune d'œuf tourné, dans cette saulce plus capable de faire bondir le cœur que de satisfaire l'appétit. Nous eusmes pour nostre dessert du sellery [lire : céléri], autrement persil de Macédoine, qui fut accompagné de quelsques branches de fenouil tout sec. Enfin, pour dire tout en un mot, on nous fit un festin ordinaire d'Italie, dont le plus agréable mets furent les oranges que nous cueillismes nous-mesmes sur les orangers plantez dans un grand jardin en pleine terre, lequel estoit de l'appartenance de l'hostellerie.

Le disné fait, nous montasmes à cheval. Nous trouvasmes, à 50 pas de l'hostellerie que nous venions de quitter, une barrière fermée où nous fusmes obligez de païer nostre passage à des officiers du Pape qui la gardent. Au-delà ce cette barrière, nous rencontrasmes de très grosses roches contre lesquelles la mer, pour lors fort agitée, faisoit un très grand bruit à cause des flots qu'elle poussoit dans les cavitez de ces roches avec beaucoup de violence. Tout proche de là, il y a une tour dans laquelle il y a trois ou quatre misérables païsans enfermez pour la garde de la coste. Nous marchasmes environ une lieue de long, toujours sur le bord de la mer, que nous avions sur nostre droite, et sur nostre gauche d'agréables buissons de myrtres masles et femelles, accompagnez de figuiers de Jude, qui couvroient en beaucoup d'endroits le chemin.

Sujet de crainte

Ce chemin, qui donnoit tant de satisfaction à nos yeux, donnoit aussi en mesme temps de l'inquiétude à nostre esprit, parce que nous nous souvenions toujours de ces bandits dont on nous avoit voulu faire peur à Terracina : outre que nos voiturins, qui ne sçavoient pourtant rien de nostre peine, l'augmentoient, en nous disant que les hayes de myrtres que nous costoïions servoient à ces bandits, pour s'y cacher derrière en embuscade, d'où ils tiroient assez souvent sur les passants lorsqu'ils ne se croyoient pas les plus forts pour attaquer ouvertement. Nos voiturins nous disoient mesme encore davantage : sçavoir que certains estrangers dont ils avoient entrepris la conduite, avoient esté arrestez par ces bandits dans ces hayes de myrtres. Tous ces discours nous tinrent en allarme et nous firent tenir sur nos gardes tandis que nous marchasmes le long de ces hayes, au bout desquelles nous trouvasmes encore tout de nouveau la Via Appia, qui vraysemblablement est couverte de terre depuis Terracina jusqu'à ce lieu-là.

Limites des terres du pape et d'Espagne

Nous fismes bien environ trois mille de ce chemin, sans trouver rien de remarquable, ny quoy que ce soit d'agréable. Nous ne voyions plus la mer, parce qu'une langue de terre la déroboit de nos yeux. Quand nous eusmes achevé ces trois mille de chemin, nous quittasmes les terres de l'Église et entrasmes sur celles de Naples, {378} dont la séparation se fait dans un coude du chemin, par une grosse masse de pierre mise en œuvre : sur laquelle il y a un grand marbre noir gravé en lettres d'or, du règne de Philippe Second, roy d'Espagne, dans lequel marbre les limites des terres de l'un et l'autre souverain, voisins, sont marquées. De là à Fondi, où nous allasmes coucher, il y a environ deux mille de chemin, dans lequel le pavé incommode de la Via Appia règne toujours.

FONDI

Couché à Fondi, le 14 novembre

Nous arrivasmes de fort bonne heure, contre nostre coutume, à Fondi, qui est une petite ville, la première du roïaume de Naples du costé de Rome, scituée au pié des montagnes du costé du midy et du couchant ; et nous allasmes loger dans une hostellerie dont le maistre, qui estoit un Espagnol naturel, nous regarda toujours assez fièrement et ne répondit jamais, qu'avec peine, aux demandes que nous luy faisions, de crainte peut-estre de blesser la gravité de son païs.

Perte d'un pistolet, heureusement recouvré

Si tost que nous eusmes mis pié à terre, un gentilhomme de nostre compagnie s'avisa d'une perte assez considérable qu'il avoit faite, qui estoit d'un pistolet de prix, lequel estoit tombé de l'arçon de la selle avec le foureau. On le chercha partout sans jamais pouvoir le trouver. La nuit estant survenue dans le temps de cette recherche, on ne put retourner dans le chemin d'où nous venions, pour tascher de le recouvrer. La chose estant ainsi désespérée, un pèlerin, qui nous avoit vu passer à cheval et qui avoit rencontré ce pistolet dans son chemin, crut qu'il nous appartenoit. C'est pourquoy il nous chercha dans les hostelleries de la ville ; et nous ayant trouvez dans celle où nous estions, il nous rapporta ce pistolet avec toute la fidélité imaginable, laquelle nous reconnusmes par quelque argent qu'on luy donna.

La Via Appia quoy que pavé, fort incommode

Le lendemain matin, nous partismes avant le jour de Fondi ; et nous arrivasmes, aussi avant le jour, au pié d'une grande montagne fort dangereuse, non seulement à cause des bandits qui s'y retirent très souvent, mais aussi à cause de la difficulté des chemins, qui sont pavez de grandes pierres de marbre noir sur lesquelles et les chevaux et les mulets, mesme les plus fermes, bronchent incessamment. Jusque-là, nous avions toujours admiré la Via Appia, parce que nous n'en avions pas senti l'incommodité, d'autant que nous avions à droit' et à gauche des sentiers et des chemins de terre, sur lesquels nous avions toujours marché ; mais icy, qu'il n'y a que du pavé et qu'on ne pouvoit échapper de part ny d'autre, nous sentismes pendant plus de six {379} mille les difficultez qu'il y a de tenir cette route, où il faut aller toujours bride en main et serrer l'éperon contre les flancs du cheval, afin de le relever quand il bronche, ce qui arrivoit presqu'incessamment aux nostres.

