Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

pages 535 to 550

{535}

PORTO MARONÉ [Campomarone]

Froid rigoureux

Nous quittasmes Gênes par un temps aussi froid que nous en eussions jamais senti. Le vent, qui étoit extraordinairement violent, donnoit fortement au nez de nos gens qui estoient à cheval et paroissoit insupportable, tant il étoit rude et froid tout ensemble ; et pour nous, quoy que nous fussions en litière, nous ne laissions pas pour cela d'y estre transis, parce que ce froid et ce vent pénétroient vivement {536} partout. Nous passasmes ainsi, tout le matin, au travers des torrens que la forte gelée avoit arrestez. Lorsque nous eusmes fait environ sept ou huit mille de chemin le long de la vallée, et que nous commençasmes à monter la montagne, nous trouvasmes, à l'entrée, le village de Porto Maroné [lire : Campomarone ?], où il y avoit une hostellerie la plus propre qui puisse se trouver dans un village. Ce qui nous accommoda là davantage fut le bois qu'on nous y donna avec assez d'abondance : ce qui nous surprit agréablement, parce que nous sçavions qu'il étoit rare, par la grande dépense que nous avions fait en cela à Gênes, où on nous fit conter, pour cela seul, 40 livres en cinq jours, quoy que nous n'y fissions du feu que dans deux chambres, soir et matin seulement, et dans la cuisine pour nous apprester à manger.

Disné à Porto Maroné

Nous commençasmes à nous souvenir de nostre Turc dans cette hostellerie, et nous en demandasmes des nouvelles au maistre du logis, nous informant à luy comme d'une personne qui devoit nous devancer. Mais comme il ne put nous en rien dire, nous crusmes que ce Turc avoit gaigné les devants, et que nous le trouverions en arrivant à Ostagio, où nous allions coucher.

OSTAGIO

Couché à Ostagio, le 26 janvier ; passage de La Boquetta, incommode pour le vent et pour le froid

Incontinant après nostre disné, nous nous mismes en marche ; et nous commençasmes, en sortant de l'hostellerie, à monter la montagne qu'on nomme de La Boquetta. Nous ne la passasmes qu'avec beaucoup de difficultez : car outre qu'elle est extrêmement rude et qu'elle est fort haute et fort longue à passer, c'est que sur le sommet de cette montagne nous fusmes battus d'un vent si froid et si violent qu'il nous fallut arrester souvent dans nos litières, et mesme en descendre, de peur que ce vent n'emportast ces litières et les mulets. Nous fusmes mesmes de certains temps à nous tenir ensemble et à nous roidir contre ces furieux tourbillons, dans la crainte d'en estre enlevez. Nous nous mettions bien ainsi en garde, du mieux que nous pouvions, contre le vent ; mais nous ne pouvions nous munir en mesme temps contre la neige qu'il nous jettoit au nez. Nous souffrismes ces incommoditez depuis nostre disné jusqu'à deux heures de nuit, que nous arrivasmes à Ostagio, n'ayant fait que monter et descendre pendant tout ce temps-là.

Raisonnable inquiétude

Nous nous entretinsmes souvent, pendant cette marche, de la bonne ou mauvaise fortune de nostre Turc, que nous espérions de trouver à Ostagio, ou bien sur le {537} chemin à l'entrée de ce lieu ; mais la pensée qui me vint dans l'esprit à son sujet, pour les billets de santé que nous avions pris, dans lesquels il n'étoit point nommé, nous fit un peu d'embaras : parce qu'il eut fallu que ce Turc, qui n'avoit point en son particulier de billet de santé, ou n'eust pas entré avec nous dans Ostagio, ou que nous fussions demeurez dehors avec luy, la coûtume des païs où on donne des billets de santé étant que si une personne qui est en compagnie avec d'autres n'en a point, tous les autres ne sont point reçus non plus que luy.

Nous arrivasmes dans cette inquiétude d'esprit à Ostagio, assez fatiguez, et du long chemin que nous avions été obligez de faire, et à cause du froid et du vent qui nous avoient tous deux extrêmement travaillé. On ne manqua pas de nous demander nos billets de santé à l'entrée de ce lieu. Nous les donnasmes ; et en suite, nous prismes hostellerie, où d'abord nous nous informasmes si un homme (qui étoit ce Turc) n'étoit point venu devant nous à Ostagio. On ne nous en put rien dire dans cette hostellerie, ny dans les autres où nous envoïasmes pour nous en informer : ce qui nous donna lieu de croire que ce pauvre misérable n'avoit pu se sauver, ou qu'en le voulant faire, il avoit été reconnu et mis dans quelque cachot.

