Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

Choose from the list of text sections

Charles Le Maistre's Relation

pages 433 to 481

{433}

ROME

Couché à Rome, le 29 de novembre jusqu'au dernier de décembre

Toutes ces incommoditez fatiguantes et qui avoient continué depuis Naples, nous firent souhaiter Rome avec tous les empressemens imaginables. Nous y arrivasmes enfin, et nous fusmes visitez à la porte par les douanniers, mais avec bien moins d'exactitude que nous ne l'avions été à la Porte del Popolo quand nous entrasmes la première fois dans cette ville. Peut-estre que ces gens, voyant que nous ne portions point de bagage, ne vouluerent pas emploïer leur diligence à nous fouiller : aussi bien, quand ils l'auroient fait, ils ne nous auroient trouvez chargez que d'une demi-douzaine de jambons, qui estoient du reste du présent que le prince de Maragno avoit fait dans Naples à M. le duc de Brissac, lesquels nous avions cachez dans une litière qui nous conduisoit. Ainsi, nous finismes nostre voïage de Naples avec autant de fatigues que l'on en pouvoit avoir.

Si tost que nous fusmes arrivez à Rome, nous nous occupasmes à voir tout ce que la juste curiosité des voïageurs pouvoit désirer. Je n'eus pas tout le divertissement des autres, parce que je tombay malade de la fatigue que j'avois eue d'un très méchant cheval sur lequel j'avois monté. Je n'eus pas de peine de me voir privé de la satisfaction que ceux de nostre compagnie pouvoient avoir dans les visites des palais et des autres lieux qu'ils firent, parce que j'en avois été si rebuté par les tableaux et les peintures impudiques que j'avois veus avant que d'aller à Naples, que je protesté dès lors que je ne voulois plus voir aucun de ces lieux.

Magnificence de l'église de Saint Pierre de Rome

On me fit la grâce de réserver la visite des lieux saints jusqu'à ce que je me portasse bien ; et je n'eus pas plutost recouvré ma santé, que nous commençasmes nostre visite des lieux saints par l'église de Saint Pierre, que nous vismes depuis les caves jusqu'à la boulle de son dôme. On ne sçauroit trop regarder un si admirable ouvrage, qui a été l'objet de la magnificence de Sixte 5e, de Paul 5e, d'Urbain 8e, d'Innocent Xe et d'Alexandre 7e, lesquels se sont appliquez beaucoup plus que les {434} autres papes à l'ornement de cette église. Innocent Xe, qui a fait incruster tous les pilliers de l'église de marbres les plus fins de toutes sortes de couleurs, a fait mettre sur trois des portes qui font la face du portail, en-dedans, ceux des papes qui ont le plus contribué à l'embelissement de cet admirable bastiment.

Quant au pape d'aujourd'huy, Alexandre 7, on peut dire qu'il a surpassé tous ses prédécesseurs en magnificence pour l'ornement de l'église de Saint Pierre. Je ne veux pas m'arrester à dire que tous les autels de cette église étoient chargez, quand nous les vismes, de chandeliers de bronze qui portoient ses armes de tous costez, ny que les paremens rouges et jaunes, qui sont les couleurs de ses suisses, étoient pareillement chargez de ses armes en si grand nombre qu'il faudroit n'avoir point d'yeux pour ne les pas voir incessamment tandis qu'on est dans cette église. Je ne veux pas, di-je, m'arrester à ces petits ornements, pour faire monstre de la magnificence de ce pape ; mais je veux parler de cette chaire de bronze à moitié doré, qui est un ouvrage incomparable, placé dans l'enfoncement de l'église avec des ornemens surprenants.

Chaire de saint Pierre

Cette chaire de bronze est pour servir de chasse à la prétendue chaire de saint Pierre, laquelle est de bois. La sculpture des travaux d'Hercules, qui sont travaillez dessus, feroit croire aisément que ce meuble ne seroit pas de saint Pierre ; mais quoy qu'il en soit, cette chaire vraie ou fausse ne laisse pas d'estre dans une vénération souveraine à Rome, où on peut dire que cette nouvelle décoration qu'Alexandre 7 y a ajoutée, la fait plus considérer encore que jamais elle n'a été. On en peut juger par la description que j'en vais faire icy, dans toutes ses parties.

Premièrement, à considérer sa scituation, qui est, comme j'ay déjà dit, dans l'enfoncement de l'église : où on la void dès le seuil de la porte, au travers des quatre colomnes torses qui soutiennent le dôme qui couvre le maistre-autel, lesquelles colomnes sont d'un grand secours pour ramasser la veue, qui se dissiperoit dans la vaste étendue de ce lieu. À considérer, di-je, cette avantageuse scituation, on peut assurer qu'il n'y a rien de plus beau : à quoy ne contribue pas peu aussi son élévation, qui la met beaucoup au-dessus du maistre-autel qui, étant plus bas que cette machine, sert à la faire voir d'un bout de l'église à l'autre, comme un ouvrage très magnifique.

Décoration de la chaire de saint Pierre

Ce qu'il y a en second lieu à remarquer dans cet ouvrage admirable, est un grand nombre de rayons dorez, de bronze comme la chaire, qui se répandent de tous costez et dont une grande quantité s'élève mesme jusqu'à la voûte, qui est fort exaucée. J'ajouterois encore volontiers une chose qui relève la magnificence de ce beau {435} travail, n'étoit qu'elle me paroist injurieuse à toute l'Église de Dieu : c'est qu'à tenant cette chaire, il y a quatre grandes figures d'environ dix piés de haut, de bronze à moitié doré comme le reste, qui représentent quatre docteurs de l'Église, deux de la grecque, qui sont saint Chrysostome et saint Athanase, et deux de la latine, qui sont saint Ambroise et saint Augustin, dont on a fait des porteurs de chaire, ce qui paroist indigne de la sainteté de leur ministère.

Beauté du maistre-autel

Le maistre-autel de l'église de Saint Pierre, qu'Urbain 8e a fait élever immédiatement au-dessous du dôme, qui est posé environ au tiers de cet édifice magnifique, contribue, comme j'ay déjà dit, à faire voir, dès l'entrée, ce grand ouvrage. L'un et l'autre sont de bronze, je veux dire la chaire et l'autel, mais celuy-cy n'a aucune dorure. Les quatre colomnes, qui soutiennent un dôme, sont torses et canellées avec des enjolivements de feuillages entortillez à leur pié. Ce bronze dont elles sont faites a été tiré de la couverture de la Rotonde par Urbain 8e, ce qui donna lieu pour lors à Pasquin de dire, contre ce pape et sa famille des Barberins, ces mots latins : Quod non fecere Barbari, hoc fecere Barberini (1), c'est-à-dire, Les Barberins ont fait en leurs temps ce que les barbares d'autrefois n'ont jamais osé entreprendre, qui est de découvrir l'église de la Rotonde, laquelle auparavant étoit le temple de tous les dieux qu'on nommoit le Panthéon.

Place somptueuse au-devant de l'église de Saint Pierre ; dépense prodigieuse pour placer une pyramide

Mais sans m'arrester à ce qu'a fait Urbain 8e pour la décoration de l'église de Saint Pierre, je poursuiveray icy la description des beautez qu'Alexandre 7e a ajoutées à ce célèbre bastiment, qu'il a mis en veue par une grande place, laquelle il a fait faire devant et qu'on peut dire estre une des plus belles qui se puisse voir. Elle est en ovale sur les deux costez, entourée partout de trois galeries, chacune égallement large, en sorte qu'on s'y promène dessous en carosse. Ces galeries différentes sont partagées par de gros pilliers de pierre, écartez les uns des autres d'environ 6 piés. Ces pilliers soutiennent une belle plate-forme revêtue des deux costez d'une balustrade de marbre, sur laquelle il y doit avoir une grande quantité de petites figures de pierre. Dans le milieu de cette belle place, il y a une pyramide de granite qui y a été mise par Sixte 5, qui fit la dépense de trente mil écus pour la placer et pour la faire apporter d'environ cent pas. Cette pyramide doit estre accompagnée, à droit' et à gauche, de deux belles fontaines jaillissantes. Il n'y en avoit encore qu'une quand je la vis, qui faisoit une triple cascade d'environ douze piés de haut, les trois ensemble.

{436} Caves sous l'église remplies de tombeaux de papes ; tombeau d'Urbain 8 ; nudité détestable d'une figure ; brutalité abominable d'un Espagnol

Quoy que je sois sorty assez viste de l'église de Saint Pierre, pour faire la description de la belle et magnifique place qui est au-devant (2), mon dessein n'a point été de ne plus rien dire de ce temple tout singulier en beauté, dont je prétens encore parler pour y faire connoître, à ceux qui liront cette récitation, ce qui le rend d'ailleurs recommandable. Pour cela, il faut rentrer encore une fois dans cette église, dont nous visitasmes les caves, qui ont une mesme étendue que tout ce temple. On y voit grand nombre de sculptures, et de papes et de princes, lesquelles sont toutes fort simples, les mieux ornez de ces tombeaux n'ayant que de très pauvres figures de pierre assez malfaites. Ceux qui sont en haut sont bien plus magnifiques, particulièrement celuy d'Urbain 8e, qui est tout proche de cette belle chaire de saint Pierre, de laquelle j'ay parlé cy-dessus. Il y a pour ornement de ce tombeau une Mort, grande comme nature, laquelle tient en sa main un registre sur lequel est écrit le nom de ce pape : Urbanus octavus. De l'autre costé de la chaire, à l'opposite du sépulchre d'Urbain 8e, on y voit celuy de [en blanc], qui représente une femme, qui est la Charité, grand au naturel, avec trois petits enfans, le tout de marbre blanc, ce qui est parfaitement bien travaillé. On en void encore un autre, qui est celuy de [en blanc], sur lequel il y a la figure d'une femme toute nue, qui a été faite d'abord avec tant de perfection que la nudité de cette femme causa un désordre épouvantable, la brutalité d'un Espagnol l'ayant un jour porté à s'approcher de cette figure nue : ce qui engagea en suitte d'en faire couvrir la turpitude par un feuillage de bronze doré, à ce qu'on dit dans Rome.

Défaut notable dans l'église de Saint Pierre

Je puis dire que l'église de Saint Pierre seroit un ouvrage achevé, si la chappelle où repose le Saint Sacrement avoit ses ornemens, comme le reste de l'église ; mais outre cela, il y manque encore une chose : qui est qu'elle n'est accompagnée ny de tours ny de clochers. On voit seulement, à costé gauche en entrant, deux fenestres dans le portail, dans lesquelles il y a deux méchantes cloches pendues, dont on se sert pour les offices : ce qui défigure étrangement un si bel ouvrage. Cela ne paroist pas difforme aux Italiens, qui n'ont pas, comme nous, en recommandation et les {437} cloches et les clochers ; parce que partout ils n'ont que de méchantes sonnettes dans des fenestres, dont ils se servent pour sonner les offices.

Négligence pour assister aux divins offices

Il ne me parut pas mesme qu'ils eussent besoin, à Rome, de cloches pour attirer le monde au service divin ; car je ne remarquay point là de dévotion ny pour les grandes messes ny pour les vespres, chacun se contentant d'entendre, aux festes et aux dimanches, une basse messe : après quoy, les Romains croyent n'avoir plus rien à faire pour santifier les dimanches. Pour les vespres, on n'y sçauroit point ce que c'est, si on n'y chantoit fréquemment des musiques. Hors cela, quand il n'y en a point, on ignore dans Rome si on chante des vespres dans l'Église catholique. Je me suis quelquefois trouvé à des vespres dans l'église de Saint Pierre, où qui que ce soit ne se rencontroit que ceux qui avoient de l'argent à gaingner pour leur présence. J'ay vu la mesme chose dans l'église della Madona del Popolo, qui est une paroisse desservie, comme quantité d'autres, par des moines : où je ne vis, à un office célébré, qu'environ trente personnes, qui y étoient venus pour voir le don qui s'y fait, tous les ans au jour de la Conception de la Vierge, d'un petit calice de deux marcs tout au plus, qu'on laisse exposé tout du long du jour sur l'autel, afin de faire monstre d'un présent si magnifique que l'august Sénat de Rome fait, ce jour-là, à l'église, dans laquelle il se trouve en corps à la messe.

Unique dévotion de Rome ; stations, occasion aux rendez-vous

Toute la plus grande dévotion qui se pratique à Rome est de gaingner des indulgences ; et c'est pour cela qu'il y a toujours grand concours de peuple dans ces églises désignées pour les stations, qui sont marquées chaque jour. S'il se fait quelque peu de bien dans ces stations où les gens de piété se rendent, on peut dire aussi qu'à l'occasion de ces indulgences, il s'y commet beaucoup de crimes ; parce que ces lieux servent, pour l'ordinaire, de rendez-vous pour la pluspart des impuretez qui se commettent dans la ville : d'autant que les femmes, qui y sont toujours resserrées, où leurs maris les tiennent captives, ont liberté de sortir pour aller aux stations, y gaingner les indulgences. C'est un droit qui leur est tellement acquis que si le mari les empeschoit d'y aller, elles le déféreroient à l'Inquisition comme Calviniste.

Paroisses de Rome mal desservies et mal fréquentées

Les paroisses dans Rome y sont tellement confondues et cachées qu'à peine les peut-on connoître. Elles pouroient peut-estre se relever de l'accablement où les moines, qui y dominent, les tiennent, si elles faisoient les fonctions ordinaires qu'elles doivent faire, c'est-à-dire si on y faisoit solemnellement l'eau béniste, les prosnes et le pain bény ; mais rien, ou très peu de ces choses, ne se pratique que très rarement dans les paroisses, au moins n'ay-je rien vu observer, de mon temps, dans la paroisse della Madona del Popolo, dont j'étois.

{438} Je ne dis point cecy par conjecture. Je le dis sur le récit d'un misérable voiturin qui nous accompagna jusqu'à Lerici, entre Gennes et Livorne. Son père, en partant de Rome, nous avoit averty qu'il étoit extrêmement débauché ; et ce fut pour cela que ce bonhomme fort aagé, nous demanda en grâce de luy faire le plus d'avances que nous pourions d'argent, afin que son fils, aagé de 38 ans ou environ, qui nous conduisoit, en eust moins à recevoir, et qu'ainsi il n'eust pas de quoy fournir à ses débauches.

Manière criminelle de débaucher les femmes mariées

Cet avis du bonhomme donna occasion à quelsques gentilshommes des nostres d'interroger sur les chemins nostre débauché voiturin et de luy demander si il menoit la vie dont on l'accusoit. Il ne fit aucune difficulté de dire tout ce que son père nous avoit dit de luy, croyant peut-estre qu'il passeroit dans son esprit pour un galant homme ; mais comme ce n'étoit pas cela seulement qu'on vouloit sçavoir de luy, mais la manière avec laquelle il abusoit d'une femme mariée, qui étoit resserrée comme les autres par son mari, il luy demanda comment il pouvoit venir à bout de son dessein. Voicy ce qu'il luy répondit. Il luy dit qu'à certaine heure du jour, la femme se mettoit en sentinelle à la fenestre et regardoit par sa jalousie ; que luy voiturin, en passant dans la rue, toussoit et luy donnoit ainsi le signal pour le lendemain, afin de venir aux stations ; qu'à la vérité, les stations ordinaires de la ville n'étoient pas les plus commodes, mais bien celles qui se faisoient hors des murailles, telles que sont celles des sept églises, qui ne peuvent se faire qu'en jour entier, en carosse ou à cheval ; que, pour lors, il prenoit un de ses carosses, dans lequel il attendoit la dame hors de la porte, pour faire semblant de la mener à l'église de Saint Paul, qui est fort éloignée de Rome. Et comme ce gentilhomme, qui luy parloit, luy dit qu'il s'étonnoit fort de la liberté que le mari donnoit à sa femme, il luy dit ce que je viens de rapporter cy-dessus : que s'il luy refusoit cette liberté, elle l'accuseroit à l'Inquisition d'estre hérétique et de ne pas croire les indulgences ny l'Eucharistie.

Pernicieux tribunal de l'Inquisition

Quand ce gentilhomme m'eut raconté cette histoire, j'avoue que j'en rougis, et que je ne me pus tenir de blasmer ce tribunal qui, sans autre examen, reçoit toutes sorts d'accusations, et les reçoit d'autant plus facilement qu'elles sont plus atroces et criminelles, donnant ainsy moïen quelquefois aux plus corrompus de couvrir les plus abominables adultères, et aux ennemis de se vanger impunément de ceux qu'ils haïssent, par des dépositions qu'il reçoit contre des personnes auxquelles souvent il n'y a rien à redire. Voilà quel est l'usage des stations pour les plus débauchez dans Rome, et la conduite aussi de l'Inquisition qui, sous prétexte de bien, cause très souvent beaucoup de maux.

Je ne prétens point parler icy des lieux publics pour les débauches et pour les ordures de toutes sortes de personnes, parce que ce sont des choses qu'il faut taire. {439} Je ne puis néanmoins m'empescher de dire qu'il est fort étonnant que, dans Rome, on sçache communément toutes les maisons où se commettent tant d'ordures, et qu'on les y souffre sans dire mot : si bien que les femmes perdues y dominent insolemment, sans qu'on les trouble dans leurs crimes. Ce débordement si public est la cause de la corrupution presque générale de tous les jeunes gens, et particulièrement des étrangers, à qui on ne manque jamais de faire connoître ces infames lieux dès qu'ils sont arrivez à Rome.

Estaffiers de Rome, guides dangereux

Je ne sçais si ce n'étoit point dans cet esprit qu'un de nos estaffiers, que je menois quelquefois tout seul avec moy dans la ville, afin de me contraindre à parler la langue italienne avec luy et m'en faciliter ainsi l'usage, me monstroit tous les lieux infames devant lesquels nous passions en nous promenant dans les rues, ou si c'étoit son dessein, en me parlant de ces désordres, de me faire déplorer le pitoïable état de la ville de Rome. Si il eut cette dernière pensée, il ne réussit pas mal, quand il me marqua principalement deux officiers de considération du pape Alexandre 7, qu'il fit cardinaux depuis ce temps-là (3), vraysemblablement sans connoître leurs débauches, qui étoient coupables de ces ordures si publiques.

Pour peu qu'une personne veuille entretenir un estaffier dans Rome, il apprend bientost toutes les débauches des gens qui sont de quelque considération, laïques et ecclésiastiques ; parce que ces estaffiers, roulant de maison en maison, où ils servent chez les uns plus et chez les autres moins, la coutume étant de prendre ces sortes de gens jour par jour, ils connoissent tout Rome sur cette matière, à laquelle souvent ils les employent misérablement.