MOLA

Couché à Mola, le 15 de novembre

Environ à moitié chemin de Fondi à Mola, nous trouvasmes une bande de 14 François et de deux Allemans qui les avoient joints, lesquels retournoient sans avoir pu voir Naples, n'aïant pas mesme pu entrer dans Capoue, faute de billets de santé. Ces pauvres messieurs estoient d'autant plus mortifiez, qu'ils n'avoient encore trouvé personne qui les eust raillez sur leur déplaisante avanture. Nous fusmes les premiers qui nous en divertismes un peu, à dessein seulement de les consoler davantage dans la suite : comme nous fismes presqu'en mesme temps, en leur disant que nous n'avions point de billets de santé non plus qu'eux, mais que nous avions envoïé à Rome un gentilhomme, à qui nous avions recommandé d'en prendre aussi pour eux, luy ayant donné leurs noms et surnoms à tout hazard.

Courte joie

Nostre prévoïance obligeante réjouit beaucoup ces messieurs et les fit résoudre de retourner sur leurs pas avec nous, et de revenir encore une fois coucher à Mola, où ils avoient déjà couché la dernière nuit. Cepandant, les deux Allemands qui s'estoient joints à eux demeurèrent fort interdits de voir qu'eux seuls ne pouroient point avoir de billets. Ils ne sçavoient à quoy se résoudre : car de retourner seuls à Rome, ils craignoient les bandits ; de revenir aussi avec nous sans billets, ils appréhendoient d'estre obligez de retourner une seconde fois sur leurs pas, sans voir la ville de Naples. Néanmoins, toutes ces considérations ne les empeschèrent pas de hazarder un second voïage, dans la vaine espérance qu'ils eurent de passer, sans qu'on s'en apperceust, parmi nostre grand nombre.

Marché manqué

Leur résolution estant prise sur ce pié, ils se mirent en chemin avec nous. Tandis que nous marchions ensemble, je leur fis entendre la grande exactitude des Italiens pour les billets de santé, et je leur fis connoître par là qu'ils s'exposoient trop, et qu'ils s'engageoient à de fâcheuses suites, n'en ayant point : ce qu'ils comprirent aisément. Néanmoins, une rencontre qu'ils eurent en marchant sembla les tirer de peine : ce fut de deux pèlerins qui alloient à Naples, à qui je demanday, pour leur épargner le voïage qu'ils alloient faire, s'ils avoient des billets de santé. Ces pèlerins, qui estoient François, m'aïant répondu qu'ils en avoient pris à Rome, les Allemands {380} leur demandèrent s'ils les leur vouloient vendre. Ceux-là y consentirent volontiers. La proposition ne s'exécuta pourtant pas, parce que ceux-cy ne leur en voulurent pas donner bon prix. Ces Allemans leur firent grande instance pour leur monstrer les billets qu'ils avoient ; mais les François, qui n'estoient pas moins fins, ne les voulurent jamais lascher sans argent, qu'ils entendoient qu'on mist en dépost entre mes mains. Ainsi, on ne conclud rien, à quoy ne contribua pas peu ce que je représentay à ces Allemans : sçavoir qu'ils s'exposoient à de grandes peines, dont la moindre estoit la prison, au cas qu'ils fussent découverts dans la fraude qu'ils auroient commise pour surprendre ainsi de faux billets. Cela fit qu'ils rompirent leur marché, et qu'ils résolurent tout de nouveau de hazarder leur passage parmi nous.

Pendant que nous nous entretenions du marché des billets de santé, nous descendismes de la montagne que nous avions commencé de monter, à trois mille de Fondi. Nous entrasmes, au pié de cette montagne, dans la petite ville de [en blanc ], que nous traversasmes avec autant de bruit de chevaux que si nous eussions esté une compagnie de cavallerie. Nous rencontrasmes, à deux mille de là, un païs assez beau à cause des oliviers dont il est planté, et aussi à cause de la mer qui est à la droite, sur le rivage de laquelle est la ville de Gaëte, qui est [un] port de mer des plus forts, par sa situation, qui soient sur la Méditerranée.

Mola

Hostellerie charmante pour son bel aspect ; scituation de Gaëte

À peine eusmes-nous fait quelque peu de chemin, en regardant cette plage de dessus cette agréable éminence, que nous entrasmes dans Mola, qui est un gros bourg sur le bord de la mer. À l'entrée de ce lieu, nous trouvasmes un grand et beau môle, sur lequel estoit l'hostellerie. Je puis dire que cette hostellerie a esté, pour sa scituation, la plus belle et la plus charmante de toutes celles de mon voïage. Elle est posée sur le môle, qui est très long et très large. La porte du logis est au milieu, devant lequel toutes les barques abordent et sont attachées. On se promène sur ce môle avec d'autant plus de plaisir qu'on voit de là non seulement la pleine mer mais aussi la ville de Gaëte, qui est à quatre ou cinq mille sur la droite : dont l'aspect paroist d'autant plus beau que cette ville, estant estendue le long de la coste, paroist quelque chose de bien grand, quoy qu'elle soit peu de chose pour son étendue, estant resserrée, par la derrière, de fort hautes montagnes qui font un très belle effet quand on regarde Gaëte du costé de Mola.

La mesme hostellerie charmante en dedans

Outre cette beauté extérieure de l'hostellerie de Mola, on peut dire qu'il y en a encore plusieurs autres en dedans, non seulement dans une grande cour bien quarrée {381} dans laquelle tombe une belle fonteine qui descend du haut des montagnes, mais aussi à raison d'une parfaitement belle terrasse plantée d'orangers et de citronniers à la ligne, relevée d'un appuy de pierre de deux piés et demy qui répond sur le môle, sur lequel la terrasse domine et d'où on a la veue encore plus belle que de dessus le môle, parce qu'elle est plus élevée de huit ou neuf piés de tous costez.

