Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

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Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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{45}

Relation des Voïages faites en Allemagne, Hongrie et Italie
 dans les années 1664 et 1665

pages 45-69

{47}

PARIS

Jamais voïage n'a esté plus inopiné et plus promt que celuy que je vas décrire. Je ne songeois à rien de moins qu'à sortir de Paris, lorsqu'un de mes amis m'envoïa un billet, le 20 du mois de may 1664, par lequel il me prioit de luy donner une heure, le lendemain, pour me communiquer une affaire qui devoit estre à mon avantage et pour ma satisfaction. Je répondis à ce billet, en disant que le lendemain matin je me rendrois chez luy, afin d'entendre les propositions qu'il avoit à me faire.

Comme je me préparois à l'aller voir, un autre de mes amis arriva dans ma chambre, qui me venoit demander avis touchant une chose qu'on luy avoit proposée : qui estoit d'accompagner M. le duc de Brissac en Hongrie. Je n'hésité point à le résoudre là-dessus et à luy dire qu'il ne devoit pas manquer une si belle occasion, et que si elle m'estoit offerte, comme à luy, je ne la laisserois pas échapper. Il me proposa quelsques difficultez qui l'empeschoient d'accepter la proposition qu'on luy avoit faite, dont la première estoit qu'estant obligé de partir promtement, il n'auroit pas le temps de dire à-Dieu à ses amis ; et la seconde, qu'il ne pouroit pas s'équiper dans les trois jours qu'on luy donnoit seulement pour partir.

Je taschay de luy lever ces deux différentes difficultez, la première en luy disant qu'il diroit à-Dieu à ses amis en leur escrivant dans la première ville où il séjourneroit, la seconde en luy faisant entendre qu'il prendroit aussi là le temps de s'y équiper ; mais tout ce que je luy pus dire, tant sur l'une que sur l'autre de ces deux difficultez, je ne pus le résoudre à se déterminer au voïage : auquel, avant de sortir de ma chambre, il renonça.

Je le quittay donc dans la résolution qu'il venoit de prendre de ne point aller en Hongrie, et je vins trouver cet ami qui m'avoit écrit le jour précédent. Jamais je ne fus plus surpris que quand j'entendis qu'il me proposa le mesme voïage, pour moy, que celuy duquel on me venoit de parler pour un autre. Je me trouvay pour lors dans le mesme embaras dans lequel j'avois vu cet amy qui m'avoit consulté ; et quelque résolution que je luy eusse donné, je ne pus la prendre pour moy, afin de me determiner sur l'heure : si bien que je luy demanday quelque peu de temps pour consulter d'autres de mes amis, lesquels connoissant que j'avois assez d'inclination pour les voïages, me portèrent à entreprendre celuy que l'on me proposoit.

{48} Si tost qu'ils m'eurent résolu là-dessus, j'écrivis un billet à cet ami qui m'avoit proposé le voïage et luy donnay ma parole pour cela. Il monstra ce billet à M. le duc de Brissac, qui m'ayant donné le jour pour le voir, je me rendis au lieu qu'il m'avoit marqué. Après avoir tombé d'accord de tout ce qu'il désiroit de moy, et des choses que j'attendois de luy, il me surprit étrangement quand il me dit qu'il falloit partir le lendemain matin. Je luy représentay que la chose estoit absolument impossible, tant à cause que je n'estois pas en équipage, qu'à cause aussi de certaines affaires domestiques ausquelles j'estois tenu de donner ordre. Ce seigneur m'aïant demandé combien il me falloit de temps pour cela, je luy fis entendre qu'en trois jours je pourois terminer ces sortes d'affaires. Il me les accorda, et il me dit que quoy qu'il dust partir le lendemain, il me laisseroit un cheval et un laquais pour le venir trouver 3 jours après ; qu'il séjourneroit à Chaalons pendant ce temps, où je le trouverois infailliblement.

Je me mis en estat de partir dès le lendemain matin ; mais je n'eus pas plutost commencé à m'équiper, que je fus accablé d'un violent rhumatisme qui me tomba sur les deux épaules : ce qui m'obligea à me faire saigner, le médecin mesme m'obligeant à garder le lit pendant cette journée et la suivante. Je luy confié mon voïage, que je tenois secret pour épargner les larmes de toute ma famille ; et il me dit que mon mal estoit si grand que je ne serois point en estat de partir au jour que je m'estois proposé : ce qui me déconcerta entièrement et m'obligea d'écrire à cet amy qui m'avoit engagé au voïage, de faire sçavoir à M. le duc de Brissac que je le remerciois de la grâce qu'il m'avoit faite, et que l'incommodité qui m'estoit survenue m'empeschoit de le suivre.

Je ne sçais par quel bonheur ce billet que j'avois écrit ne fust point rendu ; et qu'ainsi, n'ayant point dégagé ma parole, la volonté me restant toujours pour partir, et mon mal d'ailleurs diminuant, je ne laissay pas de donner ordres à toutes les choses nécessaires pour mon voïage, lesquelles je fis emballer secrettement chez un de mes amis, afin de tenir plus caché le dessein que j'avois de partir.

Tandis que je demeuray au lit à cause de mon indisposition, une dame qui m'estoit alliée vint me dire à-Dieu, pour retourner à la campagne où elle demeuroit auprès de La Ferté sous Jouarre, où je prétendois aller coucher le jour de mon départ, comme je fis effectivement. Je la laissay pourtant partir, sans luy rien dire des mesures que j'avois prises, quoy que je doutasse fort si je pouvois exécuter mon dessein, à cause de ce rhumatisme qui me travailloit. Je demeuray dans cette inquiétude jusqu'au samedy au soir, que mon mal diminuant, je m'appliquay tout de bon à préparer mon petit bagage, que je fis amasser dans une maison où j'allay mesme coucher le dimanche, feignant à mon logis que j'allois là pour aller prendre en suitte l'air à la campagne, afin de dissiper plus facilement le reste de mon mal.

Je ne trompay personne en parlant de la sorte, car effectivement je montay à cheval le lendemain matin pour Chaalons ; et parce que mon rhumatisme {49} m'incommodoit encore beaucoup, je menay un homme avec moy, pour me soulager au cas que mon mal augmentast : ce qui n'arriva pas, parce que si tost que j'eus pris le grand air et que j'eus esté un peu agité du cheval, je me trouvay presque sans aucune incommodité.

CLAÏES

Disné à Claïes et couché à Ussy sur Marne, le 27 de may 1664

Mon départ de Paris fut le 27 jour de may 1664, que je sortis par la porte de Saint Antoine ; et après avoir coupé chemin par les villages de Charonne, Bagnolet, Noisy le Sec et la forest de Livry, où je pris la route de Meaux pour venir disner à Claïes, qui est un assez méchant village, et de là, ayant passé à Meaux, où je me reposay un peu à cause du grand chaud qu'il faisoit ce jour-là, j'arrivay le soir à Ussi, qui est un village près de La Ferté sous Jouarre, qui est sur la rivière de Marne.

Jamais personne ne fust plus surprise que le fut la dame du lieu où je couchay ; car estant partie de Paris deux jours avant moy, où elle m'avoit laissé malade au lit, et me voïant presqu'en mesme temps qu'elle dans son logis, elle ne pouvoit pas comprendre que ce fust moy, quand des valets le luy vinrent dire. Ma présence ne fut pas la seule chose qui l'interdit : ce fut principalement le sujet qui m'amenoit, sçavoir le voïage de Hongrie, dont je faisois le premier giste dans son logis. Elle ne sçavoit si je me voulois moquer d'elle ; et je luy dis que j'allois à la guerre contre les Turcs, et qu'elle estoit la première de la parenté à qui j'en eusse parlé, et que je luy laissois la commission d'en écrire à Paris pour en donner avis à nos parens.

CHASTEAU THIERRY

Disné à Chasteau Thierry et couché à Damery, le 28 de may 1664

Elle avoit encore peine à croire ce que je luy disois, jusqu'au lendemain de grand matin, qu'elle vit que je montay avec mon homme à cheval. Ce fut là que je pris congé de son mary et d'elle, et que suivant presque toujours le cours de la rivière de Marne, j'arrivay à Chasteau Thierry, après avoir veu sur la route un monastère de Cordelières qui se nomme Nogent l'Artault. Je disnay dans cette ville, dont la scituation est très avantageuse. Elle est posée sur un costeau. Au pié de ce costeau passe la rivière de Marne, laquelle de l'autre costé est bordée d'agréables prairies qui sont d'une fort longue étendue.