Corruption de Rome

Je ne prétens pas demeurer plus longtemps à parler de ces choses que je viens de décrire. Le peu que j'en ay dit icy, n'est que pour donner quelque idée de la misère de Rome et apprendre, à ceux qui n'y ont jamais été, combien ce lieu, qui est vénérable par le sang de tant de martyrs, est prophané aussi par un si grand nombre de crimes. C'est ce changement effroïable qui s'est fait d'une ville si sainte autrefois, en une ville si criminelle et si débordée aujourd'huy, qui a donné lieu à un proverbe que m'apprit un Italien en parlant de Rome, de laquelle il me dit qu'elle étoit une ville sainte dans laquelle le Diable demeuroit : Roma la santa, habitata dal Diavolo. En effet, il y a lieu de parler ainsi de cette ville, non seulement pour les choses que je viens de rapporter, mais aussi pour la pluspart de celles qui paroissent les plus saintes.

{440} Motif ordinaire des assemblées d'église

On ne void jamais aucun concours du peuple dans les églises, sinon à celles où il y a de grandes musiques : si bien qu'on peut dire que ce n'est point la piété qui y attire tant de gens, mais le seul plaisir du chant ; ce qui est si vray que la posture indécente avec laquelle ils demeurent dans les églises, ou avant ou durant la musique, ne le témoigne que trop. Je puis parler de cela comme témoin oculaire, après avoir vu de quelle manière on agit tous les dimanches, dans l'église des prestres de l'Oratoire de la Chiesa nuova, où tous les soirs, en ces jours-là, il y a grande assemblée de personnes (parmi lesquelles il n'y a point à la vérité de femmes) lesquelles y viennent de bonne heure pour avoir place et pour s'entretenir sur des bancs de toutes sortes d'affaires et de nouvelles, sans qu'aucun témoigne le moindre respect pour le lieu où il se trouve.

Comédie spirituelle

Aussi pour dire le vray, cette action ressemble beaucoup mieux à une comédie qu'à toute autre chose, car la prophanation du lieu par les entretiens qu'on y a, sans aucune retenue ny respect, et la manière mesme d'y débiter la parole de Dieu, le marquent assez. Voicy comment on agit. D'abord on chante les litanies en musique ; après quoy, on fait monter en chaire un petit enfant de douze ans ou environ, qui fait le prédicateur en perroquet ; et en suite, comme ce sermon servoit d'entre-acte, on recommence la musique ; et ainsi on se divertit agréablement tout le soir, dans la pensée que ces pauvres pères et tous ces bons dévots ont, d'avoir rendu et fait rendre à Dieu un grand honneur, lorsqu'il a été plus outragé dans sa maison et dans sa présence.

Voilà donc en quoy consiste la principale dévotion de Rome, qu'on peut nommer une dévotion de musique et de théâtre : car à moins de ce passetemps, on ne fréquente point les églises ; et quelque piété qu'on assure qu'il y ait à visiter celle de Saint Pierre, elle demeure toujours si vuide quand il ne s'y fait point de cérémonies extraordinaires, qu'on n'y conte jamais guères plus de douze personnes ensemble.

Dévotion théâtrale

J'ay dit que la dévotion de Rome étoit non seulement une dévotion de musique mais aussi une dévotion de théâtre, parce qu'on n'y voit jamais aucune solemnité qu'il n'y ait un, et plus souvent deux, trois et mesme quatre théâtres élevez au-dedans de l'église où on fait quelque feste. J'en ay veu jusqu'à quatre dans Saint Jean de Latran, le jour de sa Dédicace, dont on se servit pour y placer quatre chœurs de musique : si bien donc, qu'on peut dire que le théâtre est tellement nécessaire pour l'ornement de la solemnité, quelque médiocre qu'elle puisse estre, que par toute l'Italie, comme à Rome, on ne fait aucun catéchisme que ce ne soit sur un théâtre.

{441} Moines éventez

Je ne me veux pas contenter de donner icy l'idée de la piété de Rome, en représentant toutes ces fanfares qui tiennent bien plus des Juifs que des Chrétiens. Il faut que je l'augmente encore de celle de la piété des moines du païs, qui n'ont rien d'approchant de la retenue édifiante qui paroist dans les nostres. On ne remarque, dans ceux-là, aucune mortification des yeux lorsqu'ils marchent dans les rues. Ils ont tous la veue si effarée que, les observant dès mon entrée dans Rome, je dis à quelqu'un des nostres que les moines d'Italie portoient la teste comme les chevaux turcs que nous avions veus en Hongrie, c'est-à-dire qu'ils ont continuellement la teste à l'évent et dans une agitation perpetuelle, comme ces animaux.

Cette posture peu édifiante fait dans Rome une si visible différence entre un moine italien et un moine françois, que le discernement n'en est aucunement difficile à faire : si bien que sans avoir égard au froc, que ceux-là portent toujours abbatu, au lieu que ceux-cy l'ont toujours modestement dans la teste, qu'ils ne couvrent jamais dans la ville d'un chapeau, comme font les autres, sans avoir, di-je, égard à cette diverse parure, on distingue aisément l'un d'avec l'autre.

Les Capucins, comme les autres moines, sont vêtus là de la manière que sont icy les nostres, mais ils y prennent un peu plus de liberté. J'ay sçu, étant à Rome, de la femme de nostre hoste, M. de Bugy, banquier, que des Capucins de sa connoissance ne faisoient point de difficulté de monter, hors les portes de Rome, dans son carosse et de luy faire compagnie, allant à la campagne en sa maison : et d'y porter le fusil sur l'épaule et de le tirer aussi, pour tuer quelsques oiseaux dont ils faisoient leur chasse. C'est un plaisir de voir la gravité avec laquelle beaucoup de prestres et de moines affectent de marcher dans les rues. On les voit qui portent des lunettes aux nez en marchant, ce qui les fait passer en cette posture pour des gens de conséquence.

Ce que je dis icy fait bien connoître que je ne prétens pas épargner plus les ecclésiastiques que les moines, puisqu'il n'y a pas moins à reprendre dans les uns que dans les autres ; ce qui va si loin sur ce sujet, que cela renferme mesme les cardinaux, dont la conduite n'est pas toujours d'une entière édification : de manière qu'il ne faut pas aller à Rome pour en estre convaincu, puisqu'on a vu autrefois, dans Paris, le cardinal Maldachini, allié du feu pape Innocent Xe, travesty en masque dans le Louvre, où il fut assez simple d'en recevoir, le lendemain, des complimens, ne s'appercevant pas qu'on les luy faisoit plutost pour le railler que pour l'approuver.

Histoire divertissante de masques

Il y a bien de l'apparence que ce criminel travestissement ne passe que pour une galanterie à Rome, puisqu'elle y a été pratiquée autrefois par d'autres cardinaux, dont voicy l'histoire que j'appris sur les lieux d'une personne de mérite : qui me dit que, du temps que les moines Augustins du couvent de la Madona del Popolo n'étoient pas encore réformez, comme ils le sont à présent en comparison de leurs {442} prédécesseurs, que deux cardinaux de la première qualité, dont un étoit de la maison de Bourghèse qui avoit donné à l'Église Paul 5e, voulant se divertir au Carnaval, résolurent de se masquer et de faire masquer avec eux un troisiesme, qu'ils joueroient. Ce troisiesme qu'ils s'associèrent fut un prieur des Augustins della Madona del Popolo, qu'ils engagèrent dans la partie qu'ils avoient faite.

Il est vray qu'ils ne luy découvrirent que la moitié de leur dessein, qui étoit de se déguiser ensemble ; mais ils ne luy firent point entendre que, dans son déguisement, ils le feroient connoître, en luy mettant sur le dos un grand écriteau, dans lequel et son nom et sa qualité seroient marquez, sans qu'il pust le sçavoir. Ces deux cardinaux exécutèrent ponctuellement ce qu'ils avoient projetté contre ce pauvre moine : si bien qu'estant sortis ensemble à cheval du couvent dans la place qui est à la Porte del Popolo, où tout le peuple s'assemble dans les jours du Carnaval pour y voir les masques qui vont au Cours [Corso], comme celuy de Paris s'assemble à la porte de Saint Antoine à pareil jour pour avoir un semblable divertissement, une partie des plus avancez de ces gens, qui s'étoient rendus dans la place pour y voir les masques, ayant veu et de près et de loin l'inscription sur le dos du moine, laquelle portoit ces termes : Questo é il prior della Madona del Popolo, ce qui signifie en françois, Voilà le prieur de la Madona del Popolo ; cette partie, di-je, des plus avancez de ces gens, s'écria en lisant ce qui étoit sur le dos du moine : Questo é il prior della Madona del Popolo.

Ce cris, qui se fit si subitement et en un mesme temps par tant de personnes, étonna un peu le Prieur et luy donna quelque peur d'estre connu. Il le témoigna aux cardinaux, masquez comme luy, qui ne manquèrent pas à le relever de sa crainte, à laquelle, sur leur parole, il ne s'arresta plus : si bien qu'ils poussèrent tous trois leur chemin, comme s'il n'y eust rien eu en appréhension ; mais ils n'eurent pas plutost avancé sept ou huit pas, que l'inscription qui étoit sur le dos du Prieur étant encore leue d'un plus grand nombre de personnes qu'auparavant, le cris se redoubla aussitost, chacun disant à haute voix : Questo é il prior della Madona del Popolo. Ce fut pour lors que la crainte du Prieur redoubla, comme le cris du peuple, ce qui l'obligea de dire aux cardinaux ces paroles : Signori, siamo cognosciuti, c'est-à-dire, Messieurs, on nous reconnoist assurément ; mais les cardinaux, pour le relever encore de cette crainte et désirant pousser plus loin leur divertissement, le rassurèrent en luy disant : Non é niente questo : sono forfanterie, c'est-à-dire, Tout cela n'est rien, ce ne sont que des bagatelles à mépriser.

Cette réponse calma un peu l'esprit du Prieur et le fit marcher encore plus avant ; mais à peine les cardinaux et luy eurent-ils fait quelsques nouvelles démarches, que d'autres personnes, venant à lire l'écriteau qui étoit toujours sur le dos du moine, firent une huée effroïable, tous ensemble s'écriant : Questo é il prior della Madona del Popolo. Ce fut pour lors que le pauvre Prieur reconnut qu'il étoit pris pour duppe, {443} et qu'il s'apperçut que son dos étoit un pulpitre portatif et ambulant sur lequel sa condamnation étoit écrite. Ainsi, ne pouvant plus se déguiser davantage, il ne pensa plus qu'à se venger de la pièce que les deux cardinaux luy avoient faite. Abbaissant donc son masque et se tenant ferme sur son cheval, il se monstra à tout le monde, auquel il avoua qu'il étoit effectivement le prieur della Madona del Popolo.

Cardinaux jouez par le moine

Les cardinaux, qui rirent du bon succès de la pièce qu'ils avoient faite à ce moine, ne le portèrent pas loin ; parce qu'au mesme temps qu'il eut dit qui il étoit, il dit aussi qui étoient ceux qu'il accompagnoit, en les nommant tous deux par nom et par surnom ; si bien qu'élevant sa voix, on l'entendit qu'il disoit au peuple : Vous avez raison de publier que je suis le prieur de la Madona del Popolo ; E vero : ma anche questo e il cardinale Borghese et quello é il cardinale N. Ainsi ce moine se vengea hautement de ces éminences qui, sans avoir comme luy d'écriteaux sur le dos, furent reconnus de tout Rome.

Je ne prétens pas finir encore icy le récit des choses que je viens de faire, pour monstrer avec quelle liberté les personnes consacrées à Dieu vivent dans Rome. Pour cela, je rapporteray quelque chose touchant les religieuses, dont je diray néanmoins peu de chose, quoy que la matière qu'elles en donnent soit assez ample. Je me contenteray donc de rapporter comment on me voulut faire entrer dans un monastère de filles, afin de voir une comédie qu'elles devoient jouer. J'avoue que j'eus horreur de la proposition qu'on me fit, de ce divertissement que des filles consacrées à Dieu donnoient à quantité de gens. Je fus pourtant fasché en suite de n'y avoir point assisté, afin de pouvoir rapporter dans la vérité tout ce qui se passoit dans une action si honteuse à des épouses de Jésus Christ, auquel elles sont destinées pour bien d'autres choses que pour jouer des comédies.

Irrégularité de moines

Je ne sçaurois sortir de la matière que j'avois commencé de traiter touchant le dérèglement des moines de Rome, sans en rapporter encore une petite histoire qui étoit échappé à ma mémoire. Je l'appris sur les lieux, de M. de Rancé Bouthillier, abbé de la Trape, qui y avoit quelque part. M'estant trouvé à Rome avec luy (4) et l'entretenant dans sa maison, il me dit qu'ayant été obligé de venir à Rome pour y solliciter les affaires de la réforme de Cisteaux, dont il fait une très rigoureuse profession, et voyant que l'embaras des affaires troubloit sa retraite et son silence, il se résolut de prendre quelsques jours pour se remettre dans ces saintes pratiques.

{444} Avanture de l'abbé de la Trape

Pour cet effet, il choisit les festes de Noël, qui est un temps où les affaires cessent partout et où la piété invite tout le monde à quelque exercice particulier de dévotion. Ayant ainsi pris ses mesures pour le temps, il jetta les yeux sur une maison de son ordre, dans laquelle il prétendit qu'il y trouveroit de quoy se contenter. Il y alla donc, à dessein de demander en grâce, à l'abbé du lieu, de vouloir luy permettre de passer quelsques jours avec ses religieux. D'abord qu'il fut entré, il trouva dans le cloistre un bon vieillard, moine de la maison, qui le joignit parce qu'il reconnut qu'il étoit François ; et s'étant informé de la cause qui l'amenoit dans leur abbaïe, l'abbé de la Trape luy dit franchement qu'il y venoit à dessein d'y saluer le Supérieur et de luy demander en grâce de le vouloir souffrir pendant sept ou huit jours dans la maison, pour y demeurer en retraite et en silence. Ce bon vieillard à qui il s'expliqua, comme je viens de dire, plus sincère que ne sont ordinairement les Italiens, luy dit tout simplement qu'il ne luy conseilloit pas de faire une demande de cette sorte au Supérieur, quoy que selon toutes les apparences il ne luy refuseroit pas la grâce qu'il prétendoit luy demander : parce qu'après qu'il la luy auroit accordé, que luy, l'abbé de la Trape, n'en retireroit pas toute la satisfaction qu'il en attendoit, d'autant que les François comme luy se scandalisent facilement de la façon de vivre dans les monastères des Italiens, ce qui dans la suite fait peine aux uns et aux autres.

Nous sçavons, poursuivit ce bon vieillard, que les François ont une trop grande délicatesse pour l'observance des constitutions de leur ordre, et qu'ils se blessent aisément quand ils voyent qu'on ne fait pas toutes choses dans la dernière exactitude : si bien que ce que nous regardons comme des bagatelles parmi nous, ils en ont horreur comme de choses les plus effroïables du monde. Par exemple, ajouta ce bonhomme, nous ne lisons jamais pendant les repas. Chacun s'entretient pendant ce temps, comme bon luy semble ; et le disné ou le soupé finy, on jette des cartes sur la table : après quoy, joue qui veut. Je ne doute point, continua ce bonhomme, parlant toujours à l'abbé de la Trape, que si vous veniez à voir ces choses, cela ne vous déplust : et c'est de quoy je suis bien aise de vous avertir, afin que vous preniez vos mesures là-dessus.

Il n'en fallut pas dire davantage à M. l'abbé de la Trape, pour ne pousser pas plus loin sa demande et pour le faire retirer, comme il fit, connoissant, par ce qu'on luy avoit dit, qu'il trouveroit encore plus de solitude et plus de silence dans sa propre maison, qu'il louoit pour un autre abbé Bernardin et pour M. le prieur Félibien, qui accompagnoit luy, M. de la Trape, que dans tous les monastères de Rome.

C'est ce qu'il eut la bonté de me dire, le lendemain de cette célèbre avanture, quand je luy allay rendre visite chez luy, où il me fit part de cette rare histoire que j'aurois eu peine de croire, si elle n'avoit été attestée par un si illustre et si fidelle témoin. Ce vertueux abbé, en me racontant ces choses, plaignoit bien la nécessité {445} indispensable qu'il avoit de séjourner à Rome plus longtemps que nous ; de sorte qu'il ne put s'empescher de me faire paroître qu'il m'estimoit heureux de me voir si près d'en sortir, comme je luy dis que j'en devois partir dans peu de jours.

Visite des sept églises

La résolution aussi que nous avions prise de quitter Rome au plutost, fit que nous nous pressasmes de faire ce qui est, en quelque manière, indispensable aux étrangers : qui fut de visiter les sept églises marquées pour les sept stations : dont la première est celle de Saint Pierre ; la seconde, celle de Saint Paul ; la troisiesme, Saint Jean de Latran ; la quatriesme, Sainte Marie Majeure ; la cinquiesme, Sainte Croix de Jérusalem ; la sixiesme, Saint Laurent ; et la septiesme, Saint Sébastien. Pour ce effet, nous prismes un carosse à quatre chevaux, afin de pouvoir faire en un jour tout ce chemin, qui est très long à cause de la distance de ces sept églises, fort éloignées les unes des autres.

Nous partismes donc pour ces stations de grand matin ; et d'abord, nous allasmes à Saint Pierre, d'où, après y avoir fait nos prières, nous allasmes à Saint Paul, qui est une abbaïe des Bénédictins fort éloignée de la ville. Après que nous y eusmes fait nostre prière, comme nous avions fait auparavant dans Saint Pierre, nous considérasmes le vaisseau de l'église, qui a ses beautez particulières, mais bien au-dessous de celle de Saint Pierre. Le maistre-autel, qui est fort majestueux, n'est pas disposé comme sont presque tous ceux d'Italie, au milieu de l'église, mais dans l'enfoncement, comme les nostres. Il y a pourtant cette différence avec nos autels : que celuy de Saint Paul est posé dans un endroit où la voûte n'a que la moitié de l'exaucement du reste de l'église, lequel fait, en cet endroit, comme la moitié d'un dôme coupé en deux, sous laquelle moitié, dont la demie-coupole est peinte à la mosaïque, le maistre-autel est posé, ce qui contribue merveilleusement à la majesté du lieu, aussi bien que la closture du sanctuaire, qui est fermé par une balustrade de marbre.

