Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

Choose from the list of text sections

Charles Le Maistre's Relation

pages 392 to 423

{392}

NAPLES

La douanne estant passée, nous fusmes arrestez tout de nouveau à une barrière assez près de là, qu'on y avoit mise, crainte de la peste. On nous y demanda nos billets de santé, et nous donnasmes nostre attestation, qu'on n'examina pas parce qu'on nous connut par l'examen qu'on avoit fait le jour précédent de cette pièce : après quoy, le conseil du Seggio avoit envoïé ses ordres à la barrière pour y laisser entrer M. le duc de Brissac et sa maison, dont on n'avoit pris [lire : on avoit pris] exactement le nom ; si bien que pour connoître si personne ne se couloit parmi nous, on nous appella tous, les uns après les autres, à quoy il fallut répondre à mesure qu'on nous appelloit.

Couché à Naples, les 19, 20, 21, 22 et 23 de novembre ; importuns billets de santé pour bien des raisons

Il pensa arriver de la confusion dans cette cérémonie, d'autant que les Italiens aïant mal écrit nos noms, et les prononçant encore plus mal, faisoit que nous ne nous entendions point appeller ; et qu'ainsi, nous ne répondions point. Quelsques-uns des nostres furent assez simples de dire, quand on les appella, qu'ils ne se nommoient pas de la sorte : ce qui gasta presque toute nostre affaire, d'autant que c'est la coutume en Italie que quand, dans une compagnie de voïageurs, il se trouve une personne de plus ou de moins sur un billet de santé commun, ou qui a un autre nom que celuy qui est porté dans le billet, aucun de la compagnie ne peut entrer dans les villes, parce que cette augmentation ou diminution ou changement de {393} personnes fait soupçonner qu'il y a de la fraude dans le billet. J'allay tant que je pus au-devant de cet inconvénient, parce que voïant que ces Italiens prononçoient mal nos véritables noms, j'avertissois aussitost que l'on répondist sans hésiter : ce qui se fit ainsi, de sorte que nous évitasmes l'embaras.

Nous n'en fusmes pas pourtant tout à fait quittes, d'autant qu'il nous en survint un tout nouveau : qui fut que nos voiturins n'estant point compris dans nostre billet, on ne voulut point les laisser entrer avec nous. Nous ne nous fussions guères mis en peine d'eux, si nous n'eussions point eu besoin de nos chevaux et d'hommes pour en avoir soin ; mais la nécessité que nous en avions, fit que nous eusmes, pour cela, quelque contestation avec les gardes de la porte : pendant quoy, nous fismes couler doucement deux des voiturins qui nous conduisoient et laissasmes le troisiesme pour gage au-dehors, lequel pourtant nous suivit incontinent après que nous fusmes entrez.

Nous voilà donc enfin entrez à Naples, après tant de différens accidens qui sembloient avoir conspiré pour nous y faire fermer les portes. Les beautez des fauxbourgs de cette ville, et celles de la ville encore davantage, païèrent abondamment toutes nos peines. D'abord, nous entrasmes dans de longues et larges rues fermées de maisons, dans lesquelles le marbre éclattoit en plusieurs endroits. Avant que d'entrer dans la ville, nous laissasmes une des portes sur nostre gauche, au haut de laquelle je vis, en passant par-devant, une figure de la Vierge avec une inscription au bas, en lettres d'or sur un marbre noir, qui faisoit connoître qu'elle y avoit esté placée pour honnorer sa prétendue Conception immaculée. Nous vismes, au-dessus de celle par où nous entrasmes, l'image de saint François Xavier. Je diray dans la suitte le sujet de ces diverses décorations de portes.

Nous vinsmes loger à l'Image des trois Rois, chez le Bourguignon qui avoit conduit au Seggio nostre gentilhomme le jour précédent. Nous ne fusmes pas là fort bien logez, mais nous y fusmes assez bien traittez, principalement en pigeonneaux, qui sont très excellens en ce païs-là. Je ne sçache point de viandes en France qui ayent un aussi bon goust et qui soit plus délicate que celle des pigeonneaux de Naples, qui sont mesme plus gros que les nostres.

Je n'eus pas moins d'empressement pour voir Naples que j'en avois eu pour voir Rome, en y arrivant. C'est pourquoy, si tost que j'eus disné, je me joignis au mesme gentilhomme qui avoit esté le compagnon de ma mauvaise fortune, quand j'entrepris de voir au hazard cette ville sans sçavoir la langue et sans bien connoître la rue où estoit nostre logis. Nous nous engageasmes tout de mesme dans Naples, dans le dessein d'aller voir le port. Nous prismes assez heureusement une grande rue, qui nous conduisit dans une fort belle place au milieu de laquelle il y a un grand bassin de fonteine, enrichy de quantité de petites figures et de vases de bronze d'où sortent environ une trentaine de jets d'eau. Cette fonteine est en perspective à la rue par où nous descendismes. Nous la quittasmes en prenant sur la gauche ; et après quelsques {394} 50 pas, nous entrasmes sur le môle, où nous trouvasmes, tout au commencement, une petite chappelle de la Vierge, dans laquelle nous vismes quantité de filles qui y chantoient les litanies d'une manière assez désagréable.

Chétif port et sans vaisseaux

J'avoue que le gentilhomme et moy fusmes bien étonnez quand nous vismes le port de Naples, dégarny comme il estoit de galères, de vaisseaux et de barques. Nous n'y vismes qu'une seule galère et environ 7 ou 8 très petits bastimens et autant de barques, au lieu que nous nous attendions à y voir un très grand nombre de toutes sortes de vaisseaux et de galères. Il y a sur le môle une chose remarquable : c'est une fonteine qui coule incessamment dans la mer. Je ne crois pourtant pas qu'elle prenne là sa source, mais qu'elle vient par un conduit de plomb, afin d'accommoder les gens de marine qui ont besoin de faire aiguade pour leurs voïages. Cela n'est pas singulier au port de Naples : il y en a d'autres sur la Méditerranée où pareille chose se rencontre. Sur la pointe de ce môle, il y a un petit fort qui n'a pas plus de quatre toises en quarré. On le nomme le fort de sainte Thérèze. Sur la droite du môle, en y arrivant, est le fanal, qui est très élevé ; et un peu au-delà, dans la mer, le Castelle dell'Ovo, qui est une des trois forteresses qui est deffendue par celle-cy et par les chasteaux Neuf, sur le bord de la mer, et celluy de Saint Elme, au haut de la montagne contre laquelle la ville de Naples est adossée.

Nous ne vismes rien sur ce môle qui fust à remarquer, qu'un moine Mathurin françois dont la mine, et l'entretien que nous eusmes avec luy, nous fit connoître qu'il estoit quelque vagabond ennuïé de sa profession, qu'il taschoit de rendre supportable par ses voïages. Cet homme nous confirma bien dans la pensée et l'expérience que nous avions déjà : que tous les moines de France qui en sortent, pour aller demeurer en Italie, ne s'y retirent ordinairement que pour y vivre dans le dernier libertinage, enchérissant presque toujours au-dessus de celuy des Italiens, qui n'est pas médiocre.

Horrible débordement des moines

Il n'est pas croïable jusqu'où va la corruption de ceux-cy, principalement à Naples. Il sera pourtant facile d'en conjecturer quelque chose par ce que j'appris, dans la ville, de la bouche d'un gentilhomme françois : qui me dit qu'y estant arrivé avec sa compagnie, un moine Dominicain les vint visiter dans l'hostellerie et leur apporta une liste exacte de tous les lieux infames de Naples, qu'il leur donna sur un billet, sur lequel estoient aussi le nom et la demeure des filles et des femmes perdues qui avoient plus d'agréement. Je n'eus pas de peine à croire ce qu'il me dit, après avoir vu l'impudence et l'effronterie de cet autre Dominicain dont j'ay déjà parlé, que nous trouvasmes à Velitry.

{395} J'avoue que j'eus horreur de cette abomination monacale, et j'en frémis d'autant plus que j'appris que dans la seule ville de Naples, les Dominicains y ont 18 maisons, dont ces deux de cet ordre, desquels je viens de parler, me faisoient soupçonner d'une manière très désavantageuse de beaucoup d'autres.

Bons Catholiques, mauvais Chrétiens

C'est une chose assez surprenante de voir qu'où la corruption est la plus grande, l'extérieur de la religion y est plus éclatant. On peut estre persuadé du premier, par l'exemple que je viens de raporter de l'infamie de ce misérable moine. On le sera aussi du dernier, par le récit que je vais faire en gros de la beauté et de la magnificence des églises de Naples, qui l'emportent au-dessus de celles de Rome, si on en excepte celles [sic] de Saint Pierre. Jamais on ne vid plus de dorures et de marbre que dans celles de Naples, où tout reluit et éclate, particulièrement dans la cathédrale, où la seule chappelle des patrons, qui est sur la droite en entrant, est tout à fait magnifique.

Riche chappelle dans la cathédrale

L'on void dans cette chappelle quantité de figures de bronze, dans leurs niches, qui représentent les saints protecteurs de la ville, dont le premier et le principal, qui donne mesme le nom à la cathédrale, est saint Janvier, premier évêque du lieu, où on garde une phiole de son sang qu'on voit, dit-t'on, bouillir le jour de sa feste. Outre ce patron, il y en a encore beaucoup d'autres, entre lesquels sont sainte Madeleine ; le bienheureux Caétan, instituteur des Théatins ; la Conception immaculée de la Vierge ; sainte Thérèse ; et saint François Xavier, que les Jésuites firent insérer, par de grandes brigues, au catalogue des autres, du temps de la dernière peste qui ravagea si épouvantablement cette ville qu'il mourut, à ce que nous dit le cardinal d'Aragon, viceroy de Naples dans le temps que nous y allasmes, bien près de cent mille personnes.

Multiplicité de saints patrons

Il y a grande apparence que dans peu de temps les patrons de cette ville augmenteront, et que les autres moines qui n'ont pas encore fourny de leurs saints instituteurs, les feront entrer en place avec ceux qui y sont déjà. Les Jésuites, qui ne veulent pas estre moins considérables en toutes choses que les autres communautez, se servirent adroitement, comme je viens de le dire, de la conjoncture de cette grande peste pour faire accepter, au nombre des protecteurs de la ville de Naples, saint François Xavier (qui sans contredit est un des saints plus illustres de nos temps), persuadant aux habitans que la peste n'avoit cessé que par l'intercession de ce saint, et que luy ayant une singulière obligation parce qu'il n'avoit péry que cent mille hommes, ils ne pouvoient luy refuser rang parmi les patrons de la ville.

{396} Les Cordeliers de la mesme ville, intéressez dans tout leur ordre pour la Conception immaculée de la Vierge, y ont aussi fait entrer cette nouvelle feste, inconnue dans toute la Tradition ; et les Carmes, non moins zélez pour sainte Thérèze, luy procurèrent le mesme rang environ quinze jours avant que nous vinssions à Naples ; mais quoy que tous ces saints ayent leur rang dans le catalogue des patrons, ces derniers pourtant n'y sont pas si considérez, comme le sont et saint Janvier et le bienheureux Caétan. Ces deux-cy marchent les premiers ; et l'estime particulière que les Napolitains en ont, donne à connoître que ce sont les seuls qu'ils ont choisis par piété, et que les autres n'ont eu place avec ceux-cy qu'à cause des importunes sollicitations et des brigues des intéressez.

Excès de dévotion pour la Conception, etc.

