Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

pages 505 to 535

{505}

LIVOURNE [Livorno, Leghorn]

Couché à Livourne, le 12 janvier

Nous suivismes donc cette pensée, et nous nous mismes en chemin pour Livourne, où nous arrivasmes après avoir fait douze mille par une route fort agréable à cause d'une forest de trois mille de largeur que l'on traverse avant que d'y arriver. Les arbres de cette forest sont des chesnes verts, ce qui est d'une grande beauté dans l'hyver, qu'on voit quantité de montagnes aux environs chargées de neiges. Cette forest a été la seule que j'aye vue en Italie, quoy que je l'aye traversée d'un bout à l'autre par deux endroits, en y allant et en revenant. Elle est aussi tellement considérable dans le païs, qu'elle y attire à Pise le Grand Duc pour y chasser, n'y ayant vraisemblablement que celle-là seule, dans toutes ses terres, où il puisse faire cet exercice.

{506} Avant que d'entrer à Livourne, nous trouvasmes, tout proche de la ville, le cimetière des Juifs, par où il nous parut qu'il y en avoit un grand nombre. Les ramparts et les fortifications, qui sont toutes de brique, nous parurent fort régulières et très fortes. Les barrières qui sont au-devant du corps de garde sont de fer, ce que je n'ay vu dans aucun autre endroit qu'en celuy-là. Les maisons de la ville ne sont pas beaucoup élevées. Toutes les rues sont fort droites et aboutissent presque toutes à une grande place plus longue que large, à un bout de laquelle est la paroisse, qui est détachée de sous-bastimens. Cette place peut bien tenir en armes quatre mil hommes.

Indévots pénitens

Tandis que nous entendions la messe dans cette paroisse, je vis porter le viatique à un malade, chez qui quantité de pénitens gris l'accompagnèrent, chacun un cierge à la main. Ces pénitens sont gens de toutes sortes de conditions qui viennent dans l'église de la mesme manière que font à Paris les confrères crocheteurs, c'est-à-dire sans piété et sans modestie. Ils sont pourtant couverts d'un sac, au haut duquel il y a un froc dont ils s'envélopent le devant et le derrière de la teste, ne laissant d'ouverture que de la grandeur des deux yeux, pour voir clair. Le froc ne s'abaisse que quand le Saint Sacrement sort de l'église, après quoy tous ces pénitens marchent, les uns en suite des autres, en cet équipage qui feroit peur aux personnes qui n'ont pas accoutumé de voir de telles mascarades.

Beau port de mer

Si tost que nous eusmes entendu la messe, nous allasmes voir le port, qui fut le lieu ordinaire de nostre divertissement et de nostre promenade. Il n'est pas des plus vastes, mais il est des plus remplis de vaisseaux de toutes sortes de nations qui y abordent. Il en étoit tellement plein lorsque nous le vismes, qu'un grand nombre étoient obligé d'estre à la rade, à couvert d'un grand môle qui avance beaucoup dans la mer, où le Grand Duc, à ce qu'on nous dit, a dessein de pousser le port. Nous nous allasmes promener à l'endroit de terre où ce môle commence ; mais la mer, agitée par les vents qu'il faisoit, éleva les eaux et les flots si haut qu'elle les poussa par-dessus le môle, au pié duquel nous pensions bien estre à l'abri, et nous couvrit d'une abondance surprenante de ses eaux.

Belle figure de bronze

Depuis ma sortie de France, je n'avois vu aucun moulin à vent, ny dans toute l'Allemagne, la Bavière, l'Autriche, la Styrie, la Hongrie, la Carinthie, le Tirol, le Frioul, l'estat des Vénitiens, les duchez de Milan, de Parme, de Modène, de l'État ecclésiastique, du roïaume de Naples, les terres de Florence et de Luques. Ce fut donc à Livourne que je vis le premier, sur un bastion de la ville. Tout proche du port, il y a une très belle statue de marbre blanc, posée sur un pié d'estail de mesme, {507} qui est la figure de Ferdinand troisiesme [lire : Ferdinand II]. Ce pié d'estail est embelly aux quatre coins de quatre esclaves turcs, qui sont de bronze fait au naturel. Il ne se peut rien voir, en ce genre, de plus beau et de plus achevé.

Horrible prison des galériens

Nous eusmes la pensée d'acheter des singes dans cette ville. C'est pour cela que nous allasmes dans le lieu où sont enfermez les esclaves qui servent dans les gallères. Il n'y a rien de plus horrible à voir que ces lieux où ils sont enfermez. Ce sont tous Mores ou Turcs qui sont là retenus. Nous ne trouvasmes là qu'un seul singe à acheter, et cela contre l'ordinaire, ces misérables en ayant toujours un nombre considérable à vendre. La guerre faite l'année précédente à Gigéry, d'où ces sortes d'animaux viennent communément, en avoit rompu le commerce : si bien que M. le duc de Brissac acheta celuy qui étoit le seul à vendre, deux pistoles d'or. Je cherchay, dans cette ville, quelques petites gentillesses à acheter qui fust rare et qui pust s'apporter en France ; mais je n'y trouvay rien qui fust propre pour cela : si bien que je m'en remis à Paris, où tout ce qu'il y a de plus beau dans l'Europe se trouve à acheter.

En retournant du port, nous rencontrasmes le gros Arménien dont le portrait est à une enseigne sur le pont de Nostre Dame de Paris, qui y parut si longtemps, il y a quelsques années, pour tascher d'avoir raison de la prise de son vaisseau et de ses marchandises par des François de condition, armez en corsaires. Ce pauvre homme fut assisté par M. le duc de Brissac pendant qu'il sollicitoit icy ses affaires, aussi bien que d'un gentilhomme de nostre compagnie qui servoit pour lors de truchement à ce pauvre Arménien, qu'il reconnut à Livourne pendant que nous nous y promenions. Il luy fit toutes les démonstrations imaginables de reconnoissance ; et il le pria, et nous aussi avec luy, de venir en son logis, où il nous régala d'une grande tarte de massepin et de sorbec excellent, qui est une sorte de breuvage à la turque fort agréable.

Avanture d'un marchand arménien

Cet Arménien nous entretint, pendant le petit régale qu'il nous fit, non seulement de la grandeur de sa perte qu'il avoit faite avant que d'arriver en France, mais aussi de celle qu'il avoit soufferte quand il en sortit, laquelle il nous raconta avec une égalité d'esprit autant surprenante qu'elle luy avoit été sensible. Voicy comment il nous l'exposa. Il nous dit qu'après estre sorty de France avec quelque peu de choses qu'on luy rendit de tous ses biens qui luy avoient été pris, il monta dans un vaisseau avec sa femme et deux enfans qu'il avoit, pour venir à Livourne, où son vaisseau vint se briser environ à cinq mille de cette ville et à trois mille de terre : ce qui causa la perte de sa femme et de ses deux enfans, qui furent noyez en cette occasion, luy seul de sa famille s'étant sauvé à la nage, étant aussi aidé du débris de quelsques planches {508} du vaisseau. Ainsi, ce bonhomme perdit tout ce qu'il avoit, à la réserve de quelsques effets qui luy étoient restez à Livourne, où il commençoit de relever sa fortune assez heureusement. Il y avoit loué une maison, où il demeuroit avec une pauvre femme, son esclave qu'il avoit achetée, laquelle faisoit son ménage.

Effroïable et approuvée impureté de Livourne

S'il y a ville dans l'Italie qui soit dans le débordement de l'impureté, on peut dire que c'est celle de Livourne, laquelle a un grand commerce pour cela avec Naples, qui luy envoie quantité de filles perdues qu'on reçoit toutes dans cette ville, après néanmoins qu'elles ont été visitées par des médecins gagez pour cela par le Grand Duc : lesquels, si tost qu'ils en ont reconnu quelqu'une infectée du mal de Naples, ils la renvoïent d'où elle est venue ou la font incessamment sortir de la ville, dans laquelle on ne luy fait plus la grâce de se pouvoir prostituer. Ces mesmes médecins sont encore chargez de visiter, de quinze en quinze jours, toutes les femmes déjà receues pour la prostitution ; et s'ils s'apperçoivent qu'elles sont gastées, ils les font partir sans delay.

Vilaine commission de médecins

Je m'étonnay étrangement de cette salle et horrible commission ; mais celuy qui m'en parloit me fit connoître que cet ordre s'exécutoit par une police fort judicieuse : d'autant que, sans cette prudente précaution, me disoit-il, toute la ville seroit en moins de rien corrompue, à cause du prodigieux débordement qui s'y est répandu, et que l'abord de toutes sortes de nations orientales, des Espagnols, des Italiens, Holandois, Anglois, François, augmentent par leur arrivée continuelle dans cette ville.

Couché à Pise pour la seconde fois, le 13 de janvier

Nous reprismes la mesme route pour retourner à Pise que nous avions prise pour venir à Livourne, d'où nous n'emportasmes qu'un singe qui augmenta nostre bagage. Nous reprismes nostre mesme hostellerie, dans laquelle nous trouvasmes, à nostre retour, MM. de Tonnay-Charente et de Bourlemont, que nous avions laissez à Florence quand nous en sortismes. Ils avoient salué le Grand Duc à leur arrivée, qui les avoit très bien receuz, nous dirent-ils. Il leur avoit accordé la chasse dans la forest, ce qui n'étoit pas une grâce peu considérable, ordonnant mesme qu'on leur donnast des chevaux pour l'accompagner dans ce divertissement, où ils le suivirent toujours pendant leur séjour.

Présens mesquins du Grand Duc

Le Grand Duc leur envoïa encore des présens dans nostre hostellerie, dont ces messieurs nous firent part. Jamais on ne vit rien de plus mesquin que ces présens, qui ne consistoient qu'en quelsques bouteilles de très mauvais vin, en certaines {509} gimbelettes, oranges, citrons, et en pistaches qui, bien loin d'estre confites, n'étoient pas seulement tirées de leurs écorces.

Corps saint mis en bonnes mains

Ces messieurs avoient bien mieux été régalez à Rome, au moins M. de Bourlemont, à qui on avoit donné un corps prétendu de saint, à la considération de Monsieur son oncle, auditeur de Rote. Outre que je ne suis pas fort persuadé que tous les corps que l'on tire des catacombes soient des corps saints, pour les raisons que j'ay dites quand j'en ay parlé, c'est que je crus que si un corps saint eust été confié à M. de Bourlemont, il se fust tiré de ses mains à cause des blasphèmes qu'il prononçoit en toutes rencontres et de gaïeté de cœur.

Mais quoy qu'il en soit, que ce corps que ce gentilhomme remportoit de Rome fust saint ou non, je ne pus me dispenser d'admirer la conduite de ceux qui en font si facilement des largesses, en les confiant entre les mains de jeunes gens dont la vie très souvent est dans le dernier débordement. Je trouvay que cette conduite n'honoroit guères les saints, puisqu'on les traittoit si indignement que de les confier à des gens perdus et sans religion.