Beauté de l'église de Saint Paul

Dans le milieu de la croisée de cette église, il y a une sépulture où une partie des ossemens des saints apostres sont enfermez. Cette sépulture est couverte d'un petit dôme élevé seulement de huit à neuf piés, soutenu par quatre petites colomnes du plus beau porphire qui se puisse voir. Sous ce dôme, outre ce tombeau il y a encore un petit autel sur lequel on dit la messe. Tout cela est accompagné de quantité de lampes, dont la plus grande partie n'est que de cuivre. La construction du corps de cette église est assez particulière, en ce que et sa croisée et ses bas-costez ne sont marquez que par de grosses colomnes de granit et de marbre, qui ont pour le moins trois toises de haut avec une grosseur proportionnée. Le nombre de ces colomnes est si grand qu'il est bien de soixante ou environ. Toute l'église en est entourée.

{446} Crucifix miraculeux de sainte Brigite

Nous apprismes, de nostre antiquaire qui nous conduisoit, qu'il y avoit dans cette église un crucifix miraculeux à voir, et le mesme que l'on dit avoir parlé autrefois à sainte Brigite. Cet avis nous obligea de prier un moine de la maison de vouloir bien nous le monstrer : ce qu'il fit aussitost fort obligemment, ayant ouvert pour cela une espèce de petite armoire qui étoit sur un autel au côté droit du maistre-autel du chœur. Nous ne remarquasmes rien de particulier dans ce crucifix quand il fut découvert. Nous nous contentasmes seulement de pouvoir dire que nous avions vu cette pièce, que la tradition du païs tient estre le crucifix qui a parlé à sainte Brigite. Nous entrasmes en suite dans la sacristie de cette église, où il y a quelsques reliques et quelsques bons tableaux ; et puis, nous sortismes par leur porte conventuelle, en passant par un grand vestibule où il y avoit deux coulevrines braquées, comme si il y eust eu à craindre qu'on ne fust venu forcer leur maison.

Couvent des Saints Vincent et Anastase

En quittant l'église de Saint Paul, dont les voûtes ne sont pas encore faites, pour des raisons que je n'appris qu'en sortant de Rome et que je diray pour lors, nous allasmes visiter, au-delà, le monastère des Saints Vincent et Anastase, dans lequel il y a des Bernardins. Nous fusmes bien aises de considérer cette maison, dont l'église est fort pauvre et dans laquelle paroist encore l'esprit de saint Bernard, qui ne vouloit pas que les chappelles des moines eussent aucunes décorations ny richesses, parce que ces sortes de riches ornemens marquent bien plus l'esprit des Juifs que celuy des Chrétiens, les temples de ces derniers devant estre bien plus spirituels que matériels, afin d'y adorer Dieu en esprit et en vérité. Peut-estre que cette simplicité qui paroissoit dans cette église, étoit la seule chose qui n'estoit, parmi ces moines, de l'esprit de saint Bernard, qui avoit autrefois demeuré quelque temps dans ce monastère : ce qui fut la plus pressante considération qui nous porta à l'aller voir.

À costé de ce monastère, on nous monstra une chappelle dans laquelle il y avoit, et dans les caves et dans le haut de ce lieu, les ossemens de dix mille martyrs qui avoient été assommez pour la foy de Jésus Christ, ainsi qu'un de ces moines nous en assura. Ce monastère de Bernardins dont je parle icy est encore considérable pour avoir été la maison dans laquelle Eugène 3, pape, avoit été instituté abbé par saint Bernard, qui luy a addressé ces cinq livres admirables de la Considération, pour luy servir de conduite dans son pontificat.

Monastère des 3 Fonteines ; les 3 fonteines, effet de miracle

Ce monastère n'est pas seulement appellé de Saint Vincent et de Saint Anastase mais aussi des Trois Fonteines, à cause de trois fonteines qui sont en ce lieu-là : lesquelles, au rapport de saint Chrysostome et de saint Ambroise, se formèrent par les trois bonds de la teste de saint Paul, qui fut abbatue en cet endroit, qui est fort vénérable {447} pour cela. Ces trois fonteines sont encore dans une chapelle voisine, qui est assez bien ajustée. Il est de la cérémonie de boire de l'eau de ces trois fonteines, faute de quoy on seroit en danger de passer pour hérétique. Ceux qui en donnent à boire ne manquent pas de vouloir faire reconnoître la continuité de ce miracle, en obligeant, autant qu'ils la peuvent, d'avouer que les eaux de ces trois fonteines ont un goust tout différent. Ils me pressèrent fort de l'avouer, comme ils en avoient pressé ceux de nostre compagnie ; mais le peu de complaisance que j'avois, et qui me continue encore, à reconnoître des miracles où je n'en vois point, m'empescha de leur donner là-dessus la satisfaction qu'ils attendoient de moy : ce qui ne les contenta guères.

Chappelle d'indulgences

Nous continuasmes nostre chemin en sortant de l'abbaïe des Trois Fonteines, pour faire nos sept stations. Nostre antiquaire, qui étoit nostre conducteur, nous fit couper bien avant dans la campagne, pour nous faire voir une petite chapelle détachée de toutes maisons. Nous y mismes pié à terre, dans la pensée d'y voir quelque chose de rare ; mais nous n'y trouvasmes rien d'extraordinaire que le grand nombre d'indulgences, et celuy des troncs exposez là pour recevoir : à quoy certains prédicateurs laïques qui font là leur station perpétuelle, excitent puissamment ceux qui y viennent. Cette chappelle se nomme de l'Annonciade

Station de Saint Sébastien ; ornemens de vanité

Nous fusmes un peu rebutez de cette station, qui nous parut assez inutille : si bien que, remontans en carosse, nous en vinsmes faire une autre à Saint Sébastien, qui est un lieu de plus grande conséquence pour un sujet de dévotion. Cette église, que des moines Feuillans occupent, n'est pas des plus belles de celles qui sont dans Rome ou aux environs, mais elle est une des plus considérables pour la dévotion. Si peu qu'il y a d'embellissement, a été fait par le cardinal Scipion Bourghèse, neveu de Paul 5e, et par le cardinal Antoine, neveu d'Urbain 8e. La meilleure partie des ornemens que ces deux cardinaux ont fait faire dans cette église, consiste particulièrement dans leurs armes et par les inscriptions de marbre qui sont répandues de tous costez, mais principalement sur la porte des Catacombes, sur laquelle le cardinal Scipion Bourghèse a voulu qu'on connust qu'il avoit fait travailler à embellir ces lieux dignes d'estre veus.

Catacombes et leur disposition

Les Catacombes sont des lieux souterrains faits comme de petits caveaux, dans lesquels il y a eu autrefois beaucoup de martyrs enterrez. Il est constant que la quantité de corps saints qui ont été mis dans ces saints lieux, doivent les rendre recommandables ; mais ils ne le doivent pas estre, ce me semble, au point que les Romains les regardent et que le commun du peuple se le persuade, sur ce qu'ils {448} croient, tous ensemble, que tous les corps qui sont enterrez là sont tous corps de martyrs : ce qui n'est point véritable, à moins qu'on ne veuille dire que cette terre a tant de vertu qu'elle ait pu faire, en un moment, d'un payen et d'un scélérat, un Chrétien et un saint.

J'examinay, avec toute l'exactitude qu'il me fut possible, ces catacombes où nous fusmes introduits par un moine Feuillant qui, après nous avoir donné aux uns une bougie et aux autres un cierge allumez, nous lassa aller à la conduite de nostre antiquaire, qui nous devançoit partout dans les Catacombes : qui sont, comme j'ay déjà dit cy-devant, des lieux fouillez en bien des endroits, comme des caveaux où on entre par de longues allées, lesquelles sont coupées par d'autres qui les traversent de la mesme manière que sont les rues d'une grande ville. Il y a si grande quantité de ces allées dans ces catacombes, qu'une personne qui y entreroit seul ne manqueroit pas de s'y égarer, pour peu qu'elle avançast.

Disposition des allées et caveaux des Catacombes

Tous ces caveaux et toutes ces allées ne sont point basties avec des murailles. Les uns et les autres se soutiennent par leur propre terre, qui est grasse et sablonneuse, dont se forment les murailles et les voûtes de ces caveaux et de ces allées. Ceux-là sont inégaux et pour la grandeur et pour l'élévation, les uns étant plus petits ou plus grands que les autres ; et celles-cy sont assez proportionnés entre elles. On peut les réduire toutes à trois piés de largeur et à 6 ou 7 piés de hauteur. Pour les caveaux, quoy qu'il soient (comme j'ay dit) inégaux, on peut pourtant dire que la pluspart sont d'environ six ou sept piés de large et de huit ou neuf piés de haut.

Manière d'enterrer les corps dans les Catacombes

Les corps qui ont été enterrez dans les Catacombes, ont été mis non seulement dans les caveaux mais aussi dans les allées, où ils sont placez non pas sous les piés, comme dans nos cimetières, mais dans les deux costez de ce qui sert de muraille, où on en remarque quelquefois jusqu'à cinq ou six, les uns sur les autres : ce qui est presque de la mesme sorte dans toute leur étendue.

Ceux qui sçavent que ces lieux sousterrains ont été autrefois creusez pour la sépulture des payens qui mouroient dans Rome, n'y regardent pas là tous les corps qui y sont enterrez comme des corps de martyrs, quoy qu'ils n'ignorent pas qu'il n'y en ait beaucoup qui y reposent ; mais, demeurant dans le doute, ils ne révèrent aucun de ces corps en particulier, et ils n'en méprisent aussi aucun, parce qu'ils ne peuvent faire le discernement du corps d'un infidelle ou de celuy d'un martyr.

Marque pour connoître le corps d'un martyr dans les Catacombes

Il est bien vray que l'on voit, en des endroits, quelsques marques comme assurées d'un corps de martyr, lesquelles les Chrétiens de la primitive Église appliquoient sur leurs tombeaux, non seulement afin de les honorer mais aussi pour les distinguer des {449} payens qui étoient enterrez confusément avec tous ces saints, qui avant leur mort mesme se retiroient dans ces lieux souterrains, et pour y baptiser les nouveaux convertis et pour leur y administrer les autres sacremens dont ils avoient besoin, comme étoit celuy de l'Eucharistie, dans l'attente perpétuelle où ils étoient de la mort, qui leur arrivoit souvent incontinent après : en suite de quoy, ceux qui leur survivoient les tiroient dans ces cimetières publics pour leur y donner la sépulture, quand ils n'en étoient point empeschez d'ailleurs.

En quoy consistent ces marques ; 1er une petite lampe de terre, 2e une phiolle de sang du martyr, 3e un chiffre entrelassé qui portoit pro Christo ; refus d'un corps prétendu saint

Les marques que les premiers Chrétiens mettoient sur quelsques tombeaux des martyrs dans les Catacombes, étoient de trois sortes, comme on en voit encore quelsques-unes de reste dans ces lieux. La première étoit une petite lampe de verre où ils mettoient de l'huile, pour y entretenir une lumière qui éclairoit devant le corps ; la seconde étoit une petite phiole du sang du martyr, laquelle on plaçoit en dehors de son sépulchre ; et la troisiesme enfin étoit un certain chiffre de lettres entrelassées, qui faisoient connoître que celuy qui étoit inhumé en ce lieu-là étoit mort pour Jésus Christ, pro Christo.

Quand on voit dans les Catacombes une de ces trois marques dont je viens de parler, posées sur les sépultures, on peut s'assurer que les corps qui sont en ces endroits sont les reliques de quelque martyr. Hors cela, la chose est fort douteuse : et ce fut pour cela que je détourné M. le duc de Brissac d'accepter un corps tiré de ces lieux qu'on voulut luy donner, parce qu'on vouloit le prendre d'un endroit où il n'y avoit aucune des trois marques dont je viens de parler. Cela fit que nous ne nous chargeasmes point de cette voiture, quoy que le Pape l'eust vraysemblablement baptisé de quelque beau nom de martyr, comme il baptize tous ceux qu'on enlève de là pour envoïer en diverses parties du monde.

Nous ne parcourusmes pas toute l'étendue des Catacombes, et parce que cela eust été intuile, n'y ayant rien de plus à voir dans les extrémitez de ces lieux que dans les commencemens et dans le milieu, et parce qu'aussi nostre antiquaire qui nous conduisoit, nous dit qu'elles s'étendoient si loin qu'on pouvoit aller par ces routes souterraines jusqu'à deux lieues de la ville : si bien donc qu'après avoir avancé dans ces lieux, et à droit' et à gauche, environ cent pas, nous en sortismes sans encourir les anathèmes prononcez par le Pape contre ceux qui enlèvent des ossemens des Catacombes. Nous en recontrasmes assez de répandus de tous costez, mais cela ne donna point de tentation à aucun de nous d'en relever de terre, d'autant que nous ne pouvions faire la distinction d'un ossement qui fust une véritable relique, d'avec un autre qui n'en fust point. Ainsi donc, nous évitasmes ce grand anathème, qui est marqué sur un marbre au-dessus de l'entrée des Catacombes.

{450} Nous rentrasmes dans l'église ; et là, nous rendismes nos cierges et nos bougies au frère Feuillant qui nous les avoit donnez : après quoy, il nous ouvrit une grande grille de fer qui est attachée au-dedans de l'église, du costé de la main droite en entrant, dans laquelle il nous monstra beaucoup de reliques considérables, dont une des plus remarquables, si elle est certaine, est une pierre sur laquelle est l'impression des piés de Jésus Christ qui s'y fit au jour de son Ascension dans le ciel. Nostre visite étant finie, nous donnasmes la pièce au bon moine, qui la receut pour se païer des bougies et des cierges que nous avions bruslez en visitant les Catacombes de l'église Saint Sébastien.

Station à Saint Laurent ; trois choses remarquables dans cette église, la 1ère est le maistre-autel, la 2e la pierre où le corps rosti de saint Laurent fut posé

Nous poursuivismes nos stations, et nous vinsmes à Saint Laurent, qui est une église bastie et disposée en dedans comme celle de Saint Paul. Je veux dire que les bas-costez sont séparez du corps du bastiment par de grosses et hautes colomnes de marbre. Je remarquay dans cette église trois choses singulières : la première est le maistre-autel posé sur le corps de saint Laurent ; la seconde est une grosse et longue pierre, à main droite et tout proche de cet autel, sur laquelle le corps de ce saint martyr fut mis lorsqu'on le tira de dessus le gril où le tyran l'avoit fait rostir. Cette pierre a toutes les apparences d'avoir reçu le corps tout bruslé de ce saint diacre, car on y voit encore l'impression qui s'y fit, si fortement et si visiblement marqués que toutes les principales parties du corps y sont figurées, comme sur de la cire ; et ce qui convainc encore davantage de ce que j'en dis icy, est que la pierre paroist de telle sorte, qu'il semble qu'on vienne d'y poser tout nouvellement un corps bruslé, dont la graisse fondue est répandue de tous les costez.

La 3e, deux chaires à l'opposite l'une de l'autre

La troisiesme chose singulière que j'observay là, et qui marquoit bien l'antiquité de cette église, furent deux grandes chaires de pierre vis-à-vis l'une de l'autre, élevées comme les nostres dont nous nous servons pour prescher. Ces deux chaires me parurent avoir été placées pour les usages différens dont on se servoit autrefois dans l'Église. Je veux dire que celle qui étoit au costé droit de l'Épistre servoit pour le lecteur, qui lisoit au peuple assemblé les prophéties et les autres livres de l'Écriture sainte ; et que l'autre chaire, qui étoit du costé de l'Évangile, étoit pour l'évêque, qui expliquoit de là, à ce mesme peuple, ce que le lecteur leur avoit lu.

Station à Saint Jean de Latran ; antiquité de l'église de Saint Jean de Latran

La cinquiesme des églises où nous fismes station fut celle de Saint Jean de Latran, laquelle est très considérable et par son antiquité et par beaucoup d'autres choses. Elle {451} a été d'abord le premier siège des évêques de Rome, et la première aussi qui ait été bastie dans cette ville. Les papes d'aujourd'huy témoignent l'avoir encore en grande estime, non seulement parce qu'ils conservent tout proche un palais pour leur demeure, qui ne leur est pourtant d'aucun usage, mais principalement parce qu'ils prennent possession de leur évêsché dans cette église. Innocent Xe a eu soin de la réparer et de l'orner de fort beaux plat-fonds et de grandes niches de marbre qui sont faites dans les pilliers quarrez de cette église, dans laquelle les Cordeliers sont pénitenciers et usent aussi bien de la baguette, pour donner des indulgences plénières, comme font les Jésuites dans Saint Pierre et les Domincains dans Sainte Marie Majeure.

Musiques impies

Quoy que dans la station que nous fismes, ce jour-là, à Saint Jean de Latran, nous ne nous occupasmes point à y voir ce qui y peut estre de singulier, parce que le temps nous pressoit, je ne laisseray pas pourtant de raporter icy, par occasion, tout ce que nous y vismes une autre fois que nous la visitasmes exprès. Nous nous y rendismes le jour de la Dédicace de l'église, dont la solemnité principale consista à quatre chœurs de musique élevez sur quatre théâtres au milieu du chœur, éloignez en égale distance les uns des autres. Ce fut une pitié de voir le peu de dévotion, ou pour mieux dire la grande irrévérence qu'il y avoit dans ces musiques, dans lesquelles ny ceux qui chantoient ny ceux qui écoutoient ne témoignoient pas la moindre piété, chacun s'étudiant les uns à satisfaire leur vanitié en chantant, et les autres le plaisir de leurs sens en écoutant l'harmonie : ce qui est une conduite toujours égalle dans toutes les musiques de Rome.

Deux cardinaux, sçavoir François Barberin et Carlo Barberin, son neveu, assistèrent aux vespres où je me trouvay. Ils les passèrent, l'un et l'autre, en s'entretenant ensemble depuis le commencement jusqu'à la fin : ce qui fit dire à un Italien, proche duquel je me rencontray, qu'il sembloit que ces deux cardinaux ne se fussent jamais veus, tant ils étoient avides de parler ensemble.

Pauvreté d'ornemens d'église en Italie

On ne se pique pas dans cette église, non plus que dans toutes celles d'Italie, d'avoir de riches ornemens ny des paremens de prix, comme nous en avons en France. Ceux qui portoient la chappe dans cette église, le jour de la Dédicace, n'avoient que de simples châpes de damas blanc, lesquelles étoient si vieilles qu'elles approchoient bien plus de la couleur jaune que de la blanche. La coutume de ces chappiers n'est point de se promener pendant les pseaumes, comme font les nostres, mais de demeurer toujours sur leurs sièges.

Bréviaires particuliers pour Saint Pierre et Saint Jean de Latran

J'observay que le bréviaire de cette église étoit différent de celuy que l'on nomme de Rome, qui n'est pas non plus en usage dans Saint Pierre : de sorte que ceux qui {452} veullent aujourd'huy obliger tout le monde à se servir de ce bréviaire, croyant donner par là un avantage considérable à l'Église de Rome, n'en feroient peut-estre pas tant d'instances s'ils sçavoient que, dans les deux premières églises du monde, ce bréviaire n'y est point du tout en usage.