La mesme hostellerie sans meubles

Toutes ces beautez nous donnèrent, en arrivant à Mola, une grande idée de cette hostellerie ; et nous nous crusmes d'abord fort heureux de voir que nous eussions rencontré une si charmante demeure pour y séjourner, en attendant le retour du gentilhomme qui estoit allé à Rome pour y prendre des billets de santé ; mais nous ne fusmes pas plutost descendus de cheval, que nous nous apperçusmes que nous ne serions pas là si à nostre aise que nous nous l'estions persuadez. Nous estant fait monstrer les chambres qu'on avoit à nous donner, nous les trouvasmes dans le plus misérable équipage du monde. Elles n'avoient toutes ny meubles ny fenestres de vitres et de chassis. Les volets estoient tous brisez et tous pourris.

Puanteur insupportable du lieu

Les emmeublemens des chambres consistoient en sept ou huit paillasses, sans bois de lit et sans linceuils, pour coucher environ 35 personnes que nous estions de compagnie. Nous trouvasmes à la vérité un lit tout seul, avec des draps abominables, qu'on donna à M. le duc de Brissac. Pour nous autres, nous couchasmes tout bottez, dans les autres chambres si horriblement puantes qu'à peine y pouvoit respirer. Cette puanteur estoit causée par un tombereau d'ordure qui estoit dans la cheminée, dont tous les passants faisoient leur pot de chambre, l'hoste n'en aïant point d'autre à donner à personne. Les cheminées de ces chambres sont placées d'une manière fort singulière : elles sont dans une encognure du lieu.

Cette odeur forte et insupportable nous faisoit passer une partie de la nuit à nous promener sur le môle, qui est tout devant la porte de l'hostellerie, et à nous entretenir pendant le jour sur la belle terrasse dont j'ay parlé, qui est toute couverte de citronniers et d'orangers. Ce fut sur cette agréable terrasse que je lus le récit du traitement inhumain que l'on avoit fait aux religieuses de Port Roïal, et comme M. de Péréfixe, archevêque de Paris, avoit fait emprisonner séparément, en différens monastères, ces innocentes et courageuses filles, un de mes amis, qui avoit la bonté de m'envoïer tout ce qui se faisoit contre ces filles, m'aïant addressé à Rome un gros paquet de ces pièces. On me les fit tenir à Mola, où je les lus avec bien de la douleur, parce que j'estois touché de la cruauté avec laquelle on traittoit ces pauvres filles.

Emmeublement de la salle à manger

Je crois qu'après avoir fait la description des meubles des chambres où on nous mit {382} coucher, que l'on comprend assez bien la politesse de la salle où on nous mit pour manger. Je ne laisseray pourtant pas de dire que tout l'emmeublement de ce lieu consistoit en une méchante table, qui estoit fort longue d'environ quinze piés et large d'environ 15 pouces. Elle n'estoit élevée que de deux piés de terre, posée sur deux méchans trétaux, si éloignez l'un de l'autre que la table baissoit d'un demy-pié par le milieu. Pour ce qui est des bancs qui l'accompagnoient, ils estoient proportionnez à ce meuble, à la réserve pourtant qu'ils n'estoient point de mesme longeur : si bien que quand il falloit nous mettre à table, on estoit contraint d'avoir recours à nos valises pour servir de sièges, parce qu'il n'y en avoit point d'autres [dans] la salle.

Jardins de Cicéron

Tout ce bel équipage de meubles et de logement faisoit que nous ne demeurions que le moins que nous pouvions dans la maison. Afin de nous divertir dans un si triste séjour de logement, nous prenions des barques pour nous promener sur la mer. La première fois que nous y montasmes, nous nous fismes conduire à l'extrémité du bourg de Mola, vers de vieilles mazures qu'on appelle, dans le lieu, les jardins de Cicéron. Nous y trouvasmes quantité d'oranges douces, dont chacun de nous mangea à discrétion.

Les gentilshommes anglois qui s'estoient joints à nous, prirent aussi une barque pour visiter ces jardins en leur particulier. Je vis qu'avant que d'y entrer, ils firent arrester leur barque en mer, afin de donner le moyen à un homme qu'ils avoient avec eux, qui leur servoit de vallet de chambre, de crayonner ces lieux, comme il faisoit de tous les autres par où nous passions, quand ils avoient quelque chose de remarquable et de singulier. J'ay souvent fait réflexion sur les avantages qu'il y a de sçavoir le crayon dans les voyages, parce que cela en fait le plus beau, et qu'estant chez soy, on voïage encore tous les jours, en feuilletant ses crayons.

Nous ne demeurasmes pas fort longtemps dans ces jardins de Cicéron, parce qu'il n'y avoit rien à voir dans ce lieu, qui est un misérable champestre planté de quelques orangers, dont la pluspart sont sauvages. On y voit pourtant encore quelsques vieilles voûtes de salles, à demy renversées. La mer bat au pié de ces ruines. Comme il n'y avoit là rien de curieux à voir, nous en sortismes assez promtement ; et parce qu'il nous ennuyoit assez dans Mola, où nous n'avions rien à faire, nous emploïasmes le reste de la journée à nous promener dans nostre barque sur la mer. Nostre plus grand entretien, pendant ce temps-là, fut de conjecturer quelle seroit l'issue de la course du gentilhomme qui estoit allé à Rome pour tirer des billets de santé en nostre faveur.

