Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

pages 481 to 505

{481}

MONTÉ ROSSO [Monterosi]

J'oubliois de dire qu'avant que de nous mettre en chemin pour Monté Rosso, qui est un village à vint-deux mille de Rome, je remarquay, en me promenant sur Ponté Molé, qui est un pont sur le Tibre, une Madona miraculeuse qui étoit de pierre, dans une niche grillée de petits bareaux de fer auxquels étoient attachez une infinité de petits nouets de toile et de chiffons, dont la pluspart étoient pouris de vieillesse. J'avois grand désir d'apprendre ce que vouloient dire ces nouets de linge, et je craignois que l'obligation que j'avois de monter en litière, pour partir avec M. le duc de Brissac, ne me donnast pas le temps de m'instruire de cela ; mais enfin, un païsan venant à passer sur le pont, où j'étois seul tandis qu'on faisoit plus loin les adieux, m'apprit tout le mystère de ces fanfreluches.

Madona singulièrement miraculeuse pour les fièvres

Il me dit d'abord que la Madona, c'est-à-dire Nostre Dame, que je voïois dans la niche, étoit une Madona miraculeuse pour les fièvres ; que ceux qui en étoient affligez devoient gratter la niche de la pierre dont elle étoit bastie et en mettre la poussière dans un nouet, après quoy il falloit le porter sur soy : et qu'en suite les fièvres ayant cessé, on le rapportoit à la Madona, auprès de laquelle on l'attachoit pour servir d'un ex voto de reconnoissance ; et que c'étoit pour cela que j'en voyois une si grande quantité qui y étoient attachez et qui marquoient autant de miracles faits à diverses personnes.

Couché à Monté Rosso, le dernier de décembre 1664

Après avoir appris de ce bon païsan une manière si miraculeuse de guérir des fièvres, et la reconnoissance si juste dont les marques si majestueuses et si augustes étoient attachées à la grille de fer qui enfermoit la Madona santissima, dont la niche {482} et la muraille étoient trouées de tous costez pour en tirer de la poussière : après, di-je, avoir été instruit amplement de ces choses, nous commençasmes à nous mettre en chemin pour France. Nous arrivasmes de nuit à Monté Rosso : ce qui ne nous fit point de peine, parce que c'est un misérable village dans lequel, non plus qu'aux environs, il n'y a rien de beau à voir. Nous couchasmes là dans une très méchante hostellerie, quoy que ce lieu ne soit éloigné de Rome que de cinq lieues. Les lits qu'on nous y donna, étoient dans un bas fort malpropre qui pouvoit passer pour salle et pour grenier, parce qu'il n'y avoit point d'autre couverture au-dessus de nostre teste que le toit, au travers duquel on voyoit le jour ; et on recevoit le vent d'une manière d'autant plus incommode que les lits du païs sont sans fond et sans rideaux, étant tous à bas pilliers.

MONTÉ FIASCONÉ [Montefiascone]

Couché à Monté-Fiasconé le premier janvier 1665 ; disné à Viterbe

Nous fismes, cette journée-cy, encore huit mille, c'est-à-dire environ trois lieues, sans trouver aucun village ny maison, jusqu'à Ronciglione, qui est un misérable bourg scitué sur une montagne. Depuis là jusqu'à Viterbe, qui en est à dix mille, nous eusmes une campagne un peu plus agréable à cause de la diversité de la veue et du païsage, dans lequel, proche de la montagne qui est près de Viterbe, nous trouvasmes un grand lac qui est du costé de Rome, qu'on nomme le lac de Vito. Cette montagne que nous passasmes étoit couverte de bois, ce qui est assez rare en Italie. De l'autre costé de la montagne nous découvrismes Viterbe, qui en est au pié. Nous y arrivasmes par un chemin très fâcheux, en descendant la montagne. Nous considérasmes de là, fort facilement, le plan de la ville, qui est remarquable par une grande quantité de petites tours de brique quarrées, lesquelles sont assez élevées et répandues de tous costez entre les maisons de la ville, qui en a encore d'autres dans l'enceinte de ses murailles. Nous traversasmes toute la ville pour venir disner à une hostellerie qui étoit au-dehors ; ce qui nous donna lieu de voir, en passant, trois fonteines assez belles : dont la première est dans la grande place ; la seconde, au-devant du logis du vice-légat ; et la 3e, à la porte par où on sort pour aller à Sienne.

La sortie de Viterbe nous donna une campagne un peu plus agréable qu'à l'ordinaire. Elle dure dix mille, durant tout le chemin qu'il y a depuis cette ville jusqu'à Monté Fiasconé, qui est encore scitué sur un' haute montagne. Ce lieu est renommé sur cette route, à cause du vin excellent que l'on y boit. L'on nous auroit fait bien plus de plaisir, quand nous arrivasmes là, de nous donner un peu plus de bois pour nous chauffer que de vin pour nous refaire. La rareté de celuy-là dans l'hostellerie nous causa un peu d'incommodité, qui augmenta par l'obligation qu'on nous imposa de souffrir trois voyageurs inconnus de se chauffer à nostre cheminée, parce qu'elle estoit l'unique de l'hostellerie.

{483} AQUAPENDENTÉ [Acquapendente]

Disné à Aquapendenté

D'autant qu'il étoit nuit lorsque nous arrivasmes à Monté Fiasconé, et qu'il n'étoit pas encore jour quand nous en partismes, je ne puis rien du tout dire de ce lieu en particulier, que nous laissasmes pour venir disner à Aquapendenté, ville épiscopale aussi bien que Viterbe, où nous étions le jour précédent à pareille heure et pour la mesme chose. Le nom de cette ville d'Aquapendenté nous faisoit espérer d'y voir de très belles eaux, mais nous ne trouvasmes qu'une vilaine et salle ville, à la porte de laquelle il y a, du costé de Sienne, une misérable chute d'eau d'un ruisseau, laquelle donne le nom à la ville.

Nous trouvasmes, à cinq mille en deça d'Aquapendenté, un misérable pont tout rompu qui fait la séparation des estats du pape et du grand duc de Florence. Ce pont a été autrefois basti pour passer les torrens, qui sont grands en ce lieu quand il y pleut ou que les neiges se fondent. Nous n'eusmes pas plutost passé par le lieu où coulent ces torrens, qu'il fallut monter incessamment sur des montagnes, ce qui continua jusqu'à Radicofani, qui est un lieu posé sur une fort haute montagne, où nous logeasmes dans une hostellerie qui est toute seule, hors du lieu.

Couché à Radicofani, le 3 de janvier

Je ne diray rien de Radicofani, non plus que j'ay fait de Monté-Fiasconé, parce que nous y arrivasmes aussi à plus d'une bonne heure de nuit et que nous en partismes deux heures avant jour : qui fut d'autant plus long à venir que l'air étoit rempli d'un brouillard très épais et très froid, qui ne nous incommoda pas moins que les grands vents qui nous battirent tout le temps que nous fusmes à descendre la montagne : ce qui dura bien deux heures, par où nous jugeasmes de l'élévation de la montagne sur laquelle est Radicofani.

SAN QUIRICO, BONCONVENTO [Buonconvento]

Disné à San Quirico, couché à Bonconvento, le 4 de janvier

Le chemin que nous fismes, cette journée-là, tant pour venir disner à San Quirico, petite ville scituée encore sur une montagne, que pour venir coucher à Bonconvento, qui est la résidence de l'évêque du lieu, fut tout semblable à celuy du jour précédent. Je veux dire que nous eusmes perpétuellement ou à descendre dans des vallées ou à monter de hautes montagnes. Il est vray que nostre veue fut un peu plus satisfaite que le jour précédent, quoy que le chemin fust très rude, parce que nous voyions à droit' et à gauche de petites villes qui paroissoient de loin assez jolies. Nous arrivasmes encore de nuit à Bonconvento, si bien que je n'y pus aussi remarquer rien, sinon que toutes les rues sont pavées de brique.

{484} SIENNE [Siena]

Disné à Sienne, le 4 janvier

Nous partismes, ce jour-là, bien plus matin encore que les jours précédens, parce que nous voulions venir entendre la messe à Sienne, à cause qu'il étoit dimanche. Nous n'y arrivasmes précisément qu'au temps qu'il falloit pour cela, quelque diligence que nous eussions faite : ce qui fit qu'ayant mis pié à terre à l'hostellerie, nous courusmes promtement à l'église pour y entendre la messe. Nous l'entendismes dans celle de La Madona où, d'abord que nous y entrasmes, nous fusmes fort surpris d'y voir la prodigieuse quantité d'ex voto qui y sont attachez de tous costez. Car non seulement les murailles en sont couvertes, et aussi la croisée de la chappelle, qui est fort grande, mais mesme les voûtes, desquelles il y en a un très grand nombre qui pendent comme de gros festons de diverses façons.