Chefs des saints apostres

Nous allasmes visiter encore une fois cette église, dont nous désirions voir les précieuses reliques qui y sont en un grand nombre. Les principales, et les plus assurées de toutes, sont les chefs des saints apostres saint Pierre et saint Paul, lesquels sont enfermez dans une grande grille de fer doré, au-dessous d'un petit dôme élevé d'environ trois toises, qui est soutenu de quatre colomnes de marbre qui sont aux quatre coins de l'autel que ce dôme couvre. Nous nous rencontrasmes dans cette église un jour de cérémonie, que l'on monstra ces deux chefs ; mais je n'y pus remarquer quoy que ce fust, tant à cause de la hauteur de ce dôme, d'où un prestre les monstra, qu'à cause aussi de cette grille de fer doré au travers de laquelle il les exposa en veue à tout le monde.

Dignité du maistre-autel de Saint Jean de Latran

L'autel au-dessus duquel est ce dôme, qui est comme le reliquaire de ces deux chefs, est placé au milieu de la croisée de l'église. On y dit rarement la messe, parce que le Pape se réserve à luy seul ce droit, à cause de la table de cet autel, qu'on dit estre la mesme table sur laquelle saint Pierre consacroit le corps de Jésus Christ. Il n'y a point, pour cette raison, de pierre bénie sur cet autel, quoy qu'il n'ait jamais été consacré comme le doivent estre ceux qui sont destinez à cet usage. On nous le découvrit pour nous le faire voir. Je n'y remarquay rien de particulier, non pas mesme dans la matière, qui ne me parut que de sapin.

Permission à un cardinal seulement pour y dire la messe, par un bref exprès

Quoy que le Pape se soit réservé à luy seul de dire la messe sur cet autel, il en accorde pourtant quelquefois la permission à un cardinal seulement, lorsqu'il tient chappelle ; mais cela ne se fait qu'avec un bref qui s'attache à une des colomnes du dôme, afin que personne ne l'ignore, et qui y demeure exposé durant qu'on chante la messe.

Chœur d'esté et chœur d'hyver à Saint Jean de Latran ; colomnes prétieuses

Cette réserve que le Pape se fait de cet autel a obligé d'en faire un autre, qui passe pour le plus considérable après celuy-là. Les chanoines de l'église s'en servent pour leur office en esté : car en hyver, de crainte d'estre incommodez du froid, ils se resserrent, comme ils font aussi à Saint Pierre et à Sainte Marie Majeure, dans une chappelle de l'église, laquelle est fermée de vitres de tous costez. L'autel dont je parle, qui {453} est le plus considérable après celuy sur lequel le Pape tout seul a droit de célébrer, est aussi fort remarquable, s'il est vray ce qu'un chanoine du lieu nous dit : que les quatre colomnes de bronze tortillées et cannelées et dorées ont autrefois servi dans le temple de Salomon. Cet autel est posé dans la croisée de l'église, sur la main gauche.

Reliques considérables de deux tables d'autel ; des verges de Moïse et d'Aaron

Au mesme costé, tout proche, il y a un petit thrésor que l'on nous ouvrit pour nous monstrer quelsques reliques qui étoient resserrées dans ce lieu, dont la principale fut la table, disoit-on, sur laquelle Nostre Seigneur Jésus Christ avoit autrefois institué le Saint Sacrement de l'autel. Cette table étoit autrefois couverte d'une lame d'argent, mais elle est levée présentement, si bien qu'il n'en reste plus que quelsques marques. Je considéré encore la qualité du bois de cette autre table, qui ne me parut que de sapin, non plus que celle sur laquelle, comme j'ay remarqué cy-devant, on disoit que saint Pierre avoit célébré la messe. Dans ce mesme lieu, on nous fit voir aussi les verges miraculeuses de Moïse et d'Aaron. Nous jugeasmes ces dernières pièces non moins rares que les précédentes, si tant est que les unes et les autres soient véritables.

De la pierre qui servit au jeu de dez des soldats dans la Passion ; de la colomne où le cocq de saint Pierre chanta

Elles ne sont pas les seules qu'on doive admirer dans Saint Jean de Latran, et dont on ait aussi fondement de douter : car on y fait voir encore la pierre sur laquelle on prétend que les soldats jouèrent, à trois dez, les vestemens de Jésus Christ ; et de plus, une grosse colomne de marbre sur laquelle on prétend encore qu'étoit le cocq qui chanta lorsque saint Pierre renia Jésus Christ ; et de plus, on nous fit prendre garde à d'autres grosses colomnes cavées qu'on nous assura estre remplies de la terre sainte. Outre tout cela, on nous fit voir de plus une grande pierre soutenue sur quatre colomnes de marbre, qu'on nous dit estre la mesure de la grandeur du corps de Jésus Christ.

Du calice de saint Pierre ; clefs de saint Pierre

Nous passasmes en suite dans la sacristie de l'église, où on tira des armoires d'autres reliques, dont une des principales étoit le calice de saint Pierre dont on prétendoit qu'il s'étoit servi pour dire la messe. Cette pièce m'eust paru avoir vraysemblablement servi à cet usage, si je n'eusse considéré que sa matière, qui me parut comme de plomb ; mais sa forme, qui approche assez de nos calices qui sont en usage dans l'Église, me sembla un peu trop moderne pour avoir été emploïé à ce ministère du temps de saint Pierre. Outre toutes ces choses, on nous mit encore entre les mains les deux clefs que l'on donne aux papes quand on les met en possession de la conduite de l'Église, ce qui se fait toujours à Saint Jean de Latran. Ces {454} deux clefs que les papes recoivent pour prendre le gouvernement de l'Église, dont l'une est dorée et l'autre argentée, sont assez mal forgées ; mais quelsques malfaites qu'elles soient, elles ne laissent pas d'ouvrir de grands thrésors, non seulement d'indulgences mais aussi d'or et d'argent.

Chaises de porphyre ; conte ridicule

De cette sacristie, dans laquelle on nous monstra quantité d'autres reliques dont je n'ay pu conserver la mémoire, on nous fit passer dans un très beau cloistre où on nous fit remarquer deux admirables sièges de porphyre, dont l'un est percé de la manière que sont les chaises pour la commodité des malades. On parle fort diversement de ces sièges et de l'usage auquel ils ont servi. Les uns disent que quand autrefois les papes étoient mis en possession à Saint Jean de Latran, on les faisoit seoir dedans la chaise percée, à nud, et qu'un diacre portoit la main par-dessous pour faire le discernement de son sexe. Ce sentiment paroist ridicule, d'autant qu'il est appuyé sur la fable qu'on raporte de la papesse Jeanne. Les autres disent, à ce sujet, que quand les papes étoient mis en possession, on les faisoit seoir sur cette chaise percée pour leur apprendre que quoy qu'ils fussent les premiers dans l'Église de Jésus Christ, ils étoient pourtant sujets aux mesmes infirmitez que les autres hommes : et ce sentiment est celuy de Platine.

Ceux qui courtisent les papes dans leur élévation, ne croyent rien de ces choses dont nous venons de parler, et ils disent seulement que ces sièges que l'on garde dans le cloistre de Saint Jean de Latran ne sont là qu'à cause de la beauté de la matière et de l'ouvrage, et qu'ils servoient autrefois aux anciens Romains dans les bains où ils entroient fréquemment. Cela peut estre vray ; mais il n'empesche pas aussi qu'après avoir servy à cet usage, l'Église ne les ait emploïez en suite pour faire connoître aux papes que leur corps rendoit des ordures, comme ceux des autres hommes.

Effigie du roy Henry 4e

Lorsque nous eusmes vu toutes ces choses, nous rentrasmes dans l'église, et nous sortismes par une porte qui est dans la croisée, vis-à-vis le grand autel où se fait ordinairement l'office. Il y a, au-delà de cette porte, un grand porche au bout duquel, à main droite en sortant, on voit dans un lieu fermé la figure en bronze de Henry 4e, roy de France, bienfaicteur de Saint Jean de Latran à cause d'une abbaïe qu'il a donné autrefois aux chanoines de cette église, qui en tirent le revenu et qui luy font tous les ans, le jour de saint Luc, un anniversaire solemnel en reconnoissance de ce bienfait.

Baptistère de Constantin

Environ à trente pas de cette église, on nous mena voir le baptistère, qu'on nous dit estre de Constantin, premier empereur chrétien. C'est un lieu basty en rond, au milieu duquel est la pierre sur laquelle on prétend qu'il a été baptizé.

{455} Scala santa

Vis-à-vis de ce baptistère de Constantin, proche la grande porte de Saint Jean de Latran, nous allasmes faire une station à la Scala santa. Ce sont vint-huit degrez de marbre blanc, de la longueur d'environ neuf ou dix piés, au haut desquels Pilate, dit'on, fit monter Jésus Christ lorsqu'il le fit voir aux Juifs et qu'il leur dit : Ecce homo. Cette station se fait avec plus de dévotion que toutes les autres de Rome, parce qu'on ne monte ces degrez qu'à genoux. On s'arreste plus de temps sur quelsques-uns que sur d'autres, à cause qu'on tient qu'il y a eu, sur ceux-là, quelsques gouttes du sang de Jésus Christ répandues. Aussi, pour cette raison on a mis de petites grilles de fer doré à l'endroit qu'on prétend qu'il en est tombé quelqu'une.

Indulgences remarquables

Le grand nombre d'indulgences extraordinaires et ordinaires qui sont accordées à ceux qui montent ces degrez à genoux, y attire si grand monde que le marbre des marches en est cavé à l'endroit qu'on pose les genoux. J'ay lu, dans un livre imprimé à Rome, que l'on gaigne trois ans et autant de quarentaines d'indulgences, avec la rémission non pas de tous les péchez mais seulement de la troisiesme partie, quand on a monté un seul de ces degrez : si bien que quand on les a montez tous, on en a gaingné un prodigieux nombre, pourvu qu'avec la peine que l'on ressent à monter ces marches, on y ajoute seulement à chacune un Pater et un Ave. Au haut de ces marches, il y a une chappelle que l'on nomme la chappelle du Sancta sanctorum, dans laquelle il se voit une image miraculeuse de Nostre Seigneur : ce qui rend ce lieu si saint, que jamais il n'est permis aux femmes d'y entrer.

Disciplines à louer chez les Recollets ; sotte charité des Capucins

Tout proche de la Scala santa, on nous conduisit dans un petit monastère de Recollets qui est, nous dit'on, considérable pour avoir été le lieu où saint François composa sa règle, quand [il] établit son ordre. Nous n'entrasmes que dans l'endroit où cette pièce fut achevée. Nous le trouvasmes orné, de tous costez, de disciplines pendantes à des chevilles, ce qui étoit un grand attrait pour ceux qui avoient appétit à cette marchandise. Nous crusmes, en voyant un si grand nombre de fouets, que ce lieu étoit l'académie où ceux qui se louent dans Rome pour faire cet exercice, apprenoient à se fustiger, afin de mieux réussir le Vendredy saint à la procession qui se fait : dans laquelle tous ces misérables se mettent les épaules tout en sang, pour deux ou trois jules qu'ils y gaingnent pour se déchirer le corps, avec quelsques lippées de confitures que de dévots Capucins, plantez sur les avenues de la procession, leur jettent dans la bouche en passant, pour se donner courage de se fouetter de mieux en mieux.

Pénitens détestables

Je n'oserois presque rapporter icy une impiété horrible de ces fouetteurs à gages, laquelle est assez ordinaire dans quelsques-uns d'eux : qui est qu'en passant, dans la {456} procession de ce saint jour, par devant la maison de certaines courtisanes perdues avec qui ils ont quelque commerce détestable, ils s'arrestent quelque temps devant les fenestres d'où elles regardent par les jalousies, pour se fouetter plus cruellement qu'auparavant, en leur considération.

Quand nous eusmes achevé notre station à la Scala santa, nous allasmes prendre un peu de rafraischissement dans une vigne voisine, où quelsques amis nous avoient ménagé l'entrée afin d'y pouvoir disner, comme nous fismes, après une si longue longueur de chemin que nous avions déjà fait ce jour-là, de Saint Pierre à Saint Paul, de Saint Paul aux Trois Fontaines, des Trois Fontaines à la chappelle de l'Annonciade, de cette chappelle à Saint Sébastien, de Saint Sébastien à Saint Laurent, de Saint Laurent à Saint Jean de Latran, au baptistère de Constantin, et enfin à la Scala santa et au monastère voisin des Recollets.

Station à Sainte Croix de Jérusalem ; reliques d'un cloud de Jésus Christ, des épines de la couronne, et de l'écriteau de la croix

Nostre disné achevé, nous continuasmes les deux stations de reste que nous avions à faire, et nous commençasmes par l'église qu'on nomme Santa Croce in Gierusalemme. Elle porte ce nom et à cause d'une notable partie de la croix de Nostre Seigneur Jésus Christ que sainte Hélène, mère de Constantin, apporta de Jérusalem pour la mettre là, et aussi à cause d'une grande quantité de terre prise dans les lieux saints de la Palestine, dont elle fit charger un vaisseau, pour le décharger en suite dans ce lieu, ce qui luy a donné le nom de Jérusalem. Outre ces deux sortes de reliques qui sont dans cette église, desquelles je viens de parler, on y voit encore un des clouds avec quoy Jésus Christ fut crucifié, [et] de plus, deux épines de la couronne qu'on luy mit sur la teste, le titre lequel fut attaché à sa croix et un des trente deniers que Judas toucha pour le livrer aux Juifs. Outre ces reliques considérables, on y voit quantité d'ossemens de saints dont je ne puis parler icy.

Nous finismes nos stations par la visite de l'église de Sainte Marie Majeure, au derrière de laquelle, du costé qui regarde la ville, il y a une des plus grosses et des plus hautes colomnes de marbre, sur laquelle on a mis une figure de bronze doré de la Sainte Vierge, laquelle a environ cinq ou six piés de haut. Le dedans de cette église est disposé comme celle de Saint Paul, de Saint Laurent et de Sainte Croix en Jérusalem : c'est-à-dire qu'on y voit quantité de colomnes de marbre, qui forment les bas-costez. Les Dominicains y sont pénitenciers et se servent là de la gaule, comme j'ay déjà dit, pour donner des indulgences plénières, ainsi que les Jésuites le pratiquent dans Saint Pierre, et les Cordeliers, dans Saint Jean de Latran.

Berceau de Jésus Christ

Les plus belles reliques qu'il y ait à remarquer dans cette église, sont le berceau de Nostre Seigneur Jésus Christ, qui est enfermé dans un tabernacle posé dans la {457} chapelle à main droite. De plus, l'image de la Sainte Vierge, prétendue faite par saint Luc, est dans une autre chappelle à l'opposite, où est aussi le corps de saint Mathias, apostre. Les deux chappelles dont je parle icy sont incomparablement belles. Celle où est le berceau de Jésus Christ a une cave au milieu, dans laquelle on descend facilement pour y voir quantité de reliques qui y sont enfermées. Cette chappelle est pleine de sépultures de papes, dont on voit les figures en marbre blanc, tout de leur hauteur.

L'autre chappelle, qui est à l'opposite, est encore plus ornée que celle-cy. Elle se nomme de Paul 5e, parce que ce pape l'a fait beaucoup embellir et qu'il y a élu sa sépulture. Il paroist là des marques de sa reconnoissance envers son prédécesseur, Clément 8, qui avoit été son bienfaicteur, l'ayant fait cardinal durant son pontificat : lequel fini, il voulut estre inhumé dans ce lieu que Paul 5e, après estre monté sur la chaire de saint Pierre, fit décorer pour honorer la mémoire de son prédécesseur et pour y préparer le lieu de son sépulchre. Dans ce temps, il fit faire en cette chappelle et l'effigie en marbre blanc de Clément 8e et la sienne aussi. Elles sont posées toutes deux à l'opposite l'une de l'autre. Clément 8e y est représenté assis dans la chaire, la main élevée comme donnant la bénédiction ; et Paul 5e est de l'autre costé à genoux, comme pour la recevoir de son prédécesseur. La modestie de Paul 5e en cela est tout à fait louable.

La Madona della Vittoria

Quand nous eusmes achevé, cette journée-là, nos stations, et que nous vismes que nous avions encore un peu de jour de reste, nous l'emploïasmes à visiter une petite église voisine, laquelle on nomme la Madona della Vittoria, qui fut autrefois bastie en reconnoissance de cette grande victoire que les Chrétiens remportèrent sur les Turcs en la bataille de Lépante. On en faisoit la mémoire ce jour : c'est pourquoy nous trouvasmes cette église très bien parée. Les Carmes déchaussez la desservent. Ils y ont fait faire une petite chappelle à main gauche, sous le nom de saint Thérèze, dans laquelle ils ont mis la figure en marbre blanc de cette sainte, grande comme nature, qui est parfaitement belle. Il n'y a dans cette chappelle qu'un faux jour qui vient d'une ovale d'environ un pié de diamètre, faite à la voûte, fermée d'une vitre jaune, qui fait que la lumière qui se répand en ce lieu semble un soleil lumineux qui éclaire cette obscurité.

Saint Pierre aux Liens

Nos stations des sept églises étant achevées, j'en voulus voir, le lendemain, quelsques-unes en mon particulier. J'en vis trois qui sont sous le nom de saint Pierre et qui sont toutes trois recommandables, la première à cause des chaisnes de ce saint, lesquelles on y garde et que l'on nous fit voir. Elle porte pour cela le nom de Saint Pierre aux Liens. Cette église est bastie comme beaucoup d'autres dont j'ay déjà parlé, c'est à dire que les bas-costez sont séparez de la nef par une quantité de grosses {458} colomnes de marbre. Proche du grand autel, sur la droite, il y a une figure de Moïse en marbre blanc, haute d'environ dix piés, qui est un des chef d'œuvres de Michel Ange. Nous sortismes de cette église, qui est desservie par des chanoines réguliers, au travers du cloistre, qui est très beau. À un coin de ce cloistre, le plus près de l'église, j'y vis un palmier d'une grande hauteur.

Prison de saint Pierre ; fonteine de la prison de saint Pierre

En quittant cette église de Saint Pierre aux Liens, j'en allay visiter une autre sous le nom de Saint Joseph, qui est dans le voisinage de celle de Sainte Martine, que le cardinal François Barberin faisoit bastir pour lors. Quoy que cette église dont je viens de parler porte le nom de Saint Joseph, elle ne laisse pas néanmoins d'estre recommandable pour avoir esté autrefois le lieu de la prison de saint Pierre, laquelle est encore au mesme état que lorsqu'il y fut enfermé. J'y descendis avec d'autres. Nous y trouvasmes deux voûtes, l'une sur l'autre, où, dans la plus profonde des deux, saint Pierre fut enfermé. J'eus bien de la vénération pour ce lieu qui respiroit, ce me sembloit, je ne sçais quelle sainteté. On y voit encore la fonteine miraculeuse qui sourdit pour le baptesme des saints Processe et Martimen, géolliers de ce saint apostre, lesquels il baptiza dans son cachot.