VIA REGGIO [Viareggio]

Couché à Via Regia, le 14 janvier ; avanture fâcheuse

Nous crusmes partir de Pise de bonne heure, pour venir coucher à Terra Santa [lire : Pietrasanta ?], mais une affaire impréveue, qui survint inopinément, nous empescha d'aller si loin et nous fit demeurer à Via Regia, où nous prétendions seulement disner. Voicy quel fut le sujet de nostre retardement. La dame qui venoit avec nous, dans la compagnie de son mari et de son fils, étant sortie de sa litière en arrivant à Pise, y avoit laissé un fort beau mouchoir de cou à passement. Si tost qu'elle fut entrée dans l'hostellerie, elle s'apperçut de sa perte et se souvint qu'elle avoit laissé ce mouchoir dans la litière. On y envoïa aussitost un vallet ; mais il n'y trouva rien, parce que le mouchoir étoit déjà enlevé. On crut aussitost, et avec fondement, que c'étoit une friponnerie des gens qui conduisoient les litières, et on les en accusa hautement. Aussi, s'en deffendirent-t'ils tout de mesme : si bien que nous autres n'ayant rien pour les convaincre, il fallut en demeurer là.

Ces gens n'agirent pas de mesme : car, feignans d'avoir besoin d'argent et témoignant qu'on leur feroit plaisir de leur en avancer sur ce qu'on étoit convenu avec eux à Florence pour nous conduire à Lérici, où nous devions nous embarquer, on leur en donna pour faire leur provision d'avoine ; et on crut qu'ayant ainsi touché de l'argent, ils seroient tout prests à partir dès qu'on témoigneroit le souhaiter.

{510} Insolence de mulletiers

Pendant donc que nous déjeunions, afin de partir en suite, on envoïa un vallet de chambre dire aux mulletiers qu'ils se préparassent à marcher, et qu'ils tinssent prestes les litières et les chevaux sur quoy nos gens montoient. Il n'en trouva pas un d'eux dans l'hostellerie : ce qui fit qu'il alla les chercher de tous costez dans la ville; et les ayant trouvez sur le pont, il leur dit de préparer toutes choses pour nostre départ : de quoy ces gens se moquèrent, disant qu'ils ne mèneroient point des personnes qui les prenoient pour des voleurs. Le vallet de chambre ayant fait rapport de ce beau compliment, on le renvoïa à l'heure mesme pour les presser de venir ; et un gentilhomme de M. le Duc étant sorti sans dire mot, pour chercher ces mulletiers, qu'il trouva encore sur le pont, il leur commanda tout de nouveau de venir : de quoy ces misérables se moquant comme auparavant, il les menaça de les y contraindre ; mais ceux-cy, ajoutant l'insulte à la raillerie, eurent bien l'impudence de luy dire que s'il parloit si haut, ils le jetteroient dans la rivière ; de quoy le gentilhomme piqué, mit l'épée à la main contre eux, dont le plus fier, qui fuïoit vers le palais où étoit actuellement le Grand Duc, fut atrapé avant qu'il pust y arriver ; et retournant la teste pour voir si on le poursuivoit, le gentilhomme luy déchargea un coup de plat d'épée sur les épaules et luy fit, en mesme temps qu'il retourna le visage, un balaffre de la pointe qui porta en cette partie : ce qui effraïa tellement tous les mulletiers, qu'ils se sauvèrent au plus viste dans des maisons voisines.

Embarras incommode

Cependant, le gentilhomme qui venoit de blesser le muletier en fut luy-mesme fasché, son dessein n'ayant point été de luy faire aucune plaie, mais seulement de luy donner quelsques coups de plat d'épée sur les épaules. Il me vint dire son avanture, afin d'appaiser M. le duc de Brissac, qui d'abord improuva cette action pour beaucoup de bonnes raisons ; mais moy luy ayant fait connoître que la chose s'étoit faite par mégarde, il fallut voir comment on sortiroit de cette affaire. Nous ne voyions point de moyen plus sûr pour en sortir, que de dire la qualité de M. le Duc ; mais la répugnance qu'il avoit à quitter l'incognito et à aller saluer son Altesse de Florence, luy fit tenter toutes les autres voies pour accommoder l'affaire.

Adroit mulletier à se contrefaire

Pour cela, il crut qu'il seroit à propos que quelsques-uns de nos messieurs et moy allassions faire nos plaintes chez le juge du lieu, comme nous fismes ; mais dans le temps que nous entrions pour cela, le muletier qui avoit été blessé et dont le sang couloit encore de sa joue, sur laquelle la plaie étoit assez légère, entroit aussi à mesme fin que nous, conduit par les muletiers du Grand Duc, qui demandoient justice. Le blessé faisoit très bien son personnage, car de temps en temps il se couchoit et feignoit de tomber en foiblesse : ce qui ne déplaisoit pas au juge, qui espéroit tirer {511} quelsques pistoles de cette affaire. Il faisoit tellement le fier qu'il ne vouloit point entendre nos raisons, et il ne répondoit rien à tout ce que nous luy disions de plus pressant, sinon qu'il y avoit du sang répandu. Enfin, comme nous vismes qu'il n'y avoit point d'accommodement à faire avec ce juge, il fallut luy dire la qualité de M. le duc de Brissac, qui étoit en cause, et luy faire entendre qu'il en iroit luy-mesme parler à son Altesse s'il ne passoit point sur ses terres incognito.

Juge trompé et adoucy

La qualité de duc et pair de France fit impression sur l'esprit du juge, qui s'adoucit beaucoup et nous parla, depuis ce temps-là, un peu moins fièrement qu'auparavant. Il nous dit mesme qu'il en alloit parler à son Altesse et luy faire sçavoir que, sans que M. de Brissac passoit incognito sur ses terres, il auroit l'honneur de le saluer. Ce juge nous pria de ne trouver point mauvais qu'il donnast connoissance de toute nostre affaire à son Altesse, d'autant qu'il ne pouvoit rien résoudre en des cas semblables sans sa participation, lorsqu'elle étoit sur les lieux.

Honnesteté du Grand Duc ; mulletiers devenus souples

Il alla donc parler au Grand Duc de nostre histoire : sur laquelle il nous fit justice de la manière du monde la plus obligeante, ordonnant à nos muletiers de partir quand nous leur commanderions de le faire, et de nous rendre au lieu dont nous étions convenus ensemble. Des trois muletiers que nous avions, il n'y en eut que deux qui vinrent avecque nous, le troisiesme, qui avoit été blessé, ayant mis un autre en sa place parce qu'il avoit peur d'estre maltraitté en chemin. Jamais gens ne furent plus souples et plus officieux que ceux qui achevèrent de conduire nos litières. Ils étoient tous si changez d'humeur, que nous ne les connoissions plus. Je rapporte cette histoire, pour apprendre à ceux qui voyagent comment ils doivent prendre leurs précautions avecque les voiturins et ne leur donner jamais d'argent d'avance.

Reconnoissance de M. le duc de Brissac

Avant que de sortir de Pise, M. le duc de Brissac envoïa un gentilhomme à son Altesse le duc de Florence pour luy témoigner le déplaisir qu'il avoit de passer sur ses terres sans avoir l'honneur de luy faire la révérence : mais qu'ayant couru toute l'Italie incognito, il trouveroit bon qu'il continuast comme il avoit commencé ; qu'au reste, il luy étoit très obligé de la justice qu'il luy avoit rendue contre ses mulletiers, et qu'il en avoit toute la reconnoissance qu'il devoit. Ce compliment fait, nous partismes de Pise, d'où nous ne sortismes point qu'après avoir donné de l'argent au mulletier qui avoit été blessé, lequel fut assurément satisfait de nous, puisque nous le fismes sans contrainte, mais de bon gré. Nous costoyasmes perpétuellement la forest de Pise, depuis cette ville et jusqu'à Via Regia, qui est un petit abord de mer, par des canaux que les Luquois ont fait faire pour venir en ce lieu qui leur appartient. Nous n'avons point été bien chauffez dans tout nostre voïage d'Italie, qu'en ce lieu-là.

{512} MASSA

Disné à Massa, le 15 janvier ; route bigarée

Jamais marche ne fut plus bigarée, pour les différentes terres de seigneurs et de souverains sur lesquelles nous passames, que cette journée-là. Le matin, nous sortismes des terres de Luques, et nous entrasmes un peu après sur celles de Florence. En suite, nous retournasmes sur celles de Luques encore une fois ; puis après, nous marchasmes sur celles du prince de Massa, qui est un souverain, et enfin sur celles de Gênes.

Agréable plan de vignes

Le chemin que nous tinsmes, depuis Via Regia jusqu'à Massa, fut assez agréable à cause de la quantité de vignes qui sont tout le long de la route. Ces vignes sont façonnées d'une manière toute autre que celles du reste de l'Italie. Elles sont à la vérité plantés au pié des arbres, comme partout ailleurs ; mais il y a là de grosses perches fichées en terre, environ à dix ou douze piés du tronc d'arbre, à quoy tous les sarments de la vigne sont attachez. On voit quelquefois sept ou 8 branches de sarment qui ont chacune sa perche, à laquelle elles sont liées : si bien qu'à voir la disposition de ces perches, qui sont plantées tout en rond allentour d'un arbre, on peut dire que ce sont autant de beaux berceaux couverts quand les feuilles sont dévélopées.

Pitoïable ville souveraine

Après avoir fait le chemin de huit mille ou environ, dans une campagne plantée en vignes de la manière que je viens de le dire, nous arrivasmes proche d'un marais assez grand qui s'étend jusqu'à une montagne, au pié de laquelle il y a un fort quarré, basti de brique à l'antique, lequel appartient au duc de Florence. Nous vismes de là toutes les collines de la montagne, qui s'étend assez loing, revêtues d'oliviers, et à un endroit de cette montagne, un autre fort bien ancien qui appartient aux Luquois. Environ à cinq mille de ce fort, qui n'est considérable que par son assiette, nous entrasmes dans les estats du prince de Massa, et nous vinsmes disner dans sa ville capitale, qui donne le nom à la souveraineté. Cette ville seroit prise ailleurs pour un village : mais puisqu'elle est la capitale d'un état et qu'elle est fermée de méchantes murailles, nous luy en laisserons la qualité.

Changement de monnoie incommode

Massa est au pié d'une montagne qu'elle a sur sa droite, du costé de Luques ; et du costé de Gênes, elle est élevée sur une haute éminence toute de roc, au pié duquel passe un torrent assez rapide, ce qui la rend inaccessible par cet endroit. Au haut de la montagne qui la couvre, sur la droite, est la maison de ce prince de Massa, dans laquelle il peut demeurer en seureté à cause d'un fort régulier, revêtu {513} de quatre bastions, qui commande à toute la plaine, qui est sur la gauche de Luques à Gênes. Nous disnasmes dans cette petite ville, où il fallut trouver de la monnoie du Prince : dont on nous avoit fait, le soir précédent, provision afin de païer le repas que nous y ferions.