Nous avions déjà vu en Italie, et particulièrement à Naples, dans l'église du bienheureux Caétan, des équipages de cette sorte ; mais nous ne les avions pas veus de l'espèce de ceux-cy. Ceux-là ne sont que de petits tableaux de carte appliquez aux murailles des églises, mais ceux de La Madona de Sienne sont de grandes poupées de carte, semblables à celles qui se vendent au Palais de Paris pour faire jouer les enfans. Ce grand appareil de poupées en ex voto que nous vismes là, fut pour nous un pressant sujet de distraction pendant la messe ; et je peux assurer que si nous ne nous fussions fait une extrême violence pour ne nous point appliquer, pendant ce saint temps, à considérer toute cette fanfare, nous eussions eu besoin d'entendre une seconde fois la messe.

Incontinent après que nous fusmes sortis de l'église de La Madona, nous prismes un guide pour nous faire voir tout ce qu'il y a de plus beau dans la ville. Cet homme nous mena d'abord à la cathédrale, qui est dans un lieu assez écarté ; et il nous monstra, en y allant, la place publique, qui est fort belle et qui a quelque chose de singulier dans un de ses ajustemens : c'est qu'elle a été autrefois creusée pour l'applanir, comme elle est présentement, si bien que d'un costé il faut descendre pour le moins dix-huit marches, afin d'y entrer.

De cette place nous allasmes à la cathédrale, qui est aussi mal placée comme elle est belle. Elle est posée dans un recoin : si bien que pour y aller, il faut faire mille détours, de sorte qu'on ne l'apperçoit point que quand on est tout prest de si [lire : s'y] heurter la teste. Il est vray qu'il y a une petite place au-devant et d'un costé de l'église, mais elle est si peu considérable qu'on n'en doit point parler. Pour le corps du vaisseau, il n'est pas fort grand ; mais assurément, il est des plus polis et des plus riches à cause des matériaux de marbre blanc et noir dont il est tout basti en dehors, et du seul blanc en dedans. Le portail est aussi de marbre blanc enrichy de figures, {485} lesquelles à la vérité ne sont pas des plus recherchées. Ce portail est orné en bien des endroits de pilastres de marbre blanc, tournez et envelopez de feuillages, qui sont assez bien travaillez. Tout à l'entour du vaisseau de cette cathédrale, il y a, en dehors, un escalier de douze marches de marbre blanc qui ne servent à rien que pour l'ornement. La tour dans laquelle sont les cloches, qui est fort élevée, est pareillement bastie de marbre noir et blanc mi-party, c'est-à-dire d'un lit d'un, et d'un lit d'autre.

Pour le dedans de l'église, il a aussi sa beauté. Ce que je remarquay de particulier fut un cordon de portraits en buste de relief, qui est immédiatement au-dessous de la voûte et qui règne tout à l'entour de la nef et du chœur. On nous avoit avertys qu'on voïoit là, dans son rang, la feinte papesse Jeanne. Nous l'y cherchasmes, mais elle ne s'y trouva pas. Tout le pavé de cette cathédrale est de marbre blanc et noir par quarreaux différens, à la réserve de celuy qui est au-dessous du dôme, lequel pavé est fait de pièces rapportées qui représentent le sacrifice d'Isaac par son père Abraham, en personnages grands comme nature. Cet ouvrage nous parut d'autant plus beau que nous n'en avions point encore vu de semblable, ny n'avons aussi vu depuis le commencement jusqu'à la fin de nostre voïage.

Au-dessous du dôme, à gauche et à droit' on a basti, depuis peu, deux chappelles très belles. Celle qui est à main gauche en entrant n'étoit point encore embellie, mais celle qui est à main droite estoit en sa perfection. Toutes les deux ont été basties et embellies par les libéralitez et par la magnificence du pape Alexandre 7e, qui a voulu reconnoître en cela la ville de Sienne dont il étoit originaire ; et qui a voulu aussi que l'on connust le don qu'il faisoit de ces belles chapelles à la cathédrale du lieu, en ordonnant que l'on mettroit proche de la chappelle, à main droite, sa figure en marbre blanc sur un pié d'estail de mesme matière, élevé de 4 à 5 piés, sur lequel il est assis dans un fauteuil et représenté donnant la bénédiction.

Cette mesme chappelle est en sa perfection. Elle est sous l'invocation de la Sainte Vierge, qui est représentée dans le tableau de l'autel : lequel tableau est entre les mains de quatre anges de bronze doré qui semblent ne le tenir que pour le faire voir à ceux qui entrent dans ce lieu. Ce dessein d'autel et de tableau est tout semblable à celuy que le mesme pape a fait faire dans la paroisse de Castel Gandolfe, où saint Thomas de Villeneuve, patron de cette église, est représenté dans un semblable tableau. Près de l'autel de cette chappelle, à droit' il y [a] quatre grandes figures de marbre blanc qui sont très bien faites, dont deux sont posées à droit' et les autres à gauche. La première est de saint Jérosme, la seconde de saint François, la troisième de sainte Madeleine et la quatrième de sainte Catherine de Sienne. Le reste de la chappelle est tout doré, à la réserve de la closture, qui est de bronze au naturel.

Nous vismes encore dans cette église une autre libéralité de ce mesme pape: ce fut une pièce de tapisserie qui étoit dans l'enfoncement derrière le grand autel, laquelle étoit très considérable par sa matière, parce qu'elle étoit d'un drap d'or sur lequel les armes de sa Sainteté étoit [sic] en fort grand volume en broderie. Pour le {486} reste de la tenture de l'église, il n'étoit pas si magnifique, quoy qu'il fust d'un beau velous cramoisy qui étoit d'ancienneté dans le lieu.

Je remarquay quelsques autres particularitez dans Sienne qui me parurent assez considérables. Premièrement, en entrant dans la ville du costé de Rome, il y a une avenue fort belle de six rangs de meuriers blancs qui font quatre allées très jolies. Elles ont environ vint et cinq toises de largeur et soixante de longueur. Ces arbres prennent d'une fausse porte jusqu'à celle de la ville, qui en prépare autant à ceux qui en sortent pour aller à Florence : toute la mesme disposition d'arbres s'y rencontre, horsmis seulement qu'en entrant il y a six rangs d'arbres et qu'on ne trouve que quatre en sortant.

2o Ce qui me parut singulier ou au moins peu ordinaire dans la ville de Sienne, fut la manière de pavé, qui est tout de brique appliquée de costé, et non point à plat sur la terre.

3o Je remarquay une dévotion toute particulière au nom de Jésus dans cette ville, en ce qu'il n'y a aucune maison où il n'y en ait un, ou en sculpture sur la pierre ou taillé sur les portes ou au moins appliqué en quelque endroit que ce puisse estre, par une image qui le représente.

Ornemens singuliers de Sienne

4o Je pris garde encore qu'il n'y a aucune maison dans cette ville où il n'y ait plusieurs gros anneaux de fer scellez dans les murailles, à la hauteur communément de quatre piés (1). J'examinay en moy-mesme à quel usage pouvoit estre ce grand nombre. D'abord il me sembla qu'on les avoit ainsi scellez pour y attacher les bestes de somme qui apportoient des provisions dans la ville ou qui en venoient prendre; mais outre que je considéray que ces anneaux de fer étoient étrangement gros, je remarquay qu'ils étoient proportionnez à la beauté de chaque maison, en sorte que les plus considérables en avoient en saillie, attachez à des muffles de lion très bien travaillez ; et que de plus, je vis ces anneaux élevez jusqu'au premier et second étage en quelsques endroits, ce qui me fit conclure que si d'abord ils avoient été attachez aux murailles pour quelqu'usage que ce fust, ils y avoient été mis dans la suite pour le seul ornement et décoration.

POGGI BONZI [Poggibonsi]

Couché à Poggi Bonzi, le 4 de janvier

Nous partismes de Sienne après y avoir disné dans une hostellerie toute remplie de peintures d'impureté, pour venir coucher à Poggi Bonzi ; et nous tinsmes un {487} chemin, pour y arriver, aussi montagneux et désagréable que ceux que nous avions suivis auparavant. Je ne diray rien de ce lieu, sinon qu'il est très peu de chose, quoy qu'il soit pavé de brique aussi bien que la ville de Sienne. Il a pourtant sa recommandation particulière : c'est que l'on y vend du tabac le plus renommé d'Italie. Les marchans nous en apportèrent en poudre, en qui il excelle ; mais cette marchandise n'étant pas à nostre usage, nous les renvoïasmes.

SAN CASSIANO [San Casciano]

La route que nous tinsmes pour venir à Florence, et auparavant à San Cassiano, fut encore assez malplaisante à cause des mauvais chemins que nous tinsmes, entrecoupez de montagnes et de torrens, qui étoient pourtant à sec dans ce temps-là. Après que nous eusmes marché de la sorte toute la matinée, nous arrivasmes enfin à San Cassiano, où nous eusmes assez de peine de trouver une hostellerie, parce qu'il y avoit, ce jour-là, une foire dans le lieu : ce qui avoit remply toutes les maisons et fit enlever tous les vivres. Nous ne laissasmes pourtant pas de trouver encore de quoy manger, quoy qu'avec plus de difficulté que nous n'aurions eu en un autre temps.