Ornement d'autel en marionnettes

De cette église, je passay dans une autre, éloignée de celle-là, qui est élevée sur une des mottes de terre qu'on appelle des montagnes dans Rome. Elle a été bastie par les rois d'Espagne pour des Observantins qui la desservent. Cette église n'a rien de particulier que deux ballustrades de marbre blanc, où il y a de petits enfans de mesme matière qui sont dans la dernière nudité. Je trouvay là un moine qui préparoit un autel pour la messe de minuit. Les principaux apprests consistoient en marionettes. Il devoit y en avoir beaucoup, ce que je conjecturay par celles qui étoient déjà placées pour la décoration de cet autel. Le lieu où est basti ce monastère est considérable pour avoir été celui où la croix sur laquelle saint Pierre mourut fut posée. Aussi, en mémoire de cela il y a une petite chapelle bastie en rond au milieu du cloistre, dans lequel endroit on tient que la croix fut plantée. Cette chapelle est environnée de colomnes de pierre de 7 à 8 piés de haut, qui font une espèce de galerie tout à l'entour. On descend par un glacis pavé, dans une autre chappelle enfoncée sous la première et qui n'est séparée d'elle que par la voûte.

Église de Sainte Agnès

Ces trois églises qui sont sous l'invocation de saint Pierre, lesquelles je visitay, étant veues, je cessay d'en voir d'avantage que celle de Sainte Agnès, hors les murailles de la ville. Le désir que j'avois de voir d'autres catacombes que celles de Saint Sébastien, me pressa d'aller voir Sainte Agnès, où j'avois appris qu'il y avoit {459} encore de ces saints lieux ; et je voulus examiner si ils étoient disposez les uns comme les autres. Je ne pus avoir la satisfaction que j'espérois, ny la compagnie aussi avec qui je m'étois lié, parce que nous trouvasmes cette église déserte, n'y ayant aucun prestre pour nous ouvrir les catacombes. Il est vray que nous eusmes la satisfaction de voir l'église, qui mérite une visite non pas à cause de son étendue, d'autant que le vaisseau est très petit, mais à cause de la diversité et du nombre de ses colomnes de marbre, qui soutiennent une galerie, laquelle est aussi partagée par d'autres colomnes de marbre de plusieurs sortes. La forme, et les galeries, de cette église est à peu près comme la chapelle des Jésuites du Collège de Clermont.

Temple de Bacchus

Je vis, tout proche de cette chapelle, un petit temple ancien dédié autrefois à Bachus. Il y reste encore, dans le milieu, un grand bassin de marbre qui a plus de 25 piés de diamettre. Il est cizelé tout à l'entour et représente encore quantité de sottises que les payens marquoient sur toutes les choses qui appartenoient à ce prétendu dieu.

Église de Saint Grégoire

Il y a un grand nombre d'églises dans Rome dont je ne fais point icy la description, parce que ma relation iroit trop loin et que, de plus, il y en a, de ce grand nombre, une quantité que je ne me mis pas en peine d'aller voir. De celles-là, il y en a une que j'ay bien du regret de n'avoir point visitée, qui est celle de Saint Grégoire, que je ne pus voir, pour avoir trop de fois remis ma visite. L'abondance, et la vertu, des indulgences pour les morts, lesquelles sont propres à cette église, méritoit bien que je me pressasse un peu davantage que je ne fis, pour avoir la satisfaction que j'en pouvois prétendre.

Les indulgences pour les deffunts sont d'un si grand mérite dans cette église pour les âmes de Purgatoire, qu'il y a très peu de personnes qui meurent dans Rome sans qu'elles ordonnent qu'on leur fasse dire là quelsques messes pour le repos de leur âme. J'appris cette dévotion d'un homme d'honneur et de naissance, qui m'en rapporta une histoire tout à fait rare et singulière.

Il me dit qu'une personne de médiocre condition, étant morte dans Rome depuis quelque peu de temps, avoit ordonné par son testament qu'on luy dist douze messes dans l'église de Saint Grégoire, pour le repos de son âme ; et que l'exécuteur de son testament, voulant satisfaire à la dernière volonté du testateur, sur ce point alla trouver le sacristain de l'église de Saint Grégoire, pour luy mettre entre les mains ce qu'il falloit d'argent pour les douze messes que le deffunt avoit demandées ; mais que le sacristain, ne voyant de l'argent que pour douze messes, avoit fait entendre à celuy qui luy portoit cette somme pour douze messes, que cela ne suffisoit pas pour ce nombre, d'autant que le deffunt ne profiteroit que d'onze messes ; qu'ainsi, au cas {460} qu'il voulust précisément en avoir douze pour la mort, il falloit qu'il donnast encore de l'argent pour une, afin de rendre son nombre de douze complet.

Droit de la Doyenne des âmes du Purgatoire ; sordide charité du sacristain de San Gregorio

L'exécuteur du testament ne pouvant pas comprendre comment il ne pouvoit avoir qu'onze messes pour son deffunt, puisqu'il en payoit pour douze, le sacristain luy expliqua tout le fin du mystère que voicy. C'est, luy dit-il, qu'il y a un ordre dans le Purgatoire que quand il se dit des messes pour quelsques-unes des âmes qui sont détenues dans ce lieu, la première de ces messes qui se disent dans l'église appartient à la Doyenne des âmes qui sont dans le Purgatoire : si bien que quand une personne désire précisément un certain nombre de messes pour quelqu'un, il faut qu'il en ajoute toujours une au nombre que le testateur a demandé, afin que, déduction faite de la messe qui est du droit de la Doyenne des âmes, l'autre qui n'est pas si ancienne ne soit frustrée en rien de son attente.

L'exécuteur du testament qui étoit venu apporter de l'argent pour les douze messes qui devoient se dire pour le soulagement de l'âme du deffunt, ayant appris du sacristain de l'église de Saint Grégoire la sage et équitable œconomie du Purgatoire, en faveur de la Doyenne des âmes qui y étoient retenue depuis longtemps, ajouta l'argent d'une messe : afin que, par là, le nombre des treize messes se trouvant, chacune de ces âmes, la Doyenne comme l'autre, jouissent de leur droit, et que toutes deux fussent ainsi soulagées dans leurs peines.

J'avoue qu'ayant appris cette galante histoire qui me fit si bien connoître le bon ménage du Purgatoire, et le droit que la Doyenne des âmes a sur la première des messes qui se disent à l'intention des deffunts dans le temps de son doyenné, je trouvay que cet adroit et ingénieux sacristain faisoit une grande charité : et à la Doyenne des âmes, qui se saisissoit de la première de toutes les messes qui se disoient dans l'église pour les deffunts, afin de se soulager par là de ses peines ; et à cette pauvre âme aussi, pour qui on donnoit de l'argent afin d'avoir douze messes, qui devenoient complètes en sa faveur quand on y en ajoutoit une treiziesme ; et à luy-mesme aussi, qui par cette sainte et pieuse addresse augmentoit le revenu de sa sacristie, qui en valoit un peu davantage.

Je reconnus bien que pour s'informer à fond de telles indulgences qui font le plus beau et le plus liquide revenu, principalement des moines, il falloit estre sur les lieux où elles prennent leur origine et où on rafine si bien pour le débit qui s'y en fait ; et qu'encore que nous voyons en France quelque chose touchant ce trafic, nous n'y connoissons pourtant rien en comparison des Romains, qui sont à la source.

Impertinentes dévotions, mesmes à Paris

Il est vray pourtant que l'on commence icy à faire aussy valoir ces sortes d'indulgences mal fondées, que l'on étend déjà fort loin par le moyen des autels privilégiez, {461} chacun des intéressez dans l'émolument des indulgences persuadant au peuple que l'effet de ces autels privilégiez est d'une si grande vertu que, dès lors qu'on y a célébré une messe, on délivre infailliblement une âme de Purgatoire. On n'en demeure pas mesme encore là, puisqu'on pousse la chose bien plus avant, en persuadant que la vertu de ces autels privilégiez est si puissante qu'elle se communique à une petite teste de mort, en quelque endroit qu'un prestre dise la messe, quand elle est attachée à la ceinture de son aube. On porte encore la fadaise plus loin sur ce sujet, en ce qu'on veut qu'il suffise qu'on ait une Intention attachée sur soy, pour faire la mesme chose, et comme pour apprendre à Dieu par là, affin qu'il ne s'y trompe pas, la chose particulière pour laquelle on désire de le prier.

Toutes ces admirables inventions se sont mises, ces années dernières, en pratique chez les religieux Barnabites de Paris, proche le Palais, à la dérision de la religion chrétienne, dans laquelle, quoy qu'il soit de foy de reconnoître que la Sainte Église, épouse de Jésus Christ et nostre Mère, ait droit d'accorder des indulgences conformément aux anciens canons, comme dit le Concile de Trente, néanmoins on ne peut pas prétendre que telles indulgences ridicules soient d'aucun poids : comme ces religieux dont je viens de parler cy-dessus prétendoient, ce semble, le persuader à deux ecclésiastiques de mes amis, à qui ces fadaises sont arrivées chez eux, comme ils me l'ont reporté séparément.

Ordonnance absolue d'Innocent Xe pour ses indulgences

Il semble, de la manière qu'on donne aujourd'huy ces indulgences, qu'on ait un droit absolu sur la justice de Dieu, et qu'on puisse luy commander, comme à une personne qui seroit tenue d'obéir aux ordres qu'on luy prescrit. On ne sçauroit inférer autre chose que ce que je dis, des largesses que le pape Innocent Xe fit de son temps à une église de Venise, à qui il avoit accordé des indulgences pour les deffunts par une bulle imprimée et affichée au tronc de ce lieu, ainsi qu'un autre de mes amis d'une grande probité, qui avoit fait voïage avant moy en Italie (5), me l'a raporté quand je retourné d'Italie. Les termes dans lesquels cette bulle étoit conceue, que je vas transcrire mot à mot, ne font que trop connoître ce que je viens d'avancer. Les voicy : Noi vogliamo et intendiamo che non ostante qualunque oppositione, le anime del Purgatorio siano liberate, c'est à dire, équivalemment, que quelque opposition que la justice de Dieu fist à ce que cette grâce qu'Innocent Xe accordoit à ces âmes de Purgatoire, ce pape nonobstant ordonnoit souverainement que, sans y avoir égard, on ne laisseroit pas de passer outre.

Distribution gaillarde d'indulgences par Innocent Xe

Je ne sçais pas comment ce grand sérieux d'Innocent Xe s'accordoit avec d'autres sentimens qu'il fit paroître de son temps, en la présence d'une personne de piété qui {462} est de mes amis, de laquelle j'ay appris ce que je vas dire : qui est que se trouvant devant ce pape avec un prestre anglois pour baiser les piés de sa Sainteté, ce prestre luy demanda, comme tout le monde fait, des indulgences non seulement pour soy mais aussi pour toutes les personnes à qui il donneroit, dans la suite, l'absolution dans le sacrement de pénitence ; et que sa Sainteté, trouvant que cette grâce que ce prestre demandoit alloit à une trop grande profusion d'indulgences, luy avoit dit de les fixer à un certain nombre d'absolutions, qu'elle avoit elle-mesme à 60 ou 80 ; mais que l'Anglois insistant toujours pour avoir ces indulgences en faveur de toutes les personnes qu'il confesseroit, et le Pape luy refusant tout de mesme sa demande, se relaschant pourtant jusqu'à luy accorder pour le nombre de cent et mesme de 150, et ce prestre tenant ferme à luy demander pour tous ceux qu'il entendroit en confession : enfin Innocent Xe, après avoir ainsi soutenu extérieurement l'honneur de telles indulgences, et voyant que dans le fond il ne s'agissoit point, selon ses principes, de choses de grande conséquence, avoit abandonné à ce bon prestre anglois tout le thrésor, pour en disposer comme bon luy sembleroit, en luy disant, avec une plaisanterie peu religieuse, ces paroles italiennes : Pillate dunque tutta la boteca, c'est-à-dire, Prenez donc toute la boutique.

Je n'improuve pas ce sentiment si franc et si ingénu du pape Innocent Xe touchant les indulgences de la nature de celles que ce prestre anglois luy demandoit ; mais je voudrois bien qu'on parlast toujours de mesme : ce qui ne se pratique pas ainsi dans d'autres occasions par les zélez dévots, qui déshonnorent dans d'autres recontres la majesté de nostre religion, pour laquelle ils témoignent n'avoir point toute l'estime qu'ils devroient. Je n'auray pas de peine à faire connoître icy ce que je dis, quand je rapporteray ce qui se passa chez les Jésuites de Rome en présence de leur général, Oliva, dans leur église du Grand Jésus, tandis que je demeurois dans cette ville.

Le jour de la feste de saint François Xavier, les Jésuites de Rome ayant dessein d'en faire une grande solemnité, se parèrent à cela par une grande et célèbre musique ; et parce que la musique auroit été inutille s'il n'y avoit eu des personnes pour l'entendre, ils s'étudièrent à y attirer toutes sortes de gens, non seulement par le bruit qui s'en répandit dans la ville, mais aussi par les semonces particulières qu'ils en firent eux-mesmes aux premières personnes de l'Église, et à celles aussi qui n'en étoient pas, ayant été assez lasches pour inviter à cette solemnité le duc et la duchesse de Brunswich, Luthériens, qui vinrent à leur prières dans leur église : où ces pères les receurent et les placèrent non pas dans quelque tribune secrette, mais dans le sanctuaire qui resserre l'autel, où l'un et l'autre étoient assis, chacun dans un fauteuil, ce qui se fit à la veue de tout Rome, qui en fut étrangement scandalizé (6).

{463} Qu'on loue, après cela, le zèle de ces bons pères pour nostre religion, et qu'on dise qu'ils sont tous pleins de feu pour son honneur : on n'en croira rien, tandis qu'on sçaura qu'ils ont invité des Luthériens de venir dans leur église, et qu'ils les ont mesme placez dans le lieu le plus saint du temple de Dieu, pour communiquer en quelque manière avec eux dans les prières qui s'y faisoient. C'est la plainte qu'on aura à faire contre ces pères, qui font tant les délicats en matière de religion ; et ils donneront lieu de renouveller cette plainte devant Dieu, à qui on dira avec justice, avec le prophète Jérémie : Gentes ingressas sunt sanctuarium, de quibus præceperas ne intrarent in Ecclesiam tuam (7).

Fierté orgueilleuse du Père Oliva, général des Jésuites

La conduite que ces bons pères tinrent envers ce prince luthérien et la princesse sa femme, fait bien connoître le dessein qu'ils ont pris de s'insinuer dans les bonnes grâces de tout le monde, afin qu'à la faveur des grands et des puissans de la terre, ils puissent dominer partout. Ce dessein leur paroist déjà si bien exécuté que le Père Oliva, général de la Société, s'entretenant à Rome avec M. le duc de Brissac, que j'accompagnois, tomba dans le panneau que ce duc luy avoit tendu quand, luy témoignant qu'il ne pouvoit assez admirer l'uniformité des sentimens où l'on voïoit sa compagnie dans tous les endroits de la terre où elle étoit répandue, ce bon Jésuite se fit honneur de cela et dit à ce duc ces paroles suivantes : Veda il signor duca di questa camera io governo non solament Parigi ma la China, non solamente la China ma tutto il mondo, senza che nissuno sapia come si puo fare, c'est-à-dire, Voyez, Monsieur le Duc, de cette chambre je gouverne non seulement Paris mais la Chine, non seulement la Chine mais tout le monde, sans que qui que ce soit puisse connoître comment cela se peut faire. Ne diroit-on pas, après cela, que le général des Jésuites est le Joseph de toute la terre, à qui Dieu à dit ces paroles que Pharaon dit à Joseph, le surintendant de son royaume : Absque tuo imperio non movebit quisquam manum aut pedem in omni terra [Genèse 41: 44] : c'est-à-dire, Il ne se fera quoy que ce soit dans tout le monde, sans vostre ordre exprès.

Vertu des reliques du Père Caraffe, général des Jésuites

Voilà quelles sont les prétentions des bons pères Jésuites pour dominer par toute la terre ; et c'est ce qui leur fait entreprendre aujourd'huy des choses extraordinaires {464} partout, prétendant avoir un droit absolu de faire ce qu'il leur plaist dans l'Église, comme de canoniser qui bon leur semble, sans en estre repris de qui que ce soit. Je vis la preuve de ce que je dis icy dans une action que fit à Rome le Père Damé, Jésuite, pendant le séjour que j'y fis. Lorsque ce bon Père donna des reliques de leur deffunt général Caraffe à M. le marquis de Manou d'Alègre, dans leur église du Grand Jésus, en présence du Père Duhamel, aussi Jésuite françois, celuy-là faisant observer à ce marquis la vertu particulière de cette relique qu'il donnoit, qui étoit d'éteindre les mouvemens d'impureté dans les personnes qui en portoient, ce fut peut-estre pour cette raison que ce bon père luy donna un article du doigt de son général Caraffe, afin qu'on pust dire de ce supérieur de la Sociéte, ce qui est dit de Dieu : Qu'il chasse les démons par la force de son doigt, In digito ejicio dæmonia [Luc 11 : 20].

Tandis que l'occasion se présente de parler des Jésuites, je ne puis m'empescher d'en raporter quelsques petites histoires qui se sont passées dans ce païs-là, comme je les appris en partie de M. l'abbé Bouvier, agent de M. le cardinal de Retz, qui se piquoit de les bien connoître, depuis 35 ans et plus qu'il demeuroit à Rome. Cet abbé me dit, entre autres choses, de leur conduite, qu'il avoit toujours observé que ces bons pères n'alloient jamais visiter les pauvres, et qu'on ne les rencontroit que chez les cardinaux et chez d'autres qui étoient en passe pour l'estre, ou chez ceux qui étoient considérables par leurs richesses ou par leur naissance. Je n'eus aucune peine à croire que cette conduite étoit celle des Jésuites, puisque la Société la pratique partout de mesme qu'à Rome.

Une autre chose que cet abbé me dit de ces révérends pères me surprit un peu davantage, parce que ce qu'ils avoient fait à Rome marquoit bien plus de soupplesse qu'ils n'en font paroître ailleurs, peut-estre à cause qu'on s'y deffie un peu plus d'eux qu'on ne fait dans cette ville, où la feinte et l'hypocrite dévotion dupe un peu plus facilement les simples. Voicy l'addresse des Jésuites de Rome, et l'image de la simplicité de quelsques bonnes veuves qui se laissent facilement attraper sous le prétexte de piété et de dévotion : ce qui leur est arrivé, et plus d'une fois, ainsi que l'Abbé m'en assura.