Couché à Sesaranna, le 15 de janvier (1)

Ce changement perpétuel de monnoie qu'il faut faire en Italie, du costé de l'une et l'autre mer, à cause des divers souverains qui y commandent, fait un des embaras du voïage. Ce n'est pas qu'on n'y trouve partout assez facilement des monnoies nécessaires pour faire sa dépense, parce que les hostes d'où vous sortez le soir ou le matin avertissent toujours les voyageurs d'en prendre d'eux, en échange de la monnoie de leur païs ; mais outre que cet accommodement ne se fait pas sans perte, parce que dans les hostelleries on ne fait point ce change d'espèces sans tromper ordinairement les voyageurs, à qui on fait valoir les nouvelles monnoies qu'on leur donne au-dessus de leur prix courant, c'est que de plus on ne s'entend pas bien à supputer sa dépense comme il faut : parce que très souvent on perd la mémoire de la valeur des pièces, les nouveaux hostelliers vous trompant en ce cas, comme les précédens, outre encore qu'il demeure toujours entre les mains des voyageurs quelsques-unes de ces pièces de monnoie de reste dont on ne fait aucune estime ailleurs, personne ne les voulant recevoir hors les terres où elles ont cours. Nous portasmes cette perte à Sesaranna, petite ville de la seigneurie de Gênes, où on ne voulut pas nous décharger de ce que nous avions de reste de monnoie étrangère.

SESARANNA [Sarzana]

Friponnerie d'un corps de garde

Nous couchasmes, la nuit du 15 janvier, dans les fauxbourgs de Sesaranna et passasmes, le matin, le long de ses murailles, que nous trouvasmes dans nostre chemin en sortant. En passant là, un corps de garde bourgeois qui étoit à la porte de la ville, où nous n'avions aucun dessein d'entrer, nous arresta pour nous demander nos billets de santé. Ce corps de garde n'avoit pas tant envie de les voir, qu'il avoit de l'empressement de nous en donner de nouveaux, pour en tirer de l'argent, que nous leur donnasmes selon leur taxe, dont il n'y a point jamais d'appel. Ils ne laissèrent pas de nous rendre nos anciens billets de santé, ayant cette bonne foy de nous dire qu'ils nous étoient entièrement nécessaires pour entrer à Lérici : ce qui nous fit connoître qu'ils ne nous avoient donné ceux de Sesaranna que pour nous attraper de la monnoie.

{514} Couché à Lérici, le 16 et 17 janvier ; exactitude pour les billets de santé

La neige commença à tomber à l'endroit de cette ville de Sesaranna : si bien que, depuis là jusqu'à Lion, nous en vismes toujours la terre couverte. Le froid, qui redoubla cette journée, que nous fismes tout d'une traitte sans nous arrester pour disner, m'obligea de quitter la litière pour marcher à pié, afin de m'échauffer. Je le fis jusqu'à Lérici, où j'arrivay le premier de nostre compagnie, pour y prendre hostellerie. Environ à un mil de la ville, je fust arresté par un païsan, le fusil à la main, qui étoit dans une hutte sur le grand chemin, qui me demanda, et au petit fils de la dame qui venoit avec nous en France, nos billets de santé. Je luy monstray le mien, dont il se contenta pour tous les deux : ce qui ne se pratique pourtant jamais en Italie, où tous les particuliers sont obligez de représenter personnellement celuy qui est pour eux.

LÉRICI [Lerici]

Quand nous eusmes ainsi passé ce premier corps de garde, nous nous avançasmes vers la ville, en nous élevant toujours sur la montagne : où, lorsque nous fusmes au haut, nous sentismes un vent de mer, laquelle nous découvrismes de là, qui nous incommoda très fort et par son froid et par sa violence. Tout cela, joint à la neige que ce vent nous poussoit dans le nez, nous faisoit presser pour aller vistement chercher quelqu'abri dans la ville ou à l'entrée. Un nouveau corps de garde nous arresta et nous demanda encore nos billets de santé. Je luy monstray le mien, qu'il envoïa par un homme au gouverneur, qui le trouva bon et me le renvoïa.

On me donna donc, à moy seul, la permission d'entrer dans la ville ; mais on ne voulut pas que le jeune enfant qui étoit avec moy me suivist, parce qu'il n'avoit point son billet de santé, qui étoit entre les mains de son père et de sa mère qui estoient demeurez derrière. Je le laissay dans une des premières maisons, où je luy dis de les attendre, tandis que j'allois faire préparer bon feu dans l'hostellerie pour toute nostre compagnie, qui n'en avoit pas moins de besoin que moy. Je m'informay, en entrant dans la ville, quelle étoit la meilleure hostellerie ; et je fis cette demande assez inutillement, parce que pour l'ordinaire il n'y a point de choix à faire là-dessus dans les petites villes d'Italie, où communément il n'y en a jamais qu'une.

Génie des hosteliers italiens ; vaine attente

J'entray donc dans une grande maison qu'on m'avoit indiquée. La mer battoit au pié de tous costez, à la réserve du devant, où je trouvay le maistre. La première chose que je luy demanday, ce fut s'il avoit du bois en abondance. Il me répondit hardiment qu'il en avoit beaucoup, et que rien ne nous manqueroit chez luy. Il suivoit en cela la manière de parler de tous les hostelliers d'Italie, qui assurent toujours qu'ils ont profusion de toutes choses lorsque toutes choses leur manquent. Je fus assez simple pour me laisser dupper en cette occasion, après que nous l'avions été déjà {515} tant de fois en d'autres ; et je crus que, comme nous ne cherchions une hostellerie que pour y avoir bon feu, nous serions parfaitement bien dans celle-cy, où le bois ne nous manqueroit pas. L'espérance donc que j'eus, de régaler toute nostre compagnie de bon feu, fit que j'allay promtement au-devant d'elle, en luy faisant feste de tous les avantages, mais principalement de celuy du bon feu que nous aurions dans cette hostellerie, où le maistre m'avoit encore promis de me donner de belles chambres bien commodes.

Pitoïable et pénible hostellerie ; voïageurs mal chauffez

Tout nostre monde étant arrivé, on nous fit monter dans un second étage ; et on nous mit dans une grande et haute salle sans meubles, non pas mesme de table, que deux longues planches approchées l'une près de l'autre, dont la portée étoit si longue qu'elles estoient extraordinairement cambrées sur le milieu. Nous n'y trouvasmes point non plus de sièges, que deux misérables bancs qui assortissoient parfaitement bien le beau meuble de la table, qui étoit tout proche de la cheminée : dans laquelle nostre hoste vint jetter, pour nous bien refaire tous d'un très grand froid que nous avions, une petite javelle de branches mortes d'olivier, de la grosseur qu'on brûle icy celles de sarment de vignes. Tout nostre bois fut consumé en un moment, dès qu'on le mit au feu. Nous en demandasmes d'autres, et surtout qu'on nous apportast du gros bois pour entretenir le feu. Nostre hoste demeura aussi étonné de la profusion qu'il croyoit que nous voulions faire, que nous fusmes en suite surpris de la rareté qu'il y avoit de bois dans la maison ; car, après qu'il nous eut encore apporté une seconde javelle d'émondures d'olivier, de la grosseur de la première, il nous signifia qu'il n'en avoit plus à nous donner, et qu'il falloit qu'il en gardast pour d'autres voyageurs qui viendroient après nous.

Désagréable scituation d'hostellerie

Nous connusmes bien, par ce compliment qu'il nous fit, que nous passerions très mal nostre temps en ce lieu, durant le séjour que nous serions obligez d'y faire, n'y ayant pas d'apparence que les vents et le froid, qui étoit augmenté par le voisinage de la mer, finissent si tost. Elle battoit, comme j'ay dit, du costé au pié de l'hostellerie, dans laquelle les vents entroient d'autant plus facilement qu'il n'y avoit ny vitres ny chassis aux fenestres, mais seulement de très méchans contrevents à demi-pouris et si brisez, tant à la salle qu'aux chambres qu'on nous donna pour coucher, que pendant les deux nuits que nous demeurasmes là, nous fusmes contraints de boucher les trous de ces contrevents avec nos manchons, nos bonnets à l'anglois et nos chausses.

Couvent scitué sur un rocher au bord de la mer

Toutes ces incommoditez que nos ressentions, et le jour et la nuit, dans cette misérable hostellerie, nous en faisoient sortir le matin, tout le plutost qu'il nous étoit {516} possible, pour aller chercher quelque promenade qui pust soulager nostre chagrin et nous donner le moyen de nous échauffer en y allant. La première que nous fismes fut à un couvent d'Augustins, qui étoit scitué sur un rocher qui avançoit beaucoup dans la mer, distant de la ville d'environ une portée de mousquet. En allant en ce lieu, nous y trouvasmes tout ce que nous y cherchions, je veux dire et du chaud et du divertissement ; car, comme le rocher étoit fort élevé, il fallut beaucoup monter pour y arriver : ce qui nous échauffa si bien que quoy qu'il fist un très grand froid, il n'y avoit aucun de nostre compagnie qui ne suast en montant.

Nous trouvasmes aussi du divertissement sur ce rocher, parce que la scituation du lieu, qui étoit fort élevé, nous donnoit le moïen de découvrir de fort loin, et à droit' et à gauche, toute la coste, et de voir à nos piés la petite ville de Lérici, et devant nos yeux toute la plage de la mer dans toute son étendue. Ce que je trouvay là de plus agréable, fut une partie de ce rocher sur lequel ce monastère d'Augustins étoit basti, qui avoit une grande cavité dans le bas et une ouverture semblable au haut. Les vents poussoient la mer avec tant de violence dans cette cavité, qu'elle en sortoit toute écumante par le haut : ce qui faisoit une cascade dont le bruit étoit si horrible qu'on ne s'entendoit point parler, quelque effort qu'on fist pour crier.

Moine à pendans d'oreille

Quand nous eusmes vu ce rocher, et ce flux et reflux de mer que les vents y faisoient, et ces horribles cascades qui en tomboient, nous entrasmes dans le monastère : où tout d'abord nous trouvasmes un grand frère portier, aagé d'environ cinquante ou cinquante-cinq ans, qui avoit fort bonne grâce à cause de deux pendans d'oreilles qui paroissoient dans son froc. Assurément que s'ils eussent été au moins dorez, que ce rare ornement luy eut donné bien de l'éclat ; mais parce qu'ils n'étoient que de fer ou d'acier, ils ne relevoient pas beaucoup sa bonne mine.

Pauvreté monacale sans mérite

Après cette rencontre, je ne m'étonnay plus tant des pendans d'oreilles de cet autre moine de l'Annonciade de Florence qui en portoit d'or, comme je l'ay marqué cy-devant, celuy de Lérici n'en portant que d'une matière bien plus vile et qui ressentoit bien mieux la pauvreté monacale : laquelle il nous fit assez connoître, en nous demandant quelque chose pour avoir des soulliers en son particulier, nous assurant qu'il n'avoit quoy que ce soit pour son vestement que ce qu'il pouvoit quester ainsi dans les rencontres.

Sincérité louable

Nous vismes en suite le Prieur de ce monastère, qui nous paru un homme d'esprit et assez sincère ; car luy faisant compliment sur la douceur qu'il y avoit pour un homme de sa profession, d'estre dans un lieu solitaire et parmi de bons moines, il me dit, pour le premier, qu'une solitude trop grande, telle qu'étoit {517} la sienne, n'étoit point charmante ; et pour le second, il me fit connoître qu'il n'y avoit aucune douceur à estre le conducteur de gens qui ne vouloient point porter le joug.