Ce n'est pas néanmoins qu'à présent la Conception prétendue immaculée de la Vierge n'aille d'égal, et mesme ne précède le bienheureux Caétan, jusque là que dans des actes publics, comme sont les billets de santé et tous les passeports qu'on expédie, on y fait une mention particulière della Madre di Dio concetta senza peccato originale, cette dévotion toute nouvelle estant des plus à la mode dans les terres du roy d'Espagne. Nous en vismes des marques dans l'église des Observantins de cette ville, qu'on nomme Santa Maria nuova : dans laquelle nous remarquasmes, à costé droit de l'enceinte du chœur, un grand tableau où estoient dépeints, à genoux, le Pape et le roy d'Espagne qui soutenoient une image de la Vierge immaculée dans sa Conception.

Profit des reliques

Cette église dans laquelle est ce tableau, est une des plus belles de Naples, tant à cause de ses dorures et de ses peintures dont les voûtes sont embellies, qu'à cause aussi de quantité d'autres ornemens. On monte dans cette église par un grand escallier de quinze marches, et on trouve à l'entrée, sur la main gauche, une magnifique chappelle, sur l'autel de laquelle est posé le corps entier du bienheureux Jacques de la Mare, Observantin de cette maison. Ce corps est enfermé dans une très riche chasse, qu'on nous ouvrit pour nous le faire voir. Nous l'admirasmes ; et nous en avions sujet, parce que nous le trouvasmes si entier qu'il ne luy manquoit pas un poil de la barbe, quoy que mort depuis près de cent ans. Les moines qui nous monstrèrent cette relique n'oublièrent pas à nous faire la queste.

Prodigieuse quantité de belles églises

Je ne m'amuseray pas davantage à faire le détail de toutes les autres églises de la ville de Naples. Je diray seulement, en gros, que celle de Saint Pierre Martyr des Dominicains est fort belle. Celle du Giesu nuovo des Jésuites sera une les plus considérables, à cause de son dôme, quand elle sera achevée. On y travailloit quand je la {397} vis. Les Jésuites que nous y rencontrasmes, nous firent entrer dans leur sacristie, où ils nous firent voir une prodigieuse quantité d'argenterie de toutes sortes. L'église de Saint Séverin, qui est une abbaïe de Bénédictins, est aussi des plus polies, comme aussi celle de la Madona della Sanita, des Carmes du Grand Marché, celle des Anges, de la Madona de Constantinople, des Augustins déchaussez, de Sainte Brigitte, de Sainte Claire, des Bénédictines, de Saint Thomas d'Acquin et de Saint Dominique. Cette dernière est un grand vaisseau, mais elle n'a pas la politesse de celles dont je viens de parler. Elle ne laisse pourtant pas d'estre recommandable, tant parce qu'elle est celle de la première des 18 maisons que les Dominicains possèdent dans Naples, que pour estre le lieu où saint Thomas d'Acquin a demeuré fort longtemps. On y voit encore sa chambre dans le dortoir, de laquelle on a fait une petite chappelle où brusle continuellement une lampe.

Précieux tabernacle de Sant' Apostolo

Il y a encore là d'autres églises parfaitement belles. L'une se nomme de Sant' Apostolo, qui est une des deux qui appartient [lire : appartiennent] aux Théatins. Il y a deux choses, entre les autres, très considérables dans cette église. La première est un tabernacle sur le maistre-autel, lequel tabernacle est fait à peu près comme celuy de Sainte Geneviève du Mont à Paris, mais d'une richesse incroïable. Les petites colomnes qui l'accompagnent tout à l'entour sont d'agathe, de lapis et d'autres matières précieuses, lesquelles sont meslées de grande quantité de pierres des plus rares.

Magnifique chappelle

La seconde chose qui se voit dans cette église est une chappelle posée à main gauche, en entrant dans la croisée. Le cardinal Filomarini, archevêque de Naples, l'a fait bastir. Le contre-autel, qui consiste en colomnes, corniches et autres embellissemens de sculpture, est tout de marbre du plus fin et du plus blanc, comme aussi la représentation de la Nativité de Jésus Christ, qui est taillée dans ce marbre. Ce tableau a environ douze piés de haut et 8 piés de large, dans lequel les personnages de ce mystère sont proportionnez à cette dimension. Cette chappelle est fermée par une très belle balustrade d'un marbre très blanc, dont les balustres sont taillez en triangle de 3 piés de haut.

Superbe cloistre

La maison de ces Théatins a sa beauté, aussi bien que l'église. Ces pères nous la firent voir. Ils nous menèrent d'abord dans un très grand cloistre qui est par haut. Il a environ trente ou trente-cinq toises de long et à peu près douze de large. Ce cloistre est traversé, par le milieu, d'une plate-forme soutenue sur des voûtes. Elle {398} sert pour communiquer d'un costé à l'autre, sans passer par les deux bouts. Le préau de ce cloistre, qu'on voit de haut en bas, est planté de citronniers et d'orangers en pleine terre, à la ligne.

Livre de Jansénius inconnu

Je priay le Théatin qui nous conduisoit, de nous faire voir leur bibliotèque, que je trouvay fort remplie de livres. Je luy demanday s'ils n'avoient point celuy de Jansénius. Il me témoigna qu'il ne sçavoit point quel livre c'estoit, ce qui me fit connoître qu'il n'y estoit pas. En descendant de l'escallier, nous trouvasmes un bon vieillard de la maison qui nous fit mille caresses, aïant appris que nous estions François. Il nous mit aussitost sur le discours des mouvemens derniers de Naples, en nous disant que tandis que M. de Guise avoit demeuré dans la ville, il venoit tous les jours entendre la messe dans leur église. Il nous parut qu'il avoit regret que cette affaire eust si mal réussy pour les François, et nous fit assez connoistre, aussi bien que celuy qui nous conduisoit, qu'on gardoit là toujours dans le cœur une secrette inclination pour la France.

Magnificence des églises de Théatins

Nous louasmes beaucoup, en présence de ces pères, la grande magnificence de leur église ; mais nous trouvasmes en mesme temps aussi à dire quelque chose contre la superbe de leurs bastimens. En effet, il est étonnant de voir que des gens de leur sorte, qui veullent paroître les plus pauvres de tous les moines et qui vantent leur pauvreté au-dessus de celle des Capucins, soient néanmoins bien mieux logez que les princes et les empereurs. J'ay veu les palais de plusieurs, mais en vérité la pluspart, et entre les autres celuy de l'Empereur à Vienne, n'a rien de si riant ny de si agréable que la maison des Théatins de Naples, et de beaucoup d'autres qu'ils ont dans l'Italie.

Ces pères, qui virent que nous avions tant d'estime pour leur église de Sant' Apostolo, nous invitèrent d'aller voir celle du bienheureux Caétan, leur instituteur : parce qu'outre que nous y verrions encore quelque chose de plus beau, nous y serions aussi les témoins oculaires de la grande dévotion de toute la ville de Naples envers cet homme. Nous y allasmes donc, en les quittant, et nous y trouvasmes tout ce qu'ils nous avoient dit. D'abord, nous vismes la figure du saint, haut d'environ neuf piés, posée sur un pié d'estail dans une place assez petite, le long de la rue où est bastie l'église, dans laquelle nous entrasmes.

Nombre prodigieux d'ex voto au bienheureux Caétan

Nous fusmes surpris de la décoration de ce lieu, qui est tapissé, depuis le ceintre de la voûte, de la hauteur de celle de Saint André des Arcs de Paris, jusqu'au rez-de-chaussée du pavé, de tableaux différens d'ex voto qui sont si près les uns des autres qu'il n'y a pas la largeur d'un écu à mettre entre deux. Les tableaux précieux, et qui {399} sont d'argent, couvrent les pilliers de l'église ; et les autres, qui ne sont qu'en peinture, sont attachez aux murailles. Pour comprendre quel en peut estre le nombre, il faut sçavoir que pour l'ordinaire ces tableaux ne sont tout au plus que d'un peu moins d'un pié en quarré : si bien que pour couvrir une si grande étendue de murailles qu'est celle de cette église, que j'ay mesurée par les dimensions de celle de Saint André des Arcs, il faut croire qu'il y en a une très grande quantité.

Je crois qu'il est bon encore de dire que tous ces tableaux d'ex voto dont les Italiens usent si fréquemment dans leurs églises, et dont ils font le capital de leur dévotion, sont des reconnoissances des miracles vrais, ou imaginaires le plus souvent, qu'ils prétendent que les saints, qu'ils invoquent plus fréquemment et avec plus de confiance que Jésus Christ, ont faits à leur prière : si bien qu'on peut comter autant de miracles faits par un saint qu'il y a d'ex voto qui sont attachez aux murailles des lieux où on les révère.

Agréable histoire au sujet du cardinal Palavicini, Jésuite

Cette effroïable quantité de ces sortes de tableaux que je vis dans l'église du bienheureux Caétan, me fit souvenir d'une chose que j'avois déjà apprise à Rome du cardinal Palavicini, Jésuite, duquel on m'avoit fait une histoire fort agréable. On me dit que ce cardinal aïant entrepris de convertir un hérétique qui estoit venu à Rome, celuy-là commença à le combattre, parce qu'il croyoit l'éloigner davantage de nostre foy qu'il prétendoit estre touchant la fallibilité du Pape, laquelle ce bon cardinal jugeoit estre le plus grand obstacle à la conversion d'un hérétique. C'est pourquoy il entreprit d'abord de le vouloir convaincre sur ce point, prétendu le plus important de nostre religion. Ce cardinal donc emploïa tout ce qu'il crut de plus fort, pour luy persuader l'infaillibilité : ce qu'il jugeoit ne pouvoir mieux faire qu'en luy faisant entendre que sa Sainteté prenoit tant de précautions pour juger des choses, qu'il estoit impossible qu'elle s'y trompast.

Preuve agréable de l'infaillibilité du Pape par le cardinal Palavicini

On auroit peut-estre pu croire que ce cardinal auroit tiré des preuves de l'Écriture, ou des conciles, ou des pères de l'Église pour prouver ce point ; mais il ne le fit pas, d'autant que toutes choses ne luy estoient pas favorables. Il se servit d'une preuve toute nouvelle pour cela, en luy prouvant ce que je viens de dire : que le Pape prenoit tant de précaution pour bien juger, qu'encore que le bienheureux Caétan eust fait trente-six mille miracles, néanmoins parce que de ce grand nombre on n'en avoit pu prouver aucun, sa Sainteté avoit refusé de canoniser cette illustre saint. De là, poursuivit ce cardinal, parlant à l'hérétique, concluez de l'infaillibilité du Pape à traitter toutes choses.

Quand je vis ce prodigieux nombre de tableaux d'ex voto dans l'église du bienheureux Caétan, je me souvins de ce raisonnement dont le cardinal Palavicini {400} s'estoit servi contre cet hérétique, duquel on m'avoit fait l'histoire à Rome il n'y avoit pas plus de quinze jours ; et je regarday tout cet équipage comme la preuve de la vérité de tant de miracles qui ne sont, pour la pluspart du temps, qu'en imagination, quoy qu'ils ne laissent pas de servir merveilleusement aux intéressez, qui les persuadent aux peuples pour attirer chez eux tout le revenu des dévotions du païs.