Grande consternation

Nous eusmes des nouvelles de cela par luy-mesme le lendemain, sur les trois heures après midy. Son retour mit bien de la confusion parmy la grande compagnie que nous avions, parce qu'il rapporta qu'il n'avoit pu avoir de billets de santé pour {383} qui que ce soit, non pas mesme pour nous ; que tout ce qu'il avoit pu tirer en faveur de M. de Brissac, et de ceux de sa suitte, estoit un acte par devant des notaires, sous l'attestation de M. le commandeur d'Elbène, ambassadeur pour Malthe auprès du Pape, et de M. de Bugy, banquier en Cour de Rome, qui assuroient que nous estions des gens qui retournoient de Hongrie, et que nous n'avions passé par aucun lieu soupçonné de peste. Cet acte n'estoit que pour la seule maison de M. le duc de Brissac, à l'exclusion de tous ceux que nous avions ramenez avec nous dans l'espérance de leur faire avoir des billets de santé.

Cette désagréable nouvelle déplut beaucoup à ces messieurs qui croïoient entrer à Naples avec nous. Elle leur fut d'autant moins supportable qu'ils jugèrent bien qu'après avoir fait cent lieues de chemin inutillement, ils seroient encore raillez de leur mauvaise avanture quand ils retourneroient à Rome. Cela ne les empescha pourtant pas de partir l'heure mesme de Mola, pour aller coucher à Fondi, où ils nous avoient trouvez deux jours auparavant.

Embaras d'esprit

Pour nous autres, nous demeurasmes encore le reste de ce jour, et le lendemain, à Mola, assez incertains du succès de nostre attestation. Pour moy, je croïois qu'elle nous seroit inutille, et qu'à moins d'avoir des billets de santé dans la forme qu'on les donne ordinairement, nous pourions bien retourner sur nos pas, comme avoient fait ceux qui nous avoient quittez le jour précédent. Néanmoins, afin de nous tirer de cette inquiétude assez bien fondée, je proposay le voïage de Gaëte, d'où nous n'estions éloignez que de cinq mille de mer, afin de faire là l'épreuve de nostre attestation, nous tenant assurez que si on nous laissoit entrer dans ce port avec nostre attestation, qu'assurément nous entrerions partout ailleurs.

GAËTA [Gaeta]

On trouva donc à propos de faire cette tentative, et aussitost nous primes une barque et quelsques rameurs pour aller à Gaëte. Aussitost que nous parusmes à l'entrée du port, la sentinelle nous arresta pour sçavoir qui nous estions ; et comme nous luy eusmes dit que nous estions des François et que nous retournions de Hongrie, il appella le caporal, qui nous demanda nos billets de santé. Nous luy présentasmes nostre attestation de Rome, conceu dans les termes que j'ay marquez cy-dessus. Ce caporal, n'osant pas nous faire entrer avec cela, fit venir son capitaine, qui estoit un Espagnol naturel, auquel nous ne pusmes dire que la mesme chose.

Grande joie

Ce qu'il fit de plus que le caporal, fut de prendre nostre attestation pour le monstrer au Gouverneur, qui la renvoïa au conseil de la ville pour l'examiner, ce qui dura trois grosses heures en allées et venues : après quoy, on nous vint dire que nous {384} pouvions prendre terre et descendre au port. Il est aisé de juger que ce ne fut pas pour nous une petite joie, que de voir qu'on avoit receu nostre attestation dans Gaëte, parce que nous espérions bien qu'après cela, on ne feroit plus de difficulté de nous laisser entrer partout ailleurs. Néanmoins, pour nous en assurer encore davantage, je crus qu'il falloit tirer un certificat du secrétaire de la ville, par lequel il feroit connoître qu'on n'avoit point fait de difficulté de nous y laisser entrer sur nostre attestation de Rome.

Mais aussitost troublée

En retirant donc nostre attestation de ses mains, nous luy demandasmes ce certificat qui nous estoit si nécessaire ; mais quelsques prières que nous luy pusmes faire de nous le donner, il ne voulut jamais nous le déliverer, se contentant de nous rendre nostre attestation qu'on luy avoit mise entre les mains, que nous prismes de luy, en luy donnant de l'argent : qu'il receut très volontiers, sans que par cette largesse, que nous fismes plus grande qu'elle n'auroit esté, nous pussions le porter à nous accorder le certificat dont nous avions tant de besoin.

Toutes les poursuites que nous fismes pour cela, ne servirent qu'à consumer le temps : ce qui fut cause que, le jour s'abbaissant, nous ne pusmes rien voir dans la ville, aimant mieux emploïer le peu de jour qui nous restoit pour voir le chasteau, qui est scituée sur la croupe de la montagne qui commande à la ville. Nous vismes pourtant, en montant à ce chasteau, la cathédrale ; mais nous y demeurasmes si peu que je n'y pus rien remarquer de considérable : si bien que je n'en puis rien dire, sinon que j'y entré en passant. Le grand désir que nous avions de voir le chasteau, fit que nous passasmes si promtement. Comme nous en approchasmes, la sentinelle nous arresta sur le pont-levis ; et un officier estant venu reconnoître qui nous estions, aïant appris que nous estions François, nous pria civilement d'attendre qu'il en eust esté informer le Gouverneur : duquel il ne put obtenir pour nous la permission d'entrer parce, luy dit-t'il, qu'il estoit trop tard et qu'on alloit fermer les portes.