NUOVÉ [Novi Ligure]

Entretien ecclésiastique avec un curé

Le froid, qui augmenta encore le jour que nous sortismes d'Ostagio, m'obligea de quitter la litière pour marcher à pié dans les neiges ; et comme j'avois devancé, avec un gentilhomme, nostre compagnie, j'eus le loisir de m'entretenir quelque peu de temps avec un bon curé du diocèse de Gênes, que je trouvay sur nostre route. Je m'informay de luy de la discipline qui s'observoit dans la diocèse pour les prestres. Il ne me dit qu'une seule chose à l'égard des cabarets qu'ils fréquentoient : sçavoir est, que quand ils étoient convaincus d'y avoir entré pour y boire, ils étoient condamnez à une amande pécuniaire qu'on leur faisoit païer sans répit, et en suite s'ils récidivoient dans la mesme faute, ils tomboient dans les censures de l'Église. J'aurois bien sceu d'autres choses de ce bonhomme touchant la discipline de son diocèse, si nostre compagnie, qui survint, ne m'eust obligé de le quitter.

Disné à Nuové

Nous dînasmes, le 27 de janvier, à Nuové, petite ville qui est la dernière de l'État de Gênes. Je m'étonnay fort qu'une place frontière, comme est celle-cy, fust si dépourvue de fortifications qu'elle l'étoit pour lors ; car elle n'avoit pour toutes deffenses qu'un méchant petit fort. Je ne remarquay rien de considérable dans ce lieu, sinon une inscription en lettres d'or sur un marbre noir, au-dessus de la porte d'un ecclésiastique qui y avoit fait mettre ces mots : Amplissima quæque domus est, si sepulchrum cogites, c'est-à-dire, Une maison a toujours beaucoup d'étendue, quand on songe à son tombeau.

{538} ALEXANDRIE, QUATORDÉCI [Alessandria, Quatordio]

Couché à Alexandrie, le 27 de janvier ; pont couvert contre le soleil et la pluie

Depuis Nuové jusquà Alexandrie, qui est une ville de l'État de Milan, considérable par les sièges qu'elle a soutenues pendant les guerres précédentes, nous trouvasmes une fort belle plaine par où nous arrivasmes à cette ville, dont les ramparts ne sont forts que par les terrasses, qui ne sont point revêtues de pierre, et par la rivière du Tanner, qui coupe la ville en deux, dont la moitié qui est du costé de Savoie se nomme le Borgo et l'autre, du costé de Gênes, Alexandrie. On traverse de l'un à l'autre par un pont de treize arches, dont le dessus est couvert comme une gallerie : si bien que l'on passe toujours ce pont à l'abry de la pluie et du soleil. Je ne remarquay rien davantage de singulieur dans cette ville que ce pont, qui est d'une commodité non commune.

Disné à Quatordéci ; provisions à propos

Le lendemain matin, nous en sortismes à la lueur des neiges, que nous eusmes encore, durant toute la journée, sur le dos et dans nostre chemin. Nous nous apperçusmes bien que la guerre avoit fait de grands ravages dans ce païs-là, parce qu'il s'en sentoit encore : si bien que nous ne trouvasmes rien pour disner dans le village de Quatordéci, où nous nous arrestasmes pour manger, ce que nous n'eussions pu faire si nous n'eussions eu recours à des provisions que nostre cuisinier portoit toujours avec luy.

Couché à Ast, le 28 janvier

Quand nous quittasmes Quatordéci, nous allasmes coucher à Ast, qui est une ville frontière de Savoie. Cette ville paroist assez jolie de loin, à cause de grand nombre de petites tours de brique quarrées qui sont au-dedans ; mais elle n'a aucune beauté d'ailleurs, quand on la regarde en la traversant. Elle est regulièrement fortifiée, et elle a de très bons dehors. Les Carmes tenoient leur chapitre général dans cette ville : ce qui nous avoit incommodé quelquefois dans nostre marche, principalement le jour précédent à Quatordéci, où une bande de ces moines, qui y étoient arrivez avant nous, avoient enlevé tout ce qu'il y avoit à manger. Je voulus en entretenir quelsques-uns, à Ast, de quelque chose ; mais ceux avec qui je voulus conférer étoient tous si peu capables de la langue latine, que la pluspart ou ne la pouvoient pas parler ou mesme ne l'entendoient pas.