Politesse d'une église de religieuses

Cette église des Théatins dont je viens de parler, ne fut pas la seule église que je visitay dans Naples. J'en vis grand nombre d'autres ; et entre ces dernières, j'en vis une qui appartenoit à des religieuses, laquelle m'a paru la plus polie et la plus riche de toutes celles que j'avois veues, tant à Rome qu'à Naples et ailleurs. Elle est posée sur le penchant de la colline pour aller au château Saint Elme et aux Chartreux, qui sont plus élevez sur la montagne. Cette chappelle de religieuses est un petit lieu ramassé qui ne contient guères plus d'étendue que la moitié de l'église de Saint André des Arcs. On y monte par un escallier de dix ou douze degrez de marbre rouge, soutenu par une balustrade cambrée, d'un autre marbre tout semblable. La face de cette chappelle est égale de toutes parts, d'autant qu'elle est bastie en croix dont toutes les parties sont égales : si bien qu'en entrant dans cette chappelle, de quelque costé qu'on se tourne, on y voit une mesme face. Je veux dire que dans chaque enfoncement de croisillon, on y voit un grand autel et deux autres de chaque costé qui se regardent, sur tous lesquels on peut dire commodément la messe. Il est pourtant vray qu'à un des costez du croisillon il n'y a point d'autels, d'autant qu'il sert d'entrée dans la chappelle et que la porte est placée en cet endroit, laquelle occupe la place du plus grand autel, et deux bénistiers de marbre d'une grandeur considérable occupent celle des deux moindres autels qui devroient estre à droit' et à gauche.

Au-dessus de tous ces autels différens, qui sont au nombre de 9, il y a de très belles grilles de fer doré d'où les religieuses peuvent entendre la messe et voir le prestre qui est à l'autel. La chaire pour la prédication est posée dans un angle, auprès de la porte d'entrée. Elle y est placée si adroitement qu'elle ne blesse point la symmétrie et la décoration de cette magnifique et belle chappelle. Tout ce riche bastiment est couvert d'un très beau dôme, dont la copule [lire : coupole] en dedans est enrichie d'admirables peintures et dorures.

Quand nous eusmes vu un lieu si charmant, nous crusmes que nous ne pouvions plus rien voir de si beau : ce qui ne se trouva pas vray. Nous montasmes plus haut sur le mont Saint Elme en sortant de cette chappelle, et nous arrivasmes aux Chartreux par un chemin fort roide, quoy que leur maison ne soit pas au plus haut de la montagne, et que le fort Saint Elme soit encore au-dessus de ce monastère : auquel il commande comme il fait à toute la ville et au port, qui sont l'un et l'autre {401} au pié de cette montagne, qui est si roide qu'on n'y monte qu'avec bien de la peine. J'en eus plus que les autres, parce que j'avois un peu de fièvre que m'avoit causée la fatigue d'un méchant cheval sur lequel j'estois venu de Rome à Naples.

Superbe de la Chartreuse de Naples

La maison des Chartreux n'a point d'éclat en dehors. La porte du monastère est malfaite, et celle de l'église n'est point encore commencée : si bien qu'il ne paroist rien de grand en abordant là ; mais si tost qu'on est entré, pour lors tout y paroît charmant. La cour n'a pas plus de six toises en quarré. Elle est comme une belle plate-forme entourée de trois costez de bastimens fort bas. Le quatrième costé, qui est à l'opposite de la porte de la maison, est vuide. Il n'y a qu'un mur d'appuy de la hauteur de trois piés ou environ, d'où on découvre toute la mer, et les costes à droit' et à gauche, et la ville de Naples au-dessous du bastiment. On peut encore mettre dans le rang des beautez de cette platte-forme, une très belle cisterne dont l'ouverture est couverte d'une grande mardelle de pierre, au-dessus de laquelle il y a des potences de fer élevées, comme celles qui sont à nos puits pour attacher et soutenir les poulies.

Cloistre des Chartreux ; ses riches ornemens

Un frère Chartreux nous aïant abordez sur cette plate-forme, nous luy demandasmes si nous ne pouvions pas saluer Dom Prieur. Tandis qu'il alla sçavoir la réponse, nous entrasmes dans le cloistre, qui est sur la gauche de la court. Je ne puis point m'empescher de dire qu'au premier aspect de ce cloistre, nous crusmes entrer dans un palais enchanté. Nous ne vismes partout que marbre du plus fin et de différentes couleurs. Le pavé des allées de ce cloistre est parqueté de ces marbres de diverses couleurs de blanc, de noir et de rouge. Ce lieu est de forme quarrée, d'environ 14 ou 15 toises d'étendue en tout sens. À chaque bout des allées, il y a deux très beaux bustes de marbre blanc en face, posez presque dans l'angle de la muraille : ce qui fait une décoration admirable, d'autant que par le moyen des huit bustes qui servent d'ornement à ce cloistre, on en a toujours un en veue, de quelque costé qu'on marche.

Ce cloistre, du costé du préau, est partagé par trente-deux grosses colomnes de marbre d'une hauteur considérable, qui est environ de douze à treize piés, lesquelles sont posées chacune sur un pié d'estail, aussi de marbre blanc. Ces colomnes de marbre ne sont pas élevées seulement dans ce cloistre pour l'ornement de ce lieu, mais elles y sont aussi par nécessité, d'autant qu'elles servent à soutenir un corridor et une plate-forme de la longueur et de la largeur de ce cloistre. Ce corridor est revêtu, tout du long, d'une très belle balustrade de marbre blanc dont tous les pilliers sont tournez. Chacune de ces balustrades est embellie d'une grande figure, aussi de marbre blanc, haute de huit à neuf piés, laquelle est posée sur le milieu de {402} chacune de ces balustrades. Ces figures sont au nombre de quatre, qui se regardent en face : la première est de Jésus Christ, la seconde est de la Vierge, la troisième est de saint Jean Baptiste et la quatrième est de saint Bruno.

Beauté du cimetière

La beauté de ce cloistre est si magnifique qu'elle se répand mesme sur le cimetière, qui occupe la quatriesme partie du préau, laquelle est séparée des trois autres par une balustrade de marbre blanc merveilleusement bien travaillée. Ses pilliers ne sont pas en rond, comme sont ceux du corridor dont je viens de parler, mais ils sont taillez en quarré et en ont, entre ceux-cy, d'autres plus larges sur lesquels il y a des testes de mort et des ossemens liez ensemble, d'une sculpture tout à fait achevée. Cette galanterie monacale, qui nous parut jusque dans ce cimetière, nous jetta dans le dernier étonnement, parce que nous avions déjà assez de peine de voir tant d'ornemens au-dedans et au-dehors de ce cloistre, qui nous paroissoit plutost le palais d'un roy que la retraite de pauvres solitaires.

Nous eusmes tout le loisir d'examiner là toutes ces choses, parce que le frère qui estoit allé avertir Dom Prieur que nous le demandions, ne nous vint rendre réponse qu'après un très long temps, qu'il nous vint dire que Dom Prieur ne pouvoit pas nous parler. S'il nous eust envoïé au moins quelqu'un pour nous accompagner, nous ne l'eussions pas accusé d'incivilité, comme nous fismes ; mais voyant que personne ne venoit à nous pour nous faire voir la maison, nous nous en plaignismes hautement au frère, que nous chargeasmes d'aller dire au Prieur la qualité de M. de Brissac que nous accompagnions.

Dans cet intervalle de temps, nous demandasmes le sacristain, afin de nous faire entrer dans l'église ; mais tous ceux à qui nous parlions se renvoïant les uns aux autres, nous demeurasmes là encore fort longtemps, sans que qui que ce fust nous fit la civilité que nous attendions. Enfin pourtant, il vint un Chartreux qui amena avec luy le sacristain, qui nous introduisit dans l'église.

Il est aisé de concevoir quelle idée nous pouvions avoir de ce lieu où toute la politesse estoit si magnifiquement étallée, jusque dans le cimetière, qui estoit orné d'une si riche closture. On ne manqua pas de dire, en cette rencontre, que ce travail estoit digne de moines italiens dont la dévotion, approchant fort de celle des Pharisiens qui paroient d'une manière noble des sépulchres pleins d'ossemens de morts, s'étudie à embellir l'extérieur de la religion sans se mettre en peine du capital.

Église et sacristie très riches

Les deux Chartreux qui venoient pour nous mener dans leur église, nous prirent sur cette pensée que nous avions d'eux. Ils nous introduisirent, au bout de leur beau cloistre, dans une très belle église, grande à moitié comme celle qu'ils ont dans Paris. Nous trouvasmes des chappelles d'un seul costé, qui est à gauche en entrant, qui {403} brilloient d'or de toutes parts. L'éclat de cet or estoit relevé par des peintures rares et achevées, qui servoient d'un grand enrichissement à ce lieu. Toutes les voûtes estoient ornées, de mesme que les chappelles ; mais pour les murailles, elles avoient d'autres ornemens encore plus riches, parce qu'elles estoient incrustées de diverses pièces rapportées de marbres de différentes couleurs. Pour le grand autel et le chœur de l'église, ils n'estoient point pour lors achevez : ainsy, je n'en diray rien.

Quantité prodigieuse d'argenterie

De l'église nous passasmes dans la sacristie, où d'abord nous considérasmes la beauté de la menuiserie, qui est assez rare par toute l'Italie. En suitte, le sacristain nous aïant ouvert les guichets des armoires qui occupent toute l'étendue de ce lieu, nous fusmes surpris de voir l'effroïable quantité d'argenterie de toutes les sortes. La supputation que ces moines nous en firent, passoit cent mille livres. Ils nous monstrèrent en suitte leurs chasubles et paremens d'autel, en broderie d'or et de soie la plus délicate que nous eussions jamais veue. Ils nous dirent que ces paremens estoient l'ouvrage de quelsques François, et qu'un de ces paremens avoit occupé deux ans entiers leurs ouvriers, qui y avoient travaillé sans discontinuer.

Courtisans chartreux

Nous sortismes de cette sacristie en levant les épaules et en disant ces paroles : Ut quid perditio hæc potuit enim istud venundari multo et dari pauperibus [Matthieu 26 : 8-9], À quoy bon cette profusion et cette perte ? On auroit pu vendre cela bien cher et en donner l'argent aux pauvres. Ces Chartreux nous conduisirent, en sortant de l'église, à l'appartement de Dom Prieur, qui voulut bien enfin estre visible. Nous trouvasmes son antichambre magnifique, dans laquelle sept ou huit gros moines fainéants demeuroient, comme feroient des courtisans dans celle d'un prince, pour rechercher ses bonnes grâces. Un de nos messieurs les voyant dans cette oisiveté, nous dit une assez bonne chose : que ces Chartreux attendoient dans l'antichambre de leur prieur comme des bachats dans celle du Grand Visir.

Cellule galante du Prieur

À peine ce Dom Prieur vint-t'il recevoir à sa porte M. le duc de Brissac, quoy qu'on luy eust fait sçavoir sa qualité. Il nous introduisit, ou plutost nous nous poussasmes dans sa chambre, où j'eus soin d'observer exactement toutes choses. Je puis dire que rien de ce que j'y vis ne m'édifia. Le lit estoit à rideaux avec de hautes colomnes, ce qui est contre l'ordre des Chartreux, qui n'ont que de certaines armoires de bois pour coucher, et aussi contre la coutume des Italiens, qui ne se servent que de basses couchettes sans rideaux. Cependant Dom Prieur, qui ne suivoit en cela ny les Italiens ny les Chartreux, estoit accommodé à la politesse françoise. Il {404} avoit sur le bord de ses rideaux, qui estoient d'une très belle futaine blanche, des agréemens de fil blanc avec des boutons à queue tout de mesme. Sur la table de sa chambre il y avoit une figure en cire d'un petit Jésus, haute de deux piés ou environ ; et cette figure estoit vêtue d'un riche brocard d'or, au bas duquel il y avoit un point d'Espagne, aussi d'or, de la hautteur de six doigts. Tout cela estoit couvert par un cul de lampe d'un très beau cristail qui enfermoit cette figure, au travers duquel elle paroissoit. Je remarquay encore, proche du lit, une petite tablette suspendue et très galante, chargée de petits livres fort bien reliez en maroquin de Levant rouge, entre lesquels estoient les œuvres de Drexelius, Jésuite. Outre ces galanteries, il y avoit quantité de tableaux de toutes grandeurs, dont les quadres pour la pluspart estoit dorez fort poliment.