Disgrâce de part et d'autre

Cette réponse ne fut pas seulement une disgrâce pour nous, mais elle en fut une aussi pour l'officier, qui nous témoigna son déplaisir, peut-estre parce qu'il s'attendoit bien qu'on luy donneroit la pièce pour la peine qu'il auroit eue à nous faire voir toutes les fortifications et les raretez de la place, au nombre desquelles on ne manque jamais là de monstrer la figure du duc de Bourbon, qui fut tué au siège de Rome. Quoy que nous n'entrassions pas dans le chasteau, on ne laissa pas de donner quelque courtoisie à cet officier, qui estoit un caporal, qui nous fit considérer de dessus le pont-levis du chasteau toute l'étendue de la mer et de ses costes, à droit' et à gauche, et l'élévation de la forteresse, qui est si haute au-dessus du port qu'il parut, à nos piés, comme un profond abysme. Cela fait, l'officier descendit avec nous {385} jusqu'à la moitié de la montagne, se plaignant toujours de l'incivilité du Gouverneur, qui auroit pu nous faire voir sa place, pour peu de bonne volonté qu'il eust eu.

Cela fait, nous nous embarquasmes le plus promtement que nous pusmes, parce que le soleil estoit déjà couché et que nous avions encore cinq mille à faire par mer jusqu'à Mola, où le moindre vent qu'il eut fait nous eust bien empesché d'arriver. Il ne s'en éleva pourtant aucun, et nous arrivasmes à nostre hostellerie de Mola, quoy qu'à la nuit fermée, fort heureusement, égallement mal satisfaits du gouverneur du château de Gaëta, qui nous en avoit refusé l'entrée, et du secrétaire de la ville, qui n'avoit voulu rien écrire sur nostre attestation de santé, dont nous avions besoin pour la faire valoir à Naples, comme la suitte de nostre voïage va le faire voir.

Nous nous reposasmes, pendant cette dernière nuit, comme nous avions fait pendant les précédentes, sur nos misérables paillasses dans ces puantes chambres où on nous avoit logez. Nous partismes, ce jour-là, d'assez grand matin, parce que nostre voiturin nous avoit fait entendre que la journée de Mola à Capoue estoit fort longue. Le portier du bourg nous fit attendre fort longtemps à la porte, parce qu'il voulut nous obliger à luy donner de l'argent, pour nous donner passage. Nous trouvasmes, à la sortie de ce lieu, le pavé incommode de la Via Appia, qui ne dura pas plus d'une lieue, après quoy nous tinsmes une route assez agréable pendant huit mille de chemin, au bout desquels nous traversasmes la petite rivière de [en blanc] et nous entrasmes dans une très belle prairie, laquelle nous parut d'autant plus agréable que nous avions bien marché pendant deux cent lieues sans en trouver aucune dans nostre chemin.

SAINT' AGATHA [Sant'Agata de Goti]

Restes d'antiquité

Du costé de Mola, avant que de passer cette rivière, nous vismes, tout proche de son bord, un amphithéâtre ruiné et quelsques restes d'aqueducs, assez voisins les uns des autres. Quand nous eusmes traversé cette belle prairie, qui est assez longue, nous entrasmes dans un autre chemin assez agréable qui continue jusqu'à la petite ville de Sant' Agatha, qui est scituée sur une montagne. Nous n'y entrasmes pas, parce qu'elle est trop éloignée du grand chemin ; mais nous nous reposasmes dans une hostellerie qui est sur le bord, d'où nous partismes aussitost que nous y eusmes disné.

À mesure que nous avancions vers Capoue, nous découvrions la plus agréable campagne du monde. Il est vray que nous n'eusmes pas toujours ce divertissement, parce que la nuit nous surprit cinq mille ou environ de Capoue : pendant quoy, nous marchasmes près de deux heures, dans une grande obscurité qui nous causa bien du chagrin. Je me persuadé qu'elle nous en eust causé bien davantage, {386} eussions préveu l'avanture qui nous arriva aux portes de Capoue ; mais comme nous ne nous y attendions pas, bien loin d'entrer dans le chagrin, nous commençasmes de nous réjouir à la veue des lumières de la ville, que nous découvrismes de loin.

Couché dans une chaumière à la porte de Capoue ; verbal long et incommode

Quelque temps après, nous arrivasmes aux portes de Capoue, que nous trouvasmes fermées, aussi bien que la barrière qui estoit au-devant. Les chandelles que nous voyions au travers de la porte, et le bruit des gens que nous entendions tout proche, nous donnèrent lieu de frapper à la porte, afin qu'on nous l'ouvrist. On nous répondit de dedans : et la première chose qu'on nous demanda, après s'estre informé qui nous estions et d'où nous venions, fut si nous avions des billets de santé. Nous ne pusmes répondre autre chose sinon qu'au lieu de billets, nous avions une authentique attestation par laquelle il paroissoit que nous ne venions point d'aucun lieu soupçonné de peste. Ceux qui gardoient la porte demandèrent à la voir. Après qu'ils l'eurent leue, il nous la rendirent, en nous disant qu'elle n'estoit pas suffisante pour nous recevoir dans la ville. Nous tâchasmes de la faire valoir autant qu'il nous fut possible, principalement en leur disant qu'on y avoit eu tant d'égard à Gaëte, qu'on nous y avoit receus après l'avoir présentée. Cela ne fit point l'impression dans leur esprit, parce qu'il ne paroissoit point, par aucun acte, qu'on nous eust laissé entrer là.

Fâcheuse avanture

Quelsques bourgeois pourtant eurent compassion de nous et crurent que, pour nous rendre service, il falloit porter nostre attention au magistrat, afin que s'il la trouvoit bonne, on pust nous recevoir dans la ville. On la luy porta effectivement ; pendant quoy, nous demeurasmes au milieu de la nuit, qui estoit fort sombre, comme des misérables à la porte de la ville : où, après un temps notable, on nous vint dire, de la part du magistrat, que nostre attestation n'estoit pas suffisante pour nous faire entrer. Nous ne fusmes pas peu surpris de cette réponse, qui alla à nous faire passer la nuit très mal : comme nous la passasmes effectivement, parce que du costé de la ville où nous avions abordé, il n'y avoit ny fauxbourg ny aucune maison. Nous représentasmes cela à ceux qui nous parloient du dedans, lesquels nous apprirent qu'il y avoit à quelque distance de là, au milieu de la campagne, une chaumière de jardinier dans laquelle on pouroit nous donner le couvert.