Quelque esprit que ce moine parust avoir, il ne laissoit pas d'estre fortement persuadé de quantité de miracles fabuleux qui sont fréquens en Italie ; mais quelque pauvre et misérable que fust son monastère et son église, il ne laissoit pas d'avoir, aussi bien que les plus riches, sa Madona miraculeuse : ce que je trouvay fort dans l'ordre, puisque toutes les églises d'Italie en ont chacune une en propre.

Miracle fabuleux et ridicule

Je fus bien aise d'apprendre de luy la preuve de sa Madona miraculeuse : aussi me l'a donna-t'il sur l'heure, en me monstrant, dans son église, grand nombre d'ex voto attachez en plusieurs endroits pour servir de témoignages à ceux qui douteroient de la vérité de ces prodiges : mais il me dit bien autre chose de sa Madona miraculeuse, m'assurant qu'elle étoit venue seule dans un vaisseau qui avoit abordé à son monastère, étant passée d'Affrique sans pilote pour venir faire sa résidence dans son couvent de Lérici. Comme je ne me contentois pas de ce qu'il me disoit pour preuve, et que je luy en demandois d'autres, il demeura un peu court, m'apportant néanmoins, mais par manière d'acquit, la tradition ridicule du païs : qui le croyoit si bien que, de toute cette costé de la mer et des environs, on y vient en pèlerinage, cette dévotion, fondée sur un miracle apparemment faux, ne déplaisant pas à ces moines, qui en tirent du lucre, pouvant dire en cette rencontre, comme ces ouvriers d'Éphèse dont il est parlé dans les Actes: De isto artificio, est nobis acquisitio (2).

Pesche du Purgatoire

Nous vismes encore, dans cette mesme chappelle, des effets miraculeux de la ceinture de sainte Monique, qui servoit de ligne et d'hameçon tout ensemble, pour pescher et tirer des âmes du Purgatoire, d'où on les enlevoit, en peinture, avec une merveilleuse facilité.

Autre pesche des âmes

Le lendemain de cette visite que nous avions faite dans ce monastère d'Augustins, nous allasmes entendre la messe dans la paroisse du lieu : où d'abord nous vismes le pareil effet du cordon de saint François, que nous avions vu dans ce couvent dont je viens de parler, de la ceinture de sainte Monique. Je veux dire que, comme avec celle-cy, on faisoit aussi à cet autel, avec celuy-là, une semblable opération.

Impudente impiété de moines

Nous prismes garde, encore dans cette église, à une chappelle sous le nom de saint Augustin, tout proche de celle où étoit le cordon de saint François. Dans celle-là, {518} nous apperçusmes cest docteur à genoux, entre Jésus Christ et la Sainte Vierge, qui luy donnoit à têter, à qui le volet du tableau faisoit dire ces mots ridicules écrits en latin: In medio positus, qui ibo, nescio, c'est-à-dire, Je ne sçais auquel des deux m'addresser. Il falloit assurément que quelque moine eut eu l'impudence de faire écrire ces mots, comme tirez des écrits de saint Augustin : à qui il les attribuoit faussement, ce grand saint étant trop bien instruit de nostre religion pour hésiter à qui, du Fils ou de la Mère, il auroit recours dans ses besoins. Je ne parleray point que, dans ce mesme tableau, on avoit donné à ce saint un habit monacal dont il est constant que ce saint ne fut jamais revêtu.

Puanteur d'ail

Comme nous n'avions rien à faire dans la ville de Lérici, et que nous ne pouvions demeurer dans nostre hostellerie à cause du froid qu'il y faisoit, nous ne faisions que promener de tous costez pour soulager nostre ennui. Ainsy, ayant appris qu'il y avoit encore dans ce lieu un couvent de Capucins, nous l'allasmes visiter. Nous n'y trouvasmes que ce qu'on trouve ordinairement après midy dans ces sortes de couvents : je veux dire, un pauvre frère convers tout seul, qui étoit le gardien de la maison. D'abord, nous entrasmes dans l'église, qui puoit tellement l'ail, quoy qu'il n'y eust personne quand nous y entrasmes, que nous n'y pusmes demeurer pendant le moindre tems. Le lieu étoit tellement infecté de cette puanteur, que les murailles la transpiroient. Cela venoit de la grande quantité des gens du païs, qui mangent fréquemment de cette drogue, dont ils portent partout la mauvaise odeur qu'ils impriment mesme dans les pierres.

À la sortie de cette église, j'entray avec un gentilhomme dans le couvent de ces Capucins, où je ne trouvay que ce bon frère convers tout seul. Je l'abordé, étant assez empesché de ma personne : parce que ce bonhomme n'entendant point le latin, et moy ne parlant pour lors italien qu'avec peine, je ne sçavois pas comment je pourois l'entretenir. Je fis néanmoins de nécessité vertu, le moins mal que je pus. Je ne sçais si ce bon frère me voulut flatter en cette occasion : quoy qu'il en soit, je mérité son approbation pour bien parler italien, encore que dans la vérité je n'en sçavois pas grand'chose. Sa simplicité pourtant me persuada que je n'avois pas tant mal réussi, puisqu'il m'en faisoit un éloge.

Présent d'oranges douces

J'admiray le cloistre de ces Capucins et un petit jardin tout proche, qui étoient tous deux plantez d'orangers. J'en détachay une orange, que je trouvay très excellente parce qu'elle étoit douce ; et ce bon frère ayant apperçu que je prenois goust à ce fruit, en cueillit incontinant un grand nombre, qu'il donna au gentilhomme avec qui j'étois, et à moi pareillement, dont nous régalasmes, au retour de là, nostre compagnie : dont M. le Duc conclut qu'il falloit faire quelque aumosne à ce pauvre {519} couvent de Capucins, sur ce que le patron qui devoit nous conduire à Gênes dans sa barque nous assura qu'il étoit en nécessité.

Reconnoissance pour le présent

On résolut bien cette aumosne pour lors, mais on ne l'exécuta pas, parce qu'on l'oublia en suite. Ainsi nous ne la fismes pas sur les lieux ; mais nous en étant apperçus quand nous fusmes arrivez à Gênes, on la mit entre les mains du patron de nostre barque, qui nous paroissoit un homme de bien, afin qu'il la donnast à ces bons pères quand il seroit retourné de Gênes à Lérici.

LEVANTI [Levanto, Portovenere]

Couché à Levanti, le 18 de janvier

Quand nous eusmes fait marché avec le patron qui devoit nous conduire à Gênes, nous partismes de Lérici, que nous quittasmes sans regret après y avoir passé 2 jours fort mal à nostre aise, le mauvais temps nous ayant arrestez là plus que nous ne nous étions proposez. Nous n'eusmes pas, pour la pluspart, grande appréhension de la mer, parce qu'on nous avoit dit que nous irions par la rivière de Gênes, et que nous irions toujours terre à terre. Nous nous étions persuadez que cette rivière de Gênes étoit un fleuve du païs qui venoit se décharger aux environs de cette ville dans la mer ; mais quand nous sceusmes que cette mer, depuis Lérici jusqu'à Gênes, portoit ce nom, nous fusmes un peu plus allarmez de nostre voïage.

Ignorans voïageurs

Une autre chose pourtant nous consola là-dessus, quand on nous dit que, quoy que nous allassions sur mer dans une petite barque qui ne pouvoit contenir au plus que vint personnes, nous irions perpétuellement terre à terre. Nous nous figurions, pour lors, cette voiture comme celles des grands batteaux de la rivière de Seine, que des chevaux qui sont sur terre tirent avec une corde ; mais nous fusmes bien détrompez de cette fausse imagination, quand nous nous vismes quelquefois à deux lieues en mer, sans qu'aucun cordage nous retint en terre.

Je m'expliquay de l'un et de l'autre au patron de nostre barque, qui me dit qu'on ne nous avoit point trompez, et qu'effectivement nous étions sur la rivière de Gênes, et que nous allions aussi terre à terre, parce que nous nous la perdions point de veue. J'avoue que j'eus peine de nous voir dans un si pauvre petit bastiment sur mer, et surtout au mois de janvier, et que je témoignay que c'étoit manquer de prudence que de se commettre là-dessus, comme nous faisions, en un temps si fâcheux ; mais on se railla un peu de moy, en me disant que j'avois donc peur : mais aussi dans la suitte je me divertis de ceux qui m'avoient raillé auparavant, comme je le diray cy-après.

{520} Fâcheuse avanture

Quand nous fusmes prests d'entrer dans la barque, il se présenta un misérable François qui demanda qu'on luy fist grâce de le passer à Gênes : ce qu'on luy accorda. Ce pauvre garçon avoit été dévalizé entre Pise et Livourne par d'autres François, à qui il avoit donné ses hardes à porter, pour se soulager. Ils le soulagèrent en effet de son fardeau; car, s'étant dérobez de luy, ils vendirent tout son bagage et le laissèrent sans quoy que ce fust. Il nous dit qu'il les avoit attrapez à Sesaranna ; et que, voulant les mettre entre les mains de la justice, il se retint, touché du déplaisir qu'ils témoignèrent avoir de la friponnerie qu'ils avoient commise, et engagé encore à cela par une promesse qu'un de deux luy fit, d'une somme revenant au prix de ses hardes, qu'il devoit prendre à Lion chez son père, qui ne se trouva pourtant point quand nous y vinsmes.

La barque donc que nous avions louée étant preste, nous montasmes dedans avec sept rameurs et le patron, qui faisoient, avecque nous, vint personnes. Nous eusmes un assez beau temps pendant tout le matin : ce qui fit que nous vismes à nostre aise un petit port distant de Lérici de cinq ou six mille, qu'on appelle Porto Veneré. La mer fait, à un demi-mil de ce port, une petite isle à cause de quelsques rochers qui, s'aprochant de terre du costé de Gênes d'assez près, en disposent comme un petit port où des barques seulement peuvent demeurer à couvert des vents.

Maladie commune de mer

Nous ne fusmes pas plutost arrivez vers Porto Veneré, que la pluspart de ceux de nostre compagnie se sentirent de la maladie ordinaire de mer, qui est l'envie de vomir. Pour moy, je n'en ressentis point, cette journée-là, aucune incommodité. Bien loin d'estre malade comme tous l'étoient, je ne fus jamais plus gay ; et je ne ris jamais d'avantage, mesme contre mon gré, voyant bien que ma gayeté pouvoit faire peine à ceux qui étoient malades. Néanmoins, toutes ces belles pensées ne m'empeschoient pas de rire et de le faire avec d'autant plus d'excès, sans pouvoir en aucune manière m'en empescher, que la simplicité de quelsques-uns m'en donnoit l'occasion que voicy.