Trop superbe appartement pour un moine

De cette chambre du Prieur, nous passasmes dans trois antichambres de plein-pié, lesquelles sont parfaitement bien pavées de marbre blanc et noir partagé en différentes manières. Toutes les murailles sont couvertes de toutes sortes de tableaux, grands et petits, dont les quadres sont enrichis de dorure. J'en contay, dans ces trois antichambres, jusqu'à quarante, dont beaucoup ont environ cinq ou six piés de long sur quatre piés et demi de hauteur.

Plate-forme divertissante

De ces antichambres, qu'on nomme les salles des hostes, on ne mena sur une belle plate-forme, à l'entrée de laquelle il y a trois figures de marbre blanc de la hauteur de huit piés ou environ, chacune posée sur un pié d'estail de trois à quatre piés. La première de ces trois figures est celle de la Sainte Vierge ; la seconde, d'Adam ; et la troisième, d'Eve. Ces deux dernières se sentent un peu de l'impureté italienne, parce qu'elles sont presque toutes nues. Elles sont posées comme dans une espèce de vestibule qui a, à son costé droit, cette plate-forme : sur laquelle ces moines ont disposé de gros orangers dans des pots de terre d'une prodigieuse grosseur et dont la couleur, qui est d'un rouge très vif, donne un éclat singulier à l'allée que forme l'arrangement des orangers, auprès desquels, sur la gauche, il y a une basse muraille d'appuy d'où on voit la pleine mer et les rivages.

Sur la gauche de ce vestibule, dans lequel sont ces trois figures de marbre dont je viens de parler, il y a des galeries couvertes, assez larges pour s'y promener quatre ou cinq personnes de front. Ces galeries sont au-devant des fenestres des chambres et antichambres de Dom Prieur. Ces galleries servent à deux fins : la première, pour abbattre l'ardeur du soleil et pour empescher qu'il n'incommode dans la chambre lorsqu'il est violent ; et la seconde, pour servir de divertissement à ceux qui aiment la promenade et qui veullent se divertir commodément de la veue de Naples et des rivages de la mer, qu'on voit de là de tous costez.

{405} Friponnerie du gouverneur du fort de Saint Elme

Pour ce qui est des jardinages de cette maison, ils sont très médiocres, parce que d'un costé le fort de Saint Elme, qui est au-dessus de la Chartreuze, la serre de fort près, et que de l'autre, qui est le dessous de la maison, il y a des bastimens de quelsques particuliers qui empeschent que ces pères ne s'étendent. Cela fait que ces Chartreux ne songent point à pousser plus loin leurs enclos, mais qu'ils se contentent seulement de conserver ce qu'ils ont de terrain, ayant souvent à se deffendre du gouverneur du fort de Saint Elme, à ce que j'appris sur les lieux, qui leur donne des allarmes continuelles, feignant de vouloir abbattre une partie de leur monastère pour la fortification de sa place, à quoy il pense moins qu'à obliger ces religieux à se racheter par quelque somme d'argent qu'ils luy donnent de temps en temps.

Ceux de qui j'appris cette histoire me dirent en mesme temps : Que feroit, Monsieur, ces religieux de tant d'argent qu'ils ont, si on ne les dégraissoit ainsi de temps en temps ? Cela, poursuivoient-t'ils, les incommode si peu que le procureur de leur maison ne laisse pas d'avoir un bon carosse à luy, pour aller aux affaires dans la ville. Lorsque nous eusmes veu toutes choses dans cette maison, nous prismes congé de ceux qui nous avoient conduits partout ; et je remarquay, en sortant dans la court, une petite galerie du costé du cloistre, laquelle je n'avois point observée en entrant, soutenue par de petites colomnes de marbre blanc, qui servoit à se garentir du chaud et de la pluie. Nous apprismes à la porte que cette chartreuze estoit fondée sous le nom de saint Martin, dont la figure est au-dessus du portail de l'église, qui est encore informe, n'estant point basti.

Quand nous retournasmes à nostre logis après avoir veu la maison des Chartreux, nous y trouvasmes, en y arrivant, un prince napolitain qui se nommoit le prince de Maragno. Il attendoit là M. le duc de Brissac, pour luy faire ses complimens et luy faire offre de carosses et de chevaux pour luy et pour toute sa maison, quand il voudroit se promener dans la ville et aller à la campagne pour y voir le mont Vésuve, la montagne de souffre et les autres curiositez du païs. Ce prince porta encore sa civilité plus loin, car il invita M. le Duc, et nous autres qui l'accompagnions, à disner dans son palais ; mais il remercia, parce qu'il ne désiroit point paroître dans Naples, où il vouloit passer seulement quelsques jours incognito.

Le Prince ne laissa pas de continuer sa civilité et de dire à M. le Duc que si il avoit des raisons pour ne venir pas disner dans son palais, qu'au moins il trouvast bon que toutes les personnes de sa suite qui avoient l'honneur d'estre à sa table, vinssent manger chez luy. Nous nous en excusasmes le plus civilement que nous pusmes auprès de ce prince, en luy faisant entendre que nous ne pouvions pas abandonner M. le Duc.

Civilitez du prince de Maragno

Ce prince nous épancha son cœur, pour nous faire paroître et l'amour qu'il avoit pour les François, et l'aversion qu'il avoit pour les Espagnols dont, nous dit-t'il, les {406} façons de faire luy estoient insupportables. Il ajouta bien plus, car il nous dit qu'il ne portoit qu'à regret leur habit, et qu'il n'estoit jamais plus aise que quand il se trouvoit dans un païs où il pouvoit avoir la liberté de se vestir à la françoise ; et il nous avoua encore qu'il ne pouvoit pas souffrir la conversation des Espagnols, et qu'il n'estoit jamais plus satisfait que quand il pouvoit entretenir des François.

En effet, ce qu'il nous disoit nous parut bien sincère dans la suitte : car nous apprismes de l'hoste chez qui nous logions, qu'il ne venoit point de François à Naples, que le prince de Maragno ne régalast magnifiquement en toutes manières, je veux dire et de bonne chère et de carosses et de chevaux, leur faisant mesme compagnie pendant le temps qu'ils estoient à Naples. Nous fusmes témoins oculaires de cela, et nous vismes comment il vint prendre dans ses carosses six François qui avoient passé de Gigéry en Sicile, et qui de là estoient venus à Naples : où pendant qu'ils y furent, il les promena tous les jours et leur fit voir la ville fort à leur aise.

Manque de complaisance

Nous nous apperceusmes bien qu'il avoit un sensible déplaisir de ce que M. le duc de Brissac ne vouloit pas recevoir aucune de ses offres. Néanmoins, ce prince ne laissa pas de le régaler d'ailleurs de quelsques présens, qu'il luy envoïa par un de ses gentilshommes, qui avoit toutes les marques d'un homme d'esprit et d'honneur. Ces présens consistoient en quatre douzaines de perdrix, en un marcassin, en quelsques lièvres, et fruits différens dont quelsques-uns ne se voyent point en France : de ceux-là estoient de certaines petites poires qui avoient au-dedans plusieurs petits noyaux, semblables à ceux des neffles. Leur goust estoit un peu aigret, mais pas extraordinairement agréable ; et néanmoins, on nous dit que ces sortes de poires estoient chères, et qu'elles valloient communément un jule pièce. Outre ces sortes de présens, ce prince envoïa encore à M. le Duc grande quantité de confitures sèches de divers fruits.

Ces confitures nous furent une occasion d'un agréable divertissement dans un nouveau logis que nous avions pris, vis-à-vis de l'auberge dans laquelle nous estions entrez tout d'abord et que nous fusmes obligez de quitter parce que le maistre, qui estoit un Bourguignon, vouloit obliger M. le Duc à manger à table d'hoste parmi toute sortes de personnes, sans avoir égard à sa qualité. Sa conduite nous obligea ainsy à nous mettre dans un logis garny, vis-à-vis sien, chez un jeune homme qui eut grand soin d'enfermer sa femme sous la clef durant tout le temps que nous demeurasmes chez luy.

Les fruits et les confitures que le prince de Maragno avoit envoïées à M. de Brissac, demeurèrent exposées à la discrétion de tout le monde. Cela fit aussi qu'en cinq ou six heures, elles diminuèrent notablement : ce qui donna pensée à M. le duc de Brissac de se divertir aux dépens de ceux qui continueroient à les manger, comme ils avoient déjà commencé. Pour cela, il chargea un de ses valets de chambre d'acheter de la coloquinte et d'en farcir des prunes et des abricots confits qui estoient de {407} reste. La chose fut ponctuellement exécutée, sans que personne que luy, le valet de chambre et moy en eust connoissance. Nous fusmes néanmoins obligez d'en donner connoissance dans la suitte à un gentilhomme, afin de faire donner dans le panneau les mangeurs de confitures, à qui il fit signe de s'en accommoder tandis que M. le Duc et moy jouions aux échecs : ce qu'ils firent fort à leur aise dans une chambre voisine, dans laquelle ils passèrent comme à nostre insceu.

Douceurs amères

Ils n'y furent pas plustot entrez, qu'ils donnèrent étrangement sur les confitures. Un des deux, qui estoit de la partie et qui avoit beaucoup d'esprit, s'apperceut, dès la première prune qu'il mangea, qu'il estoit pris pour duppe : si bien qu'il ne continua plus, mais sans le faire paroître à personne. Pour celuy qui luy tenoit compagnie, qui estoit un gentilhomme breton nommé M. de Septmaisons, aussi innocent à Naples que s'il n'eust jamais quitté la maison de son père, [il] donna fortement sur ces confitures et en mangea avec tant d'avidité qu'il ne s'apperceut jamais qu'il y eust autre chose que du sucre.

Néanmoins, le soir estant venu, il commença beaucoup à se plaindre d'une grande soif et d'une prodigieuse amertume, sans pouvoir jamais s'appercevoir d'où cela pouvoit procéder. Ce ne fut là que le commencement de son mal, qui augmenta beaucoup dans la nuit, qu'il fut obligé de se lever fort souvent pour aller à la garderobe. Il parut le lendemain matin, tout pasle et défiguré, sans qu'il pust conjecturer la cause de son mal, que nous luy fismes connoître quand nous entreprismes ouvertement, sur son peu de retenue, de le railler pour les confitures : auxquelles, depuis, il ne toucha jamais qu'avec bien de retenue.

Sur le soir de cette journée-là, M. de duc de Brissac alla saluer le viceroy de Naples, qui estoit le cardinal d'Arragon. Cela se fit après luy avoir fait demander audience, afin de pouvoir le saluer le soir, incognito, comme il fit. Ce cardinal le receut fort bien ; et il se préparoit de luy rendre une visite dans le lieu où nous estions, si le seigneur ne l'eust prié de n'en rien faire et de le laisser, tout le temps qu'il seroit dans la ville, incognito.

Palais fort médiocre du Viceroy

Nous considérasmes le palais de ce viceroy, qui ne nous parut pas grand' chose. On nous avoit fait beaucoup d'estime d'un escallier qui est double, parce qu'on y monte à droit' et à gauche par des degrez qui ont environ 18 piés de longueur. La chappelle, qui est au milieu, sur le derrière du logis, et qui regarde la grande porte, est enrichie de dorures et de peintures seulement, sans autres ornemens de sculpture. Pour les chambres, elles me aparurent assez simples, parce que je n'y vis point de meubles prétieux ny d'autres ornemens. La court du logis est fort petite, estant {408} pour un viceroy ; et je puis dire qu'il n'y a rien là d'éclattant, pour donner dans la veue des gens qui ont admiré Paris dans son étendue et dans tous ses embellissemens répandus de toutes parts.