Ces bons pères, me dit-il, ayant découvert une bonne et riche veuve qui témoigne quelsques sentimens de piété, ne manquent pas aussitost de la faire visiter par plusieurs et différents pères de leur compagnie, afin de luy exposer, dans le grand nombre de différentes personnes qu'ils luy envoient, celuy qui sera le plus à son gré pour sa conduite. Si tost qu'elle a fait le choix de quelqu'un, il commence à luy témoigner combien luy en particulier et la Société en général s'intéressent dans ce qui la regarde. Pour cette raison, suivant les ordres de la Société il luy dit qu'il ne peut pas souffrir de la voir dans l'embaras de tant d'affaires temporelles, soit pour recevoir son bien, pour poursuivre ses debtes, réparer ses {465} maisons, soutenir des procès et autres choses semblables ; qu'afin de la décharger de tout ce travail et de tant d'inquiétudes d'esprit que ces diverses occupations causent nécessairement, il veut luy donner le procureur jésuite de leur maison, qui n'aura pas plus de peines à solliciter les affaires d'elle veuve, qu'il en a solliciter celles de la Société ; qu'ainsi donc, elle peut s'en décharger entièrement sur luy, sans crainte de l'incommoder.

À cela on mesle un peu de piété, qui est l'assaisonnement de la fourberie ; et on ajoute que tous les embaras des affaires détournant une âme de s'appliquer à Dieu autant qu'elle doit, il faut s'en défaire le plus qu'on peut. Le Père en suite propose un expédient facile pour le faire : c'est que la veuve passe une procuration à l'agent jésuite et de la Société, afin de poursuivre les procès et le paiement des debtes avec autorité. Il ne manque pas de dire qu'à faute de cela, il est impossible d'avancer les affaires, comme avec cet acte on les pousse toujours heureusement et presque sans peine. Ce bon père entre mesme plus avant et porte la veuve, à qui il demande une procuration, de la donner irrévocable et généralle à leur confrère : parce qu'en la faisant ainsi, elle se délivrera tout en un coup, et pour toujours, des soins qui peuvent l'incommoder, et que de cette manière elle recevra doucement, et à point nommé, le revenu de son bien.

Cette procuration irrévocable obtenue de la veuve par le Père, pour le procureur de la maison, il fait venir tout de nouveau la piété au secours de son intrigue et persuade à cette veuve que, dans le dessein qu'elle a de se donner à Dieu, il faut qu'elle fasse beaucoup d'aumosnes : à quoy la bonne veuve se soumettant assez volontiers, il luy fait connoître que les aumosnes qu'il luy demande doivent estre humbles et secrettes ; et afin qu'elle entre dans sa pensée et qu'elle vienne à son but, il luy dit qu'il n'est pas à propos qu'elle les distribue elle-mesme : parce qu'outre que la vanité pouroit se rencontrer dans cette distribution, elle se détourneroit encore par là de meilleures occupations ; qu'ainsi il est plus à propos de luy en laisser, à luy directeur, l'œconomie : qu'il s'en acquittera en son nom, qu'il connoist quantité de pauvres honteux qui ne se découvrent pas à toute sortes de personnes, et que [ce] sera à ceux-là uniquement qu'il fera la distribution de ses biens.

Comment les Jésuites se font l'aumosne

Toute l'intrigue ainsi conduite, le Révérend Père luy fixe ses aumosnes par an ; et de temps en temps luy persuadant qu'il faut croistre en bonnes œuvres, et que pour le faire il faut croistre ses aumosnes, il retranche le revenu de la veuve, jusqu'à la réduire enfin à la dernière extrémité, sous prétexte de donner aux pauvres honteux, qui ne sont autres que les révérends pères jésuites. Il est vray, me dit cet abbé, que certaines veuves ont ouvert les yeux et ont veu l'intrigue de l'intéressé directeur, et qu'en suite elles ont voulu sortir du filet que le Père leur avoit tendu ; mais elles y étoient {466} si bien prises par l'acte de la procuration irrévocable qu'on leur avoit fait signer pour l'administration de leur bien, qu'on a veu de ces veuves, m'assura cet abbé, qui de 15 000 livres de rentes qu'elles avoient, étoient réduites à 100 écus de pension, le surplus étant donné aux révérends pères, qui étoient ces pauvres honteux.

Impudence du cardinal Albici

J'eusse appris quantité d'autres belles histoires de cet abbé touchant ces bons pères, si j'eusse voulu le voir un peu plus souvent que je ne faisois. Non seulement il m'eut raconté de celles qui regardoient la Société, mais aussi d'autres de quelsques particuliers qu'il ne connoissoit pas moins qu'elle. Il m'en dit une, entre les autres, du cardinal Albici, un des meilleurs amis des Jésuites et luy qui a le plus travaillé à leur faire obtenir la bulle d'Innocent Xe au sujet des Cinq Propositions : lequel, un jour qu'il disoit la messe, se retourna avec impatience du costé d'un de ses aumosniers qui le servoit à l'autel, à qui il dit une parole en colère qui ne peut honnestement se prononcer ny s'écrire icy.

Je crois qu'après avoir rapporté ces histoires auxquelles les Jésuites et le cardinal Albici, leur bon ami, ont donné sujet, il ne sera pas hors de propos que j'écrive aussi ce qui regarde, en quelque chose, le gouvernement de la Cour de Rome et la manière qu'on s'y prend pour tirer de l'argent. Je ne diray pour cela que deux choses que j'ay sceues d'original. Toutes deux regarderont le pape Alexandre 7e. La première me fut dite par un religieux Bénédictin avec qui je retournay en France. Ce religieux me parlant des imposts que sa Sainteté levoit, m'assura avoir appris du supérieur de Saint Paul de Rome, du mesme ordre de la Congrégation du Mont Cassin, que le Pape tiroit des maisons de cette seule congrégation, laquelle ne consiste qu'en quarante-cinq abbaïes, la somme de deux cent mille écus par an.

Le prieur de Saint Paul luy avoit fait de grandes plaintes, me dit'il, de cette furieuse exaction, laquelle montoit si haut qu'ils avoient été obligez dans leur congrégation de déclarer qu'ils n'étoient plus en état de païer une si grosse somme : ou que la payant, ils ne pourroient plus faire les frais nécessaires pour le service divin dans leurs églises ; ce qui avoit si peu touché ce pape qu'il avoit répondu qu'ils fermassent leurs églises s'ils vouloient, mais qu'il entendoit qu'on païast. Je ne m'étonne plus, après cela, d'avoir vu l'église de Saint Paul imparfaite, parce que la taxe de la maison étoit exorbitante. Voilà pourquoy les voûtes de cette célèbre église ne sont pas encore achevées.

Bénéficiers espagnols et bretons

La seconde chose qu'on m'apprit, aussi d'original, fut la manière avec laquelle on donne en Cour de Rome les bénéfices espagnols, auxquels le pape nomme presque seul, aussi bien qu'à ceux de Bretagne. C'est ce qui attire à Rome un grand nombre {467} d'Espagnols et de Bretons, qui sont tous à l'affust des bénéfices vacans, pour attraper le premier dont ils peuvent avoir avis de leur païs. Cela fait qu'il n'y a guères de ces gens-là qui retournent chez eux sans remporter quelque bénéfice, ce qui leur est infaillible, s'ils ont cet avantage que d'estre recommandez pour cela par quelque personne de condition, qui fait là leur plus assurée vocation : ce que m'apprit sur les lieux un prestre breton, qui demandoit la recommandation de M. le duc de Brissac, dont il étoit connu, se promettant que pourvu qu'il voulut dire une seule parole en sa faveur, il auroit infailliblement le premier bénéfice qui viendroit à vaquer dans son païs, d'où on luy en donneroit avis pour le demander.

Cette manière d'avoir des bénéfices, par ces prestres bretons, est assez surprenante, au moins pour des gens qui sçavent un peu la conduite de l'Église là-dessus ; mais celle des Espagnols l'est encore bien davantage, à qui le pape les donne à des conditions qui m'auroient paru à moy-mesme inconcevables, si je ne l'eusse appris d'original d'un banquer, nostre hoste à Rome, qui avoit travaillé fort souvent à ces sortes d'affaires, dont il m'apprit le détail que voicy.

Infame trafic de bénéfices

Jamais, me dit'il, le pape ne donne un bénéfice du païs à un prestre espagnol, qu'il ne retienne dessus une pension ; et comme il seroit assez difficile quelquefois de se faire païer de ces pensions, le pape prend ainsi ses assurances. Il oblige celuy qui est pourvu du bénéfice de païer six années d'avance de la pension imposée sur ce bénéfice ; et comme ordinairement le bénéficier n'a pas le moyen de faire de si grandes avances tout à la fois, le pape prend le banquier pour caution, après que, de son costé, il s'est assuré du bénéficier par tous les moyens qu'il juge les plus propres pour ne rien risquer ; mais parce qu'après ces six années le bénéficier ne meurt pas ordinairement, et qu'ainsi on a toujours droit d'exiger de luy la pension dont il est redevable, on oblige le bénéficier de racheter la pension à deniers comptans : ce qui se fait auparavant que d'avoir aucunes provisions du bénéfice.

Capo di ferro

Je fus fort curieux de m'instruire de ce banquier et d'apprendre de luy au profit de qui alloit l'argent des pensions imposées sur ces bénéfices. Il me satisfit sur-le-champ en me disant que ces deniers servoient à récompenser les bas officiers du Pape, et particulièrement un Espagnol affidé, à qui on donne toutes ces pensions pour en rendre compte en suite. Ce pensionnaire banal est appellé dans Rome Capo di ferro, Teste de fer, parce qu'il est assez fort pour les recevoir toutes, sans en estre incommodé pour son âme.

Lorsque j'eus appris cet étrange trafic de bénéfices, je n'eus plus de peine d'entendre parler de nostre retour en France, ne croïant pas qu'il y eust guères de {468} choses plus extraordinaires à connoître dans la Cour de Rome que cet honteux trafic de bénéfices. Nostre résolution de sortir de cette ville fut prise quelsques jours avant les festes de Noël, et le jour qui fut fixé pour nostre départ fut le deuxième de janvier de l'année suivante 1665 ; mais nous avancasmes nostre sortie de Rome pour la raison que voicy. Les gens du Pape, de M. de Créqui, ambassadeur pour le Roy, et le commandeur d'Elbène, ambassadeur pour Malthe, et ceux de la reine de Suède, étant venus les uns après les autres aux festes de Noël, demander leurs étrennes qui se donnent là dans ces jours, M. le Duc voulant éviter cette dépense qu'il eut fallu faire pour contenter tant de gens, on chercha un moyen le plus facile pour se dispenser de la faire. Je représentay à M. le Duc que luy étant incognito à Rome, il n'étoit point obligé par honneur à cette dépense, et qu'ainsi il falloit songer à l'en dispenser.

Le moyen que nous prismes, pour cela, fut de faire dire à tous ces estaffiers du Pape, de la reine de Suède et des ambassadeurs, qui venoient demander leurs étrennes, que M. le duc de Brissac estant François, il ne donnoit ces étrennes qu'au premier jour de l'an, suivant la coutume de France. En mesme temps que l'on parla ainsi à ces gens, qui prirent pour argent comptant cette deffaite, on résolut, pour éviter la demande importune que ces estaffiers viendroient faire au premier jour de l'année, de prévenir ; et qu'au lieu du 2e que nous avions pris pour partir, nous sortirions deux jours auparavant, c'est-à-dire le dernier jour de 1664 : ce que nous exécutasmes ponctuellement quand le temps fut arrivé, ainsi que je le diray dans la suite.

Marche du Pape dans Rome

Nostre résolution étant donc prise pour partir de Rome le dernier jour de 1664, nous nous pressasmes de voir dans cette ville tout ce qui pouvoit encore contenter nostre curiosité. Il se présenta une chose inpréveue, comme j'allois seul avec M. le duc de Brissac dans la ville : ce fut la rencontre du Pape, qui retournoit d'une station qu'il venoit de faire à Saint Pierre. Si tost que les estaffiers qui nous accompagnoient eurent apperçu les gardes de sa Sainteté qui la devançoient, ils vinrent nous avertir, dans le carosse où nous étions, qu'il falloit arrester et en descendre promtement pour se mettre à genoux dans la rue, afin de recevoir la bénédiction du Pape, qui la donne toujours en passant dans les rues. Cette posture dans laquelle il falloit se mettre pour recevoir la bénédiction au passage du Pape, nous déplaisoit très fort parce que les rues dans lesquelles il falloit s'agenouiller étoient très salles ; mais comme nous apprismes que personne ne pouvoit se dispenser de rendre ce respect aux papes que les seules dames de Rome, à qui on accorde de demeurer à genoux dans leur carosse, nous descendismes sans plus de façon du nostre ; et parce que nous ne pusmes nous résoudre de nous mettre à genoux dans la boue, nous nous jettasmes dans l'allée d'une maison de libraire, tout proche le lieu où est le fameux Pasquin, d'où nous vismes le Pape très commodément, et toute sa suite qui marchoit en cet ordre.

{469} Premièrement les cuirassiers passèrent, le pot en teste et à cheval, la cuirasse sur le dos et l'épée nue à la main ; après quoy venoit sa Sainteté, portée dans une chaise faite comme les nostres où on va par la ville. Cette chaise étoit rouge en dedans, brodée d'or et d'argent. Le Pape étoit revêtu de son camail ordinaire, c'est-à-dire d'un velous rouge avec un bord de fourure blanche tout à l'entour. Il avoit son chapeau de cardinal sur la teste, dont un cordon passoit par-dessous sa gorge. Il avoit au cou une estolle en broderie d'or ; et en cet équipage il donnoit de sa chaise des bénédictions à toutes mains.

La chaise de sa Sainteté étoit suivie du cardinal Chigi, son neveu, dans le carosse du Pape, qui étoit fort malfait, derrière lequel marchoient à cheval les magior-dome, les maistres de chambre, les grands et les petits camériers et les aumosniers de sa Sainteté, tous vêtuz de soutannes et de cimarres violettes, traisnantes de tous costez. Après ces gens-là venoient des suisses, au mesme équipage que marchoient ceux qui précédoient immédiatement la chaise de sa Sainteté : c'est à dire que les uns et les autres étoient vêtuz de deux couleurs, mi-parties de jaune et de rouge, mesme les chausses qui couvrent les jambes. Toute cette suite étoit fermée par une troupe d'environ 50 lanciers à cheval, avec des cuirasses sur le corps et la lance droite élevée à la main, au bout de laquelle lance il y avoit une petite banderole rouge et jaune de taffetas. Le dernier de cette cavalcate étoit un misérable vallet vêtu des couleurs du Pape, monté sur un très méchant cheval, qui donnoit de là quelsques petites monnoies aux pauvres qui demandoient l'aumosne en passant.

Le lendemain de cette journée que j'avois veu le Pape en allant par la ville, j'eus un' autre rencontre bien moins honorable que celle de sa Sainteté : ce fut d'un voleur que l'on conduisoit au supplice d'une manière toute différente de celle qui s'observe en France, tant pour l'heure et pour le temps de l'exécution que pour d'autres circonstances qui la regardent. Car 1o, pour le temps, c'est le matin à Rome, au lieu qu'en France ce n'est que sur le soir qu'on expédie les criminels : là c'est environ sur les onze heures avant midy, ce qu'on appelle 17 heures, parce qu'à Rome on conte les heures jusqu'à vint et quatre, et icy c'est sur les 4 à 5 heures du soir ; 2o, à Rome on mène le patient dans une charette, à la vérité comme en France mais dans une autre posture qu'il n'est icy : là il est assis sur un petit siège, le chapeau en teste et un manteau sur les épaules, et icy il n'a ny l'un ny l'autre ; 3o, on chante là les litanies de la Vierge en le conduisant à la potence, et icy on ne fait que l'exhorter à voix basse pour bien mourir ; 4o, il est assisté là par deux personnes déguisées en habit de pénitents noirs, dont l'équipage conciste à être couvert d'un grand sac de toile noire qui n'a aucune ouverture que pour les deux yeux, fort au juste : icy celuy qui conduit le patient est tout à découvert et porte l'habit de sa qualité et de sa profession.

Il me sembla que ces pénitens travestis qui accompagnoient ce pauvre misérable patient que je vis, ne s'habilloient de la sorte qu'ils l'étoient que pour intimider {470} plutost le criminel par leur aspect affreux que pour le consoler. En effet, dans la vérité ces deux personnes ne me parurent pas servir à la consolation du patient, puisqu'ils étoient tous deux dans la charette avec luy, sans luy dire un seul mot : se contentant de tenir devant ses yeux un petit tableau de bois sur lequel un crucifix étoit peint, lequel ils luy représentoient perpétuellement, sans accompagner cela d'aucune parole de consolation et sans s'efforcer à relever le courage abbastu d'un malheureux qui est si près de mourir. Je ne vis point la fin de cette exécution, parce que je n'en eus point le temps. Ainsi, je ne peux dire s'il s'y passa encore d'autres choses différentes de celle qui se fait en France.

Je diray icy ce qui se passa à Rome entre M. le duc de Créqui, ambassadeur pour le Roy à Rome, et M. le duc de Brissac. Celuy-cy étant allé visiter celuy-là à cause de sa qualité d'ambassadeur, en fut assez mal reçu la première fois : car, montant chez luy, aucun des gens de cet ambassadeur, à l'exception de quelsques estaffiers, ne fit honneur à ce duc : qui ne trouva que ces estaffiers en haye, dans la salle où il passa pour entrer dans l'antichambre, où M. l'Ambassadeur le vint seulement recevoir, pour le conduire en suite au travers d'une grande enfilade de chambres dans le palais Farnèse, où il demeuroit, s'arrestant ensemble sur un balcon qui regardoit le jardin ; où l'ayant entretenu quelque temps, il le reconduisit dans le mesme lieu où il l'avoit pris et dans lequel nous l'attendions. Nous fusmes un peu étonnez du peu de civilité de M. l'Ambassadeur envers M. le duc de Brissac, mais nous le fusmes encore davantage du peu de respect que tous ses gens eurent pour une personne de la qualité et de la naissance de ce duc, en ce que pas un ne l'accompagna jusqu'au carosse, comme ils étoient obligez de le faire.