Couché à Quiéri, le 29 janvier ; abstinence forcée

Cette journée, 29 de janvier, nous allasmes coucher à Quiéri avec toutes les mesmes incommoditez que nous avions eues les jours précédens, je veux dire avec un très grand froid et des neiges continuelles. Et pour surcroist de mal pour nous, ce {539} jour-là, c'est que nous fusmes devancez par une troupe de bons gros Carmes montez sur d'excellens chevaux, qui arrivèrent avant nous à Quiéri et y prirent la meilleure hostellerie et tout ce qu'il y avoit de bon à manger : si bien que quand nous y arrivasmes, nous n'y rencontrasmes pour nous qu'une fort misérable hostellerie dégarnie de toutes commoditez, dans laquelle nous souffrismes beaucoup de froid parce qu'elle étoit très mal fermée.

TURIN [Torino]

Couché à Turin, le 30 de janvier

Nous ne marchasmes pas, ce jour-cy, plus de quatre heures avant que d'arriver à Turin, où nous entrasmes sur le midy. Le chemin nous fut incommode pour les mesmes raisons que cy-dessus, mais il le fut encore, outre cela, à cause d'une grande montagne qu'il nous fallut monter et descendre. La descente nous fatigua davantage, parce que nous la fismes à pié dans des chemins si raboteux, à cause de la forte gelée qu'il avoit faite, que nous ne pouvions presque nous soutenir en y marchant, les pas des mulets qui passent et repassent souvent par ces lieux, ayant renversé toutes les routes. Cette gelée nous fut pourtant favorable en ce que, sans cela, nous n'eussions pu jamais nous tirer de ces terres qui sont naturellement très grasses et détrempées. Ainsi donc, la gelée nous fut favorable, non seulement en durcissant la terre mais aussi en arrestant les torrens qui coulent ordinairement dans ces chemins-là : ce qui nous épargna pour lors, à ce que nos voiturins nous dirent, deux mille de chemin.

Composition ingénieuse d'ex voto

Un peu en deça de cette montagne dont je viens de parler, nous trouvasmes une chappelle de la Madona, scituée en un très bel endroit. Elle étoit au bout d'une grande allée d'arbres fort élevez, sur le bord de la rivière de Po, assez proche aussi de la ville, dont les habitans venoient vraysemblablement très fréquemment par dévotion en ce lieu-là. La grande quantité d'ex voto, dont le sacristain avoit ingénieusement fait les armes de son Altesse de Savoie, le témoignoit assez. Cet homme adroit avoit pris quantité de ces pièces, qu'il avoit approchées les unes des autres, dont il avoit fait l'écusson des armes : des yeux et des oreilles d'ex voto, il en avoit fait les fleurons de la couronne ducale ; et des piés et des mains, des bras et des jambes de cire, il avoit formé tout le reste des armoiries et les alliances qui y sont écartelées. Au-devant de l'autel de cette Madona miraculeuse, il y a une balustrade de marbre fort remarquable à cause de sa couleur singulière, qui est de celle des olives.

En quittant la chappelle de la Madona, nous entrasmes dans la belle allée d'arbres qui règne tout du long de la rivière du Po. Elle est longue d'environ deux cent pas, et elle se termine par les maisons du fauxbourg de Turin, qui est assez étendu de ce {540} costé-là. Nous laissasmes dans ce fauxbourg M. le duc de Brissac, qui crut qu'en s'y cachant pendant qu'il faisoit jour, il pourroit passer dans Turin, comme par toutes les autres villes d'Italie, incognito. Nous le laissasmes donc là, se cacher, tandis que nous entrasmes tous, sur le midy, dans la ville, afin d'y voir ce que nous pouvions dans le peu de séjour que nous croyions y faire.

Il n'est pas nécessaire de parler icy des fortifications de la place, qui sont très régulières. Les sièges qu'on a mis devant cette ville pendant les dernières guerres le font assez connoître. La maison de Brissac est encore recommandable dans cette ville, où il reste un bastion qui porte le nom de cet illustre mareschal de Brissac qui fit autrefois de si grandes actions en Piémont.

Place assez passable

Si tost que nous eusmes passé le corps de garde de la porte, nous nous trouvasmes dans la grande place qui est au-devant du palais, dont la porte répond en face à la porte de la ville. On vient droit de cette porte au palais ; et on passe, en y venant, par deux grandes places, dont l'une, qui est à la moitié du chemin, est environnée de bastimens d'égale symmétrie et entourée de galeries, sous lesquelles on marche à couvert tout à l'entour, comme on marche à la Place Royale de Paris. Celle de Turin n'est ny si superbe ny si grande de la moitié que celle de Paris, et les bastimens de celle-là ne sont point non plus ny si riches ny si polis.