FLORENCE [Firenze]

Nous eusmes, dès lors, beaucoup d'impatience pour voir la ville de Florence; mais nous n'eusmes pas si tost la satisfaction que nous souhaitions : car la ville étant scituée à la teste d'un grand valon qui s'étend vers le midy, du costé de la mer, nous ne la découvrismes que quand nous fusmes prests d'y entrer. Son aspect paroist très beau à cause de sa scituation, qui est également éloignée par trois endroits des montagnes qui l'environnent. Nous avions envoyé un de nos gens devant nous, pour nous retenir quelque bonne hostellerie françoise : ce qui donna lieu à un autre hostellier, qui avoit peut-estre entendu parler de nostre arrivée à Florence, de venir nous prendre à la porte, comme il fit, nous disant faussement que c'étoit dans sa maison que nostre homme avoit préparé nostre demeure. Nous nous apperçusmes de sa tromperie par le trop de détours qu'il nous fit faire dans la ville : ce qui fut cause que nous le renvoïasmes sans aller chez lui, ce qui nous donna lieu de faire attention à cette jalousie toujours dominante parmi les personnes de mesme profession.

M. le duc de Brissac, qui avoit résolu de passer incognito par toute l'Italie, crut qu'il se cacheroit aisément à Florence ; mais nous ne fusmes pas plutost entrez dans l'hostellerie que nous y trouvasmes des François de condition, qui furent MM. de Tonnay Charente et de Bourlemont, qui firent aussitost connoître à nostre hoste le nom et la qualité de M. le duc de Brissac. Cela ne nous causa pas tant d'embaras que nous appréhendions, parce que le Grand Duc ne se trouva pas lors dans Florence, où il auroit fallu le saluer s'il y eust fait sa résidence.

{488} Couché à Florence, le 5e de janvier

Le lendemain de nostre arrivée à Florence, qui étoit le jour des Rois, nous allasmes entendre la messe dans l'église de l'Annonciade, qui est l'église de la grande dévotion de la ville, ou pour mieux dire, l'impiété de la ville, où se rend tout le beau monde. En y allant, nous admirasmes la beauté des rues, qui sont larges et bien dressées, pavées de grands carreaux de marbre noir de deux piés en quarré. Ce pavé est incisé profondément en plusieurs endroits pour la commodité des chevaux et des mulets, ce qui leur retient le pié ferme et les empesche continuellement de donner du nez en terre.

Quand nous eusmes passé quelques rues comme celles dont je viens de parler, nous arrivasmes dans une fort grande place où nous vismes un Médicis sur un cheval de bronze, posé sur un pié d'estail de marbre blanc; et aux deux costez de cette mesme place, en tirant vers l'église de l'Annonciade, qui est à l'un des bouts, nous remarquasmes deux fonteines de bronze qui répandent leurs eaux par deux gueules, aussi de bronze, dans deux grandes coquilles de mesme matière.

Ex voto singuliers dans l'église de l'Annonciade

Nous rencontrasmes, avant que d'entrer dans l'église de l'Annonciade, un vaste vestibule découvert, accompagné pourtant tout à l'entour de galeries couvertes. Le vestibule et les galeries estoient riches en ex voto de nouvelle façon. On eust dit, en les voyant en si grand nombre et de l'espèce qu'ils étoient, comme de casques, de cuirasses, de brassarts, de cuissarts, de mousquets, carabines, pistolets, lances, épées, éperons, chevaux et autres choses semblables, qu'on se fut appliqué à amasser dans ce lieu un arsenal tout entier, pour en faire un solemnel ex voto.

Dès la porte de l'église, nous nous apperçusmes de la singulière dévotion qu'il y a en ce lieu, par la quantité de monde qui y étoit à genoux, le dos diversement tourné au Saint Sacrement et au maistre-autel. Nous fusmes véritablement fort surpris d'une si bizarre dévotion ; mais quand nous eusmes reconnu que tout le peuple n'étoit ainsi tourné que pour honorer la Madona, dont l'image étoit élevée sur un autel adossé contre la muraille de la porte, nous n'eusmes plus de quoy estre surpris d'une dévotion si irrégulière et si commune en Italie, où le culte de la Vierge est préféré à celuy qui est dû à Dieu.

Nous ne voulusmes point avoir de part à cette criminelle dévotion italienne, ce qui fut cause que nous laissasmes achever la messe à cet autel de la Madona, dressé directement contre l'autel de Jésus Christ ; et nous nous réservasmes à entendre la messe ailleurs dans cette mesme église, où nous fusmes fort à nostre aise, parce que tous les Florentins n'en vouloient point entendre qu'à l'autel de la Madona, où ils se persuadoient vraysemblablement qu'on pouvoit parfaitement satisfaire à son devoir.

{489} Ex voto rares

La messe que nous avions entendu étant achevée, nous considérasmes toute cette église assez exactement ; et la première chose que nous y admirasmes fut un magnifique et auguste cordon d'une infinité d'ex voto qui l'entouroit des deux costez, depuis la porte jusqu'à la croisée. Ces ex voto étoient les plus rares et les plus significatifs que nous eussions encore vus dans tout nostre voïage. Nous en avions vu, à la vérité, un très grand nombre à Naples, dans l'église du bienheureux Caétan ; mais ils n'étoient tous que de carton, à la réserve de quelsques-uns qui étoient d'argent en fort petit volume. Il sembloit que ces vénérables ex voto croissoient en grandeur à mesure que nous sortions de Rome, puisqu'à Sienne ils étoient devenus de grandes pouppées de carton, et que poussant plus avant jusqu'à Florence, ils étoient dans une parfaite grandeur.

Tous ceux que nous y vismes dans l'Annonciade étoient grands comme nature, vêtus chacun à l'avantage et des plus galans. Aussi étoient-ils tous de gens d'importance et de condition, comme on en peut juger par les papes, qui y sont au nombre de trois qui y ont la thiare en teste, par celuy des cardinaux, des évêques avec la mitre, des ducs de Florence avec leurs couronnes, des généraux d'armées, des magistrats, enfin de tant de personnages illustres ou par leur naissance ou par leur profession, qu'on eust dit, à les voir là, qu'on y auroit fait preuve de noblesse pour y avoir place, n'eust été que parmi eux on y voit un misérable pendu attaché à sa potence. Toutes ces figures mortes étoient vraysemblablement en la mesme posture, dans l'église de La Madona, que nous y vismes ceux qui y faisoient leurs dévotions. C'est à dire que les uns et les autres avoient le dos tourné contre l'autel où étoit le Saint Sacrement, et le visage vers la porte où étoit la Madona. Jamais on ne vit rien de mieux ordonné que tous ces majestueux ex voto, qui étoient rangez au-dessous de la voûte sur l'entablement, sur lequel il y avoit une avance où tous ces personnages dont j'ay parlé étoient dévotement à genoux, à la réserve du pendu, qui étoit de son long attaché par sa corde à la potence.

À mesure que nous avançions dans cette église, nous y remarquions des raretez fort particulières, entre autres le tabernacle du maistre-autel, qui est tout d'argent. Il est accompagné de deux grandes figures de marbre blanc qui représentent deux jeunes garçons d'environ douze ou treize ans, qui sont dans la dernière nudité. L'un et l'autre sont posez sur un pié d'estail de mesme matière, sur laquelle on a taillé des faunes, figures autrefois consacrées à l'impureté.

Saintes et dévotes marionnettes

À costé droit du maistre-autel, dans l'enfoncement de la croisée, je vis un autre autel qui servoit à la chappelle de la communion. J'y apperçus de loin une grande quantité de lampes allumées, lesquelles brilloient sous cet autel. Ce grand éclat m'attira là, pour y considérer ce qu'il pouvoit y avoir d'extraordinaire. M'estant {490} approché de fort près, je vis sous cet autel une merveilleuse représentation de marionnettes de l'Adoration des trois Rois, qui y faisoient leurs offrandes à Jésus Christ accompagné de sa sainte Mère et de saint Joseph. Tout ce dessein ingénieux étoit représenté fort naturel, car on voïoit dans l'éloignement de cette représentation les valets des trois Rois qui faisoient la mesme chose que font aujourd'huy ceux des gens de condition quand leurs maistres sont en visite : c'est d'aller boire à la taverne, tandis que ces maistres sont dans l'entretien.

C'étoit aussi ce que faisoient là les bas officiers des trois Rois, qu'on voïoit, à la faveur de ces lampes allumées dans un recoin de la représentation, au milieu d'une taverne, le verre à la main, qui beuvoient en marionettes le mieux du monde. Cette mommerie à la vérité me fit bien rire, principalement que je fis réflexion que ces moines qui l'avoient inventée, se persuadoient honorer par là ce grand mystère de l'Épiphanie; et je déploray en mesme temps la bizarre dévotion de ces gens, qui faisoient d'un si auguste mystère de nostre religion un spectacle si badin et si ridicule.