Présens du Viceroy à M. le duc de Brissac

Le Viceroy ne pouvant pas venir voir M. le duc de Brissac, parce qu'il l'en avoit prié, le régala de présens par deux de ses gentilshommes, précédés d'estafiers, qui luy apportèrent quelsques paires de gands d'Espagne qui estoient d'une odeur admirable, et des confitures qui ne consistoient qu'en deux bassins, dans l'un desquels estoient de divers fruits confits, et entre les autres de citrons et d'oranges entières qui estoient tous glacez ; pour l'autre bassin, [il] estoit rempli de toutes sortes de dragées, de prunes et de poires confites.

Mont Vésuve

Les visites du Viceroy estant faites tout d'abord, nous prismes jour pour aller voir le mont Vésuve, qui est éloigné de Naples, sur la gauche, environ de cinq à six mille. Nous prismes pour cela les chevaux de nos voiturins ; et parce que nous sortismes assez tard de Naples pour faire cette course, nous fusmes obligez de pousser nos chevaux, afin de gaingner temps pour considérer à loisir cette montagne si remarquable. Nous mismes pié à terre au bas de la montagne, d'autant qu'elle est fort rude à monter et qu'on n'y peut aller à cheval. On a beaucoup de peine à monter jusqu'au haut, à cause de la quantité de cendres que le feu, qui en sort assez souvent, répand de tous costez.

Nous nous estions imaginez, sur le raport qu'on nous en avoit fait, que nous trouverions cette montagne toute ardente, mais il n'y parut aucun feu. Pour les fumées, elles y sont abondantes. On les voit sortir du fond de la montagne, que le feu souterrain a creusée déjà, en la consumant, d'environ un mille : si bien que cette montagne du Vésuve est présentement de la forme d'un pasté tout rond, dont les bords sont fort élevez et le milieu extrêmement creux. Quand nous eusmes considéré cette montagne, nous en descendismes presqu'avec autant de peine que nous y estions montez, à cause des cendres, sur lesquelles on ne peut pas tenir le pié ferme. Si tost que nous fusmes descendus de cette montagne, nous reprismes nos chevaux au plus viste, pour retourner à Naples, où nous n'arrivasmes que de nuit.

Grotte de Lucullus

Cette course estant faite, nous fismes le projet d'une autre pour le lendemain. Pour cela, nous prismes avec nous un antiquaire qui nous avoit déjà menez par tous les lieux que nous avions veus. Cet antiquaire estoit un Flaman qui sçavoit assez bien la langue françoise. Du reste, c'estoit un des plus ignorans et des plus impertinents personnages qu'on pust voir. Nous nous servismes de luy, parce que nous n'en trouvasmes point d'autre qui pust nous conduire. Il commença de nous mener à {409} Pozzuolo, qui est une petite ville sur le bord de la mer, environ à huit mille de Naples, à l'opposite du mont Vésuve. D'abord, il nous fit passer par la grotte de Lucullus, qui est une des plus belles entreprises qui ait jamais esté faite.

Cette grotte n'est autre chose qu'un grand chemin percé dans une montagne, lequel est tout couvert par le moïen d'une voûte naturelle que le terrain du lieu luy fournit. Cette voûte est à la hauteur d'environ 24 piés, et la largeur du chemin est d'environ 14 piés. Pour la longueur, je crois qu'elle est bien de 500 pas. On n'a point là de lumière que celle qu'on peut tirer par les deux extrémitez de la grotte, par l'entrée et par l'issue. Il est vray qu'au milieu de cette grotte il y a une petite lampe allumée ; mais elle n'éclaire presque point à dix pas, tant à cause qu'elle est fort petite, qu'à cause qu'elle est cachée dans l'enfoncement du chemin où on a creusé une chappelle, dans laquelle les habitans de Naples viennent faire leurs prières à la Madona.

Grotte du chien

Environ à un mille au-delà de cette grotte, on y en voit une autre qu'on nomme du chien. C'est un enfoncement d'environ huits piés de profondeur, et de six de large et autant de haut. Il sort de ce trou des exhalaisons si malignes que pour peu qu'un animal y demeure, il y meurt aussitost. On nous fit cette expérience par un chien qu'on jetta dedans cette grotte, où un païsan le tint quelque peu de temps : pendant quoy, nous remarquions que cet animal étouffoit, à proportion qu'il respiroit l'air que ces exhalaisons sousterraines corrompoient. Cet animal n'eut pas esté environ le temps qu'il faut pour dire un Miserere, que nous le vismes sans mouvement et sans palpitation. Nous le crusmes mort, mais celuy à qui il appartenoit nous fit bien connoître le contraire, par une autre expérience non moins admirable que la précédente.

Lac d'Aviani

Il y a un lac environ à dix ou douze piés de cette grotte, lequel se nomme le lac d'Aviani. Il est, disent les habitans du païs, dans la place d'une ville qui fut autrefois bastie en ce lieu et qui, suivant la tradition populaire, fut abysmée à cause de l'excès de ses impuretez effroïables. Le maistre du chien ayant tiré sa beste comme morte de la grotte, l'apporta dans le lac et la plongea dans l'eau, après quoy il luy en versa, avec sa main, dans les oreilles et dans la gueule par plusieurs fois : en suite de quoy, c'est-à-dire environ la quatriesme partie d'un quart d'heure, cet animal commença à palpiter, puis à se remuer et en suite à écumer une vilaine bave blanche ; ce qu'estant fait, il jetta quelsques cris, et enfin il se releva et marcha à son ordinaire au bout d'un quart d'heure (1).

{410} Étuves chaudes ; la Sulfurata

Assez proche de ce lac, environ à trois ou quatre toises, nous entrasmes dans des étuves qui sont très chaudes. Elles sont ainsi échauffées par les fumées qui sortent de la terre. On nous dit que ces lieux servoient, dans les mois de juillet et d'aoust, à faire suer les misérables Napolitains qui estoient infectez de la maladie à laquelle leur ville impure à donné le nom. En quittant ce lieu, nostre antiquaire nous mena par des broussailles et par des chemins fort estroits et difficiles dans des collines, à la montagne qu'on nomme de souffre, la Sulfurata. Nous la trouvasmes dans la mesme disposition, à peu près, qu'estoit le Vésuve, c'est-à-dire comme un pasté rond dont les bords sont plus élevez que le milieu, mais dont le fond n'est pas si enfoncé que celuy du Vésuve : ce qui nous donna le moyen d'entrer dans la cavité de la montagne que le feu souterrain y a fait. Cette cavité est en ovale et a bien de diamètre, en long, cinquante toises ; et de large, la moitié.

Quand nous fusmes descendus sur la surface creuse de cette montagne, nous approchasmes des tuyaux d'où sortent les fumées épaisses de souffre, qui nous incommodoient beaucoup quand il arrivoit que le vent, venant à changer, nous les poussoit au nez. Hors cela, nous en approchions assez facilement, et nous eusmes le temps de remarquer sept ou huit gros tuyaux qu'à peine la teste d'un chapeau eust bouchez, par où les fumées de souffre se déchargent avec beaucoup de violence. Assez proche de ces tuyaux, environ à quatre ou cinq toises, il y a des fourneaux visibles où le souffre se fait. On n'y travailloit pas pour lors. Nous en vismes pourtant les moules qui estoient à terre, tout proche d'une petite hutte qui estoit dressée là pour servir de couvert et de retraite aux gens qui travaillent au souffre sur les lieux.

L'antiquaire qui nous conduisoit, voulut nous faire connoître la cavité de la montagne sur laquelle nous marchions. Il prit pour cela une grosse pierre qu'il jetta contre terre, laquelle résonna fortement et nous persuada du vuide de ce lieu, dont nous priasmes ce malhabile homme de ne continuer plus l'expérience qu'il vouloit nous donner, parce qu'il ne pouvoit faire, comme nous le considérions, que la surface de la montagne, qui n'avoit peut-estre pas beaucoup d'épaisseur parce que le feu qui estoit au-dedans en avoit consumée la meilleure partie, ne vint à s'entre-ouvrir par l'impression violente de la pierre que ce malhabille homme jettoit, et ne répandist en suitte ses feux enfermez dans le fond de la montagne, lesquels nous eussent tous étouffez.

{411} Trafic de moine

L'imprudence de cet homme nous fit quitter au plus viste cette montagne, d'où nous sortismes par un chemin beaucoup plus facile que celuy par lequel nous y estions arrivez, pour aller droit à Pozzuolo. Avant que d'y arriver, nous trouvasmes au haut de la montagne, au pié de laquelle est cette ville, un couvent de Capucins, dont un estoit sur les avenues pour inviter les passants d'y vouloir entrer dans leur maison. Ce bon moine, qui estoit posé là en sentinelle, s'acquitta fort bien de sa commission à nostre regard, parce qu'il nous importuna très fort, en nous répétant souvent qu'ils avoient chez eux un tableau curieux et une grotte fort rare à faire voir aux étrangers. Ses discours incommodes n'eurent pourtant pas le pouvoir de nous faire quitter nostre chemin, que nous continuasmes pour deux raisons : la première, parce que nous crusmes que ce moine ne nous importunoit comme il faisoit, que pour luy remplir la besace ; la seconde, parce que le jour estant déjà beaucoup avancé, nous prévismes que nous n'aurions pas assez de temps pour voir quantité d'autres choses plus curieuses, plus rares et plus antiques à Pozzuolo et aux lieux circonvoisins.

Avare dévotion de moine

Dans cette juste pensée, nous arrivasmes à l'entrée de Pozzuolo, où nous trouvasmes un moine Augustin, lequel faisoit garde auprès d'une relique exposée sur le grand chemin. Il estoit posé là en sentinelle, aussi bien que le Capucin à la porte de sa maison, tant pour recevoir l'argent qu'on donnoit quand il avoit fait baiser sa relique, que pour arrester les voyageurs qui voudroient passer sans billet de santé pris à Naples. Il fit bien sa charge à nostre égard pour les billets de santé, et peut-estre plus rigoureusement qu'il n'auroit fait si nous eussions voulu baiser sa relique et luy donner de l'argent pour le bien contenter. Nous ne le satisfismes point là-dessus, parce qu'après luy avoir monstré nos billets de santé, nous entrasmes dans Pozzuolo et prismes une hostellerie que la mer battoit.

Si tost que nous y fusmes arrivez, nous y fusmes accablez de mariniers qui vinrent nous faire offre de leurs barques. Quelsques-uns nous apportèrent à vendre des coquillages et des petits poissons morts desséchez qu'ils appelloient des chevaux marins, lesquels, nous dirent-t'ils, avoient la propriété de faire venir le lait aux nourices quand leurs mammelles estoient taries. Ils nous présentèrent aussi quantité de médailles anciennes pour acheter ; mais nous ne voulusmes point entrer en commerce avec eux que nous n'eussions arresté des rameurs, pour nous faire faire le traject de mer qu'il nous falloit passer pour aller voir quelsques raretez qui sont au-delà.

Marinier de la famille du consul Cicéron

Ce fut en cette occasion que tous ceux qui se présentèrent à nous taschèrent de se faire valoir, les uns par leur addresse à conduire une barque, les autres par leur vigueur à ramer, et quelsques autres enfin par la noblesse et par l'antiquité de leur {412} maison. Un de ceux, entre les autres qui se présentèrent à nous, nous dit qu'il estoit de la race de Cicéron, cet ancien consul de Rome, et qu'il en portoit le nom. Il vint avec son père, aagé d'environ 60 ans, et son fils qui n'avoit que dix ans, nous faire offre de ses services, qu'on agréa à cause de la grandeur de sa naissance. Nous montasmes dans sa barque ; et son père ayant pris la rame avec sept autres, ils nous conduisirent au promontoire de Mysène, tandis que Cicéron le fils nous entretenoit d'une manière, à la vérité, qui estoit un peu au-dessus de la portée d'esprit d'un marinier, et qu'il s'efforçoit principalement de nous faire connoître que cet illustre et superbe consul Cicéron estoit de ses ancestres.