J'eus le divertissement de marcher fort longtemps le long de ces prairies, qui continuent jusqu'à Damery, où je vins coucher. Ce lieu est un petit bourg appartenant à M. de Baradas, qui en fait sa demeure ordinaire, dans une maison dont {50} les dehors marquent quelque chose d'assez beau. L'hostellerie que je trouvay là estoit assez misérable, mais il s'en fallut passer et s'accoutumer à d'autres qui ne furent pas encore si bonnes dans la suite du voïage.

CHAALONS [Châlons-en-Champagne]

Couché à Chaalons, le 29 de may 1664

J'avois un grand empressement de me voir à Chaalons, où je devois joindre M. le duc de Brissac, suivant sa parole qu'il m'en avoit donnée ; mais estant arrivé à la ville sur les onze heures du matin, et m'estant informé de luy dans toutes les hostelleries de la ville, je n'en pus rien apprendre autre chose, sinon qu'il avoit logé dans la ville, mais qu'on ne sçavoit pas où il estoit allé. On me marqua en particulier son hostellerie, où j'allay descendre. J'y trouvay un cocher et un postillon de Mme la Duchesse sa femme, qui l'avoient conduit à Chaalons dans son carosse. Je m'informé d'eux du lieu où estoit M. le Duc, et ils me répondirent qu'il y avoit déjà deux jours qu'il estoit sorty de la ville, mais qu'ils ne sçavoient pas où il estoit allé, et qu'il ne leur avoit laissé aucun ordre pour moy.

Incertitude pour le voïage de Hongrie

Cette conduite m'étonna fort, et je la regarday comme la première avanture de mon voïage. Je crus qu'on se vouloit défaire par là de moy, ce qui me fit prendre la résolution de retourner sur mes pas à Paris. Dans cette pensée, j'allay chez un drappier, recevoir une lettre de change ; et si tost que je fus retourné à l'hostellerie, je disposay de mon retour à Paris pour le lendemain. Les gens de Mme de Brissac y estant encore, et voyant que je n'estois point satisfait de la manière d'agir qu'on avoit tenue en mon endroit, me voulurent soulager. Ils me dirent que je pourois avoir des nouvelles de leur maistre chez Mgr l'évêque de Chaalons, où je trouverois encore un père de l'Oratoire que M. le Duc avoit amené dans son carosse. J'allay donc à l'évesché : où après avoir salué M. de Chaalons, je m'informé au père de l'Oratoire du lieu où M. le Duc estoit allé. Il ne m'en put rien dire de certain. Tantost il me disoit qu'il estoit parti pour Metz, et tantost qu'il estoit allé à Toul pour y passer les festes de la Pentecoste. L'incertitude dans laquelle on me mettoit du lieu où pouvoit estre le seigneur, bien loin de me déterminer à le suivre, me portoit au contraire à me retirer. Aussi l'eussay-je fait, si Mgr de Chaalons et le Père de l'Oratoire ne m'eussent engagé tous deux à aller jusqu'à Toul, où ils croyoient que je pourois le trouver.

La honte le détermine

Je retournay donc à l'hostellerie, dans le dessein de partir le lendemain pour Toul ; mais un nouvel embaras survint, qui pensa me démonter : c'est qu'ayant une {51} grosse malle dans laquelle estoit mon bagage, je ne sçavois comment la faire suivre. Mon inquiétude pourtant là-dessus ne dura guères, parce que le maistre de l'hostellerie me vint dire qu'il venoit de recontrer un charretier dans la ville, qui y alloit à vuide du costé de Toul, et qu'il conduiroit volontiers mon bagage. Je fis marché avec luy pour la voiture, après quoy il fallut porter mes hardes à la douane, dont jusqu'alors j'ignorois les droits : ce que j'appris par le païement qu'on me fit faire là, de je ne sçais quelles petites bagatelles, comme de soulliers neufs et choses semblables.

Après cela, je fis charger mes hardes sur la charette qui alloit à Toul, dans le dessein que si je n'y trouvois personne, de les faire rapporter à Paris par le coche de cette ville ; et en mesme temps je pris résolution de pousser mon voïage, avec l'homme que j'avois fait venir pour m'accompagner, jusqu'à Strasbourg, afin que ceux qui sçavoient alors mon voïage n'eussent pas sujet de se railler de moy, en me voïant à Paris lorsqu'ils auroient cru que j'eusse deu estre en Hongrie. Car en sortant de France, je me mettois à couvert de cette raillerie, puisque je leur pouvois dire que j'estois au moins sorty du roïaume, et que j'avois mesme vu la rivière du Rhin.

Ainsi ma résolution estant prise, je ne songeay plus qu'à considérer avec un peu d'attention la ville de Chaalons, que je trouvay assez vilaine et assez malfaite presqu'en tous ses endroits. Le palais épiscopal est pourtant assez bien basty de pierre, ce qui est très rare dans cette ville. L'église cathédrale est assez vaste. On y faisoit pour lors un fort beau jubé que M. de Chaalons Vialart faisoit bastir à ses dépens. Il n'y a point de tour de pierre pour servir de clocher dans la cathédrale, comme on en void presque dans toutes les autres, mais seulement une grosse éguille ornée de quelques dorures. Les autres églises de la ville ont ainsi des flèches très délicates. On peut dire que c'est en cela particulièrement que la ville est considérable.

Guide favorable

Aïant emploïé toute la journée aux choses que je viens de dire, je me disposay à partir pour Toul le lendemain, 29 may. La difficulté des chemins qu'il falloit tenir pour arriver dans cette ville, me faisoit déjà peur ; mais je fus assez heureux pour rencontrer, dans l'hostellerie où je logeois, un Alleman qui s'en retournoit par-là et qui me fit offre de me servir de guide, m'assurant qu'il connoissoit parfaitement les chemins, à cause du traffic perpétuel qu'il faisoit, ce qui l'obligeoit de passer et repasser très souvent sur cette route.

Nous partismes donc ensemble, le jour que je viens de dire ; et je ne fus pas à une demie-lieue de la ville, que je commencé à m'informer de tous ceux que je trouvay sur la route s'ils n'avoient point veu, les journées précédentes, un grand train dont les couleurs estoient jaunes avec des veloutez noirs. Tous ceux à qui je demandois de ces nouvelles, m'en apprirent et me dirent les uns qu'il n'y avoit qu'un jour qu'ils avoient veu ces gens, et les autres deux jours, selon qu'ils venoient de loin ou de près. {52} Ce qu'ils me rapportoient me soulagea beaucoup et me fit connoître que je les suivois à la piste. Tout cela me fut confirmé dans un village à quatre ou 5 lieues de Chaalons, où j'appris qu'ils avoient disné dans la mesme hostellerie où nous descendismes de cheval pour manger un morceau.

NÉTANCOURT

Disné à Nétancourt, le 29 de may 1664 ; mauvais chemin

Cette agréable nouvelle me fit quitter au plutost le misérable village de Coupainville, où nous avions mis pié à terre, et nous pressa de partir pour Nétancourt, qui est à 4 lieues de là. Nous y arrivasmes, après avoir traversé de grands bois dont j'eusse assurément eu peine de me tirer, sans le secours du marchand alleman, qui me servit non seulement en cette occasion mais encore dans l'entrée mesme de Nétancourt, où on rencontre un fascheux marais, au travers duquel il faut passer dans un chemin couvert d'un peu de craie : où la pluspart des chevaux demeurent, à moins d'eviter un très mauvais pas en prenant sur la gauche, ce qui ne se peut faire à moins d'avoir un homme qui connoisse parfaitement la route.