Cette impertinente comédie spirituelle me fait souvenir d'une autre encore plus extravagante, laquelle un de mes amis a vu mettre en usage en Espagne, où il avoit fait un voïage, dont le païs enchérit encore au-dessus de l'Italie en impertinentes et ridicules dévotions. Cet ami me dit donc, lorsque je luy fis le récit de cette ridicule dévotion des moines de l'Annonciade de Florence, que s'étant trouvé un jour de Noël dans un couvent de Capucins en Espagne, ces bons pères s'étant mis en fantaisie de représenter au naturel, à la messe de minuit, le mystère de la Nativité de Jésus Christ, avoient emprunté un enfant assez nouveau né et luy avoient donné pour mère un de leurs plus jeunes novices, qu'ils avoient habillé en fille, et un de leurs plus anciens pères pour faire le personnage de saint Joseph, tandis que le reste des Capucins s'étoient travestis en bergers : lesquels au son de quelsques instrumens venoient danser à l'entour de la crêche où étoit l'enfant à qui ils apportoient leurs présens, dont mesme quelsques-uns mangeoient en présence de tout le monde.

J'ay cru ne point faire de tort à la suitte de ma relation, en interposant une aussi impertinente histoire que celle que je viens de rapporter, pour faire voir en quelles badineries on engage presque partout la grandeur et la majesté de nostre religion toute sainte, dont le culte, qui est selon l'esprit, ne peut souffrir ce qui n'est qu'extérieur.

Moines à pendants d'oreilles d'or

Ne sembleroit-il pas qu'après avoir rapporté l'histoire de cette extravagante dévotion que je vis sous l'autel de l'Annonciade de Florence, je ne puisse plus rien dire de semblable ? Cependant, je vis, encore là, des choses qui étoient bien plus surprenantes. Aussi, me sembloit-il qu'à mesure que j'avançois dans cette église, on me disoit, comme Dieu fit autrefois à Ézéchiel, chapitre 8 [verset 6] : Vous verrez encore de plus {491} grandes abominations que ces gens-là pratiquent. Elles me parurent effectivement dans la personne d'un jeune moine de cette maison, aagé d'environ trente ans, qui avoit à ses aureilles des pendans d'or : ce qui faisoit un effet merveilleux dans un froc dont l'ornement étoit d'autant plus beau qu'il étoit rare.

J'avoue qu'on ne sçauroit estre plus surpris d'un tel spectacle que je le fus, de sorte que ne croyant pas mesme à mes propres yeux, et ayant peur qu'ils ne me trompassent en cette occasion, je fis venir toute nostre compagnie afin que, si je ne me trompois pas dans ce que j'avois vu reluire dans ce froc, ils pussent servir de témoins d'une chose si peu croïable, quand j'en ferois le récit.

Riches matériaux de la cathédrale

Avant que de retourner à nostre hostellerie, nous allasmes visiter la cathédrale en sortant de l'Annonciade. Nous en trouvasmes les dehors parfaitement beaux, tant à cause du marbre dont les murailles sont basties, partie de noir et partie de blanc, un lit de celuy-là et un lit de cet autre, qu'à cause de la grande quantité de colomnes torses de marbre blanc qui sont élevés de tous costez, et aussi à cause d'une balustrade de marbre pareillement blanc, laquelle règne tout à l'entour de l'église, ce qui fait comme une galerie qui l'environne. Nous ne trouvasmes pas le dedans de l'église si magnifique que le dehors, d'autant que nous n'y vismes aucun ornement d'architecture. Les chanoines y chantoient l'office immédiatement au-dessous du dôme, qui étoit fort obscur à cause des toiles en forme de tentes qui les resserroient tous dans la seule étendue de ce dôme, où ces toiles les préservoient du froid.

Beauté de la tour de l'église, qui a 440 marches

Le maistre-autel de cette église est assez enrichi de figures de marbre, et devant et derrière. Nous tournasmes de tous les costez pour les considérer de près. Nous en trouvasmes deux, entre les autres, grandes comme nature, lesquelles nous firent peur, tant elles sont infames et impures. Ces deux figures d'impureté sont celles d'Adam et d'Eve. Elles sont posées derrière l'autel et sont dans la dernière nudité. J'avoue que j'en fus d'abord si frappé que leur veue me fit fuir aussitost et m'empescha de considérer avec attention de certaines basses tailles qui ornent beaucoup la closture du chœur. En quittant l'église, nous voulusmes encore voir la tour où sont les cloches. Elle est tout de marbre blanc et noir mi-parti, c'est à dire un lit d'une couleur et un lit d'une autre. Nous montasmes jusqu'au haut, et nous contasmes du bas jusqu'à la plate-forme quatre cent et trente marches.

Baptistère magnifique

Tout proche de cette tour, environ à vint pas, est le baptistère de la ville, lequel est de forme ronde. On y entre par trois portes éloignées les unes des autres, en symmétrie. Elles sont toutes trois de bronze, mais il y en a une qui est bien mieux faite {492} que les autres. Au-dessus de celle qui est du costé de la tour, il y a trois grandes figures de bronze : l'une est de saint Jean Baptiste, l'autre est du bourreau qui luy coupa la teste, et la troisième est d'Hérodiade qui le luy fait faire. Le dedans de ce baptistère est tout à la mosaïque, au moins dans la coupe qui renferme tout le bastiment, qui est de marbre blanc et noir mi-parti, comme l'est l'église et la tour.

Église de Saint Laurent

Quand nous eusmes disné ce jour-là, nous allasmes voir l'église de Saint Laurent, qui est le lieu de sépulture des ducs de Florence. On nous en avoit parlé fort avantageusement, à cause principalement de la beauté des ses peintures, que nous désirions voir. Nous les vismes aussi, mais avec une horreur extrême, tant elles sont impures et en grand nombre. L'endroit où elles sont ne contribue pas peu à les décrier, car elles environnent le maistre-autel, et à droit' et à gauche et sur le derrière. Ces peintures représentent le Jugement universel, dans lequel on voit un effroïable quantité d'hommes et de femmes en différentes postures, dans une entière nudité.

Images impures

Ce fut bien encore là que je me souvins des plaintes que Dieu faisoit à son prophète quand il luy disoit: Fils de l'homme, tu verra bien d'autres abominations beaucoup plus grandes que celles dont tu as été le témoin [Ézékiel 8 : 6]. En effet, ces abominations de Florence dont je parle ne sont pas d'y voir des femmes dans l'église de Saint Laurent qui pleurent Adonis, mais d'y voir des prestres qui, en consacrant le corps de Jésus Christ, ne peuvent qu'ils n'ayent les yeux souillez de mille objets d'impureté qui font face de tous costez. Il semble que le peintre ne se soit étudié qu'à mettre dans ses tableaux plus de femmes nues que d'hommes, afin que l'impureté de la représentation blessast d'avantage le cœur. Tout en est si infame que j'ose bien dire que les payens n'auroient pas représenté leur Vénus avec plus de désordre et d'effronterie. Ces sortes d'objets impurs tenoient jusqu'au pié du crucifix qui étoit posé sur l'autel, sur lequel il y avoit une prétendu figure de Jésus Christ à l'aage d'environ sept ans, laquelle étoit de cire, tout debout dans la dernière nudité.

Magnificence de la chappelle des ducs de Florence

De cet autel nous passasmes, à main droite, dans la chappelle où est le sépulchre des ducs de Florence, dans laquelle nous ne trouvasmes point à la vérité des impuretés en peinture, mais en relief. Car, nous y vismes deux tombeaux magnifiques de marbre blanc, dressez à l'opposite l'un de l'autre, sur le mesme dessein, qui étoit de deux grandes figures de marbre blanc placées sur le bord d'une corniche. Quoy que ces deux tombeaux ayent été faits, comme j'ay dit, sur le mesme dessein, il est {493} néanmoins différent en une chose qui diversifie l'impureté : c'est en la scituation et en la posture différente des figures, dont celles qui sont sur la droite en entrant présentent le devant de leur corps et celles qui sont sur la gauche exposent le derrière, afin que ces figures, qui sont de femmes, puissent, dans ces postures indécentes et de part et d'autre, mettre au jour l'impureté dans toute son étendue.

Le jour suivant, nous voulusmes voir la magnifique chappelle à laquelle les ducs de Florence font travailler depuis si longtemps pour la sépulture de leur famille. On prétend y transporter les os de tous les ancestres quand elle sera achevée. Cette chappelle est à la vérité un ouvrage digne d'estre vu, parce qu'il est constamment des plus beaux qui soit dans toute l'Europe. Il est basti en forme de dôme assez élevée. Présentement il est imparfait, et selon toutes les apparences il ne sera pas achevé de ce siècle. Il n'y a maintenant que le tiers de parfait, de sorte qu'il y a encore deux fois autant d'ouvrage à faire qu'il y en a déjà de fait.