Quand nous sortismes du port de Pozzuolo, Cicéron, qui estoit plus intelligent dans les raretez du païs que nostre antiquaire mesme qui nous conduisoit, ne manqua pas de nous faire observer les beaux restes qui paroissent encore de ce pont que l'empereur Caligula fit faire, pour traverser le bras de mer qui est entre Pozzuolo et Baia, distant l'un de l'autre d'une bonne lieue. On voit encore, hors de l'eau, treize ou quatorze pilles de ce pont, lesquelles ne sont plus chargées de leurs voûtes. En passant ce trajet de mer, nostre marinier Cicéron eut un soin tout particulier de nous faire encore remarquer la maison de son aïeul le Consul, laquelle est sur un bord de mer fort élevé et éloigné du lieu où nous passions d'environ un bon mille.

Nous prismes terre à l'opposite de Pozzuolo, tout proche d'une forteresse que les rois d'Espagne ont fait bastir sur un rocher, au pié duquel la mer bat. D'abord que nous eusmes débarqué, nous allasmes visiter quelsques anciens sépulchres de ces vieux Romains, et nous entrasmes dans les grottes qui avoient esté faites pour leurs sépultures, où nous trouvasmes encore de grandes urnes où on enfermoit les cendres de leurs corps, après estre bruslez.

Pozzuolo

Piscine de Néron

Un peu au-delà de ces sépulchres, nous rencontrasmes cette célèbre piscine de Néron, fort enfoncée en terre et soutenue encore en son entier par de gros pilliers de pierre qui ont bien quatre toises de hauteur. Ce lieu est quarré, ou peu s'en faut. Sa largeur et sa longueur sont bien de treize ou quatorze toises d'étendue. Les murailles de ce bastiment, quoy qu'ensevelies dans la terre, sont encore aussi belles en dedans que si on venoit de les bastir. Elles sont enduites d'une certaine chaux détrempée avec des blancs d'œufs, dont il s'est fait un ciment si dur qu'il ressemble à du marbre, non seulement à raison de sa dureté mais aussi de son éclat. Nous nous efforçasmes d'en rompre quelsques morceaux qui estoient tombez à terre, mais il nous fut impossible d'en venir à bout.

De cette piscine de Néron, Cicéron le marinier nous mena voir les prisons de ce cruel empereur, lesquelles sont éloignées de là d'environ trois ou quatre cent pas. {413} L'entrée de ces prisons est tellement comblée de terre qu'on n'y peut aller qu'en s'y coulant comme un serpent. Cicéron y entra le premier ; et après avoir battu, à l'entrée de cette caverne, le fusil, il alluma plusieurs bougies et petits flambeaux de cire, pour nous en donner à tous, afin que chacun s'éclairast et que ces vents qui soufflent quelquefois dans ces cachots avec tant de violence, ne vinssent à éteindre toutes les lumières ensemble.

Prisons de Néron

Nous suivismes tous Cicéron en cet équipage, et nous entrasmes ainsi dans les cachots de cette prison, qui est partagée en petites cellules très étroites mais toutes égalles. Nous en visitasmes environ trente, de deux mille à peu près que Cicéron nous dit, et nostre antiquaire avec luy, estre proches les unes des autres dans ce lieu souterrain. Chaque cellule n'a pas plus de six piés de longueur, environ quatre et demi de hauteur et trois de largeur. Quoy que tout ce bastiment soit couvert et entouré de terre depuis longtemps, il semble néanmoins qu'il soit tout nouvellement fait.

J'eus une grande vénération pour ce lieu, que je regarday comme un des plus saints d'Italie : parce que Néron l'ayant fait bastir pour les criminels, et n'y en ayant point de son temps qui le fussent davantage dans son esprit que les Chrétiens, il falloit qu'il eust servi de prison à une infinité de martyrs. La pensée que j'eus de ce lieu, me porta à exhorter tous ceux de nostre compagnie de s'y mettre à genoux, afin d'y prier à haute voix, comme je fis, tous les saints martyrs qui avoient santifié ces prisons par leur présence et par leur pénible captivité.

Les champs éliséens

De ces lieux saints, nous allasmes dans les prophanes et nous vismes, entre les autres, les champs éliséens que les payens ont rendus si recommandables par leurs poètes. Nous admirasmes là, avec beaucoup de compassion, la bassesse de l'esprit de ces gens, que le paganisme aveugloit de telle sorte que de leur faire prendre un méchant morceau de terre pour la retraite des plus gens de bien de leur temps. J'en veux faire icy une courte description pour ceux qui liront cette relation. Ce lieu est un morceau de terre de l'étendue d'environ quatre arpens. Sa forme est oblongue et en ovalle, disposée en amphithéâtre entouré d'arbres de tous les costez.

L'Averne

Comme les anciens payens ont autrefois placé dans ce lieu la demeure des gens de bien, ils ont aussi mis celle des méchans dans le lac d'Averne, qui en est tout proche. Ce dernier n'a pas plus d'étendue que l'autre. On ne sçauroit dire pourquoy ces Anciens ont placé leur Enfer en ce lieu, sinon à cause de la puanteur insupportable qui estoit autrefois dans ce lieu, laquelle l'empestoit si fort, qu'il ne passoit aucun oiseau par-dessus qui ne tombast mort dans ses eaux.

{414} La Mer morte

Après que nous fusmes montez de ce Paradis et de cet Enfer des payens, nous nous retirasmes ; et nous vismes, en passant, la Mer morte. On la nomme ainsi, parce qu'elle est sans mouvement : ce qui ne doit pas sembler étonnant, puisque ce n'est qu'un amas d'eaux qui sont resserrées entre des montagnes et qui méritent bien mieux le nom d'un lac que de tout autre chose. De là, nous retournasmes au bord de la mer où estoit nostre barque, et nous vismes, en passant, le sépulchre d'Agripine, mère de Néron, dans lequel il fallut encore descendre avec des flambeaux allumez, à la faveur desquels on remarqua quelsques dorures qui estoient de reste de cet ouvrage.

Nous reprismes nostre barque, et nous vinsmes sur la gauche du rivage, en passant au pié de la forteresse dont j'ay parlé cy-dessus, qui est à l'opposite de Pozzuolo, et de deux anciens temples d'idoles, dont un estoit autrefois dédié à Vénus. On n'en voit plus que des ruines.

Sudatoires

Le marinier Cicéron nous fit prendre cette route, pour nous conduire aux sudatoires, qui sont certains lieux caves, élevez sur des rochers d'environ seulement quatre ou cinq toises, au pié desquels la mer bat. On monte à ces sudatoires par un escallier tout droit qui est à costé, lequel consiste en 24 marches ou environ. Ce lieu est fermé à clef, que Cicéron avoit prise pour nous le faire voir. Cette place est au public et destinée pour y faire suer, dans les mois de juillet et d'aoust, tous ces impurs Napolitains qui sont gastez de la vérolle : qui leur est si commune qu'ils s'y trouvent quelquefois, dans ces deux mois, jusqu'à 500 malades.

Ceux qui viennent pour y suer, y apportent leurs lits, qu'ils mettent dans des places propres à cela qu'on a cavées dans le roc. Ils s'y couchent, après qu'ils ont abondamment sué dans une longue allée dans laquelle on sent une chaleur d'étuve presque insupportable. Cicéron alluma là, de nouveau, nos flambeaux, pour nous faire voir ce lieu ; mais nous n'en pusmes considérer que l'entrée, d'autant que les vapeurs qui en sortoient estoient si épaisses, et l'air qu'on y respiroit si étouffé, qu'on ne pouvoit avancer dans ce lieu sans en estre bien incommodé. Pour moy, quelque effort que je fisse, je ne pus entrer plus avant de dix ou douze pas, d'autant que la chaleur que je ressentois me faisoit presque pasmer et me mettoit tout en eau, comme tous les autres de nostre compagnie, qui n'avancèrent pas plus que moy sans estre baignez de sueur.

Le marinier Cicéron, qui estoit nostre conducteur, nous exhortoit autant qu'il pouvoit à entrer plus avant, marchant toujours devant nous, le flambeau à la main. Il nous donna mesme une invention pour n'estre point si incommodez de la chaleur qui nous faisoit presque pasmer, dont nous fismes l'expérience à l'heure mesme : qui fut de baisser le visage contre terre autant que nous le pourions faire, et que pour lors nous trouverions assurément la chaleur beaucoup plus modérée qu'en marchant {415} la teste levée, ce qui se trouva très véritable. Néanmoins, nous ne continuasmes pas bien du temps à marcher de la sorte, parce que cette manière de marcher, le corps tout replié, estoit très incommode : outre que nous nous apperçusmes que l'air qu'on respiroit estoit toujours très échauffé et, de plus, qu'il estoit si épais que les bougies ou s'éteignoient en marchant ou, si elles conservoient leur lumière, elles devenoient inutilles, parce qu'elle ne pouvoit percer les ténèbres qui estoient répandues partout dans ce lieu obscur.

Cela fut cause que nous renonçasmes tous à entrer plus avant dans ces sudatoires, et que nous nous contentasmes de nous informer, de Cicéron, si ils estoient disposez partout comme nous les voyions à l'entrée, où ils n'ont que trois piés de largeur et environ dix de hauteur. Il nous assura qu'ils estoient semblables partout : ce qui nous confirma encore plus dans la résolution que nous avions prise de n'entrer pas plus avant.

Sable bruslant dans l'eau froide

Nous ne pensions plus qu'à remonter dans nostre barque, lorsque Cicéron nous dit, en descendant l'escallier des sudatoires, qu'il y avoit encore quelque chose de remarquable à nous faire voir avant que reprendre la mer. Il nous mena pour cela sur le bord d'un rivage de la mer, dans laquelle il prit du sable à pleines mains, qu'il me donna dans les miennes. J'avoue que je fus extraordinairement surpris quand il me l'eust mis dans les mains, parce que croyant recevoir ce sable comme un sable commun et ordinaire qu'il venoit de tirer du fond de l'eau, qui le devoit rendre froid, je sentis qu'il estoit si chaud qu'il me brusloit : ce qui le me fit jetter promtement à terre ; mais estant revenu à moy, je priay Cicéron de m'en donner d'autre, afin d'examiner plus à loisir la cause de ce sable bruslant qu'on tiroit de l'eau. Je pris si bien mes mesures pour ce coup-là, que je n'en fus point bruslé, parce qu'en mesme temps que je le reçus d'une main, je le remis dans l'autre.

J'eus beau resver sur la cause de cette chaleur dans un sable couvert de l'eau de la mer, le secret de ce prodige naturel me fut toujours caché. Ce n'est pas que je ne comprisse bien que ce sable s'échauffoit par le mesme feu qui causoit une si grande chaleur dans les sudatoires, au pié desquels la mer bat ; mais quand je considérois que nonobstant les qualitez humides et froides de l'eau qui le couvroit, il estoit encore chaud, pour lors je ne pouvois plus que dire. J'interrogeay Cicéron là-dessus, pour sçavoir si il ne me donneroit point quelque raison qu'il eust apprise de plus doctes que luy, touchant cette merveille ; mais il ne me put instruire de rien, sinon que le sable estoit si extraordinairement chaud, qu'en le prenant dans l'eau, la chaleur luy avoit fait des ampoulles aux mains, comme effectivement il me les monstra.