À la sortie de cette place, on entre dans une rue qui n'est pas fort large ; et puis après, on trouve la place qui est devant le palais du Duc, dont le portail n'est qu'une plate-forme sur quoy il y a environ une vintaine de figures de pierre des ducs de Savoie, grandes comme nature. C'est dans cette place, et de cette plate-forme, qu'on monstre le Saint Suaire au peuple dans les jours accoutumez.

Chétive cathédrale

Je ne peux rien dire de particulier des églises de Turin que je vis, sinon qu'elles n'ont aucune beauté, non pas mesme la cathédrale, qui est une des moindres que j'aie veues dans l'Italie. Elle n'a ny richesses ny politesse. Le lieu où on enferme le Saint Suaire, qui est au-dessus du maistre-autel, est fort simple et très médiocrement paré. C'est comme un grand coffre soutenu par quatre colomnes de marbre, qui font comme une espèce de dais à cet autel, qui est fort resserré et dans un lieu fort obscur.

Action puérile du duc de Savoie ; civile procession à contretemps

J'assistay, le matin, à l'office dans la cathédrale, le jour de la Purification. Je vis faire la bénédiction des cierges par l'archevêque de Turin. Le duc de Savoie s'y trouva aussi, et tous les chevalliers de l'ordre de l'Annonciade, avec l'habit de l'ordre et en cérémonie. Le prélat et tout son clergé me parurent faire l'office avec peu de piété, et le Duc y fut présent avec peu de modestie. Je le vis, en sortant du chœur, {541} comme il suivoit la procession le cierge à la main, faire une action tout à fait puérile et plus digne d'un écollier que d'un prince : qui fut qu'en marchant avec son cierge allumé, il s'étudioit à l'approcher des doigts de l'un de ses domestiques, qu'il vouloit brusler. Dans la croisée de l'église, sur la gauche, il y a une double tribune, l'une sur l'autre, où étoient toutes les dames, à qui ce duc, les ambassadeurs et les chevaliers de l'ordre et toutes les personnes de qualité firent de profondes révérences, comme ces dames leur en firent aussi tout de mesme.

Disposition des gardes durant la messe

La procession finie, on chanta quelque méchante musique, tandisque l'Archevêque ne dit, en un jour si solemnel, qu'une basse messe, de crainte peut-estre d'ennuïer son Altesse, qui étoit au milieu du chœur, sur la gauche, sous un dais fort pauvre, ayant un peu derrière soy ses chevaliers et ses gardes de corps, au nombre d'environ cinquante ou soixante, qui eurent toujours pendant la messe le pot en teste et le mousqueton sur l'épaule. J'eus cet avantage de voir toute cette cérémonie fort à mon aise, étant placé entre l'autel et le Duc, où les suisses, qui vinrent faire sortir nos gentilshommes, me laissèrent seul, fort en repos.

J'avois oublié de dire que si tost que nous fusmes arrivez à Turin, un gentilhomme eut ordre d'aller trouver une personne de condition, chevallier de Saint Maurice, qui avoit quelque obligation à M. le duc de Brissac, pour luy dire de sa part qu'il étoit bien fâché de ne l'avoir pu voir en passant si proche de Turin, où ses affaires ne luy avoient pas permis d'entrer. Ce compliment ne fit pas l'effet que M. le duc de Brissac croyoit. Il en fit un tout contraire, puisque bien loin de luy faire croire qu'il étoit passé, il luy fit soupçonner qu'il étoit dans la ville et qu'ainsi, à quelque prix que ce fust, il falloit qu'il eust l'honneur de le saluer.

Descouverte de M. le duc de Brissac

Ce chevallier, sur ce soupçon, prit si bien ses mesures que s'étant mis en sentinelle dans nostre hostellerie où nous étions logez, il y attendit M. le duc de Brissac pendant trois ou quatre heures, se persuadant toujours qu'il y viendroit à la brune. Nous vismes ce chevallier toujours en faction durant ce temps-là, pendant que nous faisions dégeler nous chemises auprès du feu, lesquelles nous avions apporté toutes glacées de Gênes et que nous tirasmes de nos valises, à Turin, aussi roides que des bastons. La nuit arriva tandis que nous étions tous occupez de ce ménage ; et M. le duc de Brissac, croyant bien profiter de cette obscurité, entra avec sa litière dans l'hostellerie où nous nous chauffions.