Richesses en divers marbres

Toutes les murailles de cet édifice sont incrustées au tiers du plus beau marbre qui se trouve dans le monde, le Grand Duc ayant soin d'en tirer de tous les costez de la terre et de le faire transporter à Florence pour l'embellissement de cet auguste ouvrage. On assemble, pour le rendre riche et auguste, toutes les sortes de couleurs que le marbre peut fournir : si bien que les ouvriers, qui sont très habiles, en font au naturel les coloris des figures différentes qu'ils représentent. Tout ce marbre est enchassé presque partout dans des lames de bronze doré, qui est relevé en bien des endroits par de la nacre de perles.

Écussons d'armes en marbre ; grand dessein à exécuter

Tout allentour de cette chappelle, environ à 4 piés et demi du bas, on voit les armes de toutes les villes du duché de Florence, qui sont représentées dans la murailles avec des couleurs de différens marbres, et de la nacre de perle jointe à des pierres fines et prétieuses. Au-dessus de ces écussons d'armes, environ à quinze ou 18 piés du bas, il y a douze niches dans lesquelles sont déjà, et seront cy-après, douze grandes figures des ducs de Florence de bronze doré et, à leurs piés sur un coussin, leur sceptre et leur couronne de la mesme matière de bronze doré.

Lorsque nous vismes cette chappelle, il n'y avoit encore qu'une de ces figures posée dans sa niche. Elle coustoit seule trente mil écus. La coupe de ce bastiment, qui fait le tiers de l'ouvrage, doit estre parsemée de saphirs et d'émeraudes et d'autres pierres prétieuses qui seront, à ce que nous dit l'entrepreneur, séparés par des bandes de bronze doré attachées par des clouds semblables, et partageront tout l'ouvrage.

Vieux palais

De cette chappelle nous allasmes aux deux palais, l'un après l'autre. D'abord nous vismes le vieux, et en suitte le nouveau. Dans celuy-la sont tous les thrésors du {494} Grand Duc, resserrez dans ses cabinets en si grande quantité que je ne crois pas qu'on puisse en voir ailleurs davantage.

Vœu précieux destiné à saint Charles

Entre les belles choses que j'y remarquay, après la prodigieuse quantité de pierres prétieuses qui étoient destinées pour la chappelle de saint Charles à Milan, dont le père du Duc qui règne présentement avoit fait un vœu de faire présent à ce saint, au cas qu'il échapast de la maladie dont il mourut, il y avoit un autel d'or massif qui faisoit une partie du vœu de ce prince. Cet autel, sans y comprendre l'ouvrage, est prisé deux cent mil écus, et la façon cent mille : ce qui fait près d'un million de livres. Outre cette riche et magnifique pièce, on nous fit voir, encore dans ce vieux palais, le tabernacle destiné pour mettre sur l'autel de la chappelle de la sépulture des ducs. La matière et l'ouvrage de ce tabernacle sont incomparables. Il est tout parsemé de pierres précieuses, soutenu par plusieurs colomnes de cristail de roche et embelli aussi par toutes les sortes des plus fins marbres, raportez pour en faire de petits tableaux achevez. Le parement qui doit servir au-devant de l'autel est de pareille matière et fabrique. Il est estimé cent mil écus.

Thrésor du Grand Duc

En suite de cela, nous vismes une grande galerie toute remplie de tableaux et de bustes en fort grande quantité. Toutes les chambres du Thrésor sont le long de ces galeries, dont la principale, faite en dôme tout parsemé de nacre de perles, a plus de richesses que toutes les autres. Il y en a tant là, de toutes sortes, qu'à moins d'en donner le catalogue sur les lieux, il est impossible de s'en souvenir pour en faire en suitte le récit.

Palais neuf ; prodigieuse pierre d'aiman

De ce vieux palais nous passasmes au neuf, qui n'est que d'une beauté ordinaire. Il y a, au-devant, une place assez grande et un peu plus longue que large. La court en dedans est fort étroite, à cause d'une grotte levée en terrasse au commencement du jardin, laquelle fait deux mauvais effets : le premier est de rétrécir cette court, et l'autre est d'empescher la veue du jardin en entrant. Tout proche de la porte, au-dedans du palais, il y a une prodigieuse pierre d'aiman qui pèse environ mil ou douze cent. Nous y fismes toucher nos cousteaux, qui attirèrent la vertu de cette pierre, ainsi que nous le reconnusmes par l'épreuve que nous en fismes en suite.

Belle fontaine

Nous ne voulusmes point sortir de Florence sans avoir vu la bibliotèque si renommée du Grand Duc. Nous traversasmes, en l'allant voir, une très grande et belle place dans laquelle est basty le vieux palais. Il y a, dans le milieu, la figure en bronze de Cosme de Médicis, sur un cheval de mesme matière posé sur un pié d'éstail de {495} marbre blanc. À costé de cette figure on voit, sur la droite, une très belle fonteine dans un grand bassin, au milieu duquel est un Hercule de marbre blanc de neuf piés ou environ de hauteur ; et aux quatre coins de ce bassin, il y a encore douze grandes figures de bronze, disposées trois à trois et diversifiées, d'hommes et de femmes toutes nues, comme le sont aussi deux autres figures de mesme métail qui sont sur la droite de ce bassin, environ à quinze pas, qui regardent la porte du Palais ; et outre celle-cy, encore deux autres qui sont semblables, sur le perron en dehors.

Bibliotèque du Grand Duc

Nous vismes toutes ces infames figures en retournant à Saint Laurent, où nous en avions déjà vu tant d'autres en relief et en plate peinture. Ce n'étoit point pour en avoir la veue que nous y retournions une seconde fois, mais pour visiter cette célèbre bibliotèque qui est en ce lieu-là, dans laquelle nous avions parole qu'on nous donneroit entrée, comme on le fit effectivement. Nous trouvasmes d'abord un vestibule des plus beaux, et de la plus belle architecture qu'on puisse voir, avecque un escallier de marbre des plus riches et des plus polis. En suite, on nous ouvrit la bibliotèque, qui est remplie d'une infinité de livres assez mal reliez, la plus grande partie n'étant qu'en parchemin. Les richesses de cette bibliotèque consistent en manuscrits, dont il y a un nombre très considérable. Je ne m'oubliay pas de demander là le livre de Jansénius, évêque d'Ipres. Je trouvay que le bibliotéquaire n'en connoissoit pas mesme le nom.

Figure en marbre de la Justice

L'on nous avoit averty de voir le sépulchre de ce fameux peintre Michel Ange, qui est enterré dans l'église de Santa Croce, parce qu'il y avoit dessus quelsques sculptures en marbre qui méritoient d'estre considérées. Nous y allasmes donc et y en vismes trois grandes de marbre blanc, qui représentent les trois arts de peinture, de sculpture et d'architecture, dans lesquels ce grand ouvrier a excellé en son temps. De là, on nous mena sur le Pont de la Trinita, qui est orné de quatre belles figures de marbre blanc, qui sont posées deux à deux sur chaque bout de ce pont. Le quay est tout revêtu de pierre, et il a encore cette beauté qu'il est dressé à la ligne. En retournant de ce pont, nous vismes une colomne de marbre fort élevée, au haut de laquelle il y a la figure en bronze de la Justice, grande comme nature. Nous apprismes que cette colomne avoit été posée là, presqu'au milieu de la rue, par Cosme de Médicis en mémoire de la prise de la ville de Sienne, dont il avoit reçu la nouvelle dans la place mesme où elle est élevée.

Bestes sauvages

Quand nous eusmes fait cette visite vers le pont, on nous ramena en un lieu où sont les bestes sauvages, dont on nous donna le plaisir en nous les faisant voir toutes, les unes après les autres, de dessus de hautes galeries d'où nous les regardasmes en bas {496} dans des cours séparées où on les tient enfermées. Nous en vismes de quantité de sortes, comme lions, lionnes, ours, ourses, tigres et tygresses, loups cerviers, aigles, etc.

Force singulière des grosses bestes farouches

Pour nous en donner le divertissement tout entier, ceux qui les gardoient avoient acheté de la chair crue, toute la plus dure, laquelle ils attachèrent à une forte corde et la laissèrent pendre par une fenestre grillée de barreaux de fer, qui étoit à l'opposite de la galerie sur laquelle nous étions montez ; et de cette fenestre, ils firent descendre ce morceau de chair : après quoy, si tost que le lion et les autres bestes l'eurent apperçu, ils se lancèrent en grimpant contre la muraille, à la hauteur quelquefois de douze piés.

Ce divertissement que nous eusmes, à voir ainsi ces animaux s'attacher à la muraille jusqu'à cette hauteur, nous dura quelque temps, parce que ceux qui leur présentaient cet appas, le retiroient aussitost qu'ils entendoient que ces animaux s'agriffoient contre la muraille ; mais aussi, quand il arrivoit que l'un de ces animaux pouvoit mettre seulement l'ongle sur la pièce de chair, les gouverneurs n'en étoient plus les maistres : car, quoy qu'ils fussent deux à tirer contre une de ces bestes, ils n'en pouvoient venir à bout.