Juste sujet de divertissement

J'ay dit qu'en partant de Rome, nous emmenasmes avec nous M. de Bugi, nostre hoste, sa femme et son fils aagé d'environ douze ans. Comme nous fusmes en chemin, et qu'on nous eut dit qu'il faudroit faire environ cent mille par mer pour venir à Gênes, j'eus peine de voir que la damoiselle de Bugi et son fils, qui n'avoient jamais sorti de Rome, s'esposassent ainsi sur mer : où très assurément l'un et l'autre ne manqueroient pas d'estre incommodez. J'en témoignay ma crainte au mari, qui m'assura que qui que ce fust de sa famille ne se trouveroit mal pour aller sur mer, parce qu'il avoit fait essay de la voiture d'eau sur le lac de Castel Gandolfe, où il {521} s'étoit promené avec sa femme et son fils, sans que pas un d'eux s'y fut trouvé mal et eust eu envie de vomir.

J'avoue, pour moy, que quand ce bon monsieur m'eut dit qu'ils n'avoient point tous eu envie de vomir en se promenant sur le lac de Castel Gandolphe, je ne pus m'empescher de rire en voyant le rapport qu'il y avoit de ce lac à la mer, celuy-là, qui est au pié de la maison de plaisance du Pape, n'ayant pas deux fois plus d'étendue que la Place Roïalle de Paris. Non seulement je me mis à rire quand ce bon monsieur me dit cette ingénuité, mais dès ce moment-là mesme, je m'apprestay à le faire bien autrement quand nous serions sur mer.

Perfidie de la mer

Ce fut donc la raison pourquoy, après avoir passé Porto Veneré, où le mari, la femme et le fils souffrirent le vomissement, que l'essay que tous les trois avoient fait sur le lac de Castel Gandolphe, sans se trouver mal, me vint en pensée : ce qui me fit rire si extraordinairement, contre mon gré, que tous ceux qui ne vomissoient pas encore s'en étonnèrent et me demandèrent d'où venoit un excès de ris si prodigieux qu'étoit le mien. Je leur dis simplement qu'il venoit de la perfidie de la mer, qui avoit donné parole à M. de Bugi et à toute sa famille de ne les traitter pas plus mal que le lac de Castel Gandolphe, et que s'ils pouvoient bien supporter les eaux de celuy-cy, ils seroient capables en suite de porter ses tempestes et ses secousses. Cependant, je voïois, leur di-je, que la mer, après avoir ainsi donné sa parole à M. de Bugi et à toute sa famille, elle ne la leur gardoit point : puisque n'ayant point tous vomi sur le lac, je n'en voïois aucun d'eux qui ne vomist et ne travaillast beaucoup sur mer.

Agréable coste de la mer ; terrasses nombreuses et fertiles

Quand mon ris immodéré, que je ne pouvois pour lors retenir, fut passé, je me divertis à considérer la coste, le long de laquelle nous voguions à trois ou quatre mille de terre. Je remarquois de temps en temps quantité de petits forts qui sont bastis à tous les endroits où on peut prendre terre, afin d'en empescher l'abord et la descente. Pour le reste qui est le long de la coste, ce ne sont que des rochers escarpez presque partout et élevez comme de hautes murailles, si bien qu'ils sont inaccessibles. Les endroits où ils n'ont pas la mesme élévation, en ont pourtant assez pour se deffendre des descentes, comme il y a un peu plus de plat, dont les habitans qui sont dans les montagnes se servent pour y semer un peu de blé ou pour y planter quelque peu de vignes, sur des terrasses qu'ils élèvent par le moyen de quelque peu de terre qu'ils grattent de tous costez et qu'ils apportent là avec beaucoup de peines. Ces terrasses ne sont pas, pour l'ordinaire, de plus de sept ou huit piés de large et de sept ou huit toises de long. Elles sont, en des endroits, en si grand nombre que quelquefois on en compte jusqu'à environ cinquante, les unes sur les autres : ce qui fait un effet assez agréable dans le temps de la verdure.

{522} Pénibles à entretenir ; digues de marbre

Ces sortes de terrasses sont d'un grand entretien, à cause des torrens qui, tombant du haut des montagnes, entraisnent fort souvent dans la mer toutes les terres, après quoy il faut que les pauvres habitans en grattent d'autre et la rapportent avec beaucoup de peine, en la place de celle que les eaux ont entraisnées. Il est bien vray qu'ils ont le soin de faire des murailles pour soutenir leurs terres, mais ces murailles ne servent guères que contre les petites pluyes, et jamais contre la rapidité des torrens, qui arrachent non seulement les blés mais aussi les vignes. Tous les rochers de cette coste sont d'un marbre bastard dont on voit de grandes veines qui se répandent de tous costez.

Obéïssance surprenante et pénible des matelots

Ce fut le seul divertissement que nous eusmes, ce jour-là, en voyant cette coste, le long de laquelle nous ne fismes avec notre barque que trente mille, parce que le vent ne nous étoit pas favorable. Nous vinsmes prendre terre, le soir, à Levanti : où, en arrivant, j'admiray la promte obéïssance de deux de nos rameurs, à qui le patron de nostre barque n'eut pas plutost dit de se déshabiller et de se mettre en mer pour nous porter tous, les uns après les autres, à terre, qu'incontinent ils se mirent dans l'eau à moitié corps, quoy qu'il fist pour lors un très rude froid. C'est ainsi qu'ils en sont toujours pour les passagers, sur les costes où il n'y a point de port : parce que pour lors la barque ne peut point approcher de la terre, à cause qu'il y a peu d'eau et qu'elle ne peut flotter jusqu'au bord.

Vilaine et horrible hostellerie

Nous respirions après ce giste de Levanti pour beaucoup de raisons, mais principalement pour nous refaire du froid que nous avions enduré pendant toute la journée dans nostre barque ; mais nous n'y trouvasmes rien pour cela, parce que nous n'eusmes qu'une misérable hostellerie la plus salle et la plus dénuée de toutes commoditez, de touttes celles que nous eussions veues en Italie. Le bois y étoit aussi rare qu'à Lérici. Il est bien vray qu'on nous en donna là, comme à Lérici, où nous avions eu deux petites javelles d'émondures d'olivier qui nous servirent tant soit peu ; mais les pareilles qu'on nous donna à Levanti nous furent entièrement inutiles, à cause qu'il fumoit si extraordinairement dans la maison que cette incommodité nous en chassa tous et nous fit séparer en trois bandes pour aller chercher giste. M. de Brissac prit party, avec ses vallets de chambre, chez un bourgeois qui luy offrit par compassion sa maison de fort bonne grâce. Un gentilhomme et moy allasmes chercher un' autre hostellerie : laquelle, quoy qu'elle fust pitoïable, étoit pourtant un peu moins mauvaise que celle que nous venions de quitter, dans laquelle nous laissasmes le reste de nostre compagnie avec une vintaine de preneurs de tabac dans une mesme salle.

{523} CESTRI [Sestri Levante]

Couché à Cestri, le 19 janvier ; présage de tempeste

Quoy que nous eussions un assez mauvais poste dans Levanti, nous eusmes pourtant peine d'en sortir le lendemain matin, parce que nous prévoyions la tempeste qui devoit arriver, par les marques mesmes que l'Évangile [Matthieu 16 : 2-3] rapporte quand il dit que ceux qui sont habiles connoissent, par l'inspection du ciel qui est meslé de couleurs obscures et éclatantes, la tempeste qui doit arriver. Nous en jugeasmes de la sorte, parce que nous vismes que le ciel étoit peint de ces différentes couleurs ; et suivant le juste préjugé que nous en avions, nous dismes au patron de nostre barque qu'il n'étoit point à propos de nous mettre, ce jour-là, sur mer, parce qu'assurément nous aurions de la tempeste. Il tomba bien d'accord avec nous qu'il y en auroit, mais il nous dit qu'elle ne viendroit pas si tost, et que nous serions arrivez à Cestri avant qu'elle s'élevast. Nous nous rendismes à son sentiment, contre le nostre, parce que nous crusmes que ce bonhomme avoit plus de connoissance et des vents et de la mer, que nous n'en pouvions avoir, et qu'ainsi il ne nous exposeroit pas au péril de nauffrage.

Incommodité fâcheuse sur mer ; sujet raisonnable de crainte

Nous nous embarquasmes donc sur sa parole, nous confiant aussi à son expérience ; mais à peine eusmes-nous fait trois mille en mer, qu'un vent également froid et violent, accompagné de pluie et de neige qui tomboient sur nous, d'autant que nous étions à découvert dans la barque, nous secoua d'une étrange manière. Chacun commença tout de bon d'avoir peur ; et quoy que j'eusse encore ry, ce jour-là, à cause des vomissemens qui reprenoient tout de nouveau, contre la promesse faite sur le lac de Castel Gandolphe, je ne laissay pas de devenir un peu plus sérieux, partie à raison du vomissement qui me prit tout d'un coup, comme j'en fus délivré en un moment, partie aussi à cause du péril évident où nous nous vismes pendant quatre ou cinq heures, nostre barque, qui alloit à la bouline, étant quelquefois d'un costé à trois ou quatre doigts de l'eau, et de l'autre à 8 ou dix piés. Outre cela, les vagues qui entroient souvent dans nostre barque, redoubloient nostre peur : si bien qu'il s'en trouva, parmi nous, de tellement intimidez de cette bourasque, et si abbatus du vomissement continuel qu'ils souffroient depuis le moment que nous étions montez dans la barque, qu'un entre autres se résolut de se jetter à l'eau, ayant déjà mis bas, à ce sujet, son manteau et tiré ses soulliers pour mieux nager.

Je taschay, le mieux que je pus, de le fortifier, dans le désespoir où il étoit ; et après l'avoir exhorté d'avoir confiance en Dieu, qui avoit entre ses mains nostre vie pour en disposer comme bon luy sembleroit, je luy représentay qu'étant à plus de quatre mille en mer et n'y ayant aucun lieu sur la coste où il pust aborder, parce qu'elle étoit {524} toute revêtue de rochers surs lesquels il étoit impossible de grimper, il se noïeroit très assurément. J'exhortay en suitte tout nostre monde à avoir confiance en Dieu, qui nous retireroit peut-estre du péril si considérable où nous étions. Les paroles que je leur dis, pour lors, les rassurèrent un peu et empeschèrent ce gentilhomme dont je viens de parler de se jetter en mer, comme il en avoit pris la résolution.

Prudence du patron de nostre barque ; évident danger

J'étudiois cependant la contenance et de nostre patron et de nos rameurs, qui avoient cessé de travailler afin de laisser aller nostre barque au gré du vent. Nostre patron me parut fort sage et fort judicieux pendant tout le temps de la tempeste ; car quoy qu'il reconnust bien que nous étions en danger, comme il nous le dit après qu'il nous eut fait prendre terre à Cestri, il ne nous en fit néanmoins rien paroître sur mer ; mais au contraire, il nous disoit incessamment: Signori non deviate non sera niente, c'est à dire, Messieurs, ne perdez pas courage, ce ne sera rien. La manière de parler de ce bonhomme me relevoit le cœur, jusqu'à ce qu'une vague violente étant venue, qui jetta une prodigieuse quantité d'eau dans nostre barque, et le vent qui redoubla en mesme temps et qui rompit la corde de nostre voile, attachée au mas de ce petit vaisseau, ayant intimidé nostre patron luy-mesme, il se mit à crier subitement, San Nicolo, parole qui me fit connoître que nous étions en un très grand danger et qu'il étoit temps de penser sérieusement à nous.