Embarras fort singulier

Nous nous mismes en queste de cette chaumière sur cet avis ; et quoy qu'elle ne fust qu'à une portée de mousquet de la ville, sur le bord du chemin par où nous avions passé en arrivant, nous eusmes toutes les peines imaginables à la trouver : parce que, comme j'ay dit, la nuit estoit très sombre. Ce fut encore un mystère pour entrer dans cette chaumière quand nous l'eusmes trouvée : car, comme il estoit {387} environ minuit et que le maistre du logis estoit endormy, il nous fallut heurter un très long temps à sa porte pour l'éveiller. Nous l'éveillasmes enfin : si bien qu'après avoir exercé là, un fort long temps, nostre patience, il vint s'informer, de dedans et sans ouvrir la porte, qui nous estions et ce que nous voulions ; et luy aïant répondu que nous souhaitions loger chez luy, il nous fit réponse que sa maison n'estoit point une hostellerie, et qu'il n'avoit pas aussi de quoy nous coucher.

Lit peu agréable et peu commode

Il fallut, pour le fléchir, luy dire une partie de nostre mauvaise fortune : après quoy, il nous ouvrit sa porte, où nous entrasmes tout joyeux parce que nous crusmes trouver dans son logis quelque lit ou au moins de la paille pour nous coucher, et un morceau de pain et quelque peu de vin pour nous refaire ; mais nous n'y rencontrasmes ny l'un ny l'autre, non pas mesme du fumier pour nous reposer dessus. Tout ce que ce bon homme put faire, pour nous donner de quoy nous reposer, fut de nous mener dans une petite salle d'une toise et demie en quarré, où il nous monstra trois planches dressées sur des tréteaux, pour nous y reposer si nous voulions. Quoy que ce lit ne fust pas des plus commodes du monde, il ne laissa pas de servir à la pluspart de nous autres, sa dureté nous obligeant de nous en faire part successivement, l'un à l'autre : si bien que quand les uns tâchoient de s'y reposer, les autres se promenoient devant la porte du logis. Ainsi, nous attendismes le jour avec l'impatience qu'il est aisé de conjecturer.

Le jour estant donc venu, nous nous présentasmes derechef à la porte de Capoue, dans l'espérance qu'on nous y traitteroit un peu plus bénignement que le soir précédent. Nous parlasmes donc, tout de nouveau, à quelsques habitans qui estoient en garde à la porte, et nous tâchasmes de leur faire comprendre pourquoy nous n'avions qu'une attestation de santé, sans billets en forme : qui estoit que nous n'avions appris qu'à moitié chemin de nostre voïage qu'on en exigeoit à Naples ; que sur cet avis, nous avions dépesché un de nostre compagnie à Rome qui nous apportast de là des billets, que nous n'avions pu obtenir parce qu'ils ne se donnent qu'à ceux qui les demandent en personne ; mais qu'au lieu de cela, on nous avoit donné une autentique attestation sur le certificat de M. l'ambassadeur de Malthe.

Conduite insupportable des habitans de Capoue

Ces gens eurent quelque égard aux nouvelles instances que nous leur fismes. C'est pour cela qu'ils reprirent nostre attestation, pour la faire encore voir au Gouverneur, afin que, s'il s'en contentoit, on nous fist entrer dans la ville. Tandis que cette pièce luy fust portée, presque tous les bourgeois qui estoient à la garde de la porte nous vinrent entretenir à la barrière, sur laquelle et eux et nous estions appuyez. Il y en eut qui firent encore davantage, car ils se promenèrent avec nous dans une grande avenue qui est devant la porte. Nous admirasmes la conduite de ces gens, qui {388} ne vouloient pas nous recevoir chez eux de crainte de la peste, lesquels cependant conversoient avec nous si librement que nous leur parlions bouche à bouche.

Civilité peu favorable ; avis obligeant

Tandis que nous nous entretenions avec eux, l'on nous rapporta nostre attestation, et on nous dit que M. le Gouverneur ne pouvoit pas nous laisser entrer dans la ville sans des billets de santé ; qu'il estoit bien fasché d'estre obligé d'en user de la sorte, mais que ny lui ny les magistrats n'en pouvoient user autrement, après les ordres qu'ils en avoient receus de Naples ; que cependant, ils avoient un avis à nous donner qui pouroit nous estre favorable, qui estoit d'envoïer à Naples celui des nostres qui avoit un billet de santé en forme ; qu'y estant arrivé, il présenteroit nostre attestation au conseil de la ville qu'on nomme le Seggio ; et que s'il la trouvoit suffisante, le gentilhomme qui en seroit le porteur n'auroit qu'à en prendre un certificat pour le leur rendre, et qu'en suitte ils nous donneroient entrée dans leur ville.

Nous nous servismes de cet avis, comme du seul qui pouvoit nous donner lieu de voir la ville de Naples ; et aussitost on fit partir un gentilhomme en poste, à qui on recommanda de ménager, le mieux qu'il pouroit, nostre entrée dans la ville. Tandis qu'il couroit, nous nous entretenions de nous faire donner des vivres ; et incontinant ils nous envoïèrent le maistre d'un' auberge, qui vint sçavoir de nous ce que nous désirions. Après que nous le luy eusmes dit, il nous apporta et du pain et du vin et des viandes, avec le couvert, qui fut mis sur les mesmes planches qu'on nous avoit données la nuit précédente pour nostre lit, parce que l'hoste où nous estions estoit si pauvre, qu'il n'avoit seulement pas une table à nous donner.