Si tost que nos jugeasmes qu'il n'y avoit plus rien à voir dans Florence qui méritast de nous y arrester davantage, nous disposasmes de notre marche, en prenant de nouvelles litières qui devoient nous conduire jusqu'à Lérici, lieu de nostre embarquement, qui est une petite ville sur les costes de Gennes ; mais avant que de nous mettre en chemin, nous nous pourvusmes contre le froid en achetant des chemisettes de la bonne et belle ratine du païs.

Froid incommode en Italie comme ailleurs

Nous avions été assez simples pour déférer au bruit commun qui dit qu'il fait toujours chaud en Italie ; et nous étant reposez là-dessus, nous ne nous étions pas mis en peine de nous garnir de quoy que ce fust. Cependant, à mesure que nous avancions dans le païs, nous ressentions si bien le froid que nous apprismes, par expérience, que si celuy d'Italie n'est pas si long que celui de France, au moins est-il aussi violent.

Cordonniers maladroits

Je voulus faire la provision de soullier, pour marcher dans les neiges quand j'aurois grand froid. Je fis venir pour cela un cordonnier, à qui j'en commanday une paire pour la fatigue et pour la neige. Il en fit une qu'il m'apporta en suite, mais si horriblement malfaite et incommode qu'il n'y a point en France de misérable savetier de village qui ne s'acquitast mieux d'une telle commission. Les semelles étoient, sans exaggérer, épaisses de 3 doigts et faites de menus morceaux de cuir, comme on fait icy les talons. Je rendis cette paire de souliers au cordonnier, qui me promit de {497} m'en faire d'autres : ce qu'il exécuta, mais presque aussi mal que la première fois, si bien que je fus encore obligé de luy rendre sa besogne. Je dis ceci pour faire connoître qu'il n'y a presque qu'en France où les ouvriers travaillent poliment et commodément, ce qui ne se rencontre pas dans les païs étrangers, à moins que ce ne soit des François qui y travaillent.

PISTOIA

Couché à Pistoia, le 8 de janvier; pitoïable état de la princesse de Toscane

Je partis donc de Florence sans soulliers neufs, les vieux que j'avois apportez de France estant bien meilleurs que les neufs qu'on me vouloit vendre en Italie. Nous sortismes de cette ville environ sur les neuf heures du matin, pour venir coucher à Pistoia. Avant que d'y arriver, nous dînasmes dans un misérable village [Poggio Imperiale] où la Grande Princesse de Toscane, fille de son Altesse Monsieur, le duc d'Orléans deffunt, s'étoit elle-mesme reléguée pour lors, à cause de quelque mécontentement qu'elle avoit de son mari : lequel ne pouvant souffrir, non plus que son père le Grand Duc, que cette princesse vécust en Italie avec la liberté françoise, et qu'elle allast à la chasse et prist de semblables divertissemens, à quoy elle avoit de l'inclination. Voyant qu'on ne vouloit pas luy accorder cette liberté, elle aima beaucoup mieux demeurer misérable dans une méchante maison de campagne, que de vivre à Florence sans contentement.

J'avoue que quand nous fusmes arrivez dans ce pauvre village, et que nous y eusmes vu la pitoïable demeure de cette princesse, nous eusmes compassion de son malheureux sort. Cette maison où elle étoit nous parut indigne de sa qualité, parce qu'elle n'étoit point plus belle que sont celles du commun de nos bourgeois aux environs de Paris. Cette princesse étoit là, sans suite et sans équipage ; et on ne luy avoit accordé pour toute compagnie qu'un Feuillant, son confesseur, et une dame françoise. Tous ses autres domestiques étoient Florentins, lesquels n'étoient auprès d'elle que pour la veiller. Nous demandasmes de la saluer ; mais on ne voulut pas nous accorder cette grâce, son confesseur mesme nous étant venu trouver dans nostre hostellerie, pour nous dire de ne point faire d'instances là-dessus : parce qu'assurément, on ne nous accorderoit point la grâce que nous avions demandée, d'autant qu'il y avoit ordre exprès de ne laisser parler cette princesse à aucun François.

Route agréable

Nous continuasmes donc nostre chemin pour Pistoia, par la plus agréable route que nous eussions tenue depuis nostre sortie de Rome : car nous marchasmes toute cette journée dans le beau vallon du duché de Florence, qui n'a qu'une lieue ou environ de largeur, revêtu des deux costez, et à droit' et à gauche, de collines sur {498} lesquelles on diroit qu'on auroit semé quantité de petites maisons blanches, qui ne paroissent éloignées les unes des autres que de vint ou trente pas et qui continuent ainsi toujours depuis Florence jusqu'à Pistoia, qui en est éloigné de vint mille. Le fond de ce vallon, dans lequel nous marchasmes durant cette journée, nous parut si charmant que nous nous imaginions aller rentrer dans les beaux chemins de la Lombardie. Nous ne trouvions partout que d'agréables ruisseaux qui couloient et à droit' et à gauche ; et au-delà de ces eaux coulantes, nous ne voyions que des vignes qui faisoient comme une treille continuelle, soutenue par les arbres auxquels il ne manquoit que la verdure pour nostre pleine satisfaction. Nous arrivasmes donc ainsi à Pistoia, qui est une petite ville fortifiée en quelques endroits de bastions. Nous n'y entrasmes pas, parce qu'il étoit nuit et que nous couchasmes dans la meilleure hostellerie, qui est sur le grand chemin tout proche de la ville.

LUQUES [Lucca]

Couché à Luques, le 9 janvier

Le lendemain, nous marchasmes dans le mesme vallon, comme le jour précédent. Ce vallon s'élargit davantage en approchant de Luques, les montagnes qui le resserrent s'écartant de tous costez. La campagne nous parut d'autant plus belle qu'elle étoit très bien cultivée et fort peuplée. La terre y est très bonne et fort grasse, et les habitans sont aussi fort laborieux. La bonté du terrain nous fit un très mauvais chemin aux approches de Luques. La pluie qu'il avoit fait le jour précédent, ayant détrempé la terre, incommoda très fort nos mulets et les chevaux de nos gens, les uns et les autres travaillant beaucoup à se tirer des terres grasses dans lesquelles nous étions obligez de passer.

Nous eussions arrivé bien plutost à Luques en costoïant le long des murailles, si les sentinelles ne nous eussent empesché les approches du fossé : ce qui nous obligea à prendre un grand détour, après quoy enfin nous approchasmes, et nous arrivasmes aux barrières de la porte.

Le corps de garde nous y arresta, en nous demandant nos billets de santé, que nous donnasmes, après nous avoir auparavant demandé qui nous étions : de quoy étant informé, on commanda un soldat pour aller dans la ville demander permission pour nous laisser entrer.

La Vierge vêtue en Jacobine

Tandis qu'on faisoit cette cérémonie qui nous fut ennuïante, je m'amusay à considérer le haut de la porte de la ville, où je remarquay une Madona vêtue jacobinement d'une robe blanche au-dessous et d'une noire au-dessus, laquelle donnoit le rosaire à saint Dominique, ainsi que faisoit aussi le petit Jésus, revêtu du mesme habit de Dominicain, qui le donnoit de son costé à sainte Catherine de Sienne. La {499} devise de la ville, qui est Libertas, est écrite sur le haut de cette porte, en si beaux et si gros caractères dorez que tous ceux qui y entrent ne la peuvent ignorer.

Tandis qu'on étoit allée demander pour nous la permission d'entrer dans la ville, on nous fit païer la douanne, afin vraysemblablement de ne nous faire point perdre de temps. On nous traitta assez civilement en cette occasion, pour une ville d'Italie : apres quoy, la permission d'entrer étant venue, nous entrasmes dans la ville, en laissant pourtant toutes nos armes au corps de garde.

Luques peu considérable au-dedans

J'espérois voir quelque chose de bien considérable dans cette ville, et parce que je croïois qu'une république ne pouvoit qu'elle n'eust quelques rares embellissemens, et parce qu'aussi les ramparts, qui sont couverts tout allentour de 3 rangées d'arbres, sembloient nous promettre quelque chose de grand ; mais néanmoins je puis dire que jamais je ne vis rien de plus simple ny de plus commun, ny pour les bastimens du lieu ny pour la politesse des habitans.

Crucifix miraculeux

Dès que nous fusmes entrez dans l'hostellerie, nous envoïasmes sçavoir si un gentilhomme de la ville qu'un des nostres avoit connu à Paris y étoit ; et après en avoir eu nouvelle, et que de son costé il eut appris que celuy des nostres dont il étoit connu le vouloit aller trouver, il fit aussitost apporter à nostre hostellerie des bouteilles de vin de France, dont il faisoit tous les ans sa provision. Nous nous informasmes de luy de ce qu'il y avoit de rare à voir dans la ville. Il ne nous parla d'autre chose que d'un crucifix miraculeux qui étoit dans la cathédrale, où il nous mena pour nous le faire voir ; mais le chanoine qui en avoit la clef n'y étant pas, nous fusmes privez de l'effet de nostre sainte curiosité.