Nous ne fusmes pas les seuls dans Rome qui trouvasmes à redire de cette conduite. Tout autant qu'il y avoit pour lors de François dans la ville, trouvèrent fort mauvais que M. l'Ambassadeur eut ainsi reçu un duc et pair de France ; et il y eut peu de gens de condition de la nation qui ne vinssent trouver M. de Brissac, pour luy témoigner la part qu'ils prenoient dans un si mauvais accueil que M. l'Ambassadeur luy avoit fait : tous ceux-là protestant qu'ils s'en ressentiroient en ne se trouvant plus au cortège de M. l'Ambassadeur, beaucoup s'étant attachez depuis ce temps-là à M. le commandeur d'Elbène, ambassadeur de Malthe à Rome.

En effet, nous vismes dans la suite beaucoup de François abandonner M. de Créqui et faire cortège à M. d'Elbène : qui en usa le plus honnestement du monde à l'avantage de cet ambassadeur, en conjurant ces messieurs de ne le pas abandonner, parce qu'il y alloit de l'honneur de la nation de le suivre aux audiences et aux chappelles.

On croïoit que toute cette affaire en demeureroit là ; mais quelques personnes ne purent s'empescher d'en écrire en Cour et d'en faire des plaintes : ce qui fit que le Roy étant instruit du procédé de M. de Créqui envers M. le duc de Brissac, fit écrire {471} à celuy-là qu'il entendoit que, dans la première visite que celuy-cy luy rendroit, il le reçust avec honneur et suivant sa qualité de duc et pair de France. Sa Majesté fit encore marquer dans sa lettre à M. l'Ambassadeur, qu'elle vouloit que si tost que M. le duc de Brissac luy auroit fait visite, M. le duc de Créqui la luy rendist (8).

Cet ordre fut exécuté ponctuellement, car M. de Brissac étant allé au palais Farnèze, et M. de Créqui en étant averti, il fit mettre tous ses gens en haye sur l'escallier du palais et luy en vint recevoir au haut : après quoy, il le conduisit dans la chambre, où il luy fit donner un fauteuil, le traittant dans tout le reste avec toutes les civilitez imaginables, suivant que les ordres du Roy le portoient. La visite faite, M. de Créqui ramena M. de Brissac au haut de son escallier, où il l'avoit reçu en arrivant ; et tous ses gens, encore en haye comme auparavant, le ramenèrent jusque dans son carosse. À deux jours de là, M. de Créqui vint rendre la visite à M. le duc de Brissac, qui le reçut avec tout l'honneur que la qualité d'ambassadeur pour le Roy pouvoit demander.

En ce temps-là, qui étoit proche des festes de Noël, nous ne songions presque plus qu'à faire nos paquets pour retourner en France. Chacun de nous achetoit ce qui pouvoit l'accommoder. Il n'y en eut point qui ne fist sa provision de médailles et de chappelets, pour les faire bénir par le Pape. Quelsques-uns se fournissoient de gands de Rome, qui sont là aussi mal cousus qu'ils sentent bon. Les autres prenoient des livres, chacun selon son goust, je veux dire qu'il y en avoit qui en prenoient d'italiens et d'autres de latins. Je m'attachay à ces derniers. Entre ceux que j'achetay fut un petit ouvrage de saint Bernard qui a pour titre De Consideratione ad Eugenium (9). J'en achetay six in-24, d'autant plus volontiers que j'admiray qu'on avoit permis à Rome qu'on y imprimast cet admirable traité, qui est une très bonne leçon pour la conduite des papes, dont ce livre marque exactement tous les devoirs. Aussi, cet ouvrage a paru une pièce si hardie aux flatteurs du Pape, que le Père Duhamel, Jésuite, dont j'ay parlé cy-dessus, eut l'effronterie de nous dire dans Rome que si saint Bernard n'avoit point été canonisé, il ne le seroit jamais, parce qu'il avoit fait cet ouvrage injurieux aux papes.

{472} Un autre livre que j'achetay, encore à Rome, fut un saint Augustin complet in-8o, d'impression d'Honorat à Lion (10). Deux choses m'engagèrent à cet achat. La première fut l'amour que j'avois, et que je conserve encore pour les ouvrages de ce saint docteur, lesquels je trouvay cachez dans la poussière de la boutique d'un libraire, où ils étoient comme des livres de rebut. Il est bien vray que je fus touché du peu d'estime qu'on voit là des écrits incomparables de cet illustre saint : et que je me résolus de le tirer de l'opprobre où il me parut qu'il étoit, pour l'apporter en France où il seroit en plus grande considération. Cela fut donc cause que je le marchanday ; et le bon marché qu'on m'en fit, qui étoit de trois pistoles d'Espagne, qui revenoient là à 27 livres tournois de France, m'obligea de l'enlever. Ce bas prix d'un si prétieux ouvrage fut le second motif qui me le fit prendre, avec un autre de saint Ambroise in-12 sur le pseaume cent dix-huit de David, d'impression de Rome (11).

Meubles des boutiques des libraires

J'avois déjà reconnu, et à Rome et à Naples où j'avois été, qu'on ne faisoit pas grand conte des livres des Pères de l'Église, la rareté qu'il y en a, dans une et dans l'autre de ces villes, étant là une marque plutost du peu d'estime que de la grande considération qu'on en a. Ce qui me le persuada encore d'avantage fut la réponse des libraires, sur l'étonnement que je leur fis paroître de voir leurs boutiques autant dégarnies de ces beaux ouvrages qu'elles étoient remplies de romans et de comédies : lesquels me dirent ingénuement que s'ils n'avoient chez eux que des ouvrages des Pères à vendre, qu'ils ne débiteroient rien, parce que la seule lecture du païs étoit des poésies et des romans, dont tous les libraires avoient un grand fond.

Tandis que je m'occupois ainsi à amasser ce peu de livres, le terme de nostre départ de Rome avançoit : si bien que presque sans y songer, nous nous trouvasmes aux festes de Noël, bien joyeux d'apprendre que, comme nous avions eu la satisfaction d'entendre une messe basse que dit le Pape le jour qu'il nous fit l'honneur de nous donner audience, nous aurions aussi le contentement de luy en voir dire une autre pontificalement le jour de Noël, comme les papes ont accoutumé de la dire à cette feste, dans l'église de Sainte Marie Majeure.

Nous manquasmes à voir une chose fort remarquable la vigile de Noël : ce fut de nous trouver au soupé magnifique que le Pape donne, ce soir-là, aux cardinaux en public. Il y a de l'apparence qu'ils ne mangent point auparavant, étant bien à présumer qu'ils ne voudroient pas violer un jeusne si solemnel qu'est celuy-là, et en présence de tout le monde. Nous aurions vu cette magnifique collation, si nos estaffiers nous en eussent donné avis : à quoy ils manquèrent.

{473} Nous nous étions préparez pour assister à la messe de minuit dans l'église de Saint Pierre, mais nous ne pusmes avoir cette satisfaction. Je ne sçais si ce fut à cause qu'on n'y en dit point, ou qu'on dit si viste que quand nous y arrivasmes, entre minuit et une heure, nous trouvasmes toutes les portes fermées. Nous y serions allez plutost si je n'eusse point été obligé de dire auparavant la messe chez les Minimes françois : ce qui nous causa quelque retardement, mais pas si grand que nous n'eussions dû au moins entendre quelque chose de cette messe si on l'eust dite, ou au moins si on l'eust chantée avec quelque solemnité.

Le lendemain matin, nous allasmes à Sainte Marie Majeure pour assister à la grande messe que le Pape devoit célébrer. Si tost que nous y fusmes arrivez, nous l'y vismes arriver, porté dans une chaise soutenue sur les épaules de douze hommes, qui le posèrent au pié du maistre-autel. Cette cérémonie se fit à l'ordinaire, d'une manière fort martiale, c'est-à-dire au son des trompettes et des tambours, qui faisoient un assez beau bruit dans l'église. On nous fit placer tout proche les généraux d'ordre, qui suivent immédiatement les évêques : d'où nous pouvions voir avec toute la commodité possible la cérémonie qu'on feroit à la messe du Pape.

Si tost que nous fusmes placez, je remarquay, à une des colomnes de marbre qui soutiennent le petit dôme dont le maistre-autel de Sainte Marie Majeure est couvert, une fort grande pancarte de parchemin qui y étoit attachée avec une méchante ficelle. Ce fut là le sujet de ma première application, comme il fut aussi celuy de la première information que je fis à un Italien proche de qui je me trouvay, et à qui je demanday que signifioit ce parchemin attaché, duquel pendoient quelsques sceaux. Il me dit que c'étoit un bref du Pape qui avoit été expédié le jour précédent, par lequel sa Sainteté donnoit pouvoir au cardinal qui devoit dire la messe de la célébrer en sa présence sur cet autel, sur lequel qui que ce soit, sans un bref de cette nature, n'oseroit attenter de le faire ; que c'étoit pour cela qu'on l'avoit mis là, afin que le cardinal Barberin, qui faisoit fonction cette journée-là, pust l'y dire.

Comme nous eusmes donc appris que ce ne seroit point le Pape qui diroit la messe, mais le cardinal Barberin pour luy, nous prismes résolution de nous en aller et de quitter nos places à d'autres, dans la pensée que nous eusmes qu'il n'y auroit rien de particulier à voir dans cette cérémonie que nous n'eussions déjà vu en d'autres. Cependant, je laissay sortir M. de Brissac avec toute sa suite, et je le priay de trouver bon que je demeurasse à la messe, où je prétendois étudier exactement tout ce qui s'y passeroit. Je demeuray donc tout seul dans mon poste, et j'observé de près la cérémonie, dans laquelle je remarquay certaines choses que je n'avois pas apperçues dans les autres.

D'abord que nos messieurs se furent retirez, je m'acostay de mon Italien à qui j'avois déjà parlé ; et je luy dis que j'avois bien été trompé, ce jour-là, en venant à Sainte Marie Majeure, où je m'étois préparé de voir le Pape officier à la messe. Cet honneste homme à qui je dis cela, me sousrit et me répliqua que l'on connoissoit {474} bien, par ce que je luy disois, que j'étois étranger, d'autant qu'une personne qui vit ordinairement à Rome ne peut pas estre trompé comme je l'avois été : parce qu'on sçait, dès la veille d'une grande feste, si ce doit estre le Pape ou un autre que luy qui doit faire l'office ; et comme je luy demanday à quoy on connoissoit que le Pape dust faire l'office ou non, il me dit que c'étoit par le canon, dont on tiroit trois coups du Château Saint Ange la veille et le jour de la feste, quand le Pape devoit faire l'office et tenir luy-mesme chappelle : m'ajoutant que c'étoit par ces sortes de cloches qu'on sonnoit l'office, ce qui ne s'observoit pas quand sa Sainteté ne le devoit pas faire.

Je trouvay véritablement cette conduite fort martiale ; et je ne m'étonnay plus, après cela, d'avoir vu entrer le Pape dans l'église au son des tambours et des trompettes, et de le voir ainsi marcher dans ce lieu plutost en général d'armée qu'en évêque.

Le cardinal François Barberin ne commença point l'introite de la messe au bas des degrez de l'autel, qu'il n'eust le Pape à sa main droite, qui dit le Confiteor alternativement avec ce cardinal. Comme cette cérémonie se faisoit, j'apperçus à la corne de l'autel, du costé de l'Épistre, un officier laïque de sa Sainteté qui tenoit une épée nue, élevée en haut, au bout de laquelle il y avoit un bonnet d'une forme assez particulière. Ce bonnet étoit comme un chapeau d'une forme très longue, mais égalle partout. Du haut en bas de cette forme de teste, il y avoit une broderie d'or faite sur le velous dont il étoit, qui descendoit en manière de raïons droits. De bas de la forme pendoient d'eux certaines bandelettes, aussi de velous noir brodé pareillement d'or. Ces bandelettes étoient semblables à celles qui sont attachées aux mitres épiscopales. Les bords de ce bonnet étoient fort étroits, à peu près la largeur de trois doigts.

Cet équipage, qui m'étoit inconnu, me donna aussitost envie de m'informer de mon Italien de ce que signifioit ce bonnet, et cette épée au bout de laquelle il étoit et bransloit sans cesse. Il satisfit aussitost à ma curiosité, et il me dit que l'épée et le bonnet étoit la figure de l'une et de l'autre que le Pape bénit et qu'il envoïe aux princes qui combattent ou contre les Turcs ou contre les hérétiques. Je trouvay dans la suite de la messe que ce porte-épée-bonnet avoit de grands privilèges, et qu'à cause de sa charge considérable il étoit dispensé d'adorer, à l'élévation de l'hostie, Jésus Christ à genoux : pendant quoy, il demeura toujours debout, quoy qu'il fust attaché à la corne de l'autel du costé de l'Épistre.

Outre cette remarque que je fis durant la messe solemnelle du Sacré Collège, j'en fis encore d'autres assez considérables, lesquelles je n'avois pas faits aux autres chapelles, parce que les choses ne s'y pratiquoient pas de mesme, à cause de la différente disposition du maistre-autel et de la place du Pape. Car, dans la chappelle de Monté Caval, où l'autel est posé tout au bout dans l'enfoncement, le Pape est assis dans un throsne dressé à costé de l'Évangile ; et dans l'église de Sainte Marie Majeure, où l'autel est posé au milieu du chœur, comme est celuy de Saint Germain des Prez à Paris, le Pape a son throsne dans l'enfoncement, comme à l'endroit où est la chaire de l'abbé de Saint Germain, avec cette différence pourtant : qu'au lieu que le prestre {475} disant la messe dans Saint Germain a la face tourné du costé de l'Abbé et le dos vers le peuple, dans l'église de Sainte Marie Majeure le célébrant a la face tournée vers le peuple et le dos vers le Pape.

C'est cette différente scituation qui fait que ceux qui servent à l'autel de ces églises sont autrement placez, quand ils doivent estre assis, dans l'une que dans l'autre. Dans la chappelle de Monté Caval, le cardinal célébrant est assis du costé de l'Épistre sur son siège, la face tournée vers le Pape ; et son prestre assistant, avec son diacre et sou-diacre, qui entendent tous assez mal les cérémonies de l'Église, sont sur d'autres bas sièges, quatre ou cinq places au-dessous du Cardinal, du mesme costé, à l'opposite du Pape.

Cette disposition de places, et leur scituation, ne me choqua pas à Monté Caval, parce qu'elle étoit en quelque manière dans l'ordre ; mais celle dans laquelle je vis, à Sainte Marie Majeure, et le prestre assistant et les diacre et sou-diacre, me blessa extrêmement l'esprit ; car quand il fallut s'asseoir pendant qu'on chantoint Gloria in excelsis, le cardinal officiant se mit à la vérité sur un siège à costé de l'Épistre, tandis que le prestre assistant, revêtu de sa chape, et les diacre et sou-diacre, revêtuz pareillement de leurs tuniques, n'eurent point d'autres sièges pour s'asseoir que le dernier degré d'en bas du marche-pié de l'autel : sur lequel ils étoient assis d'une manière fort incommode pour eux, et d'ailleurs fort indécente parce qu'ils avoient le dos tourné à l'autel et la face vers le Pape, luy témoignant par cette posture beaucoup plus de respect que non pas à Jésus Christ, représenté par l'autel.

J'avoue que j'eus grande peine de voir ces officiers de la messe traittez comme ils étoient, tant à cause de ce bas siège où on les faisoit asseoir, les chape et les tuniques traisnant à terre de toutes parts, qu'à cause du trop grand honneur qu'on leur faisoit rendre au Pape, vers qui ils étoient tournez, et du trop peu de respect qu'ils témoignoient d'un autre costé pour Jésus Christ, à qui ils tournoient le dos. Il me souvint, lorsque je vis ainsi ces prestres, le dos tourné vers l'autel, de la plainte que fit Dieu autrefois au prophète Ézéchiel, comme il est marqué dans le chapitre 8 [verset 6], lorsqu'après luy avoir fait voir plusieurs abominations qui se passoient dans le Temple, il luy dit qu'il vouloit luy en monstrer encore de plus grandes : ce fut, marque ce prophète, une quantité d'hommes et de femmes qui étoient entre le vestibule et l'autel, qui avoient le dos tourné contre le Temple et le visage vers l'Orient.

C'étoit, me sembla-t'il, cela mesme que je voïois dans la cérémonie que je décris icy, où les officiers avoient le dos tourné vers l'autel et le visage à l'Orient, où étoit le Pape, qu'on peut dire qu'ils adoroient par les honneurs excessifs qu'ils luy rendoient. Ce respect trop grand, puisqu'il faisoit préjudice à celuy qui est deu à Jésus Christ, me fit souvenir de ce que dit saint Paul en sa 2e épistre aux Thessaloniciens [2 : 4] {476} : où parlant de l'Antichrist, il dit de luy qu'il s'élèvera au-dessus de tout ce qui est appellé Dieu, ou qui est adoré, jusqu'à s'asseoir dans le temple de Dieu, voulant luy-mesme passer pour Dieu. C'est de ce passage que les hérétiques de nos jours prennent occasion de traitter injurieusement le Pape, auquel il seroit fort à souhaiter que ses flatteurs ne rendissent pas des honneurs si excessifs, afin de luy épargner ces reproches sanglantes de la part de ceux qui se sont séparez de l'Église de Jésus Christ.

En effet, ces sortes de flaterie, qui ont des apparences d'impiété, ne peuvent qu'extraordinairement choquer des hérétiques : qui, ne pouvant souffrir la primauté du Pape dans l'Église, taschent, à cause de certains honneurs que certains flatteurs intéressez luy rendent, de le faire passer pour l'Antichrist. Pour moy, j'avoue que je craignois fort qu'il n'y eust, à cette cérémonie dont je parle, quelque Luthérien ou Calviniste : parce qu'ils se fussent fortifiez dans leurs pensées, en voyant non seulement les principaux officiants de la messe traitez si indignement, mais aussi les officiers de la Rote, quelsques aumosniers et mesme des abbés, qui n'étoient assis qu'à plate terre et qui ne se relevoient jamais de là sans faire une grande génuflexion au Pape.

Je ne remarquay rien davantage de singulier à cette messe, sinon que les cardinaux diacres et sou-diacres y communièrent tous deux à deux, avec ce faste de longues queues qui traisnent de leurs chappes et que leurs caudataires eurent soin de bien estaller, dans le temps qu'ils approchoient de l'autel pour y adorer et pour y recevoir Jésus Christ. Après ces cardinaux, quelsques ambassadeurs et quelsques parens du Pape communièrent de la main du cardinal François Barberin. Ainsi, la messe finie, l'on prononça à haute voix, comme on a coutume de faire, indulgence plénière pour tous ceux qui y avoient assisté.