BAR LE DUC

Couché à Bar le Duc, les 29, 30, 31 de may et le premier de juin 1664

Je ne fus pas plutost entré dans l'hostellerie de ce lieu, que je m'informay du passage de M. le duc de Brissac ; et la maistresse du logis m'aïant dit qu'il n'y avoit que deux jours qu'il avoit couché dans son logis, acheva de me mettre l'esprit en repos. Je partis tout au plus viste de son logis après avoir disné, pour venir coucher à Bar le Duc : où entrant dans le lieu, je trouvay tout d'abord M. de Brissac, qui se promenoit avec un gentilhomme devant la maison des Capucins, dans un lieu fort agréable à cause des arbres qui le couvrent.

Si tost que je l'eus apperceu, je mis pié à terre ; et après l'avoir salué, je luy dis ingénuement toutes les peines dans lesquelles j'avois esté, pour ne l'avoir point trouvé à Chaalons, comme il m'avoit assuré qu'il y séjourneroit afin de me donner le temps de le joindre ; et je luy dis mesme, fort sincèrement, que j'avois cru qu'en usant avec moy de la manière qu'il avoit fait, en ne me laissant point d'ordres à Chaalons pour le suivre, je m'estois fortement persuadé qu'il vouloit se défaire de moy. Ce seigneur eut la bonté de m'en oster la pensée, en me disant qu'il avoit esté contraint d'agir ainsi, à cause que pendant son séjour à Chaalons, M. le cardinal de Retz y arriva : et que pour cette raison il avoit esté obligé d'en sortir, de crainte qu'en cour, où ce cardinal, qui est son parent, retournoit pour la première fois après sa prison, on ne dist qu'ils s'estoient donné là un rendez-vous, à quoy pourtant ny l'un ny l'autre n'avoient pensé.

{53} Plaisante devise des Jésuites

Nous séjournasmes dans la ville de Bar quelques jours et y passasmes la feste de Pentecoste, ce qui me donna le temps de la voir. Cette ville est partagée en deux, dont une partie est appellée la ville haute et l'autre est nommée la basse. Celle-là n'est point si peuplée que celle-cy, à cause que dans cette dernière on y fait tous les passages. Il y a dans cette ville plusieurs monastères, comme de Capucins, Augustins, religieux de Saint Antoine et de Saint Benoist, dont ces derniers ont l'administration d'une paroisse dans la ville basse. Il y a aussi des Jésuites dans la ville haute, qui ont sur le portail de leur collège une assez plaisante devise pour eux (1), laquelle est conceue en ces termes : Agitatus cor seo, ces bons pères voulant faire croire par-là, au monde, que leur accroissement ne vient que par les continuelles persécutions qu'on leur fait, tandis qu'on sçait qu'ils ne s'augmentent partout, comme ils font, que par l'applaudissement universel qu'ils se donnent et qu'ils se procurent de toutes parts, en mesme temps qu'ils s'occupent à persécuter cruellement ceux qui sont opposez à leur élévation.

Vanité jésuitique

Il y a bien de l'apparence que ces bons pères ont grand crédit dans cette ville ; et je le conjecturay par une croix élevée au milieu de la rue, tout proche de l'hostellerie qui a pour enseigne Le Cigne, où nous logeasmes, au pié de laquelle croix le révérend père qui l'a fait élever a fait mettre l'inscription suivante, qui est exprimée en ces termes : Christo moviente, moriens Pater Leo Dimitre societatis Jesu, argi curavit.

Titre impertinent de maison de filles

Outre ces monastères d'hommes dont je viens de parler, il y en a encore quelques autres de filles, qui sont les religieuses de la Congrégation de Nostre Dame, celles de Sainte Claire et d'autres que l'on nomme des Dix Vertus, lesquelles ont fait mettre une plaisante inscription au-dessus de la porte de leur maison, dont voicy les mots : Les religieuses des Dix Vertus, ou des bons plaisirs de la Vierge sacrée.

{54} Figure de marbre bien fait

Nous visitasmes le château de la ville, qui est tout au haut. Il est assez beau et fort spacieux. Ses murailles sont à l'antique mais fort polies. Il y a dans ce château une collégiale de chanoines. Leur église est fort jolie. J'y vis, à costé gauche du maistre-autel, une très belle figure de marbre blanc qui représente un cadavre sur ses piés, à demi pourry et décharné. Dans la mesme église, sur la main droite dans la nef, on voit une chappelle qui est fort jolie, laquelle a esté bastie pour la sépulture de MM. de Remirecourt. Il y a dans cette chappelle quantité de magnifiques tombeaux de marbre, avec les figures de mesme matière.

Cordonnier scélérat

Avant que de partir de cette ville, il se présenta un Cordelier à M. le duc de Brissac, pour estre aumosnier dans la maison. Ce cordelier estoit Esclavon de nation, pour lequel ce seigneur avoit assez d'inclination ; mais la conduite de ce moine m'ayant esté connue, par le rapport que m'en firent les laquais et les autres gens de la maison, fit que je dissuaday fortement M. le Duc de le recevoir chez luy. J'avois appris que c'estoit un blasphémateur et un vilain qui ne disoit que des ordures et qui, dans la chaleur du vin, ne feignoit point de dire que si par hazard il estoit pris des Turcs en Hongrie, il diroit qu'il estoit Turc comme eux, et qu'ayant esté pris auparavant par les Chrétiens, ils l'avoient habillé en Cordelier. Ce que je dis de ce misérable, luy fit donner honteusement son congé et le fit aussi chasser de la maison, où il mangeoit déjà avec les domestiques. J'appris dans la suitte qu'il s'estoit mis avec l'abbé de Richelieu, et qu'il servoit chez luy d'aumosnier quand cet abbé passa pour venir en Hongrie.

LIGNY, ÉPAGNY

Disné à Ligny et couché à Épagny, le 2 de juin 1664 ; ornement singulier des églises du païs

La feste de la Pentecoste estant passée, nous partismes de Bar le Duc le lendemain, pour venir disner à Ligny, petite ville de ce duché. Elle est assez agréable, à cause d'un ruisseau qui coule sans cesse dans les principales rues. Nous visitasmes l'église de la paroisse, où je remarquay les fonds baptismaux dans un endroit fort irrégulier, parce qu'ils estoient posez tout proche du chœur, au lieu qu'ils devroient estre mesme hors de l'église. Je vis, dans le chœur de cette paroisse, une grande couronne qui avoit environ sept ou huit piés de diamette, entourée de beaucoup de cierges entrelassez de petits personnages d'argent. Cette sorte d'ornement, dans les églises de Loraine, est très commun et ordinaire dans celles qui sont un peu accommodées. Si on juge de la dévotion à la Sainte Vierge par le nombre de ses images et {55} de ses figures, on peut dire que ce païs-là en a beaucoup, parce que sur un seul autel vous y voïez souvent trois ou quatre, de toutes sortes de grandeur.

Cette ville est accompagnée d'un château sans aucune fortification. Il paroissoit encore, quand je passay là, des restes de la dernière guerre dans un des pilliers de la halle, où on voïoit des boulets de canon qui estoient encore dans le bois. Dans le chasteau il y a une chappelle qui est desservie par des chanoines. La sépulture des ducs de Luxembourg est dans ce lieu, où on voit quelques sépulchres assez beaux, dont un, entre autres, est de cuivre jaune enrichy de personnages de mesme matière, grands comme nature, et un autre, qui est dans l'enfoncement de la muraille, de marbre blanc dont les figures couchées sont tres bien travaillées.

Libéralité chrétienne de M. le duc de Brissac

Après que nous eusmes disné dans ce lieu, nous tirasmes à Épagny, méchant village qui se sentoit, aussi bien que Ligny, des dernières guerres. La pluspart des maisons estoient ou bruslées ou abandonnées. L'église estoit toute délabrée, néanmoins elle servoit aux païsans pour y mettre leurs meubles, qui y estoient entassez les uns sur les autres. Dans le misérable estat où nous la vismes, elle ne laissoit pas d'avoir quelque ornement, parce qu'on avoit attaché aux murailles de vieilles chappes et chasubles et tuniques. M. le duc de Brissac ayant appris qu'il n'y avoit point de ciboire dans cette église, y donna une boeste d'argent qu'un des habitans de ce village vint prendre à Nancy, où on l'acheta. Nous trouvasmes dans ce village un cavalier de Fourilles, homme fort bien fait que sa compagnie y avoit laissé, malade de la petite vérolle. Il se joignit à nous en passant, et nous le menasmes en Hongrie.