Si nous eussions été bien persuadez de tous ces miracles dont les Italiens parlent partout, en faveur de la Madona ou du crucifix, nous aurions été bien fâchez de ne pouvoir considérer celuy qu'on venoit de nous vanter si fort ; mais comme nous n'étions pas convaincus de tous ces prodiges presques toujours imaginaires, nous portasmes fort patiemment cette disgrâce, et nous nous contentasmes seulement de considérer, à la brune, la chappelle où étoit ce miraculeux crucifix, laquelle est au milieu de la cathédrale, sur la gauche en entrant. L'obscurité était déjà si grande que je ne pus rien remarquer de cette chappelle, sinon qu'elle est de forme ronde ; et je ne pus aussi observer rien de cette cathédrale pour la mesme raison, sinon qu'il y a un balustre double de marbre au-devant du grand autel. En retournant de là, nous passasmes dans une place où il y a une église sous le nom de Saint Michel. Je n'y vis rien de remarquable que le portail, qui est tout fait de petits pilliers de marbre blanc, et que sur la pointe de ce portail on y voit une figure de saint Michel en marbre blanc, assez malfaite.

{500} Olives recommandables en bonté ; Libertas, devise de Luques

Nostre gentilhomme luquois soupa avec nous, et il eut le plaisir de nous voir manger abondamment des olives de Luques si renommées partout, et avec justice, parce qu'elles ont une bonté singulière : car, quoy qu'elles soient petites, elles sont néanmoins charnues et extraordinairement douces. Pendant le soupé, nous nous entretinsmes avec le gentilhomme de l'état de sa République, de laquelle il nous instruisit et nous dit plusieurs particularitez assez considérables, principalement touchant la douceur du gouvernement, qui n'alloit point à opprimer ses sujets d'imposts et de tailles. Il nous dit aussi que cette douce conduite les attachoit tellement au service de la Patrie, qu'en moins de six heures elle pouvoit mettre plus de quinze mil hommes sur pié, tous prests à deffendre la liberté publique ; que c'étoit pour y encourager tous les sujets de la République que nous voyons par toute la ville leur devise, Libertas, taillée sur la pierre ou peinte sur les murailles.

Jésuites exclus de Luques

Je m'informay de ce gentilhomme s'ils avoient beaucoup de moines dans leur ville. Il me dit qu'ils en avoient tout le moins qu'ils pouvoient ; et il m'ajouta que surtout ils avoient cet avantage de n'avoir aucune maison de Jésuites, quoy que ces bons pères eussent fait tous leurs efforts pour avoir place dans leur ville, et qu'ils y eussent mesme emploïé le crédit du Pape, qui avoit demandé cette grâce pour eux à la République, qui s'en étoit excusé : d'autant, ajouta-t'il, qu'elle connoist parfaitement le génie et les intrigues de ces bons pères, qui se meslent de trop de choses, et qu'elle craint, avec bien du fondement, que si elle les recevoit chez elle, elle ne perdist bientost, par leurs cabales et par leurs menées perfidement dévotes, sa liberté qui luy est si chère.

Cet honneste gentilhomme nous assura encore qu'ils espéroient bien avoir plus de fermeté sur le sujet des Jésuites, que n'en avoit fait paroître la grande république de Venise ; laquelle, après les avoir chassez honteusement et par un décret solemnel qui devoit estre irrévocable, les avoit pourtant rappellez à la prière d'Alexandre 7e, qui ne pouvant obtenir des Luquois, quelsques instances qu'il en fit, ce qu'il avoit tiré si facilement des Vénitiens, les traittoit durement dans toutes rencontres : ce qui pourtant ne les abbattoit point sur ce sujet, puisqu'ils étoient toujours résolus à souffrir encore bien pis du Pape, que de consentir à un établissement de Jésuites chez eux.

Noblesse du sieur d'Emery, grand partisan

Ce noble Luquois s'avisa de me consulter sur un cas de conscience, touchant une attestation de noblesse que luy demandoit M. de la Vrillière, secrétaire d'État en France, pour un de ses enfans qu'il vouloit faire chevallier de Malthe : à quoy il ne pouvoit réussir, à moins d'un certificat de la noblesse du feu grand-père de Madame {501} sa femme, lequel étant originaire de Luques, passeroit pour noble sur le certificat qu'un gentilhomme du païs luy en donneroit. Je n'hésitay point de résoudre ce cas, après que j'eus sceu de luy que le père de M. d'Emery, grand partisan, père de Mme de la Vrillière, gardoit les vaches d'une ferme de feu son père dans les montagnes du païs. Je n'hésitay point, di-je, à résoudre ce cas de conscience, après qu'il m'eut assuré que le beau grand-père de M. de la Vrillière étoit un misérable vacher, et à luy dire qu'il ne pouvoit point donner une attestation de noblesse à un de ses petits-enfans, sans blesser notablement sa conscience.

PISE [Pisa]

Couché à Pise, le 10 janvier

Nous trouvasmes encore un assez beau chemin en sortant de Luques pour venir à Pise, mais néanmoins pas si agréable que celuy que nous avions vu en y arrivant ; car nous avions rencontré, dans le vallon dont j'ay parlé, aux endroits les plus rétrécis des collines, comme de magnifiques amphithéâtres qui s'élevoient par degrez, et que des terrasses qui se soutenoient les unes les autres formoient naturellement. Ces terrasses étoient couvertes de blé déjà en herbe, soutenues par des arbres et par des vignes qui étoient au pié, lesquels faisoient un très bel effet aux yeux des voyageurs et des passans.

Montagne de Saint Julien

Ce beau chemin que nous vismes, en sortant de Luques, ne dura pas longtemps. À peine eusmes-nous fait environ quatre mille, que nous trouvasmes une haute montagne qui n'avoit rien d'agréable qu'une prodigieuse quantité d'oliviers dont elle étoit couverte. Je pourois dire encore qu'elle avoit quelqu'autre agréement à cause de sa scituation qui, étant fort élevée et dans une égalle distance de Luques et de Pise, donnoit le moyen de voir ces deux villes d'un costé et d'autre, dans de différentes campagnes très agréables.

PISE [Pisa]

Plaine agréable

La plaine dans laquelle est scituée la ville de Pise est des plus belles qui se voïent. Elle s'étend depuis cette montagne dont je viens de parler, juqu'à la mer, c'est-à-dire environ seize mille. Elle est arrosée dans le commencement, à prendre depuis le pié de la montagne jusqu'à la ville, de plusieurs canaux d'eau tirez en droite ligne et revêtus en beaucoup d'endroits d'arbres fort élevez qui les embellissent extraordinairement. Il y a aussi un magnifique aqueduc attaché à la montagne, d'où il prend des eaues pour les conduire dans la ville, où il se termine : c'est à dire qu'il a une bonne lieue et demie de longueur.

{502} Fortifications irrégulières de Pise; chétif palais de Pise

Je ne remarquay rien de singulier pour les fortifications de la ville. Elles sont très communes et à l'antique. Elles ne consistent qu'en de simples murailles assez hautes mais sans aucuns bastions ny contrescarpe ny demie-lune. La ville est assez étendue mais fort déserte ; et quoy que, le jour que nous y arrivasmes, le Grand Duc y fust avec toute sa cour, néanmoins elle nous parut, en y passant, un véritable désert. Nous la traversasmes presque toute entière pour aller chercher nostre hostellerie, qui étoit au-delà de la rivière d'Arne, dont le lit est assez large, quoy qu'il y ait très peu d'eau, sinon quand les torrens grossissent, ou par la fonte des neiges ou par l'abondance des pluies. Nous la passasmes sur un pont de pierre qui n'est pas moins beau que ses quais, qui sont revêtus de pierre de part et d'autre, dans tout le cours de la rivière par la ville. Le palais du Grand Duc est scitué sur un de ces quais. Il est basti si simplement qu'on ne le distingue point des autres maisons que par un plus grand nombre de personnes qui sont aux environs, lesquelles ne se voient point ailleurs.

Douanne importune

Nous arrivasmes de très bonne heure à Pise, à cause que le chemin de Luques en cette ville est fort court : si bien que nous eusmes, dès cette journée-là mesme, le temps de voir le Dôme, où nous nous fismes conduire après que nous eusmes serré nostre baggage, pour lequel il fallut païer encore une fois la douanne, quoy que nous l'eussions déjà païée à Florence, d'où la ville de Pise relève.

Magnifique cathédrale

Le Dôme, c'est-à-dire la cathédrale de cette ville, mérite assurément d'estre veue, parce qu'il est certain qu'elle est une des plus belles d'Italie. Elle est vaste et toute bastie de marbre qui est mi-parti en dehors, de noir et de blanc, comme est celle de Florence et celle de Sienne. C'est un escallier de six marches de marbre blanc qui règne tout allentour. Son portail est à l'antique avec beaucoup d'ornemens, mais en confusion et assez malfaits, chargé de quantité de pilastres de marbre blanc, dont tout le corps de l'église est basti en-dedans.