Si tost que la litière fut posée à terre, le Chevallier s'en approcha ; et la porte étant ouverte, il surprit M. de Brissac comme il en vouloit sortir. Ce fut pour lors qu'il luy fit toutes les civilitez qu'il put s'imaginer, se plaignant fort honnestement d'abord qu'il l'avoit voulu tromper. La première demande que luy fit ce chevallier, {542} fut d'agréer sa maison pour demeure ; et, luy témoignant en mesme temps le déplaisir qu'il avoit de ne pouvoir pas nous loger tous, il le supplia de trouver bon que nous ne prissions point d'autre table que la sienne. M. de Brissac demanda aussi au Chevallier de ne dire à personne qu'il fust à Turin ; mais il luy répondit qu'il ne pouvoit pas se dispenser d'en donner avis à son Altesse, à moins d'encourir sa disgrâce.

Honnesteté du duc de Savoie

Ainsi, quelque instance que pust faire là-dessus M. de Brissac, il ne put obtenir du Chevallier qu'il garderoit le silence à son égard. Il fit donc sçavoir au palais que M. le duc de Brissac étoit incognito dans Turin ; et incontinent son Altesse luy envoïa un gentilhomme, luy faire compliment et luy dire qu'il y avoit un appartement préparé pour luy dans son palais. Ce seigneur remercia son Altesse de l'honneur qu'elle luy faisoit et la fit prier de trouver bon qu'il demeurast incognito dans la ville ; qu'il se donneroit pourtant l'honneur d'aller faire la révérence à son Altesse, dans le temps qu'il luy plairoit luy donner pour cela.

Profusion de présens, et quels

Le gentilhomme n'eut pas plutost fait compliment à M. de Brissac de la part de son Altesse, qu'elle luy envoïa une profusion de divers présens dans des bassins d'argent que ses vallets de pié apportèrent. Ces présens consistoient en quatre douzaines de perdrix rouges et grises ; deux douzaines de bécasses ; deux douzaines de tourtres ; deux douzaines de chapons, une douzaine pour le pot et l'autre pour la broche ; six dindons ; six coqes d'Inde ; huit douzaines de pigeonneaux ; huit lièvres en poil, comme les volatilles étoient en plus ; la moitié d'un mouton gras et la moitié d'un veau d'une monstrueuse grosseur ; deux hottées de bouteilles de vin ; six douzaines de petit pain ; un bassin de biscuit, un autre de macaron, un troisiesme de massepain, un quatriesme de raisins, un cinquiesme de pommes, un sixiesme de poires, un septiesme de deux douzaines de boestes de confiture, un huitiesme d'oranges, un neuviesme de citrons et enfin un dixiesme et onziesme et douziesme de différentes dragées de toutes sortes.

Officiers apparemment désintéressez ; puis intéressez

M. le duc de Brissac ordonna qu'on fist largesse aux valets de pié et aux suisses qui avoient apporté, avec grande magnificence, ces présens chez le chevallier de Saint Maurice, où il logeoit ; mais aucun d'eux ne voulut rien prendre, parce, dirent-ils, qu'ils avoient ordre de son Altesse d'en user ainsi. Ils dirent seulement que le lendemain ils reviendroient prendre les bassins d'argent. Ils n'y manquèrent pas aussi, ny de recevoir les pistoles qu'on leur présenta pour lors, la deffense de rien prendre le jour précédent étant vraysemblablement levée pour le lendemain.

{543} Accablement d'honneurs incommodent à la bourse ; bon traittement de nostre hoste à peu de fraix

Cette libéralité que M. le duc de Brissac fit faire à ces gens, luy attira aussitost les tambours, les fiffres, les hautbois, les trompettes et les violons de son Altesse, qui les vinrent divertir un peu chèrement, parce qu'il fallut leur donner, à chaque bande, ce que la condition de celuy à qui ils donnèrent leurs aubades demandoit : ce qu'il auroit épargné, si il avoit pu demeurer incognito dans la ville, cet incognito étant d'un grand ménage pour un seigneur de cette condition quand il voïage. Le chevallier de Saint Maurice, chez qui toute la feste se fit, eut sa part de tous ces divertissemens, comme il entra en possession de tous les présens sans qu'il luy en coustast rien : et ainsi, il eut le moyen de nous faire grand chère pendant tout le temps que nous demeurasmes dans son logis, sans faire presque aucune dépense pour nous.