Quelsques-uns de nostre compagnie comprirent, aussi bien que moy, ce que signifioit cette subite exclamation du patron et demandoient avec empressement qu'on nous mist à terre : ce qui ne pouvoit pas se faire, tant à cause de la tempeste dont ils ne pouvoient pas se rendre maistres, qu'à cause des costes où on ne pouvoit pas aborder. Cela faisoit qu'ils gémissoient fort pitoïablement, et qu'ils prioient Dieu du meilleur cœur qu'ils eussent jamais fait. Nous nous vismes en cet état pendant quatre ou cinq heures, après quoy le vent ayant un peu cessé, nos rameurs recommencèrent à travailler ; et nous abordasmes ainsi, environ sur le midy, à Cestri, où ceux qui nous avoient portez, le jour précédent, à demi-nuds sur leurs épaules, se déshabillèrent encore pour nous porter tout de mesme à terre.

Résolutions sans effet

Si jamais on se crut heureux d'estre en sureté, ce fut en cette occasion-cy. La première chose que nous fismes, tous étant à terre, fut de conclure que nous n'irions plus par mer, et que nous ne hazarderions plus nostre vie, comme nous avions fait ce jour-là. Nous entrasmes tous dans l'église de la paroisse pour remercier Dieu de nostre délivrance ; et en suite nous allasmes chercher une hostellerie où nous pussions loger. Nous en trouvasmes une qui n'étoit guères mieux garnie que les précédentes ; et après avoir disné, nous nous informasmes si nous ne pouvions point avoir {525} des voitures pour aller le lendemain par terre à Gênes ; mais outre que nous ne trouvasmes là ny litières ny mulets ny chevaux, on nous dit qu'encore que nous eussions à choisir de ces voitures que nous demandions, nous ne pourions pourtant pas aller par terre à Gênes, à cause que les montagnes étoient couvertes de neiges et de glaces, et qu'ainsi nous nous engagerions à périr dans cette marche remplie de précipices de toutes parts. Ainsi, il fallut se désister de la résolution que nous avions prise de ne plus aller sur mer, et se préparer à y monter encore une fois le lendemain.

Pesche ingrate

Cela fait, nous allasmes chercher dans Cestri de quoy nous désennuïer. Nous y fismes faire la pesche, qui fut assez maigre, quoy qu'elle se fist en apparence à grands frais. On la fit devant nous, avec des filets d'une prodigieuse longueur. Une barque les vint prendre à terre et les alla tendre en mer, à la portée de plus de trois mousquets : après quoy, plus de vint personnes tirèrent d'abord ces filets, dans lesquels on ne prit pas, en trois ou quatre fois qu'ils furent jettez, aucun poisson considérable, ceux que l'on prit pouvant au plus remplir tous ensemble un chapeau. Je remarquay bien que cette pesche de si petits poissons n'étoit point un hazard, parce que je vis les mailles des filets, qui étoient très petites et travaillées de la sorte que pour prendre des poissons fort menus.

Proverbes au sujet de Gênes

Cette pauvre pesche me fit souvenir d'un proverbe commun en Italie, qui se dit de Gênes et de toute sa coste, de la mer, des montagnes et des habitans du païs, sçavoir est que la mer est sans poisson: mare senza pesce ; que les montagnes sont sans bois, montagne senza legno ; que les hommes y sont sans foy, huomini senza fede ; et enfin, que les femmes y vivent sans pudeur, donné senza vergogna.

Ordonnance épiscopale fort chrétienne

Une telle pesche, où je n'avois eu aucune satisfaction, étant faite, je repris le chemin de nostre hostellerie ; et comme j'y allais, j'appercus une affiche à la porte de l'église de la paroisse, de laquelle je m'approchay pour en faire lecture. Je trouvay que c'étoit une ordonnance de l'évêque de Brognanata, sous la jurisdiction duquel étoit la petite ville de Cestri. Cet évêque l'avoit signée de son nom, qui étoit Giovanni Battista de Diéci. Elle étoit datté de l'avant-veille de Noël de l'année 1664 et affichée aux portes de cette église, comme par toutes les autres de son diocèse, pour régler l'administration du sacrement de pénitence : dont la prophanation qu'en faisoient les prestres et les pénitens de ce diocèse paroissoit extraordinairement toucher ce bon prélat, qui prétendoit par ce mandement en arrester le cours. Voicy la substance des chose qu'il portoit.

{526} Zèle louable

Premièrement, il y exhortoit ses diocésains à se convertir à Dieu, et il leur faisoit connoître que ce n'étoit pas sans douleur qu'il apprenoit qu'il y en avoit quantité, parmi eux, qui vivoient dans une habitude continuelle de péché et dans les occasions prochaines de le commettre ; mais ce qui faisoit, disoit-il là, l'excès de son affliction, étoit de voir que les prestres, tant séculiers que réguliers, sans avoir égard à cette malheureuse disposition dans laquelle les pécheurs vivoient, ne laissoient pas de leur donner l'absolution. Luy prélat, voulant arrester cet effroïable dérèglement des pécheurs et le mauvais usage que les prestres faisoient de l'autorité qu'ils avoient receue de Jésus Christ, il déclaroit que ces sortes de péchez d'habitude, et d'occasions prochaines à les commettre, étoient des cas réservez à luy seul ; et qu'il deffendoit à tous prestres, tant séculiers que réguliers, d'entreprendre d'en absoudre ceux qui en seroient coupables, reconnoissant que ou la seule lascheté ou l'ignorance des prestres étoit cause que les pécheurs ne sortoient point du misérable état des habitudes ou des occasions prochaines du péché.

Dieu a des évêques à luy de toutes parts

Quand j'eus lu cette ordonnance et si sainte et si épiscopale, je me trouvay poussé à dire ces paroles de l'iie chapitre des Actes [verset 38] : Dieu a donc aussi fait part aux Gentils du don de pénitence qui mène à la vie. Ces paroles me vinrent en l'esprit parce que je m'étois persuadé, voyant une corruption si générale dans toute l'Italie, que l'on n'y connoissoit presque pas Dieu, et qu'il n'y avoit qu'en France où on eust encore assez de force pour y faire des livres où les règles de la pénitence fussent renfermées, tel qu'est celuy de La Fréquente Communion et de La Tradition de l'Église (3) ; et cepandant, je remarquay bien, par cette ordonnance si sainte, que Dieu avoit des serviteurs partout et qui avoient mesme des sentimens beaucoup plus forts pour le rétablissement de la pénitence qu'il ne nous en paroissoit dans les livres dont je viens de parler.

En mesme temps que j'admiray la force et le zèle de ce saint évêque pour arrester les crimes de tant de pécheurs, je craignis pour luy ; et je jugeay bien que si les Jésuites entendoient jamais parler de ce règlement, eux qui ne veullent que de la complaisance et de l'indulgence pour les plus scélérats et les plus abandonnez des pécheurs, ils ne manqueroient pas d'exciter et tous les peuples et tous les moines contre ce saint évêque, comme ils ont tasché de soulever toute la {527} l'illustre auteur du livre de La Fréquente Communion. Pour moy, je m'imaginois déjà les entendre dire à tout le monde, contre ce prélat, ce qu'ils avoient dit autrefois contre l'auteur du livre de La Fréquente Communion, et qu'ils parloient contre luy de la manière que firent autrefois ces Juifs dont il est parlé dans le chapitre 21 des Actes [verset 28], qui disoient aux autres: Au secours, Israélites : voicy celuy qui dogmatise partout contre ce peuple, contre la Loy et contre ce saint lieu, et qui de plus a encore amené des Gentils dans le Temple et dans ce saint lieu, c'est-à-dire : si vous voulez, prestez main-forte, fidelles, voicy celui qui se mesle d'enseigner des choses nouvelles, contraires à la pratique commune, et qui de cette manière va perdre l'Église de Dieu.

Rembarquement

J'aurois eu bien envie de séjourner quelsques jours à Cestri, pour apprendre si cette généreuse ordonnance de l'évêque de Brognonata n'auroit point attiré quelque bruit par la faction des Jésuites, au cas qu'elle eust été mise en exécution ; mais il nous fallut partir pour Gênes et nous embarquer tout de nouveau, nonobstant la ferme résolution que nous avions faite de ne plus aller par mer ; mais la nécessité d'achever ainsi nostre voyage, et le beau temps qui nous parut le matin, nous fit oublier la tempeste du jour précédent. Nous montasmes donc tous dans la barque, et nous fismes en très peu de temps dix mille de chemin, à cause que nous avions le vent favorable : ce qui nous dura jusqu'à un cap, où nous ne fusmes pas plutost arrivez qu'il se changea.

GÊNES [Genova, Genoa]

Abord agréable de Gênes

Ce changement nous arresta presque tout d'un coup, si bien que nous ne pouvions plus aller qu'à force de rames. Ce retardement ne nous eut pas tant ennuyez qu'il fit sous un vent très froid qui s'éleva, lequel nous transissoit dans nostre barque, où nous étions tous à découvert. Hors cela, nous eussions eu un grand plaisir à voir la coste de Gênes, environ à dix mille avant que d'arriver au port : d'autant qu'elle est des plus agréables, étant remplie de quantité de maisons de plaisance fort bien basties, lesquelles sont accompagnées de jardins plantez d'orangers et de citronniers.

Les villages qui sont sur cette coste sont fort proches les uns des autres, si bien que pendant dix mille de chemin, il semble que ce ne soit qu'un continuel cordon de bastimens fort délicatement faits. Après avoir achevé ce chemin par mer, nous entrasmes enfin dans le port de la ville, qui est vaste mais qui, pour l'ordinaire, n'est pas bien rempli de vaisseaux parce qu'il n'est pas des plus sûrs.

{528} Couché à Gênes, le 20 de janvier jusqu'au 25 ; méchante hostellerie dans une bonne ville

Nostre patron alla aborder nostre barque à la douanne, pour déclarer qui nous étions et pour faire voir aussi nos billets de santé, que l'on trouva bons et sur lesquels, après avoir païé la douanne suivant l'ordinaire, per la cortesia, on nous donna permission de prendre terre et d'aller chercher une hostellerie dans la ville. Comme nous n'en connoissions aucune, nostre patron nous fit conduire à celle de San Marta, qu'un François provençal occupoit, tout proche de la belle église de l'Annonciade. Nous entrasmes dans cette hostellerie à nuit déjà fermée, avec assez d'empressement parce qu'il faisoit un très grand froid ; et n'ayant rencontré que la maistresse du logis, nous en fusmes assez mal reçus parce qu'elle nous prit pour une bande de comédiens, comme son mari nous l'avoua dans la suite, pour les raisons que je vas dire.