TOUL

À Toul, le 3 de juin 1664 ; couronne d'argent de 12 piés de diamètre

En sortant d'Épagny, nous prismes nostre route pour Toul, avant que d'arriver à Nancy. Nous mismes pié à terre dans celle-là, afin de voir seulement l'église cathédrale, qui est vaste et très belle. Elle a, au-devant du portail, deux grosses tours de pierre et quantité de figures de pierre qui y sont attachées. Entre ces deux tours, il y a un petit clocher pour l'horologe, lequel est fort joly. Dans le chœur de cette cathédrale, lequel a beaucoup d'étendue, il y a une de ces grandes couronnes dont j'ay parlé, qui est entre les chaises des chanoines et le grand autel. Cette couronne a bien 12 piés de diamettre. Sur la circonférence on y voit quantité de petites figures d'argent de Loraine, entrelassées de chandeliers chargez de cierges, lesquels quand ils sont allumez font un tres bel effet. L'autel, où il y a une suspension du Saint Sacrement, est fort mystérieux.

{56} Belle chappelle pour la sépulture des évêques

À costé gauche de la nef, environ au milieu, il y a une très belle chappelle pour la sépulture des évêques de ce lieu. Plusieurs y sont enterrez dans des sépulchres particuliers, sur lesquels on voit leur figure, fort bien travaillée en marbre blanc. Au bas de l'église, du mesme costé, il y a une visse potaque faite en limaçon des plus délicates : on s'en sert pour monter aux voûtes. Je ne diray rien du gros de la ville, sinon que ce que j'en vis me parut peu agréable. Les rues y sont fort resserrées et les maisons assez malbasties.

Mouches d'une grosseur singulière ; avanture de voïage

Quand nous eusmes vu cette cathédrale, nous traversasmes au plus viste la ville et passasmes dans un bac à une lieue et demie de là, après quoy nous entrasmes dans de grands bois de plus de deux lieues de long. Pendant que nous y fusmes, des mouches d'une extraordinaire grosseur nous incommodèrent très fort. Elles estoient grosses comme les pouces, et en si grande quantité que tout le carosse en estoit plein. Elles fatiguoient étrangement tous les chevaux, qu'elles piquoient si vivement que ceux du chariot, qui estoient blancs, devinrent tous rouges par le sang qu'elles faisoient découler de toutes parts. Nous eusmes le temps de ressentir cette incommodité par le retardement que nous fismes dans ces bois, tant à cause d'une main de fer qui se rompit au carosse, que par un essieu qui brisa au chariot, à la descente d'une vallée toute pleine de roches, que nous rencontrasmes encore en remontant, et ce qui obligea aussi à décharger le chariot et à faire porter à plusieurs chevaux le bagage qui estoit dedans.

NANCY

Palais du duc de Loraine

Nous fismes quelque peu de chemin à la sortie de ces bois, avant que de voir Nancy, que nous découvrismes à la descente d'une autre petite colline. Cette ville est scituée dans une plaine entourée presque de tous costez de montagnes, qui sont à la portée du canon. Nous vismes, d'abord que nous entrasmes dans Nancy, toutes ses belles murailles renversées dans ses fossez. Cette ville est partagée en deux : l'une se nomme la nouvelle et l'autre la vieille ville. Le palais du duc est dans celle-cy. Au-devant, on y voit une fort belle place, plus longue pourtant de beaucoup que large : c'est là ordinairement où on fait la course de la bague. Cette place est enfermée de barrières. Nous entrasmes seulement dans la cour du palais, qui est quarrée et assez grande. Nous montasmes en suite dans les jardins, qui sont en terrasse mais d'une petite étendue à cause qu'ils sont sur les ramparts de la ville, lesquels ne sont pas là tant renversez qu'ailleurs. Pour les bastimens de ce palais, ils ne sont pas fort agréables.

{57} Coulevrine de 22 piés de long ; cheval de bronze

Du palais du duc nous vinsmes à l'Arsenal, que nous trouvasmes assez bien pourvu d'artillerie. Une pièce entre les autres est fort remarquable : c'est une coulevrine qui a vingt et quatre piés de long. On nous fit voir, chez un particulier, un cheval de bronze avec son cavalier, qui sont l'un et l'autre d'une prodigieuse grosseur. À comparer la ville neuve avec la vieille, on peut dire que celle-là est de beaucoup plus belle que celle-cy. Les rues de la première sont longues, larges et droites. Les bornes qui sont aux coins de chacune sont assez singuliers par leur politesse et par leur élévation : la pointe de ces bornes va, pour l'ordinaire, jusqu'au premier estage des maisons. Les Jésuites ont deux maisons dans cette ville.

Nous remarquasmes que le gouvernement du duc de Loraine estoit pour lors insupportable, à cause des imposts et des autres subsides dont il accable les habitans, qui regrettoient les François dont ils avoient fait autrefois tant de plaintes. Ainsi les vexations de leur duc estant plus grandes que celles de leur ancien gouverneur, faisoient qu'ils regrettoient celuy-cy, parce qu'un moindre mal, comparé à un plus grand, semble un bien considérable.

SAINT NICOLAS [Saint-Nicolas-de-Port]

Marques universelles de guerre

Ce que les habitans de Nancy nous avoient dit de l'excès des imposts, nous parut très véritable par la cherté des danrées et des vivres qu'on nous obligea de païer dans l'hostellerie de La Harpe, où nous estions logez : ce qui nous obligea en partie de quitter cette ville plutost que nous n'eussions fait. Nous en partismes après le disné, pour venir coucher à Saint Nicolas, qui est un bourg distant de Nancy de deux lieues seulement. Ce bourg estoit autrefois célèbre par les pèlerinages, mais présentement ce n'est plus qu'un ramas de maisons dont une partie est ruinée et l'autre est bruslée. L'église de Saint Nicolas, dans laquelle sont les Bénédictins, porte, aussi bien que le bourg, des marques funestes de la guerre, le toit ayant esté bruslé aussi bien que deux belles aiguilles de clochers qui estoient posées, nous dirent ces moines, sur deux grosses tours de pierre qui paroissent encore entières. Le vaisseau de cette église est magnifique, tant pour l'exaucement de ses voûtes que pour son étendue. On la couvroit de bardeau depuis un bout jusqu'à l'autre, tandis que nous estions là.

Beau vaisseau d'église

Nous avions cru que cette église estoit célèbre par le dépost entier du corps de saint Nicolas, et sa magnificence remarquable nous avoit persuadé que les Bénédictins qui y sont établis y avoient un grand revenu ; mais nous fusmes trompez en {58} ces deux choses, car nous apprismes que la seule relique de saint Nicolas que l'on conservoit dans ce monastere n'estoit qu'un doigt, qu'on nous fit voir, et que toutes les rentes de cette maison ne consistoient que dans les aumosnes des pèlerins.

Jésuites nichez dans un trou

Une des choses qui m'étonna le plus, dans ce misérable bourg, fut d'y voir une maison de Jésuites, lesquels volontiers n'aiment pas à se placer dans des lieux qui n'ont pas d'éclat ; mais ayant examiné la mine et l'esprit de ceux de ces pères qui estoient reléguez là, et trouvant qu'ils avoient grand rapport avec le lieu, je jugeay que comme il y avoit des Jésuites de toutes sortes, de stupides aussi bien que de raffinez, il falloit des maisons qui fussent propres aux uns et aux autres : qu'en tout cas, c'estoit toujours une maison qui augmentoit le nombre de celles de la Société, qui aime merveilleusement à se multiplier. Les Capucins et les filles de la Congrégation de Nostre Dame sont aussi establis dans ce pauvre bourg, mais cela ne me surprit pas, comme d'y voir des Jésuites.