Infame mestier

Quand nous eusmes disné, le maistre de nostre logis nous vint voir. Nous luy demandasmes quel mestier il faisoit, et à quoy il gaingnoit ordinairement sa vie. Ce misérable nous répondit froidement qu'il la gaingnoit avec des filles qu'il avoit chez luy pour les passants ; que pour lors il n'en avoit point, mais qu'il en attendoit une très bien faite qu'on devoit luy envoïer de Naples dans très peu de temps ; que c'estoit de là qu'il les tiroit toutes ; que quand elles estoient chez luy, elles luy donnoient tous les jours un jule, c'est-à-dire cinq sols ; que pour l'ordinaire il gardoit toujours deux filles. Lorsque nous eusmes ainsi entendu parler ce misérable, nous eusmes autant plus d'horreur de son discours, que nous remarquasmes qu'il nous parloit de son abominable traffic comme de la chose la plus innocente du monde.

Effronterie incroïable d'une fille

Ce qu'il nous dit, pour lors, rappella dans nostre mémoire le discours effronté et impudent d'une misérable créature que nous recontrasmes dans l'hostellerie arrivant à Mola, où nous avions couché les nuits précédentes. Cette infame créature, assez malfaite, tout habillée de jaune, vint au-devant de nostre compagnie dire tout {389} d'abord, aux premiers qu'elle rencontra, qu'il n'y avoit qu'elle dans le lieu qui eust droit de se prostituer, et qu'elle estoit au public. Ceux qui l'entendirent parler ainsi effrontément, rougirent de son insolence, qu'elle porta encore plus loin en s'ingérant de vouloir accommoder les hardes de ceux qu'elle approcha des premiers. Il n'y en eut aucun qui ne la chassast comme une infame coquine.

Inquiétudes bien raisonnables

La conversation que nous eusmes avec ce misérable, nous fit peur : ce qui fut cause que nous le quittasmes aussi promtement que nous pusmes faire. L'usage aussi qu'il faisoit de sa maison, nous en donna de l'horreur et augmenta l'empressement que nous avions d'en sortir au plus viste. Cela fit que toutes les heures de cette journée dans laquelle le gentilhomme estoit party pour Naples, nous parurent des années ; et que n'aïant qu'une seule affaire dans l'esprit, qui estoit de sçavoir des nouvelles de sa négociation pour nostre passage dans Capoue, nous estions incessamment appliquez à regarder, à la porte de la ville, s'il ne venoit pas. Cependant, la nuit arriva et augmenta nos inquiétudes, nous persuadant qu'estant déjà tard, il ne retourneroit que le lendemain, et qu'ainsi nous serions encore obligez de passer une fâcheuse nuit chez cet hoste misérable.

Sujet de joie

Nous fusmes pourtant relevez de nostre chagrin lorsque nous ne nous y attendions plus, parce qu'environ à une heure de nuit, le gentilhomme arriva et nous réjouit beaucoup en nous apportant un billet du Seggio, par lequel nous avions permission d'entrer dans Naples. Nous mismes aussitost ce billet entre les mains du magistrat de la ville, qui l'ayant communiqué au Gouverneur, nous en accorda l'entrée. Cela fait que nous cherchasmes une hostellerie, où le gentilhomme nous raconta toutes les peines qu'il avoit eues, non seulement pour avoir audience mais aussi pour nous la rendre favorable.

Orgueil des nobles du Seggio de Naples

La première rencontre heureuse qu'il fit à Naples, nous dit-t'il, fut d'aller loger chez un Bourguignon, lequel estoit un des gardes à cheval du Viceroy. Ce Bourguignon, qui parloit bien françois, rendit un grand service à nostre agent, qui ne sçavoit ny latin ny italien, et qui par conséquent avoit besoin, pour conduire nostre affaire, d'un truchement : qu'il trouva dans cette homme, qui luy servit aussi de guide partout où il avoit quelque chose à faire, et de conseil pour luy apprendre tout ce qu'il falloit qu'il fist pour obtenir nostre entrée dans Naples. D'abord, il le mena droit au Seggio, qui est le lieu du conseil composé des premiers nobles de Naples, et des plus orgueilleux du monde, ainsi que me l'apprit une personne de ces quartiers-là, laquelle m'en donna une preuve convainquante par une petite histoire qu'elle me rapporta, qui estoit arrivée dans un voïage que fit autrefois à Naples le feu prince de Condé.

{390} Cette personne me dit que ce prince estant arrivé dans cette ville, le bruit de sa venue avoit couru aussitost partout ; et que comme on en eut fait part, ainsi qu'aux autres, à quelques-uns de ces nobles napolitains, ils n'en faisoient aucune estime, quoy qu'on leur fist entendre que ce prince estoit le premier du sang roïal de France, ces nobles ne croyant pas que cet avantage fust quelque chose de bien considérable pour rendre un homme bien noble, à moins qu'en mesme temps il ne fust noble du Seggio ; que pour cette raison, les Napolitains avoient demandé si le prince de Condé estoit noble du Seggio, faisant connoître par là qu'ils ne faisoient aucun cas d'une noblesse, mesme roïalle, si elle n'estoit de la qualité de celle du Seggio.

Faveur à fleur de corde ; deffense de courre la poste sans permission expresse

Voilà l'histoire que j'appris de la vanité de ces nobles espagnols napolitains ; et voilà aussi les gens avec qui nostre gentilhomme avoit à traitter pour nostre affaire et à présenter nostre attestation, comme il la présenta dans leur conseil, les priant de vouloir accorder la grâce qu'il leur demandoit pour nous. Ils examinèrent avec grand soin la requeste qu'il leur présenta, laquelle enfin, après beaucoup de contestation entre eux, les voix estant prises, il s'en trouva une par-dessus les autres qui nous fut favorable. La chose estant donc ainsi conclue à nostre avantage, le gentilhomme voulut aussitost partir et prendre la poste, pour nous en venir donner avis ; mais il trouva une difficulté pour cela qui ne se rencontre point en France : qui est qu'à Naples on ne court point la poste que par une permission expresse du Viceroy, sans laquelle on ne donne des chevaux de poste à qui que ce soit.