Jugement de nous désavantageux

Une des raisons, entre autres, qui fit que cette hostesse nous prit pour des comédiens, fut le partage et la bigarure de nostre compagnie, principalement celle de nostre coeffure, qui consistoit en un bonnet à l'anglois que nous avions tous pris en sortant de Rome, à cause du froid et des vents que nous prévoïions devoir souffrir en chemin. Outre cet équipage de teste, nous avions encore chacun une cravate au cou ; et de plus, nous étions tellement mélangez de sexe, d'aage et d'ajustements de couleurs, que tout cela ne contribuoit pas peu à nous faire prendre pour des comédiens : car, parmi nostre nombre il y avoit une femme, un petit garçon, moy qui étois ecclésiastique, avec mon mouchoir en cravate au cou comme les autres, et un singe que nous avions acheté à Livourne, lequel singe paroissoit comme un animal dressé au badinage, pour faire tous les tours de souplesse et de divertissement dont les gens de cette profession se servent pour attirer le monde. Tout cela ramassé ensemble fit que la maistresse du logis nous prit pour des comédiens ; et ce qui fut de pis pour nous, c'est qu'elle nous traitta de mesme.

Déplorable giste ; changement de mine donne d'autres pensées de nous

Nous apprismes d'elle, dans la suite, que ne pouvant pas nous refuser, comme elle en avoit grande envie, à cause qu'il étoit nuit lorsque nous nous présentasmes chez elle pour y loger, elle nous mit coucher tous dans de misérables salles basses, dans lesquelles les portes et les contrevents étoient tellement brisez qu'il fallut avoir là aussi bien recours qu'à Lérici, à nos bonnets et à nos chausses pour boucher les trous. Il nous déplut assez de passer ainsi la nuit, et dans des lits aussi incommodes qu'étoient les lieux où elles étoient placez, que nous résolusmes, dès le lendemain matin, d'aller chercher giste ailleurs ; mais le maistre, que nous n'avions point vu le soir en arrivant parce qu'il étoit déjà couché, nous ayant considéré et nous ayant trouvé de meilleure mine que sa femme ne luy avoit dit, parce que nous avions tous {529} pris du linge blanc et un chapeau après nous estre fait razer, jugea à nostre contenance que nous n'étions point des comédiens comme on le luy avoit fait entendre. Il en fut encore persuadé davantage quand il vit que nous avions avec nous un cuisinier, qui travailloit fort bien dans sa cuisine pour apprester nostre disné. Tout cela l'obligea de détromper sa femme, qui nous fit des excuses de sa méprise et du mauvais traittement qu'elle nous avoit fait, en nous prenant tous pour des comédiens.

Translation en d'autres appartemens commodes

Cette avanture nous donna un grand sujet de divertissement, quand on nous en eut fait le récit ; et elle nous réjouit d'autant plus que le maistre du logis, après nous avoir demandé pardon d'un si mauvais trattement, nous tira de la poussière où on nous avoit mis coucher le soir précédent, et nous fit monter plus haut dans des chambres, dont deux avoient des vitres et des couchettes dont les pommes de pilliers étoient dorez, ce qui est de la grande magnificence des hostelleries d'Italie.

Belle église de l'Annonciade

Nous prismes un guide pour nous conduire dans tous les lieux où il y avoit quelque chose de considérable à voir. Nostre hoste nous donna pour cela un soldat hibernois qui parloit assez bien françois. Il nous mena tout d'abord au couvent de l'Annonciade, dont l'église est admirable. Quoy qu'elle ne soit pas encore achevée, elle ne laisse pourtant pas d'estre déjà fort belle dans ce qui est parfait. On y monte par un escallier qui règne tout du long de la face du portail, qui a environ vint-quatre ou vint-cinq piés d'étendue. La voûte de cette église est soutenue par des pilliers fort gros, qui paroissent de marbre mais qui n'en sont qu'incrustez. La couleur de ce marbre est belle, parce qu'elle est d'un rouge et d'un blanc meslez ensemble. Il n'y en a aucun qui ne soit cannelé.

Riche voûte ; magnifiques colomnes de marbre

La voûte de cette église est des plus riches et des plus brillantes, à cause de ses dorures et de ses peintures. Tous les bas-costez sont remplis de chappelles, dont il y a peu achevées. Il y en a une, entre les autres, dans la croisée à main droite, où on a mis la dernière main. Elle est riche en marbre, mais principalement en quatre grosses colomnes torses qui ont bien 18 piés de haut. La couleur de ce marbre est approchante de celle du bois de noyer, dans lequel se trouvent quantité de veines qui le diversifient agréablement. Ce qui est de remarquable dans ces quatre colomnes est que toutes sont d'une pareille couleur.

Cellules de moines, francs cabarets

Nous vismes des impuretez de figures dans cette église, aussi bien que dans celles dont j'ay parlé. Entre les autres, nous nous apperçusmes d'un petit Jésus tout nud que sa Mère tenoit debout et qu'elle présentoit aux Trois Rois qui l'adoroient. Cette {530} représentation étoit accompagnée de deux anges qui tenoient un grand rouleau d'écriture, l'un et l'autre dans des postures d'impureté. Quelsques-uns de nostre compagnie entrèrent dans des cellules des moines de ce couvent, dans lesquelles ils virent une grande matière de goinfrerie, à cause de la quantité de bouteilles de vin qui y étoient en réserve, avec d'autres choses de cette nature propres à manger. Ces moines pourtant sont déchaussez, ce qui leur suffit pour passer aux yeux du peuple pour des gens de grande pénitence et de mortification.

Louable conduite du Doge envers les pauvres

Nostre visite étant faite dans l'Annonciade, nous allasmes au palais du duc de Gênes, où nous entrasmes sans peine et montasmes tout de mesme en haut, jusqu'à la porte de sa chambre, dans laquelle nous le vismes qu'il donnoit audience à tout le monde indifféremment, sans qu'aucun garde empeschast l'entrée de sa chambre et l'abord de sa personne : à qui ils venoient présenter leur requeste, qu'il lisoit en leur présence, leur répondant mesme déjà par provision sur-le-champ, en attendant qu'il eust examiné les choses pour en parler plus à fond. Entre tous ceux qui eurent audience en nostre présence, je vis un gueux des rues qui ne marchoit qu'avec deux potences, qui fut écouté de ce duc avec la mesme patience que si c'eust été le premier officier de la République. Cette façon d'agir sentoit merveilleusement le droit et l'équité.

Habillement du Doge et des sénateurs

Les audiences achevées à une certaine heure, les sénateurs, au nombre de neuf, vinrent prendre le Duc dans sa chambre, précédez de quelsques gardes qui avoient la pertuisane, pour le mener à sa chappelle y entendre la messe. Les sénateurs étant entrez dans la chambre du Duc, il quitta sa robe de chambre, qui étoit de velous violet, pour se vestir d'une autre de velous cramoisy sur une soutanne d'autre velous rouge, avec des guestres à ses jambes et des soulliers à ses piés d'un semblable velous. Sa coeffure étoit d'un bonnet à trois cornes élevées en triangle, avec une touffe de soie au milieu, assez approchant de nos bonnets quarrez si ce n'est que celuy du Duc est plus élevé que les nostres et n'est pas applati comme ils sont. Les sénateurs sont habillez de mesme façon que leur duc, à la réserve de la couleur, qui est toute noire pour eux. Les uns et les autres, je veux dire le Duc et les sénateurs, ont de grands aislerons aux manches de leurs robes. Ils ne se servent que de grosses fraizes et non point de collets, comme nous.

Disposition du Doge et des sénateurs dans la chappelle

Nous entendismes la messe avec ces messieurs, et on nous fit la civilité de nous faire entrer avec eux dans la chappelle, qui est fort petite, parce que vraysemblablement nous étions étrangers. Le Duc et les neuf sénateurs qui l'accompagnoient {531} étoient placez sur une mesme ligne, le long d'un grand banc couvert d'un tapis de velous, chacun d'eux ayant aussi son carreau de velous, sur lequel ils furent toujours à genoux pendant toute la messe. Quand le premier Évangile fut dit, un chappelain apporta le livre à baiser au seul Duc ; mais quand on en vint à l'Agnus Dei, après luy avoir fait baiser la paix, on la porta en suite à ces neuf sénateurs. Durant qu'on dit cette messe, on chanta quelsques motets de musique, et on y mesla quelsques instrumens avec des voix. La messe achevée, tous ces messieurs, le Duc et les sénateurs, s'en allèrent dans la chambre du Conseil, au milieu de laquelle nous vismes un grand brasier d'argent plein de charbon allumé, et en la place de chacun d'eux, un chauffe-pié, aussi allumé.

Politesse de l'église de Saint Cyr, Théatins ; et de Saint Ambroise, Jésuites ; addresse des révérends pères

Du palais du Duc nous allasmes visiter l'église de Saint Cyr, qui appartient aux Théatins. Elle n'est pas de grande étendue, mais elle est d'une politesse considérable à cause principalement qu'elle est incrustée de différens marbres de pièces rapportées. La belle église des Jésuites, qui est sous le nom de Saint Ambroise, a de semblables ornemens, et outre cela une très belle galerie bien dorée qui s'étend sur la gauche en entrant, jusqu'à la croisée de l'église. Cette galerie a été faite aux dépens de la République, afin de servir au Duc et aux sénateurs, qui viennent là, à couvert du palais, pour y entendre quelquefois la messe. J'admiray en cela, comme en bien d'autres choses, l'addresse de ces bons pères, qui ont toujours un très grand soin d'attirer dans leurs églises les personnes de considération, à qui ils procurent toutes les commoditez imaginables. Quoy que cette galerie, qui n'est que d'un costé, sur la gauche en entrant, gaste la symmétrie de l'église de ses pères, l'honneur et le profit qu'ils retirent de cet ouvrage leur fait aisément supporter ce défaut, qui est bien récompensé d'ailleurs.

Cathédrale défectueuse ; richesses de la chappelle de saint Jean Baptiste

En sortant de cette église, nous allasmes voir la cathédrale, qui est fort resserrée de bastimens de toutes parts, jusque là qu'il n'y a aucune place au-devant du grand portail, qui est assez malbasti. Il paroist que le dessein étoit d'y faire deux tours pour servir de façade, mais il n'y en a qu'une, encore n'est-elle pas achevée. Le marbre, qui est fort commun à Gênes, fait le plus beau du portail de sa cathédrale. Ce que je remarquay de considérable dans cette église fut une chappelle qu'on nomme de Saint Jean Baptiste, laquelle est sur la main gauche en entrant et où, dit-on, les cendres de ce grand saint reposent dans une chasse posée sur le derrière de l'autel, qui est entouré d'une prodigieuse quantité de lampes d'argent. J'en contay jusqu'à soixante et deux, tant grandes que petites, lesquelles brusloient toutes devant cette chasse.

{532} Chaires du chœur d'une beauté singulière

Pour le grand autel de cette église, il est disposé à la manière de tous ceux d'Italie. Il y a dessus une haute figure de la Vierge, qui est envelopée d'un nuage et accompagnée d'anges de différente grandeur. Le tout est en relief et de bronze. Les chaires du chœur sont fort belles. On y représente un très grand nombre de saints personnages par le plaquis de bois de diverses couleurs, ce qui se fait par des pièces de rapport qui, outre les personnages, forment encore de différens enjolivemens par la couleur naturelle de ces bois.