BLAMONT

Reste déplorable de guerre

Nous quittasmes Saint Nicolas pour venir à Blamont ; mais auparavant que d'y arriver, nous passasmes par Lunéville, qui est une petite ville à moitié bruslée. M. le duc de Brissac receut, dans ce lieu, les respects du père et de la mère de son concierge, qui ne se sentoient pas de joie de l'honneur qu'ils avoient de le voir passer dans leur ville. Ces bonnes gens apportèrent des rafraischissemens conformes à leur portée, dont quelsques domestiques s'accommodèrent. Nous ne laissasmes pas de marcher toujours, jusqu'à un si méchant village, où il falloit disner, que nous ne trouvasmes pas mesme d'abry pour y prendre ce repas, que nous fusmes obligez de manger dans le carosse.

Suite des mesmes desordres

Pendant la marche que nous fismes durant cette journée, nous ne vismes partout qu'une désolation généralle, et des marques du feu et de la guerre qui avoient ruiné tout ce pauvre païs. La petite ville de Blamont, où nous vinsmes coucher, n'estoit, aussi bien que tout le reste du païs, qu'un objet de compassion. L'église principalement représentoit encore la fureur des Suédois, qui avoient tout bruslé en passant dans ces quartiers-là. Le clocher de cette église estoit non seulement sans cloches, mais mesme on y voïoit des arbrisseaux de près de 12 ou 14 ans qui avoient cru dans les murailles et dans le fond de la terre. Nous trouvasmes dans ce lieu une maison de religieuses de la Congrégation et une de Capucins, toutes deux extrêmement {59} pauvres. Nous nous promenasmes assez longtemps dans le jardin de ceux-cy, où M. le Duc, pour éviter la queste, voulut toujours passer pour mon valet de chambre.

SALBOURG [Sarrebourg]

Questeurs moines importuns

La crainte qu'il eut que ces moines ne le vinssent tourmenter le lendemain, fit qu'il partit de là plus matin que de coutume. Cela fut cause que nous arrivasmes de bonne heure à Salbourg, où nous disnasmes. Ce fut là que nous commencasmes à entendre parler la langue allemande, et que nous vismes les coeffeures des femmes de cette nation. À une lieue au-delà, nous trouvasmes le chasteau, dans lequel il y avoit garnison françoise. M. du Boquet, qui en estoit gouverneur, en sortit avec quelsques-uns de ses officiers pour venir saluer M. de Brissac sur son passage.

La route que nous tinsmes le reste de la journée fut presque toujours dans une grande forest de sapins. Approchant de Zavern, où nous couchasmes, nous descendismes, environ une lieue avant d'y arriver, une montagne dans les bois. Le chemin que nous tinsmes estoit assez agréable : car quoy que nous ne fissions que descendre, nous ne laissions pas de voir, sur la droite, une entre deux de montagnes revêtues de sapins de toutes parts, outre ces deux montagnes qui n'estoient séparées que par un ruisseau très estroit, mais assés fort pour faire moudre des moulins en tout temps, ainsi que nous le vismes. Nous marchions sur le penchant d'une de ces montagnes, d'où nous voyions couler ce ruisseau qui les coupoit ; et en mesme temps nous regardions à nostre aise toutes ces deux montagnes.

Beau rocher

Nous trouvasmes, en faisant ce chemin, un merveilleux rocher dont le sommet, qui est fort large, avance si fort sur le grand chemin qu'il le couvre entièrement. Ce chemin est un ouvrage considérable qui a esté taillé dans le roc. Nous remarquasmes aussi que ceux qui l'avoient fait faire, y avoient fait mettre leurs armes au haut du rocher. Il nous parut que trois personnes différentes avoient eu part à cet œuvre, parce qu'il y avoit trois différentes armes, l'une près des autres. Il y a quelque écriture au-dessus de ces armes, mais nous ne la pusmes lire, tant à cause qu'elle estoit trop ancienne qu'à cause aussi qu'elle estoit allemande. Nous apperçusmes, dans l'enfoncement de ce roc, une chose digne de remarque : c'est qu'il estoit cavé dans son élévation, et cette cavité estoit si profonde qu'on pouvoit bien y tenir dix personnes, tous à la fois. Nous y entrasmes par quelques degrez qui estoient taillez dans ce mesme roc. Cette cavité dont je viens de parler estoit d'autant plus agréable qu'elle estoit revêtue d'une petite herbe fort courte, arrosée d'une fonteine qui sortoit du milieu de ce roc.

{60} ZAVERN [Saverne]

Reste de siège

Après avoir considéré attentivement ce lieu dans son agréement, nous remontasmes en carosse et continuasmes nostre chemin pour Zavern. Nous remarquasmes sur nostre route qu'il y avoit eu autrefois, sur la montagne qui estoit à l'opposite de celle de laquelle nous descendions, deux forteresses dont il paroissoit encore de beaux restes. De ce lieu on découvre la ville de Zavern, qui est scituée dans un fond. Cette ville est du domaine et de la jurisdiction de l'évêque de Strasbourg, qui y faisoit pour lors rétablir le chasteau où il fait sa résidence ordinaire. Il nous parut, en y arrivant, qu'elle avoit soutenu un siège pendant les dernières guerres. Nous le connusmes par les murailles, qui estoient toutes percées de coups de canon.

Ajustemens de bancs d'église ; on commence icy à parler allemand

La scituation de cette ville est fort jolie, parce qu'elle est dans un plat païs entourée de montagnes de tous costez, qui ne la resserrent que du costé de France. Une rivière assez jolie coule au milieu de la place. Entrant dans la ville, je vis près de la porte un monastère de filles de la Congrégation de Nostre Dame, lequel estoit assez beau et basty tout de neuf. Un peu au-delà, je vis un couvent d'Observantins. Dans leur église, il y avoit quantité de bancs de sapin, proportionnez les uns aux autres. Ce fut là où je vis pour la première fois cette symmétrie de sièges observée égallement dans tout l'Allemagne. La chaire du prédicateur me parut aussi nouvelle que cet arrangement de bancs. Elle n'est point faite en rond, comme les nostres, mais elle est longue ; et à un bout il y a un crucifix en relief, qui est posé à main droite dans un trou, d'où le prédicateur le tire commodément toutes les fois que son zèle s'échauffe, pour apostropher avec cela ses auditeurs. Cette manière de chaire, avec ce mesme équipage, est encore ordinaire dans toute l'Allemagne.

Digne devise du bon Pasteur

Je visitay en suitte la paroisse de la ville, dans laquelle il y a aussi une collégiale de chanoines. J'y trouvay le mesme arrangement de bancs que j'avois veu chez les Observantins. Au milieu de cette église il y a un jubé, auquel il y a une figure du bon Pasteur attachée ; et au-dessous de cette figure, j'y leu ces beaux mots qui me parurent fort spirituels : Lex Pastoris, amor gregis. Nous assistasmes là au salut, qui s'y dit tous les jours après soleil couché ; et j'y trouvay un Parisien qui estoit chanoine dans ce lieu.

Nous perdismes dans cette ville toute la langue françoise, de sorte que nous ne trouvasmes là qui que ce fust qui la pust parler ou entendre. Nous nous apperçusmes bien que nous estions là dans une terre étrangère, non seulement à cause de la langue, que nous n'entendions pas, mais aussi à cause de la différente manière de {61} vivre et d'agir. D'abord que nous entrasmes dans l'hostellerie, la maistresse du logis nous vint donner la main. Elles en usent ainsi partout en Allemagne, où mesme en quelques endroits elles vont au-devant de leurs hostes, le verre plein de bierre à la main, pour boire à leur santé.

Foïers de cuisine élevez

Les cuisines d'Allemagne ne sont pas dans des bas, comme sont celles de France : celles-là sont pour l'ordinaire au second ou au troisiesme estage des maisons. L'âtre n'est point sur le plancher : il est élevé de deux ou trois piés, et la cheminée est posée tout au milieu de la chambre.