Tout étant entièrement achevé, le Pape s'en retourna comme il étoit venu, je veux dire au son des trompettes et des tambours, après pourtant s'estre mis à genoux devant la crêche, que l'on dit estre celle dans laquelle la Sainte Vierge coucha Jésus Christ venant au monde : laquelle crêche se garde dans l'église de Sainte Marie Majeure, en la chapelle qui est sur la droite en entrant. Nous allasmes aussi faire la mesme chose que sa Sainteté à la crêche. Nous y trouvasmes la comtesse Le Bossu, en grand deuil du duc de Guise, mort depuis peu de temps, laquelle étoit venue à Rome pour y faire valider son mariage avec ce duc et le faire déclarer bon par le Pape, afin de répéter le douaire qui luy avoit été donné en le contractant.

La dernière visite considérable que nous fismes, avant de sortir de Rome, fut le jour de Saint Jean Évangéliste, dans le monastère des religieuses de Sainte Françoise qu'on appelle là della Torre di spechi. La personne chez qui nous logions s'estoit engagé de nous en procurer l'entrée, ce que nous avions peine à croire ; et il nous surprit assez quand il vint nous dire, de la part de la Prieure de ce monastère, que nous y serions les très bien venus quand il nous plairoit d'y aller. Je témoignay de la répugnance à entrer dans un monastère de filles ; mais ayant sceu que ces religieuses {477} accordoient cette entrée à toutes sortes de personnes de l'un et de l'autre sexe qu'on se persuadoit estre gens d'honneur, et que cette grâce qu'elles faisoient étoit en vertu d'un bref du Pape, je consentis de visiter, comme tous les autres, le dedans de ce célèbre monastère, dans lequel on ne reçoit que des dames romaines.

La Prieure nous avoit fait dire qu'elle seroit bien aise que nous ne les allassions voir qu'un jour de feste, et que nous voulusmes bien assister à leur messe de communauté, pour nous y faire entendre leur musique, qui étoit en réputation dans Rome. Nous choisismes donc, pour leur satisfaction et pour la nostre, le jour de saint Jean Évangéliste. Nous ne trouvasmes point de porte ouverte pour entrer dans l'église, mais seulement celle du monastère, où la Prieure, avec deux de ses religieuses, nous attendoit pour nous recevoir. Je demandois toujours où étoit l'église, avant que d'entrer dans le monastère, mais on me répondit que jamais personne n'y entroit que par le dedans de la maison : ce qui me fit connnoître que si d'un costé la closture étoit extraordinairement régulière, puisque personne n'avoit la liberté d'ouïr mesme la messe dans un lieu séparé des religieuses, d'un autre costé aussi la closture de ces mesmes filles n'étoit point du tout régulière, puisqu'on recevoit parmi elles des personnes de tout sexe, pour y entendre la messe.

Si tost que nous fusmes entrez dans le monastère, la Prieure nous conduisit dans une parfaitement belle et spacieuse sacristie bien quarrée. D'un costé étoit la porte, et des trois autres il y avoit un autel à chacun, sur lequel les habits sacerdotaux fort riches étoit déploïez et disposez pour dire la messe. Sous chacun de ces autels, qui étoient à jour, il y avoit un squelette entier de corps prétendu saint.

Dévotion ridicule de religieuses à la Sainte Vierge

Ce qui me parut de plus extraordinaire dans cette sacristie, fut une belle pouppée de cire, grande comme nature, bien bouclée et bien frisée, assise dans un majestueux fauteuil de velous posé justement au milieu de cette sacristie. Je ne pus m'empescher de demander à la Prieure, qui nous menoit : Que vouloit dire cette magnifique pouppée, vêtue d'un beau satin bleu chamaré de passemens d'or et d'argent de tous costez [et] ornée d'un beau collier de perles et de pendants d'oreilles de prix ? Elle me répondit aussitost que c'étoit la Madona Santissima, c'est-à-dire Nostre Dame ; et comme je voulus sçavoir à quel dessein on l'exposoit ainsi dans la sacristie, elle me dit qu'on ne la mettoit là que pendant l'octave de Noël, où on l'exposoit là pour honorer sa maternité. Cette farce ne me donna pas une grande idée de la spiritualité de la maison de ces religieuses, dont je décriray bientost la piété sotte et badine.

De la sacristie, la Prieure nous fit enter dans le chœur de l'église, où nous trouvasmes à la vérité toutes les religieuses fort modestement à genoux, lesquelles nous attendoient pour chanter la musique à laquelle nous avions été conviez. Elles la commencèrent avec la messe que dit un père Jésuite, leur directeur. Cette musique ne fut pas pour moy un grand régal, car outre qu'elle étoit italienne et que {478} naturellement je ne l'aime pas, c'est que d'ailleurs elle étoit très pitoïable. Ainsi, elle ne me charma, comme fit la modestie de ces filles auprès de qui nous étions à genoux, sans qu'aucune tournast jamais les yeux pour nous regarder.

La messe finie, toutes les religieuses se retirèrent ; et pour nous autres, nous demeurasmes dans leur église, dont je considéray fort exactement les grandes richesses, principalement d'argenterie qui étoit posée de tous costez. J'eus le temps de conter sur l'autel soixante vases d'argent de différentes grandeurs, depuis un marc jusqu'à vint. Je vis aussi, au-dessus des chaires de chœur où se mettoient les religieuses, un pareil nombre de tours d'argent de mesme forme et de mesme poids, qui pouvoit estre de cinq ou six marcs. Je remarquay encore quantité d'autres embellissemens d'argenterie : et toutes ces choses ramassées ensemble faisoient des richesses extraordinaires.

En suite de cette station faite à l'église, la Prieure, accompagnée toujours de deux de ses religieuses, nous mena dans la chambre où étoit morte autrefois sainte Françoise, leur fondatrice. Si tost que cette bonne fille nous y eut introduits, et qu'elle nous eut fait voir la chasse vuide où étoit cy-devant son corps, elle se mit à pleurer à peu près comme fit autrefois sainte Madeleine quand elle vint au tombeau de Jésus Christ et qu'elle n'y trouva plus son sacré corps, ce qui fit qu'elle s'écria : Ils ont emporté d'icy mon seigneur, et je ne sçais où ils l'ont mis [Jean 20 : 2]. Cette bonne prieure nous dit quelque chose d'approchant de cela, sçavoir qu'on avoit enlevé le corps de leur sainte fondatrice ; mais elle ne nous dit pas qu'elle ne seust point où on l'avoit mise : car elle ne l'ignoroit pas, comme elle nous le fit bien connnoître par le récit qu'elle nous fit de cet enlèvement, dont elle nous apprit, toujours en pleurant, toute l'histoire que voicy.

Dureté d'Innocent X envers des religieuses

Du pontificat d'Innocent Xe, des moines de Rome qui étoient en crédit auprès de luy, se prévalant de cela, luy demandèrent le corps de sainte Françoise pour le mettre dans leur église ; ce que ce pape leur accorda, sans avoir égard que ces bonnes filles en étoient en possession, qu'elle étoit leur mère et leur institutrice, et qu'elles étoient ses filles : à qui par conséquent ces saintes reliques appartenoient plutost qu'à toutes autres personnes, sans avoir mesme égard pareillement aux instantes prières que luy faisoit une de ses sœurs, religieuse dans ce monastère en ce temps-là mesme. Sans avoir, di-je, égard à aucune de ces considérations si puissantes, ce pape avoit donné permission à ces moines d'enlever de ce monastère ce saint corps, que ces bonnes filles ne voulurent pourtant point lascher : ce qui obligea Innocent Xe d'entrer de nuit dans ce monastère, pour enlever le corps de la bienheureuse Françoise, qu'il mit entre les mains de ces moines envieux, arrachant ainsi le cœur de ces pauvres filles, qui perdoient ainsi leur plus grand thrésor. Ce récit que nous fit cette prieure {479} épleurée, nous toucha le cœur et nous fit connoître la dureté injuste de ce pape qui, pour contenter ces moines avides, avoit traitté ces bonnes filles si cruellement.

Nous passasmes en suite dans le réfectoire et dans les autres lieux de la communauté. Nous ne trouvasmes aucunes religieuses, partout où nous allasmes, qui eust la curiosité de nous voir. Je demeuray fort satisfait de ce bon ordre ; ce qui me porta à demander à la Prieure que, puisqu'elle avoit eu la bonté de nous faire voir quantité de lieux de sa communauté, elle eust encore celle de nous monstrer une de leurs cellules : ce qu'elle fit en nous menant dans la sienne, où je vis toutes les marques d'une pauvreté vraiement religieuse. Son lit étoit contre terre, sans estre soutenu d'aucun bois. Il ne consistoit qu'en une paillasse sur laquelle il n'y avoit que des blanchets et une couverture. Le reste du meuble consistoit en une table et deux sièges de paille, ce qui m'édifia beaucoup ; et j'avoue que j'eusse conçu une grande opinion de ce monastère si, en regardant la chambre où j'étois de toutes parts, je n'eusse remarqué une prodigieuse badinerie qui monstroit, dans ces religieuses, une basse et insupportable dévotion dont voicy le sujet.

Demandes sottes et impertinentes de religieuses à la Sainte Vierge

J'apperçus, sur la table de la Prieure, une figure en relief de la Sainte Vierge de bois doré, grande environ de deux piés, entre les bras de laquelle je découvris un papier plié. Comme je connoissois déjà un peu le génie de la dévotion italienne, et principalement celuy des moines et des religieuses, qui rafinent sur les autres, je soupçonnay que ce papier que je voïois entre les bras de la Vierge ne fust quelque lettre que quelque dévote religieuse luy écrivist. Sur ce soupçon, je m'approchay de la table ; et je trouvay que j'avois parfaitement bien jugé de la chose, après que j'eus lu l'inscription de la lettre en ces termes : Alla santissima Madre di Dio, c'est-à-dire À la très sainte Mère de Dieu. Aussitost que j'eus vu ces paroles, je m'imaginay que la Prieure, ou quelqu'autre fille, traittoit d'affaires importantes avec la Vierge ; et ma curiosité me portant à en connoître le détail, je me résolus de tirer cette lettre d'entre les bras de la Vierge ; mais comme il n'eut pas été de la bienséance qu'on m'eust pris sur le fait, en enlevant ainsi des dépesches de cette conséquence à la Vierge, je priay un gentilhomme de mes amis de vouloir me servir en cette occasion, laquelle je favoriserois en entretenant la Prieure : pendant quoy, il prendroit la lettre, comme il fit.

Quand le coup fut fait, nous avions, luy et moy, une grande impatience de voir le contenu de cette lettre ; mais il fallut attendre que nous fussions sortis hors le monastère pour nous satisfaire là-dessus : ce qui ne tarda guères, parce que nous pressasmes nostre sortie, que nous fismes en remerciant la Prieure de toutes ses honnestetez, et les deux religieuses aussi qui l'accompagnoient. Je m'apperçus que leur modestie, et leur retenue, n'étoit pas si persévérante que je l'eusse cru, parce qu'elles commençoient assez bien à causer quand nous voulusmes les quitter. Nous sortismes au travers d'une [sic] avant-chœur de l'église, dans lequel on nous fit encore {480} voir trois squelettes entiers de corps qu'on prétendoit saints : après quoy, on nous ouvrit la porte du monastère, et nous sortismes.

Nous ne fusmes pas plutost dehors que nous ouvrismes la lettre écrite à la Vierge, dans laquelle nous trouvasmes bien plus de sottes badineries que nous ne nous étions imaginez. Le contenu de cette lettre à la Vierge consistoit en trois demandes que la religieuse qui luy écrivoit, luy faisoit. La première étoit qu'il luy plust faire gaingner le procès à un sien parent ; la deuxiesme, qu'elle daignast faire donner à un de ses cousins, qui étoit nommé, un chapeau de cardinal à la première promotion que le Pape feroit ; et la troisiesme enfin, qu'elle prist le soin de faire bien païer les revenus de la maison.

En vérité, ces demandes, qui n'eussent été recevables qu'en la bouche de bons Juifs, nous surprirent étrangement ; et nous ne pouvions pas comprendre comment des Chrétiennes et des religieuses pouvoient avoir l'esprit si bas que de demander des honneurs et de richesse à la Sainte Mère de Dieu, qui a véçu toujours dans l'humiliation et dans la pauvreté.

Dessein de miracle

Après que nous eusmes déploré l'extrême aveuglement de celle qui avoit écrit cette lettre, et l'usage de ce commerce badin avec la Sainte Vierge, qui selon toutes les apparences étoit fort commun dans ce monastère, un de nostre compagnie proposa de s'en moquer d'une manière qui parut à tout le monde fort convenable : ce fut de faire la réponse à cette lettre au nom de la Vierge et de la mettre au mesme endroit où on avoit pris cette lettre. Il ajouta qu'en faisant ce beau coup, tout le monastère croiroit que ce seroit la Vierge en personne qui auroit fait cette réponse : après quoy, toutes les religieuses publieroient hautement dans la ville de Rome, où les miracles se font aisément et se croient encore bien plus légèrement, qu'il s'en seroit fait un très considérable dans leur maison.

Nous eussions pu faire, si nous eussions voulu, ce miracle à peu de frais parmi des gens comme les Romains, qui en croient une infinité d'imaginaires le plus légèrement du monde ; et il est très assuré qu'aussitost on eust parlé de cette figure de la Vierge en bois comme d'une Madona miracolosa, dont il y a un très grand nombre dans toute l'Italie, où chacun fait faire, quand il luy plaist, des miracles considérables par la moindre petite image qu'il estime. Ainsi, quand un vinaigrier ou un savetier entreprend d'en mettre une sur sa porte, elle ne manque presque jamais d'opérer quelque miracle surprenant, comme on le peut voir par tous ces ex voto qui sont attachez de toutes parts dans la ville et dans la campagne, là aux portes et aux murailles, et icy aux arbres les plus abandonnez.

Départ de Rome

Le dernier jour de l'année mil six cent soixante et quatre étant arrivé, nous quittasmes Rome, d'où nous emmenasmes nostre hoste, sa femme et leur fils, aagé d'onze {481} ou douze ans, pour venir en France. Les père et mère de la femme, qui étoit Romaine, nous vinrent conduire jusqu'à Ponté Molé, environ à deux ou trois cent pas de la ville. Leur fille leur fit là ses adieux, d'une manière toute différente de celle que nous pratiquons en France où, quand on sort pour quelque grand voïage, on s'embrasse les uns les autres : ce qui ne se pratique pas en Italie, où les enfans qui prennent congé de leur père se contentent de leur baiser les mains, comme ils font aussi à leur mère.

Mon étude principale, sur la route que nous tinsmes à la sortie de Ponté Molé, fut de considérer exactement le païsage des environs de Rome de ce costé-là, et de voir si je n'y remarquerois pas quelque beauté particulière que je n'avois pu trouver dans les autres quartiers que j'avois veus aux autres issues de Rome ; mais je trouvay cette campagne aussi affreuse d'une part que d'autre : si bien que je puis assurer constamment que, de quelque costé qu'on aborde à Rome, on n'y voit qu'un horrible désert tout sec.

 

Notes

1. Ici notre auteur a ajouté en marge : "Cela est déjà dit".

2. Notez que Le Maistre fait ses descriptions sur place, à la manière d'un artiste qui fait des croquis. Rappellons ses remarques à propos du voyageur anglais qui savait bien dessiner: "J'ay souvent fait réflexion sur les avantages qu'il y a de sçavoir le crayon dans les voyages, parce que cela en fait le plus beau, et qu'estant chez soy, on voïage encore tous les jours, en feuilletant ses crayons." Autrement dit, cette relation verbale lui tient lieu des "crayons" qu'il ne savait pas faire.

3. Alexandre VII fit deux promotions de cardinaux après le retour de Le Maistre à Paris, l'un en 1666 et l'autre en 1667. Or, cette allusion à de nouveaux cardinaux permet d'affirmer que notre auteur a dressé cette relation au plus tard en 1667 : car pour lui ce pape, qui décéda en 1667, était toujours en vie.

4. Accompagné par Pierre Félibien, Rancé arriva à Rome le 19 juin 1664, où il séjourna jusqu'en février 1665. Sur cette visite, voir A. J. Krailsheimer, Armand-Jean de Rancé, Abbot of La Trappe, His Influence in the Cloister and the World (Oxford, 1974), pp. 14-28.

5. Dans ce paragraphe et dans le suivant, parle-t-il de Louis Gorin de Saint-Amour ?

6. Nous avons rencontré à plusieurs reprises ce prince allemand qui sillonnait les routes et les chemins d'Italie avec "une suite nombreuse". Brunswich -- dont le frère, Jean-Frédéric, était catholique -- cherchait non seulement à se faire appeller "Altesse" mais espérait aussi devenir "connétable" (A.A.E., Rome, 162, fol. 18). Un des Français au palais Farnèse ne revenait pas de la conduite de ce prince : "Tout le monde s'étonne de ce qu'un prince qui vient icy purement par curiosité, et pour y demeurer peu de temps, veuille sortir de l'incognito pour disputer des titres, et d'autant plus qu'il n'est pas catholique et ne peut paroître en public, ny voir le Pape et luy rendre la révérence qui luy est deue" (fol. 30v).

7. "Elle avait vu entrer dans son sanctuaire des nations au sujet desquelles vous aviez ordonné qu'elles n'entreraient jamais dans votre assemblée", Lamentations 1 : 10.

8. Quelques échos de cette affaire se trouvent dans la correspondance diplomatique. Le 11 novembre 1664, La Buissière écrivit : "M. de duc de Brissac est icy depuis huit ou dix jours. Il a veu une seule fois M. l'Ambassadeur, duquel il n'est pas satisfait. Le chevalier de Nogent, qui ne le quitte point, me l'a tesmoigné" (A.A.E., Rome, 162, fol. 97). Le 23 décembre, La Buissière nota que "M. le duc de Brissac est enfin revenu, à la persuasion de M. l'ambassadeur de Malte. Nous l'avons receu comme nous recevons l'ambassadeur de Florence, et M. l'Ambassadeur le verra au premier jour chez luy" (fol. 335). Huit jours plus tard, Bourlemont informa ses confrères en France que "M. le duc de Brissac part d'icy dedans deus jours, pour retourner en France" (fol. 353v).

9. Sancti Bernardi, ... De Consideratione ad Eugenium, papam tertium, libri quinque, une édition in-24o publié à Rome par Cesaretti en 1692 et imprimé par Herculis, serait-ce la réfaction d'une édition antérieure -- celle acquise par Charles Le Maistre ?

10. D. Aurelii Augustini, ... Omnium operum ... (cum præfatione D. Erasmi), Lugduni, apud S. Honoratum, 1561-1563, 10 tomes en 14 volumes, in-8o.

11. Sancti Ambrosii, ... In Psalmum David CXVIII enarrationes, Romae, ex typographia D. Basæ, 1585, in-12o.