Vaste contour du port, belle et commode promenade

Nous emploïasmes un des jours que nous demeurasmes dans Gênes, à visiter le port et quelsques autres lieux. Le port est de mesme forme que la ville, c'est à dire que l'un et l'autre sont disposez en croissant revêtu de très bonnes murailles, sur l'épaisseur desquelles il y a une plate-forme revêtue partout d'un parapet, sur laquelle on se promène sans incommodité. Il y a des endroits où la plate-forme est plus large qu'en d'autres ; et c'est en ces lieux-là où les batteries de canons sont posées pour la deffense du port. Je crois qu'à faire le tour de ce port, qui est fort vaste, depuis un bastion qui avance en mer et qui fait une des cornes de ce port, jusqu'à la tour du fanal qui fait l'autre corne, il y a environ demi-lieue de circuit.

Nous passasmes au pié de ce fanal, qui est proche d'une des portes de la ville, pour aller au fauxbourg de San Pietro dell'Avena, qui est le lieu où sont les plus belles maisons de Gênes pour les agréables jardinages et les veues les plus divertissantes. Nous y vismes, seulement en passant, la maison du sieur Impérialis, frère de ce cardinal qui fit tant de bruit à Rome pour appuïer l'insulte qui y fut faite à M. de Créqui, ambassadeur de France, en 1664, lequel cardinal, suivant le traité de Pise, fut obligé de sortir de Rome et de demander pardon au Roy de ce qu'il avoit fait contre l'honneur qui luy étoit dû.

Riches et agréables bastimens de San Pietro dell'Avena

Les bastimens de ces maisons de plaisance qui sont dans le fauxbourg de San Pietro dell'Avena ne sont pas à comparer aux jardinages, qui sont là tous élevez par terrasses sur une colline : au haut de laquelle, sur le penchant, il y a, dans un jardin particulier, un grand quarré d'eau vive, lequel, regardé d'un costé le plus éloigné de la mer, semble y aboutir et s'y joindre. On la voit de là dans toute son étendue.

Surtout de celle du prince Doria, considérable en 3 choses : 1o par sa scituation

La curiosité nous porta à voir aussi la maison du prince Doria, dans laquelle je remarquay trois choses considérables. La première fut la scituation du jardin, qui est si proche de la mer qu'elle bat au pié d'une très belle plate-forme toute de marbre {533} blanc, ornée d'une balustrade du mesme marbre. L'une et l'autre ont environ quarante ou cinquante-cinq toises de long.

2o par sa fontaine du jardin

La seconde chose que j'observay dans ce jardin fut une parfaitement belle fonteine posée au milieu d'un quarré, remplie et entourée de quantité de figures différentes d'hommes et d'animaux. Entre les autres il y a un Neptune, qui est la principale, avec son trident en main, lequel conduit trois chevaux qui traisnent son chariot. Toutes ces figures sont de marbre blanc. Celles-cy sont au milieu d'un bassin de mesme matière qui a environ trente piés de diamètre. Allentour de ce bassin, il y a un cercle où on voit douze petits cupidons, et un autre où il y a douze aigles, encore de marbre blanc. S'il n'eust point fait, ce jour-là, un aussi grand froid que nous avions, nous aurions eu la satisfaction de voir répandre l'eau par toutes ces figures ; mais le froid étoit si rude que toutes les fonteines étoient mesme glacées, jusque dans les tuyaux en terre.

3e par sa prodigieuse volière

La 3e chose curieuse à voir dans cette maison, est une vaste et prodigieuse volière dans laquelle il y a de fort gros chesnes verds et grande quantité d'oiseaux, paons et autres de mesme grosseur, enfermez dans cette volière. Cette volière est, à proprement parler, une grande allée de chesnes verds entourée d'un gros fil d'archal. Son étendue et son élévation sont si considérables que les plus gros oiseaux non seulement y perchent, mais y volent aussi à leur aise. La longueur de cette volière est d'environ vint toises, sa largeur de quatre et sa hauteur de sept ou huit.

Rencontre d'un esclave turc

En sortant de ce palais Doria, nous trouvasmes un jeune esclave turc qui appartenoit à ce prince. Un gentilhomme de nostre compagnie, qui parloit fort bien la langue turque, aborda cet esclave ; et après luy avoir demandé comment il étoit venu à Gênes, il voulut sçavoir de luy si il ne vouloit point estre Chrétien ; mais le Turc luy répondit brusquement que non, parce que les Chrétiens étoient les plus méchantes gens du monde, s'ils ressembloient tous à ceux de Gênes. Le gentilhomme, qui étoit fort sage, luy répliqua que si les habitans de Gênes avec qui il conversoit faisoient tant de méchancetez, qu'ils les faisoient contre la loy des Chrétiens, qui étoit une loy de justice et de piété ; que s'il vouloit venir avec nous en France, il verroit qu'on n'y vivoit pas partout comme en Italie.

Pourparlé pour son évasion ; son dessein renversé

Cette proposition fit ouvrir les oreilles au Turc, qui témoigna aussitost un grand désir de nous suivre. Le gentilhomme, avec un autre, résolurent d'aider ce misérable {534} à se sauver. Pour cela, ils luy donnèrent heure de nous venir trouver à nostre hostellerie : que là, on luy donneroit une perruque et un habit, avec quoy étant déguisé, il pouroit passer en nostre compagnie à la porte, comme étant de nos vallets. Le Turc ne manqua pas de venir à nostre hostellerie à l'heure qu'on luy avoit marqué ; mais il n'y trouva pas ce qu'il y espéroit, parce que je représentay à M. le duc de Brissac qu'il ne pouvoit pas contribuer à faire sauver cet esclave du logis de son maistre, sans luy faire tort. On représenta donc cette difficulté au Turc ; et on luy fit connoître que c'étoit par principe de nostre religion que nous en usions de la sorte, contre l'inclination que nous avions de le sauver.

Repris en suite par d'autres voies

Cette réponse ne déplut pas au Turc, qui nous en estima plus gens de bien que les Génois ; et se voyant ainsi frustré de perruque et d'habits qu'il espéroit tirer de nous, il nous demanda si, au cas qu'il se sauvast le jour que nous partirions de la ville, nous le recevrions en chemin, pour l'amener en suite avec nous en France. Nous luy en donnasmes assurance : après quoy, avec un peu d'argent qu'il avoit et l'aide d'un autre Turc de ses amis, il se fit acheter une perruque et un habit, avec quoy il vint nous voir le soir, paroissant assez déguisé en cet équipage. Nous luy dismes le jour que nous partirions et luy marquasmes la route que nous tiendrions, afin que s'il avoit envie de nous venir joindre, il ne nous manquast pas.

Pratique des femmes du commun pour avoir les cheveux roux ; cette superstition

Cependant, nous demeurasmes encore deux jours dans la ville, où nous nous promenions assez volontiers à cause du grand froid qu'il faisoit. Nous étions ravis, pour cette raison, quand nous sentions un peu de soleil, afin de nous promener pour lors, comme nous fismes une fois sur les murailles dans un quartier où il n'y a que de pauvres artisans. Nous trouvasmes quantité de femmes qui se mouilloient la teste et les cheveux, et qui en suite se les faisoient sécher au soleil. Nous nous informasmes, un gentilhomme et moy, de cette cérémonie que nous avions déjà vue pratiquer et à Naples et à Rome ; et on nous dit que cela ne se faisoit jamais que le samedy, à cause du jour dédié à la Madona, et que les femmes et les filles se servoient de cette invention afin d'avoir les cheveux les plus roux qu'elles pouvoient, parce qu'ils étoient les plus beaux.

Armement de galères ; manière de parler aux forçats

Le lendemain de cette promenade que nous avions faite sur les murailles de la ville, nostre guide, qui étoit un soldat, nous quitta pour aller en mer sur une des deux galères qu'on équipa à cause que, sur les confins de Gênes et de Savoie, quelsques païsans des deux États s'étoient donnez quelsques coups de poing. La République s'allarma sur cette nouvelle et fit équiper deux galères, qu'elle mit en mer, {535} s'imaginant qu'on étoit preste en Savoie de luy faire une cruelle guerre. Nous allasmes sur le port pour voir armer ces galères, qu'on remplit de soldats et de forçats autant qu'elles en pouvoient porter. Nous demeurasmes assez de temps sur le port, quoy qu'il fist un très grand froid, pour nous donner le plaisir de voir tout ce que l'on faisoit pour un embarquement de guerre, et particulièrement pour apprendre comment on fait travailler les forçats, à qui un coup de sifflet du comité fit faire tout le devoir dans des choses toutes différentes, sans s'expliquer autrement. Nous admirions la promte obéïssance et le silence exact de la chiourme, laquelle ne souffloit seulement pas, quoy qu'elle fist en un moment, et toute ensemble, ce qui luy fut ordonné.

Silence admirable

Quand je considéray ces pauvres galériens dans l'exercice, j'avouay qu'il n'y avoit point au monde de couvent ny plus silentieux, puisque de plus de huit cent hommes, tant soldats que forçats, il n'y en avoit pas un seul qui osast ouvrir la bouche pour dire un mot ; ny plus obéissant, puisqu'ils prévenoient tous, s'il faut ainsi dire, les ordres du comité, dont le commandement étoit si promtement exécuté qu'on eust dit que le commandement et l'obéissance n'étoient qu'une mesme chose ; ny plus mortifié et plus laborieux, puisque tous ces misérables galériens travailloient avec la seule chemise, dans un des plus grands froids qu'on pust sentir.

Surprise divertissante de l'hoste de Gênes

Avant que nous sortissions de Gênes, M. Compain, consul de la nation françoise, ayant appris que M. le duc de Brissac étoit dans la ville, vint luy faire la révérence et luy faire offre de ses services. Nous fusmes extrêmement surpris de son compliment, parce que nous croyions estre là fort incognito ; mais nostre hoste le fut encore bien plus que nous, quand il apprit la qualité de celuy qu'il avoit pris d'abord pour un comédien. Ce fut pour lors qu'il se mit à faire des révérences, ventre contre terre, et à bien demander des pardons de ce que sa femme en avoit si mal usé à nostre égard, le soir de nostre arrivée ; mais j'arrestay la crainte de nostre hoste, en luy disant plaisamment qu'il falloit qu'il avouast qu'il n'y avoit rien au monde qui ressemblast mieux à un comédien qu'un duc et pair de France.

 

Notes

1. Une autre main a ajouté en marge une précision tout à fait exacte: "C'est Sarzanne et non Sesaranne".

2. "Vous sçavez que c'est de ces ouvrages que vient tout notre gain", Actes 19 : 25.

3. Ce sont deux ouvrages d'Antoine Arnauld : De la Fréquente Communion ou les sentiments des Pères ... touchant l'usage des sacrements de pénitence et de l'Eucharistie (1643) ; et La tradition de l'Église sur le sujet de la pénitence et de la communion, représentée dans les plus excellents ouvrages des SS. Pères Grecs et Latins, et des auteurs célèbres de ces derniers siècles, traduites en français par M. Antoine Arnauld (1644).