Grand vitrage à la face des maisons ; poesles dans les chambres

Les maisons des villes sont presque toutes vitrées sur le devant. Les vitres sont d'un verre tout rond et fort epais. Les ouvertures des fenestres sont tres étroites : il n'y a simplement que pour y passer la teste. Cette disposition de fenestre nous divertissoit beaucoup quand nous passions dans de grandes villes, où nous ne voyions que des testes qui paroissoient de toutes parts. Il y a, dans ces maisons d'Allemans, encore d'autres choses qui ne sont pas dans les nostres. La première est qu'à la face de ces maisons, il y a une tourelle toute vitrée, en saillie, où on se met à table, chacun estant ainsi adossé contre les vitres : ce qui n'incommode point les Allemands à table, parce qu'ils ne s'y font point servir à boire comme font les François, la coutume de ce païs-là estant de mettre le pot sur la table, avec un seul verre dans lequel tout le monde boit sans le rainser. La seconde chose qui est commune dans les maisons d'Allemagne, et qui ne se voit point dans les nostres, est que dans toutes les chambres il y a un poesle dont on se sert pendant le froid. On trouve aussi dans chaque chambre une petite fonteine d'estain accompagnée d'un bassin, posée dans une niche. Ce bassin est percé afin de faire couler l'eaue, qui tombe dans un autre qui est caché dans une armoire.

Lits d'une structure incommode ; garnitures de ces lits pareillement incommodes

Les lits d'Allemagne sont tous différens des nostres : ils sont si élevez qu'ordinairement on y monte par quatre ou cinq degrez qui sont depuis le chevet jusqu'aux pieds. On ne couche jamais là sur des matelas, mais seulement sur des lits de plumes étrangement gros. On n'a point de couvertures comme icy. Celles dont on se sert, en ce païs-là, ne sont que des coutils de plume : si bien que quand on est couché, on se trouve toujours entre deux lits de plumes, ce qui m'a paru égallement incommode pendant l'esté, que l'on étouffe, et pendant l'hyver, que l'on n'a point les épaules ny les piés couverts. Le traversin des lits est si gros et si plein de plumes qu'on est plutost assis que couché dans ces sortes de lits.

{62} Propreté du païs universelle ; vaisselle de sapin

La propreté en toutes choses est très grande dans toute l'Allemagne. Il n'y a rien de plus poli ny de plus blanc que leur linge. Les draps des lits ont au renvers une espèce de dentelle, aussi bien que les serviettes de table, qui en ont de plus petite. Ces serviettes pourtant sont incommodes en une chose : c'est qu'elles sont si petites et si étroites qu'à peine sont-elles aussi grandes que nos mouchoirs. Les servantes qui ont soin du ménage s'appliquent fort à le tenir dans une grande netteté. Leur application pour cela s'estend mesme jusqu'au siège des lieux communs, qu'elles frottent tous les jours avec de l'eaue et du sablon. Elles font autant pour cela que pour la vaisselle, qui est presque toute de sapin, principalement les assiettes et tous les pots dont on se sert pour la bière ou pour le vin.

Marche des processions ; bannières, ornement de toutes les églises

Je remarquay d'abord toutes ces choses dans Zavern, que je trouvay toutes de mesme dans Strasbourg, où nous vinsmes coucher de là. Sur nostre route de Zavern à Strasbourg, nous trouvasmes une procession de village, qui alloit dans cette ville que nous venions de quitter. J'observay la marche de cette procession, parce que je la vis différente de la nostre. Cette procession portoit quatre bannières, comme il se pratique par toute l'Allemagne. Les prestres qui la conduisoient n'avoient point de bonnets quarrez, comme nous, mais seulement des chapeaux sur leurs surpelis. Ils ne portent point de croix à la teste de leur processions, si ce n'est dans leurs bannières, dont le baston qui passe au-dessus est traversé pour en faire une. Les bannières sont d'un si grand ornement dans toutes les églises d'Allemagne qu'il n'y en a aucune, ny de moines ny mesme de Jésuites, où il n'y en ait au moins quatre arborées au milieu de la nef, où elles sont levées toutes droites et attachées à un anneau de fer qui tient à ces bancs dont j'ay parlé.

Cigogne, animal commun dans le païs

Avant d'arriver à Strasbourg, nous nous arrestasmes dans un misérable village pour y prendre un peu de pain. Ce fut là que nous commençasmes à voir des cigognes, qui font leurs nids sur le haut des cheminées et des clochers, lorsqu'il s'y trouve quelque lieu plat. Ces sortes d'animaux sont en très grand nombre dans ce païs-là. Les habitans aussi les chérissent si fort, qu'ils croyent que c'est un grand bonheur pour leurs maisons quand ils s'y retirent pour y faire leur nid. Ils sont persuadez de cela, parce qu'ils disent que ces oiseaux attirent sur eux tout le mauvais air. On les entend, les soirs et les matins, faire beaucoup de bruit, qui ressemble assez à celuy des cliquettes.

Nous vismes, tout proche de ce village où nous nous reposasmes pour prendre un morceau de pain, un fort démantelé. Il paroissoit avoir autrefois esté quelque chose {63} de bien considérable, n'en dust-on juger que par sa scituation, qui estoit une motte de terre élevée au milieu d'une grande plaine.

STRASBOURG

Couché à Strasbourg, les 7, 8 et 9 de juin 1664

Une lieue au-delà, nous rencontrasmes la ville de Strasbourg, qui est recommandable en toutes choses, horsmis en sa religion, qui est luthérienne. Sa scituation est belle de tous costez, et on n'en peut voir de plus agréable. Elle est dans une pleine campagne arrosée d'une rivière, qui se partage en plusieurs canaux fort larges si tost qu'elle entre dans la ville. Cette campagne dans laquelle est Strasbourg est bornée, à 5 ou 6 lieues, de hautes montagnes qui ne contribuent pas moins à son avantageuse scituation que fait le Rhin, qui en coule à une petite demie-lieue.

Honneur intéressé

Cette ville est libre et ne reconnoist point d'autre souverain qu'elle-mesme. Cela fait qu'elle se garde fort soigneusement, de crainte de surprise. Pour cet effet elle a de très bonnes fortifications de tous costez. Ses dehors sont bien térrassez. Elle a, en quelsques endroits, doubles et triples fossez à fond de cuve, lesquels sont tous revêtuz de pierre. La garnison y est forte et bien vigilante. Lorsque nous entrasmes dans la ville, elle se mit sous les armes à la porte, la mèche allumée et compassée sur les bassines, se tournant toujours vers nous, suivant les démarches que nous faisions, et nous regardant toujours en face. Le commandant donna un soldat à M. de Brissac pour nous conduire dans nostre hostellerie du Corbeau. Cela se fit autant par deffiance que par civilité. Ce que je dis ne nous parut que trop véritable dans la suitte, qu'on mit un corps de garde nuit et jour devant nostre logis, tout le temps que nous séjournasmes à Strasbourg.

Pauvres restes de l'église cathédrale

Le lendemain de nostre arrivée dans Strasbourg, j'allay dire la messe dans un monastère de filles de Saint Dominique, qui seules ont là une église catholique. Cette église est séparée en deux. Une partie est pour les religieuses, qui sont dans une tribune élevée par un plancher. L'autre partie est pour le peu de Catholiques qui sont dans la ville, lesquels se servent de ce lieu pour leur paroisse, qui est gouvernée, aussi bien que le monastère, par des prestres de Saint Jean de Jérusalem dont la demeure, accompagnée d'une petite chappelle, est en un lieu un peu plus éloigné et tout proche des murailles de la ville : ce qui est cause que sous prétexte de fortifications, on retranche très souvent leur logement, et qu'on a mesme fait déjà saulter une partie de cette petite chappelle.

{64} Qualité des Catholiques

Les paroissiens de l'église de ces religieuses ne sont que de pauvres valets et servantes. Aucun bourgeois de la ville n'a le bonheur d'estre Catholique, cet avantage estant une marque d'infamie dans Strasbourg qui donne exclusion à la bourgeoisie. Tous ces pauvres Catholiques qui nous virent assister, ce jour-là, à l'office, en témoignèrent beaucoup de joie, n'ayant pas coutume de voir aucune personne de condition dans leur église. Il nous parut que les Catholiques n'avoient pas toute la liberté dans leur église mesme de faire le service, parce que celuy des prestres qui officia à vespres ne le fit qu'en manteau et en chapeau.