Belles portes de bronze

Il y a trois portes pour entrer par le devant dans l'église, dont la principale est accompagnée de deux grosses colomnes de marbre blanc, ornées de beaux feuillages allentour. Les portes, qu'on ferme à toutes les trois ouvertures, sont de bronze très bien travaillé. Les figures, qui sont moulées dessus, représentent quantité d'histoires de l'Ancien et du Nouveau Testament. Cet ouvrage est parfaitement achevé. On voit encore une autre grande porte au haut de l'église, sur la droite en entrant; mais elle n'a pas la beauté des trois qui sont au-devant de cette cathédrale.

{503} Grand nombre de colomnes de marbre

Le dedans de l'église est vaste. La nef est séparée à droit' et à gauche par soixante colomnes, tant de marbre que de granite, hautes d'environ vint et quatre piés, lesquelles font un double bas-costé. Cette étendue de la nef en large, fait que pour garder la symmétrie dans la croisée, on l'a fait si longue qu'elle le paroist autant que toute l'église ensemble. À costé droit de cette croisée, dans l'enfoncement, il y a un fort bel autel tout de marbre blanc, où l'Assomption de la Sainte Vierge est taillée, environnée d'un grand nombre d'anges, tous fort corporels, qui sont là représentez nuds et d'une manière fort infame. Sur la gauche, il y a un autre autel, à l'opposite de celuy dont je viens de parler, où repose le Saint Sacrement. Sur le derrière de cet autel, allentour duquel on peut tourner, on y voit deux grandes figures de marbre blanc de six à sept piés de haut, qui représentent Adam et Eve dans une posture aussi nue et aussi impure que sont les deux lesquels, comme je l'ay dit cy-devant, sont au-derrière du maistre autel de la cathédrale de Florence.

Chaire d'une singulière beauté

La chaire pour le prédicateur est posée dans l'église au mesme endroit que sont les nostres ; mais elle [est] d'une matière et d'une structure bien différente. Elle est de marbre, et blanc et noir. On y monte par deux escalliers, à droit' et à gauche, qui sont de marbre blanc. Cet ouvrage est d'une délicatesse non commune, aussi bien que les deux pivots de marbre différent qui sont au-devant, accompagnez de trois figures de marbre blanc de la hauteur d'environ quatre piés, dont une des trois est la figure d'une femme toute nue.

Baptistère de pareille beauté

Au-devant du grand portail, on y voit le baptistaire, basti aussi de marbre. Je l'ay trouvé le plus beau de tous ceux de cette sorte que j'eusse vus en Italie. Son étendue est grande. Il a bien dix ou douze toises de diamètre. Nous entrasmes au-dedans ; et nous y trouvasmes, dans le milieu, un grand rond de marbre blanc, enrichi d'une balustrade tout de mesme dont il est environné. Tout proche de la muraille, il y a une grande et magnifique chaire qui est aussi de marbre blanc.

Cimetière de la cathédrale

À costé gauche de l'église, à la distance de trois ou quatre toises, on nous fit entrer dans un lieu qu'on nomme Campo santo, qui est, à proprement parler, un très beau cimetière entouré de galeries couvertes. Ces galeries sont basties de marbre, comme l'église. Ces charniers, que j'ay nommez galeries, ont de long deux cent quarante et deux pas ; et de large, vint et deux seulement. D'un costé, les murailles qui font la closture en dehors sont peintes en figures passables ; et de l'autre, qui regarde le cimetière, ce ne sont que des croisées semblables à celles de nos églises, qui sont {504} séparées par des colomnes de marbre fort délicates et d'une hauteur fort considérable. Tout cet édifice, aussi bien que celuy du Dôme et du baptistaire, est couvert de cuivre et d'airain.

Tour penchante admirable

Dans la place qui est derrière le chœur du Dôme, on nous fit voir la tour penchante, qui est une des plus belles raretez d'Italie. Cet ouvrage est détaché du corps de l'église et fait un bastiment à part. Il est basti en rond et a environ quatre toises de diamètre et quarante ou quarante-cinq d'élévation. Il est partagé en huit étages, séparez les uns des autres et marquez par autant de galeries, qui paroissent en dehors, formées par 30 pilliers de huit piés de haut ou environ : si bien qu'on peut dire que cette tour est environnée, dans tous ses étages ramassez ensemble, de deux cent pilliers.

Ce qu'il y a de plus remarquable dans cette tour est sa pente du haut en bas : car quoy qu'elle soit et fort massive et fort élevée, elle ne laisse pas de pancher, de haut en bas, d'environ deux toises, sans qu'il paroisse dans tout le corps de cette grosse masse aucune rupture ny crevasse. Nous fismes monter un homme au haut de cette tour, afin qu'en laissant tomber une pierre de là en bas, du costé qu'elle panche, nous pussions prendre, comme nous fismes, la mesure de sa pente. Dans l'étage le plus élevé de cette tour, il y a des cloches, qui ne sont pas à la vérité bien grosses pour la magnificence d'une si belle cathédrale.

En considérant l'ouvrage admirable de cette tour, nous eusmes contestation ensemble au sujet de sa penchante structure, les uns disant qu'elle avoit été ainsi bastie de dessein, et les autres croyant qu'elle ne fust dans la disposition où nous la voyions que par un pur hazard. Pour moy, je fus du sentiment des derniers ; et ce qui me détermina à y entrer, fut de voir les grosses colomnes de pierre d'environ quatorze ou quinze piés de hauteur qui environnent ce bastiment, enfoncées dans la terre du costé du penchant de la tour, le pié d'estail sur lequel elles étoient posées ne paroissant plus du tout : ce qu'un architecte, disois-je, n'auroit pas voulu faire, afin que ceux qui verroient son ouvrage ne pussent révoquer en doute que ce ne fust un chef d'œuvre. Cela me persuada assez, n'étant pas à présumer qu'un habile ouvrier n'eust pas voulu tirer hors de terre chaque pié d'estail de colomnes, qu'il eust faites aussi pour cela plus courtes, afin de donner de la pente à son ouvrage : et qu'ainsi, on n'eust pu se dispenser d'admirer son ouvrage. Cette tour est enfermée par une balustrade de marbre blanc, élevée en terrasse environ à la hauteur de six piés, étant ainsi plus haute que le terrain de la place : si bien qu'on regarde, de cette terrasse en bas, le pié de la tour, qui est enfoncé autant que je viens de le dire.

Prodigieux nombre de bornes de marbre blanc ; belles figures de marbre blanc

Tous ces édifices, du Dôme, du baptistaire, du Campo santo et de la tour sont bastis dans une grande et mesme place ornée de quantité de bornes de marbre blanc, {505} qui entourent l'église de tous les costez. Au commencement de ces bornes, il y a une fonteine ; et un peu au-delà, en retournant vers la rivière, on trouve, proche l'église des chevalliers de Saint Estienne, la statue de Ferdinand 3e [lire : Ferdinand II], Grand Duc de Florence, laquelle est de marbre blanc, élevée sur un pié d'estail de mesme matière, ainsi qu'est une autre sur le quay, près le palais, laquelle représente la Charité.

Nous ne voulusmes point continuer nostre voïage par le droit chemin, parce que nous avions grand désire de voir Livourne. Nous le fismes aussi et laissasmes à cet effet nostre bagage à Pise, et pour nous décharger de cet embaras et aussi afin de nous exemter de païer, pour une troisiesme fois, le droit de la douanne que nous avions déjà payé à Florence et à Pise. Nous avions demandé, dès la première fois que nous payasmes aux douanniers, qu'il nous donnassent une attestation de décharge pour toutes les terres de son Altesse. Ils témoignèrent avoir égard à nostre demande, non pas en nous donnant cette attestation, mais en posant le cachet de ses armes sur tout nostre bagage, et en nous assurant par là d'une pleine exemtion de douanne dans tous les lieux de l'obéissance du Grand Duc.

Friponnerie de douanniers

Il fallut cependant païer tout de nouveau en arrivant à Pise ; et quoy que nous monstrassions l'impression du sceau de l'État sur nos valises, on se moqua de nous, en nous disant qu'à la vérité nous étions quitte à la douanne de Florence, mais nullement à celle de Pise, qui étoit toute différente de l'autre. Cela nous fit connoître la friponnerie des premiers douanniers ; et, de plus, que nous avions autant de fois à païer pour nos bagages que nous aurions de douannes à passer dans les différentes villes de la Toscane. Ce fut donc ce qui nous fit résoudre à ne les traisner point avec nous à Livourne, puisque nous étions dans la résolution de retourner une seconde fois à Pise.

 

Note

1. En marge et d'une autre main, semble-t-il : "Les anneaux ou plutôt les bobèches de fer qui sont au-dessus servent pour mettre des flambeaux ou torches aux illuminations".