Cela fait, nous remontasmes dans nostre barque pour retourner à Pozzuolo, dans l'hostellerie que nous avions prise d'abord, où M. le duc de Brissac acheta quelsques {416} médailles anciennes que les mariniers du païs luy apportèrent à vendre. Pour moy, qui ne me connois point en ces sortes de pièces, je me contentay d'acheter de petits animaux qu'on appelle, dans le païs, des chevaux marins, qui sont faits comme des écrévisses mais beaucoup plus petits. Je les achetay dans la pensée d'en faire présent à un médecin de Paris de ma connoissance, parce qu'on me dit que la vertu de ces petits animaux, quand ils sont pulvérisez, est de faire venir du lait aux nourices quand elles l'ont perdu. Cicéron fut nostre marchand, que nous préférasmes à tous les autres. Nous le païasmes grassement, parce que nous le considérasmes comme un petit-fils de l'illustre et fameux Consul, Cicéron.

Toutes nos visites achevées à Pozzuolo et aux environs, dont je ne parle point icy parce qu'il y a une infinité de relations faites des choses que nous y fismes, nous remontasmes à cheval pour retourner à Naples par un chemin plus doux et moins difficile que celuy par lequel nous estions venus. Dès la sortie de Pozzuolo, la nuit nous surprit. La lune pourtant nous estant favorable, nous marchasmes assez commodément. Nous rencontrasmes, à un grand quart de lieue de la ville, un petit corps de garde dans une tour au bord de la mer, lequel nous arresta ; mais ayant sceu qui nous estions, il nous laissa passer paisiblement : si bien que nous arrivasmes ainsi à la grotte de Lucullus dont j'ay parlé cy-devant. Pour lors, la lune nous estant tout à fait inutille, nous fusmes obligez, avant que d'entrer en ce lieu, de faire prendre à nos vallets des torches de paille afin de nous éclairer dans ce passage, qui estoit horriblement obscur, n'y ayant aucune ouverture que par les deux bouts.

NAPLES

Si tost que nous fusmes sortis par celle qui est du costé de Naples, nous vismes l'éclat agréable d'une infinité de lumières de la ville ; et ayant trouvé, à l'entrée du fauxbourg, nostre carosse qui nous attendoit, nous montasmes dedans pour venir à nostre logis. Ce ne fut pas sans crainte que nous y arrivasmes si tard, parce qu'il est fort dangereux de marcher de nuit dans Naples, à cause des assassinats fréquens qui s'y font par des gens tels que ceux du païs, qui portent toujours à la ceinture deux stilets et un grand poignard : avec quoy ils assassinent d'autant plus facilement les gens à qui ils en veulent, que toutes les boutiques et les maisons se ferment exactement, dès que la nuit paroist.

Le lendemain de nostre voïage de Pozzuolo, nous nous promenasmes encore dans Naples, et nous allasmes voir l'hospital du Saint Esprit, fondé pour les enfans trouvez. Nous vismes l'église de cette maison, que nous trouvasmes très riche : car, sans parler des rares peintures qui embellissent ce lieu, nous y remarquasmes, aux deux costez du maistre-autel, deux anges d'argent, grands comme nature, qui portoient chacun un chandelier aussi d'argent.

{417} Effroïable multitude d'enfans trouvez

Nous abordasmes là un prestre qui estoit de l'hospital, avec qui je voulus entrer en conversation au sujet de cet hospital, dont on nous avoit beaucoup parlé. Je luy dis, à propos de ces anges d'argent, qui estoient attachez avec de gros crampons de fer aux murailles de l'église, que l'on se persuadoit aisément des richesses de l'hospital en voyant des anges si gros d'une matière si précieuse. Il me dit que quoy que cet ornement fust riche, il y en avoit encor un autre qui l'estoit davantage, sçavoir le dais qui couvroit le maistre-autel. Nous trouvasmes tous qu'il avoit bien raison de me parler de la sorte, puisque ce dais, qui avoit bien sept piés de longueur, quatre de largeur et neuf pouces de hauteur, estoit d'or massif de l'épaisseur d'un ducat d'or. Cette richesse estoit une preuve assez convainquante pour nous faire connoître l'opulence de la maison ; mais il nous en donna encore une autre plus forte, en nous faisant entendre que cet hospital nourissoit près de vint mille enfans trouvez.

Deux choses contribuent beaucoup à cette multitude d'enfans trouvez : la première est l'effroïable corruption du païs, et la seconde est la facilité de se décharger des petits enfans après qu'ils sont venus au monde. Voicy comment cela se fait. Dans toute l'Italie, où il y a des hospitaux destinez à cette charité, on garde cette conduite : c'est qu'on a, au dehors de ces sortes de maisons, un grand tour sur la rue, sembable à ceux des monastères de religieuses, dans lesquels, et de jour et de nuit, on met les enfans qu'on abandonne sans estre observé ny recherché par qui que ce soit : ce qui cause du bien et du mal.

Le bien que cela fait, est que les parents qui ont eu des enfans ou par fornication ou par inceste, ne les font point mourir pour cacher le crime qu'ils ont commis ; mais le mal aussi que cela fait, est que cette impunité de commettre des crimes, si horrible, donne ouverture à les entreprendre et mesme à les continuer : puisqu'il est si facile de se décharger d'un fardeau qui seroit quelquefois aussi honteux que fâcheux de porter, aux pères et aux mères de ces petites infortunées créatures. La facilité qu'on a de passer ainsi les enfans qu'on abandonne, est cause qu'on marque ordinairement, par un billet qu'on attache sur leur lange, s'ils ont receu ou non le batesme, et le nom propre qu'ils portent : car pour le surnom, on l'abandonne à la discretion de ceux qui les reçoivent, puisqu'on n'expose la pluspart du temps que pour cacher le nom du père et de la mère.

Le grand nombre de 18 maisons qu'on nous avoit dit que les Dominicains avoient dans Naples, nous paroissant presqu'incroïable, nous obligea d'en voir plusieurs, outre celles que nous avions déjà veues. Une des premières que nous vismes fut celle qui conserve, à sa porte, une grande boutique d'apotiquairerie dont ces pères ont la conduite. Si tost que nous y fusmes entrez, on nous fit voir toutes les raretez de ce lieu, et la grande quantité de remèdes différens qu'on y tient tout prests pour toutes sortes de maladies.

{418} Tandis qu'un de ces moines estoit occupé à nous faire voir les squelettes et les mumies de plusieurs petits enfans et de plusieurs animaux, [et] qu'il nous monstroit quantité de pierres et de simples très rares, un autre estoit occupé à rainser des verres pour nous présenter à boire de la limonade, que nous prismes et que nous trouvasmes très bonne ; mais nous n'eusmes pas plutost beu, qu'on nous fit le compliment ordinaire d'Italie, qui fut de nous demander la pièce per la cortesia. On satisfit assez honnestement à la demande, mais pourtant pas assez au gré de nostre antiquaire, qui nous poussoit à donner beaucoup dans l'espérance d'estre païé aussi bien largement. Les sollicitations pressantes qu'il nous fit pour cela, nous donnèrent lieu de croire que tous les antiquaires des autres villes en usoient de sa manière, et qu'ainsi ils partageroient le gasteau ensemble, afin d'avoir leur part sourdement.

En sortant de cette maison, nous allasmes à une autre, qui est la principale de toutes. Une des premières choses que nous y vismes fut la classe de théologie, dans laquelle il y avoit bien une centaine de Dominicains qui prenoient les leçons du lecteur de leur ordre. Je regarday tous ces jeunes moines comme une grande recrue de prédicateurs, qu'on répandroit peut-estre quelque jour de tous costez dans l'Italie ; et que de tous ceux que je voïois là, il y en auroit peut-estre quelsques-uns qui seroient achetez bien chèrement, pour aller débiter leurs marchandises bien loin.

Religieuses peu réglées

Cette pensée me vint au sujet d'un entretien que j'avois eu, à Venise, avec M. l'évêque de Béziers, ambassadeur pour le Roy auprès de la République, touchant les religieuses de Saint Laurent de Venise. Après que je luy eus dit que j'avois esté scandalizé, en entrant dans leur église, d'y voir, à la grille, de ces filles qui y demeuroient tout à découvert et qui travailloient là sur leurs sièges, en attendant compagnie pour les entretenir, [et] que mesme j'en avois veu une, pour lors, en conversation avec un jeune homme, ce prélat me dit que ces filles n'estoient point réglées, comme le sont celles de France qui sont de leur profession, et que chacune se gouvernoit là comme bon luy sembloit.

Brigue de religieuses pour des prédicateurs

De ce discours, nous passasmes à un autre touchant ces mesmes religieuses ; et ce prélat, voulant me faire connoître le peu de régularité de ces religieuses vénitiennes, me dit que chacune d'elles briguoit de son costé la supériorité ; mais que pour y parvenir, il falloit premièrement avoir fait fonction de sacristine et y avoir réussy des mieux ; qu'on ne pouvoit point réussir comme il falloit, au goust des religieuses, dans cet employ, qu'en recherchant par toute l'Italie les meilleurs prédicateurs, et ceux qui estoient plus en vogue et qui avoient plus de crédit ; que comme cela regardoit uniquement la sacristine, elle emploïoit tous ses amis pour attirer dans l'église de leur monastère ceux des prédicateurs qui avoient acquis plus de réputation par leurs sermons dans l'Italie ; et que quand il se trouvoit des difficultez quelquefois {419} pour avoir ces fameux prédicateurs, ces religieuses emploïoient le crédit du Sénat et de la République pour s'en assurer et pour les faire venir. Il m'ajouta mesme que ces religieuses engageoient parfois leurs parents à agir auprès des princes souverains de qui les prédicateurs qu'elles recherchoient dépendoient, afin de les obliger, par l'autorité qu'ils avoient sur leurs sujets, à venir prescher dans leur monastère ; que dans l'année mesme qu'il me parloit, il sçavoit qu'on avoit sollicité auprès du roy d'Espagne pour faire venir de Naples un Dominicain, à qui la sacristine de Saint Laurent avoit païé les frais du voïage de Naples à Venise, aussi bien pour retourner que pour venir ; et qu'outre cela, durant tout le temps qu'il avoit presché, il avoit eté servi tous les jours à disné et à soupé fort magnifiquement, y ayant toujours eu six couverts pour les survenans ; et qu'après cela, ce moine avoit encore emporté pour son caresme mille francs : et tout cela aux dépens de la seule pauvre sacristine, laquelle, à l'exemple de celles qui l'avoient précédée, avoit tiré de ses parents tout l'argent qu'il falloit pour le faire venir, pour le garder et pour le renvoïer en son païs.

Voilà l'histoire dont je me souvins en voyant tant de moines dans la classe de théologie, dont quelsques-uns prétendoient peut-estre déjà avoir, quelque jour, une pareille mission à celle dont je viens de parler, lesquels vraysemblablement ne réussiroient peut-estre guères mieux dans leurs prédications qu'avoit fait celuy de l'année présente 1664, lequel, à ce que me dit M. de Béziers, n'avoit dit que des sottises et fait des contes ridicules : ce que je n'eus pas de peine à croire, non seulement parce que ce prélat me le disoit, mais aussi parce qu'il estoit bien aise de le conjecturer par les grandes dépenses de bouche qu'avoit fait ce prédicateur de pénitence et de mortification, auxquelles pratiques le génie des moines italiens ne les porte guères.