Honneur rendu par la ville à M. le duc de Brissac

Quand nous fusmes retournez de vespres au logis, un officer de la Chancellerie vint trouver M. le duc de Brissac de la part de la Ville, accompagné d'un huissier qui portoit une masse d'argent, vestu d'un hoqueton my-party de blanc et de rouge, pour luy monstrer, comme il luy en avoit fait le compliment le jour précédent, tout ce qui se pouvoit voir dans la place. Pour cela, il amena un carosse de la Ville, qui ne servit que pour les gentilshommes de la maison, M. le Duc estant entré dans le sien avec l'officier de la Ville et deux autres personnes, dont j'estois du nombre, parce que son carosse estoit plus leste et plus commode. D'abord, cet officier nous fit conduire à la cathédrale, qui est assurément un très beau vaisseau. C'estoit autrefois le siège de l'évêque, que les Luthériens occupent présentement.

Admirable structure de la tour de cette église

Il y a au-devant de cette église une grande place quarrée. Le portail est enrichy de plusieurs figures de saints, lesquelles sont fort antiques mais entières. Celle, entre les autres, qui paroist le plus sur ce portail est de la Sainte Vierge. Ce portail est accompagné de deux grosses tours d'une très belle structure : l'une, qui est à costé gauche, est demeurée imparfaite, n'ayant pas plus d'élévation que le comble de l'église ; mais l'autre, qui est à main droite, est entièrement achevée et très digne d'estre veue. M. le Duc demanda à l'officier qui l'accompagnoit d'y monter avec toute sa maison. Il n'eut pas de peine d'obtenir ce qu'il demandoit, cet officier ne l'estant venu trouver que pour cela. Nous y montasmes tous de compagnie, cet officier accompagnant toujours ce seigneur pour luy faire honneur.

Nous ne pusmes faire le tiers du chemin sans nous reposer plusieurs fois, à cause de la prodigieuse élévation de cette tour, qui est de six cent quarante-quatre marches, dont chacune porte près de huit pouces de hauteur. On ne monte d'abord sur la tour que par un seul escallier de pierre qui conduit à une grande plate-forme, laquelle contient toute l'estendue en travers, et un tiers en long, de la voûte de l'église sur laquelle elle est posée. Pour l'ordinaire on se repose sur cette platte-forme, {65} au coin de laquelle il y a une petite maisonnette où demeure un homme avec tout son menage, pour y faire continuellement le guet et pour découvrir quand quelqu'un vient à la ville, dont il avertit par le son d'une cloche.

Après avoir pris haleine et jouy de la belle veue sur cette platte-forme, nous continuasmes à monter dans la tour. Nous y trouvasmes pour lors du changement, car au lieu que nous n'avions eu, depuis le bas jusqu'à cette platte-forme, qu'un escallier pour y monter, nous en trouvasmes quatre depuis cette platte-forme jusqu'à ce qui fait l'éguille de cette tour. Quand nous y fusmes arrivez, il fallut de nouveau prendre haleine dans une gallerie qui est tout à l'entour et se preparer encore à faire le tiers des degrez qu'il faut monter dans la flèche mesme de cette tour. Nous trouvasmes encore là du changement : d'autant qu'au lieu que depuis la platte-forme jusqu'à la flèche, nous n'avions rencontré que quatre escalliers aux 4 coins de la tour, nous en trouvasmes huit dans le corps de l'éguille, qui est octogone, lesquels aboutissent tous ensemble dans la pomme qui est au haut.

Cette structure est tout à fait admirable dans sa matière et dans sa manière. Elle est tout de pierre, depuis les fondemens jusqu'au haut ; et ce qui est encore plus surprenant, par-dessus tout ce que je viens de dire, c'est que tout l'ouvrage de l'éguille est à jour, n'estant basty que par des pilliers de pierre, gros seulement comme le bras et liez ensemble par quantité de fer qu'on a grand soin d'entretenir.

Scituation charmante de Strasbourg

Jamais personne n'a rien vu de plus beau que la scituation de cette ville et de ses environs, quand on la regarde du haut de cette tour. On y voit d'un costé ces deux canaux qui la traversent, lesquels après avoir arrosé agréablement toute la campagne voisine, viennent se décharger dans le Rhin, qui se partageant en plusieurs branches fait un effet tout semblable. On remarque aussi de cette tour, quoy que confusément, toutes les fortifications de la ville. Nous avions assez d'empressement de les voir de près, et nous en témoignasmes nostre désir au secrétaire de la Chancellerie qui nous conduisoit ; mais il nous répondit fort civilement que la chose ne s'accordoit jamais à personne, non pas mesme aux bourgeois de la ville. Après cette honneste refus, nous descendismes dans la cathédrale, qui sert aujourd'huy de temple aux Luthériens.

Habillement du ministre en chaire

Nous y considérasmes avec beaucoup d'attention tout ce qui nous parut remarquable. En voicy à peu près le détail. Cette église est un grand vaisseau dont la nef, qui est bien plus vaste à proportion que le chœur, est remplie de bancs de sapin régulièrement rangez, depuis le jubé jusqu'au dernier pillier près de la porte. Il y a au milieu, du costé de l'Évangile, une grande chaire fort bien dorée dont on se sert, {66} comme parmi nous, pour faire le sermon au peuple. J'y vis le ministre en fonction, qui preschoit sans surpelis ny bonnet quarré. Il avoit une robe presque semblable à celle des docteurs de Sorbonne, et sur sa teste une grande callotte noire, fort plaste et fort large. Un peu à costé de cette chaire, il y a un très beau buffet d'orgues ; et de l'autre costé, sur la mesme main, assez proche du jubé, il y a le baptistère entouré d'une balustrade de fer très bien doré. La couverture du fonds de ce baptistère surprit à cause de sa couleur, qui estoit d'un velous noir.

Pauvre chœur et belle nef

L'entrée du chœur, qui est abandonné, les Luthériens ne s'en servant point du tout, est singulière en ce qu'il n'y a point de porte au-devant, comme partout ailleurs. On n'y entre que du costé droit et du costé gauche, et point par le milieu, parce que la chaire épiscopale, qui est tout de pierre, est placée où on met d'ordinaire la principale porte du chœur. Le grand autel est encore en son entier. Le tableau qui sert de contre-table est fait d'une sculpture d'un bois rare où, quoy qu'il soit fort ancien, on ne voit aucune piqueure de ver. Cet ouvrage paroist achevé et très bien fait. Les figures qui servent de tableau sont couvertes de volets de mesme bois, sur lesquels il y a encore d'autres figures d'un pareil bois et aussi bien faites que celles que ces volets couvrent.

Tableaux de l'autel conservez

La principale représentation qui est à cet autel est l'Adoration des Trois Rois, au-dessus de laquelle il y a une Nativité de Jesus Christ. À costé de l'Adoration il y a, du costé droit, la figure de saint Laurent et en suitte celle d'un évêque ; et à costé gauche, celle de saint Jean Baptiste, et puis en suitte celle encore d'un autre évêque. Au-dessus et au-dessous, tant à droite qu'à gauche, il y a deux figures en bustes de personnages dont on ne me put rien dire. Au vollet, du costé de l'Épistre, la sculpture représente en haut la Purification de la Vierge, et en bas son Trépas. Au costé de l'Évangile, dans le haut du volet on y voit la figure de la Circoncision de Jésus Christ, et en bas celle de la Visitation de sa Sainte Mère.

La place où estoit autrefois le Saint Sacrement est marquée, au costé de l'Évangile, par une grille de fer doré qui ferme une fenestre taillée dans le gros pillier. Ce lieu, qui a esté ainsi préparé autrefois pour y faire reposer l'Eucharistie, est également disposé dans toutes les églises d'Allemagne.

Dans la croisée de l'église, à main droite, il y a un horologe d'une invention toute singulière et qui est digne de l'admiration de tous ceux qui le voient. C'est un chef-d'œuvre dont la réputation va partout le monde. Cet horologe, par un mesme mouvement, fait tourner un soleil sur un globe, sur lequel on découvre le cours qu'il fait chaque jour dans le ciel. On remarque aussi dans cet ouvrage deux roues, dont la {67} plus grande a vi ou 8 pieds de diamettre et la plus petite n'en a que 7. Celle-là ne fait son cours que pendant un siècle entier et marque toujours l'année, qui paroist par une ouverture qui la découvre. Celle-cy fait le sien tous les ans et monstre les jours et les mois présens par le moïen d'un dard qu'une petite figure, qui est à costé gauche, porte sur le mois et sur le jour. Ce mesme mouvement tourne encore l'éguille de deux quadrans, l'un qui fait voir l'heure du soleil et l'autre, qui est plus petit, de la lune.