Le gentilhomme, se trouvant fort embarassé parce qu'il n'avoit point d'accès auprès du Viceroy, qui de plus estoit absent, se servit d'un bon avis que luy donna le Bourguignon en cette occasion : qui fut de prendre un cheval ordinaire, qu'il pousseroit tant qu'il voudroit quand il seroit hors de la ville, laissant celuy qui le devoit accompagner le soin de venir le prendre, quand il pouroit, à Capoue. La chose fut ainsi exécutée : si bien que ce gentilhomme arriva assez à temps pour nous faire coucher dans une hostellerie de la ville, où on nous receut sur le billet qu'il apporta de messieurs du Seggio.

Prestres assassins

Nous avions pris nos mesures, afin de partir de grand matin pour Naples ; mais nous ne le pusmes, parce que le gouverneur de Capoue aïant entre ses mains nostre attestation et nostre permission du Seggio pour entrer dans Naples, il fallut attendre qu'il fust éveillé, afin de les tirer de ses mains. J'allay cependant à la cathédrale, où je trouvay qu'on disoit matines. Je m'arrestay à lire aux portes quelsques affiches que je crus d'abord estre des bulles d'indulgence, dont je voulois lire les termes ; mais bien loin d'y trouver ce que je m'estois figuré, je ne vis que des excommunications, fulminées nommément contre des prestres qui avoient assassiné quelsques-uns de {391} leurs confrères, pour des sujets ridicules et puériles qui estoient exprimez dans ces affiches. Un, entre les autres, estoit que l'un d'eux avoit un canon de fusil plus long que celuy d'un autre ; et que celuy-là ne voulant pas le racourcir, celuy-cy le tua, estant ensemble à la chasse, en luy plongeant un poignard dans le sein.

Multiplicité de poignards à la ceinture

J'avoue que je frémis d'horreur en voyant, dans ces affiches, tant de désordre de prestres, et que je n'eus plus de peine, depuis ce temps-là, d'ajouter foy à tout ce qu'on m'avoit dit de la perfidie et de la malignité des Napolitains, et du clergé mesme du païs ; et je crus facilement que ce n'estoit point en vain que tous les habitans du païs, jusqu'aux cochers et aux estaffiers les plus misérables, portoient toujours trois poignards à leur ceinture : un grand derrière le dos, et deux moindres à droit' et à gauche. Il ne me fut pas difficile de conjecturer que si les prestres mesme se poignardoient les uns les autres pour des bagatelles, le commun du peuple ne s'épargnoit point pour de pareilles choses.

Route très agréable

Si tost que je fus retourné à nostre hostellerie, nous montasmes à cheval pour prendre la route de Naples. À la sortie de Capoue, nous rencontrasmes un très agréable chemin, sembable à celuy que nous avions tenu dans le plus beau de la Lombardie. Tout y estoit planté d'arbres à la ligne, dans la campagne et le long des grands chemins. Les ceps de vigne estoient attachez au pié des arbres, lesquels se communiquant les uns aux autres, faisoient des festons des plus charmants : desquels pendent, dans la saison, des grappes prodigieuses de raisin dont les grains sont extraordinairement gros, un de ceux-là en vallant quatre des nostres.

Quoy que toute la campagne soit ainsi couverte d'arbres, elle ne laisse pas de rapporter des grains deux fois par an dans quelques endroits, comme en ceux où nous passasmes. C'est pour cela qu'on a un très grand soin de labourer les terres, lesquelles on laboure, en ce païs-là, ordinairement avec de buffles, principalement dans les extrémitez de l'Italie. Ces terres des environs de Capoue à Naples, aussi bien que celles de la Lombardie, sont si bonnes qu'on n'y met point de fumier. Au moins, quelque étude que j'aye faite pour connoître si on en mettoit dans les terres, je n'ay jamais reconnu qu'on s'en servist dans toutes ces contrées-là.

AVERSA

Viande de boucherie argentée

Outre cette beauté de chemin que nous vismes sur nostre route de Capoue à Naples, nous eusmes encore la satisfaction d'y voir aussi quantité de monde. Nous en rencontrasmes plus en douze mille, que nous n'en avions trouvé en soixante et dix {392} de Rome à Capoue. La raison de cela est que les environs de Naples et de Capoue, estant fort peuplez à cause de la bonté du païs, fournissent ainsi bien plus de monde qu'ailleurs où il y en a bien moins. Nous traversasmes la petite ville d'Aversa, qui est sur la route. Je commencay à voir, dans cette ville, la manière avec laquelle les bouchers parent leur viande qu'ils exposent en vente. Ils la couvrent en plusieurs endroits de beaucoup de pièces de feuilles d'argent, larges à peu près comme la paume de la main, et la parsèment de quantité de petites branches de laurier : ce qui donne je ne sçais quel lustre à la viande, qui est d'ailleurs et très bonne et très belle.

Quand nous eusmes traversé la ville d'Aversa, nostre empressement pour voir Naples augmenta ; mais nous ne le pusmes découvrir qu'en y entrant, d'autant qu'il est dans un fond couvert de montagnes de toutes parts, et qu'on y descend par des détours qui sont assez longs et repliez. Si tost que nous approchasmes du fauxbourg, on nous arresta à la douanne, qui ne profita de rien avec nous, parce que qui que ce fust de nous autres ne s'estoit chargé d'aucun bagage, si ce n'est de quelsques chemises et d'autres semblables linges pour l'usage du voïage.