Moines parfumeurs

Nous trouvasmes des moines d'Olivet dans Naples qui serviroient bien à faire la preuve que j'avance, puisque toute leur étude, et toute leur occupation, estoit de faire trafic de senteurs, qu'on ne peut pas permettre à des Chrétiens beaucoup moins considérables par leur estat que ces moines. Les senteurs qu'ils débitoient estoient d'un savon très excellent pour les odeurs, auquel on réussit beaucoup mieux à Naples qu'ailleurs. C'est pour cela qu'on le nomme du savon de Naples. Nous avions quelsques-uns de nostre compagnie qui avoient grand désir de cette marchandise qui ne sert qu'à la mollesse de la vie. Leur dessein estoit d'en faire des présens quand nous serions retournez en France. Nostre antiquaire, qui leur avoit beaucoup vanté cette marchandise fort exquise, avoit donné une grande envie à nos messieurs d'en acheter : ce qui s'augmenta encore davantage quand, nous estant entrez dans la maison de ces moines d'Olivet, quelsques-uns d'entre eux nous conduisirent dans leurs chambres, où ils tenoient leurs boutiques, d'où ils tirèrent leurs agréables senteurs pour nous les exposer en vente. Quelsques-uns des nostres estoient tout prests d'en acheter, si je ne les en eusse détournez par les mesmes raisons que j'avois emploïées {420} pour détourner M. le duc de Brissac d'acheter des chiens des religieuses de Boulogne, en luy représentant qu'il ne falloit point contribuer en aucune manière à un si infame trafic, et si indigne de gens consacrez à Dieu, lesquels violoient, par une cupidité effroïable et par leur commerce continuel avec le monde, la sainte pauvreté et l'aimable retraite de leur profession.

Ce que je fis entendre à nos messieurs touchant le trafic de ces moines, empescha qu'ils n'achettassent quoy que ce fust d'eux : si bien qu'ils furent obligez de fermer leurs boutiques sans rien vendre. Toutes ces rencontres si peu édifiantes ne nous donnèrent que du mépris pour le clergé du païs, dans lequel à peine voit-t'on un ecclésiastique qui soit dans l'ordre, au moins à l'extérieur, y en aïant très peu qui ne soient vêtuz, en dessous, d'habits dont la couleur scandalizeroit très fort en France. On en voit à Naples qui non seulement portent des bas de soie jaunes, verts et d'autres couleurs non moins éclatantes, mais aussi des habits de mesme : si bien qu'on peut dire pour cela, et pour autres choses, qu'il y a parmi les prestres et les moines un renversement déplorable.

Nous ne sortismes pourtant pas de Naples sans en rien acheter ; car, ayant appris qu'on y vendoit de certaines chemisettes de soie, et des ceintures aussi de mesme matière, fort bien travaillées, nous en achetasmes avant que de sortir de cette ville, faisant ainsi là ce que nous avions fait partout ailleurs, où nous achetions toujours tout ce qui estoit recommandable et singulier dans le lieu pour les ouvrages. À dire le vray pourtant, ces chemisettes qu'on achète à Naples sont beaucoup plus belles que bonnes, parce qu'estant tricotées d'une manière fort lasche, elles ne sont pas de grand service pour donner de la chaleur.

J'ay déjà fait observer cy-devant, en parlant d'Italie, qu'on ne rencontroit jamais aucune femme dans les hostelleries et dans les boutiques ; mais, si cela s'observe exactement dans tout le païs, il se pratique encore bien plus rigoureusement dans Naples, où on n'en voit presque point, mesme dans les rues, où elles paroissent assez rarement. Pour moy, je considéray le peu de femmes qu'on trouve dans Naples comme une chose fort commode ; car laissant à part l'intérest des Napolitains, qui ne s'assurent pas trop de la fidélité de leurs femmes, je regarday le petit nombre de celles qu'on trouve dans les rues comme un très grand avantage pour ceux qui sont obligez d'y aller : parce que s'il y avoit beaucoup de femmes dans les rues, on ne pouroit s'y remuer à cause de l'étendue de leurs vertugadins, qui occupent presque une rue entière, ces sortes d'ajustemens ayant plus de trois piés d'étendue, y compris le corps de la femme, qui est comme emboisté dans cette machine embarassante.

Ridicule et incommode habit des femmes espagnoles

Je ne crois pas rien dire de trop, en avançant qu'il ne se trouve point de porte assez grande, si ce n'est une porte-cochère, par où les femmes napolitaines, espagnoles et milanoises puissent passer de front ; et je ne puis pas comprendre comment toutes les femmes sujettes du roy d'Espagne, qui portent toutes le mesme habit, sont si {421} attachées à cette mode si embarassant qu'elles ne veuillent point s'en décharger. Si elles sont incommodées quelque part de ces habits, c'est particulièrement en carosse, où elles ne peuvent jamais estre que de costé. Encore faut-t'il qu'elles relèvent leur vertugadin d'un costé ou d'un autre, afin de pouvoir demeurer assises, et c'est bouger d'une manière tout à fait incommode.

Si ces femmes napolitaines ne se voient point dans les boutiques, elles se voient encore bien moins dans les marchez publics, pour y vendre. Ce sont les hommes seuls qui font le débit de toutes choses : de choux, de raves, d'ail, de poireaux, d'oignons, enfin de toutes sortes de légumes, de poisson et de marée, de pommes et de poires, dont ils font un cris fort importun, invitant à haute voix les passants d'en venir acheter, ayant pour cela les balances toujours pendues au bras parce que toutes les denrées se vendent au poids.

Escorte donnée à M. de Brissac par le viceroy de Naples

Toutes les remarques de la ville de Naples (qui nous parut la ville la plus peuplée de toutes celles que nous avions veues, soit en Allemagne, soit en Italie) estant faites, nous ne songeasmes plus à autre chose qu'à retourner à Rome. Pour se disposer à cela, M. le duc de Brissac alla prendre congé de M. le cardinal d'Aragon, viceroy de Naples, qui le receut autant bien cette dernière fois que la première, lorsqu'il l'alla voir en arrivant. Ce cardinal voulant luy rendre tous les honneurs deubs à sa naissance, luy donna une de ses compagnies de gardes à cheval, pour l'accompagner jusque sur les terres de l'Église, dans la veue non seullement de luy faire honneur mais aussi de le mettre à couvert des insultes des bandits ; mais M. le Duc remercia son Éminence de la civilité qu'elle luy fit, avec toutes les instances possibles. Il accepta pourtant de luy l'escorte d'un capitaine et de quelsques cavalliers destinez à la seureté des chemins contre les bandits, celuy-là estant chargé d'un ordre exprès de M. le Viceroy, pour prendre sur la route autant de gens qu'il jugeroit estre nécessaires pour la sureté de nostre voïage.

M. le duc de Brissac ne pouvoit pas sagement ne pas accepter cette escorte, veu les nouvelles que nous avions apprises à Terracina, touchant ces bandits qui se vantèrent d'estre informez de la venue d'un grand seigneur françois à Naples, sur lequel ils avoient des desseins, et la connoissance que nous avions d'ailleurs que les bandits font de continuelles entreprises sur tous les passants, dont ils ont avis par les correspondances qu'ils entretiennent dans les villes, où ordinairement on les avertit de tous ceux qui entrent dans la ville de Naples ou qui sortent : ce qui leur fait prendre des mesures.

Cérémonie pour la teste d'un bandit

Nous eusmes part d'un spectacle de bandit qu'on donna dans la ville de Naples, avant que nous en sortissions. Nous vismes promener de tous costez une teste d'un {422} de ces misérables, qui avoit esté tué sur les chemins. On la portoit sur un grand clayon, pour la faire voir à tout le monde. Cette teste coupée estoit frizée et chargée de galants de taffetas de diverses couleurs attachez à ses cheveux. On la promenoit ainsi aux acclamations du peuple, ayant outre ces rubans quantité de branches de laurier et de myrthre qui l'entouroient de toutes parts. Ce triomphe public se faisoit de la sorte, afin d'exciter le peuple à donner la pièce à celuy qui avoit tué ce bandit : ce qui se faisoit assez largement, les Napolitains en usant pour cela de la mesme manière que font nos païsans de France quand quelqu'un y a tué un loup.

Un des gentilshommes du Viceroy estant venu faire compliment à M. le Duc de la part de son Éminence, luy monstra, le soir de devant nostre départ, les ordres qu'il avoit signez pour nostre escorte. Il les mit entre les mains du capitaine qui devoit nous accompagner le lendemain matin, 24 de novembre 1664, que nous sortismes de Naples pour retourner à Rome. Nous nous pourveusmes, avant que de sortir de cette ville, de billets de santé, dont j'ay rapporté les originaux à cause de la mention expresse qui y est faite della Madre di Dio concetta senza peccata originale. Quand nous arrivasmes à la barrière du fauxbourg par où nous sortions pour retourner à Capoue, on nous arresta. Nous crusmes qu'on nous vouloit demander là nos billets de santé : ce qui nous trompa, parce qu'on ne les demande jamais à la sortie, mais seulement à l'entrée des lieux. On nous demanda autre chose, qui fut de donner, comme partout ailleurs, per la cortesia.

Nous ne fusmes pas plutost sortis de la main de ces questeurs, que nous tombasmes dans celles des douanniers, qui voulurent visiter les hardes que nous remportions de Naples. On leur en épargna la peine en leur donnant quelque argent, dont ils eurent assez de peine de se contenter, veu la qualité de la personne qui passoit. Ils n'eussent guères eu davantage que ce qu'on leur donnoit, quand ils auroient fouillé toutes nos hardes : car osté quelsques chemisettes et les ceintures que nous avions achetées, et les jambons de présent du prince de Maragno que nous remportions dans nostre litière, nous n'avions quoy que ce soit qui fust sujet à la douane.

Impudent moine dominicain

Si tost que nous fusmes hors de la barrière du fauxbourg de Naples où ces douanniers nous avoient arrestez, nous rencontrasmes cet effronté moine que nous avions vu à Velitry et qui nous avoit accompagnez le lendemain jusqu'à Pimperno, où nous le quittasmes parce qu'il ne put nous suivre à cause qu'il avoit mal à un pié. Il se rétablit là si bien, pendant nostre séjour à Naples, qu'après 5 ou 6 jours de repos il marchoit comme auparavant. Il nous reconnut en passant ; et sans avoir rien perdu de sa première effronterie, il aborda les gentilshommes de nostre compagnie, à qui il fit encore, tout de nouveau, offre de son impudique tabatière.

Ces messieurs rebuttèrent cet impudent moine plus fortement encore qu'ils n'avoient fait la première fois, à cause de son effronterie qui continuoit. Ainsi, après {423} l'avoir laissé comme un franc fripon, nous continuasmes nostre chemin pour nous rendre à Capoue, où nous fusmes un peu mieux traitez en retournant qu'en allant. Je ne sçais si l'escorte que nous avoit donné le cardinal d'Arragon, viceroy de Naples, nous faisoit considérer pour lors davantage, mais il est certain qu'on nous faisoit beaucoup plus d'honneur sur la route qu'auparavant.

 

Note

1. Comparez le récit de Le Maistre avec celui fait par Baltasard Grangier de Liverdis en 1660 (et publié cinq ans après le retour de Le Maistre à Paris) : "La grotte du chien est une petite caverne située au pied de la montagne qui environne le lac d'Agnano. ... elle se nomme le plus ordinairement la grotte du Chien, pour l'experience des chiens, qui n'y sont pas plûtost entré qu'on les void chanceler sur leurs pieds, rouler les yeux dans la teste, écumer horriblement et tomber comme morts par terre ; et dont ils ne reviendroient jamais si on ne les jettoit promptement dans le lac qui n'en est qu'à douze ou quinze pas, ce qui leur fait revenir les esprits et qui leur sert de contrepoison à cette exhalaison charonniene." Journal d'un voyage de France et d'Italie fait par un gentil-homme françois l'année 1660 (2e éd., Paris, 1679), p. 606.