Ce qui est encore de bien considérable dans cet horologe est la sonnerie, qui se fait par de petits personnages hauts d'un pié et demi, et cela à deux estages. Au plus élevé est la figure d'un Jésus Christ que la Mort poursuit et qui, en le poursuivant, frappe sur un timbre, et en suitte une autre figure du mesme Jésus Christ résuscité, qui en chassant cette Mort, touche tout de mesme, en passant, sur des appeaux. À l'estage plus bas, il y a une figure d'un soldat qui sonne les heures sur un marteau. Tandis que cela se passe, il y a auprès du quadran de la lune, à costé droit, un ange assis qui sonne un horologe de sable qu'il a entre ses mains, quand l'heure sonne, et à gauche un autre ange qui avec un sceptre marque l'heure, qui sonne par autant de mouvemens qu'il en fait de haut en bas. Pendant cette sonnerie, et après, on entend un petit jeu d'orgues qui résonnent par le seul mouvement de l'horologe ; et ce jeu d'orgues est finy par le chant d'un cocq qui se fait à trois reprises, estendant ses ailes au-dessus de cet horologe à costé gauche.

Il y a proche de cet horologe le bout du ceintre de la voûte, lequel descend jusqu'à 9 ou 10 pieds du pavé, le long du pillier qui soutient l'arcade, disposé d'une manière si ingénieusement faite que quand on le regarde à gauche, il paroist pancher de ce costé-là, et quand au contraire on le considère à droit', il semble s'y courber, et quand on l'envisage directement, il est droit comme une ligne. Le secrétaire de la Chancellerie ne manqua pas de nous faire observer cette rareté remarquable.

Arsenal bien muni

Quand nous eusmes ainsi considéré attentivement toutes les beautez de l'église, l'officier de ville qui accompagnoit toujours M. le duc de Brissac nous mena à l'Arsenal, que nous trouvasmes parfaitement muni de toutes sortes d'armes fort polies et bien entretenues. D'abord, on nous monstra trois grandes salles pleines de gros canons avec leurs équipages, tous montez sur leurs affusts. Ils estoient disposez en ces salles en trois rangs, et ils faisoient le nombre de 300, tant grosses que petites pièces.

Au-dessus de ces salles, il y a des chambres de mesme grandeur, dans l'une desquelles (2) on ne voit que mousquets et piques, bandouillières et mèche. Dans l'autre, {68} de mesme étendue, on y trouve tout ce qu'il faut pour équipper des cavalliers, et dans la troisiesme on y recontre des corselets, des pelles, des hoyaux : bref, si grande quantité de toutes sortes d'armes qu'en moins de deux heures on trouve là de quoy armer dix mil hommes. Une des plus curieuses choses à voir dans cet arsenal est la netteté et l'arrangement de ces armes. Aussi sont-elles si bien entretenues par plusieurs arquebusiers qui y travaillent incessamment, qu'on diroit qu'elles viennent toutes d'estre faites. Nous vismes, dans une de ces chambres, une grande quantité de sceaux de cuir bouilly, outre deux que chaque bourgeois est obligé d'avoir dans sa maison pour éteindre le feu qui pouroit arriver dans la ville, à quoy toutes les maisons, qui ne sont que de sapin, sont fort sujettes.

Belles rues traversées d'eau coulante ; petites ouvertures de grandes fenestres

Les rues principales de la ville sont fort larges, et toutes les maisons assez élevées. Quelsques-unes sont de quatre estages ; et toutes, de trois. Toute la face des maisons, quelqu'étendue qu'elle ait, est de vitre. Les fenestres y sont incommodes, comme partout ailleurs dans l'Allemagne. Les ouvertures, à cause du froid que les habitans appréhendent beaucoup, sont si petites et si étroites qu'à peine y peut-t'on passer la teste. Le verre des vitres est tout rond, et si épais qu'on ne peut rien distinguer au travers. Chaque pièce de verre n'est guères plus grande qu'est une grande hostie pour dire la messe. Cette sorte de vitrage est égal par toute l'Allemagne. Les estages des maisons y sont très bas, afin de donner plus de lieu à la chaleur que des poesles de terre cuite plombez y répandent de tous costez quand le feu y est allumé.

Maisons peintes en dehors

Les maisons de Strasbourg, et de beaucoup d'autres villes que j'ay veues, sont peintes en dehors pour la pluspart. Quelsques-unes sont ornées de figures en plate peinture, et les autres qui n'ont pas cette sorte de décoration ne laissent pas d'estre peintes de différentes couleurs. Dans toutes les rues il y a de très beaux puits : dans les principales, ils sont si proches les uns des autres qu'ils ne sont pas éloignez de cinquante pas. Ils ont tous un très beau treillis de fer de quatre ou six barreaux, bien quadrez et parfaitement travaillez. Ils sont garnis de grosses poulies de cuivre jaune, de chaisnes au lieu de cordes, et de deux sceaux de fonte de cuivre rouge. Tout cet équipage est entretenu aux dépens de la Ville.

Hommes grossiers en apparence, femmes bien faites ; coeffeures diversement extravagantes

Les habitans de Strasbourg paroissent gens assez grossiers d'esprit, et pas trop bien faits de corps pour le commun. Les femmes semblent plus spirituelles et plus avantagées du corps. Leur visage est fort bien fait et leur teint fort blanc. Elles paroissent {69} assez civiles, quoy que jamais elles ne saluent personne en passant, cette coutume ne se pratiquant dans la ville que par les hommes, qui ont assez de soin de le faire. Il y a parmi les femmes de cette seule ville une grande différence d'habits, mais plus encore de coeffeure, dont on en voit de plus de 20 sortes, lesquelles ne se remarquent point ailleurs dans tout l'Allemagne.

Coeffeures de dueil

Quoy que j'aie rapporté des figures de ces différentes coeffeures, je ne laisseray pas de remarquer icy une chose assez singulière dans les femmes qui portent le deuil, qui est toute opposée à celle de France en pareille occasions. Car au lieu que celles-cy sont toutes habillées et coeffées de noir, celles-là sont coeffées de blanc et ont la face couverte d'un voile de mesme couleur, lequel se renverse par-dessus la teste et tombe par derrière jusqu'aux talons. Cette manière de porter le deuil est pour les seules femmes, ou veuves ou mariées. Les filles le portent d'une autre sorte : elles n'ont aucun blanc sur elles, non pas mesme un collet. Je ne sçaurois mieux les dépeindre qu'en les représentant comme des novices de Jésuites : elles ont un chappeau dont elles se couvrent la teste qui a quelque rapport à leurs calottes.

Notes

1. Dans le ms. 2499 de la Bibliothèque mazarine (p. 3), Charles Le Maistre souligne que les Jésuites inscrivent au-dessus de leurs portes la devise Ad maiorum Dei Gloria mal à propos "parce que qu'elle ne fait pas connoistre ce qui est de vos maisons". Ils feraient mieux, poursuit-il, d'y "graver en lettres d'or et en caractères bien visibles ces paroles du Prophète Michée [1 : 14] : Domus mendacii in deceptionem Regibus [les rois d'Israël 'n'y trouveront qu'une maison de mensonge qui les trompera'], d'autant qu'elles formeront toute l'idée qu'on doit avoir de vos collèges, et qu'elles exprimeront sans desguisement le dessein et l'esprit de tous vos establissemens. [...] Avouez, mes Pères, que cette dernière description est bien plus juste que celle que vous prenez ordinairement, puisqu'elle nous fait bien mieux connoistre, et qu'après cela personne n'ignorera plus qu'une maison de Jésuites est une maison de mensonge bastie pour tromper les roys et les grands de la terre [...]".

2. Pour les verbes de ce paragraphe, l'auteur a remplacé l'imparfait par le présent. Des repentirs de ce genre reviennent ponctuellement dans le manuscrit. Devrait-on comprendre que s'il avait pu modifier son récit sans tout recopier, il se serait exprimé au présent ?