Qualitez du duc de Savoie ; son palais

En suite du présent de son Altesse à M. de Brissac, il luy fit demander audience. On la luy donna, et nous l'y accompagnasmes dans la chambre de son Altesse, qui le reçut avec toute la civilité possible. Son abord fut très agréable et très ouvert, ce qui luy est ordinaire pour tout le monde qui l'aborde. Ce prince a la mine assez bonne, d'une taille menue et qui n'est pas bien avantageuse ; mais ses démarches sont fort désagréables, parce qu'il paroist un peu boiteux de la hanche. Son palais est imparfait, comme le sont tous ceux des princes, particulièrement d'Italie ; mais il est le mieux meublé de tous ceux de ce païs-là, particulièrement en tapisseries. On ne parle presque que françois dans sa cour, et aussi chez tous les marchands de la ville. L'italien n'est que pour le menu peuple. La monnoie de France y a grand cours, mais surtout le louis d'or, dont les peuples sont plus amoureux que de toutes autres espèces.

Civilitez du prince de Carignan ; surprenante invention pour se faire entendre par un sourd

À peine étions-nous retournez de l'audience de son Altesse, que M. le prince de Carignan envoïa un gentilhomme à M. le duc de Brissac pour le prier à souper. Il y alla avec M. le marquis de Manou d'Alègre. C'est un prodige inconcevable de voir comment ce prince, qui est sourd et muet, peut entendre et connoître tout ce qu'on veut luy faire sçavoir. Le chevallier de Saint Maurice, chez qui nous mangions, l'alla voir pour luy dire que M. le duc de Brissac étoit à Turin. Ce chevallier nous dit le moyen dont on se sert pour luy faire entendre les choses : on ne fait que remeuer les lèvres en sa présence et prononcer tout bas ce qu'on a dessein de luy dire, et au mouvement des lèvres il comprend tout ce qu'on veut luy faire entendre. En effet, ces messieurs qui allèrent souper avec luy en usèrent ainsi et l'entretinrent de la sorte pendant tout le repas.

{544} Comédie spirituelle des Jésuites

Nous séjournasmes à Turin durant un jour de dimanche, dont j'emploïé la meilleure partie dans l'église des Jésuites, où dès l'entrée je vis un grand théâtre élevé au milieu, sur la gauche : sur lequel un père scientifique étoit assis dans un fauteuil et avoit à ses costez deux petites filles de six à sept ans, qui discoururent fort longtemps à tour de roolle, et de si belle manière que ce père ne cessa jamais de rire, non plus que tous les assistans, qui se divertissoient ensemble de cette pieuse comédie qui fit perdre à ce Jésuite tout le sérieux et toute la gravité qu'il faut qu'un prestre garde, au moins dans l'église, en la présence de Jésus Christ.

Entre-acte de la comédie ; expressions un peu trop naturelles

Ces petites filles ayant continué quelque temps leur jargon, au grand contentement du Père et des assistans, qui s'en divertissoient à qui mieux mieux, celuy-cy sur un théâtre et ceux-là dans le parquet, il se fit un entre-acte au milieu de cette pieuse mais très agréable comédie. Cet entre-acte fut un chant de chansons italiennes qu'une douzaine de femmes et de filles seulement entonnèrent au milieu de l'église, du plus pauvre air du monde ; après quoy, le Révérend Père se remit dans son fauteuil de théâtre et entama un grand discours du mariage, s'étudiant de rapporter exactement celuy de Samson avec Dalila : laquelle ce bon Père fit paroître sur le théâtre avec tous les charmes qu'une femme de cette sorte pouvoit emploïer pour engager Samson dans son amour. Il me sembla que ce catéchiste se servit de mots un peut trop libres et trop naturels dans cette matière, pour exprimer l'amour de l'un et de l'autre ; mais comme vraysemblablement il avoit pris à tasche de faire rire le monde, et qu'il y réussissoit à merveille, il ne pouvoit pas faire autrement.

Choristes féminines

Le catéchisme de ce révérend père étant finy, un autre parut, revêtu de surpelis et d'étolle, au pié de l'autel, d'où il tira le Saint Sacrement, qu'il encensa. Je crus que ce père alloit entonner quelqu'antienne ; mais la suite de la cérémonie me fit bien connoître que le chant de l'Église étoit au-dessous de la Société, et qu'elle dispensoit hautement les femmes du commandement que leur fait saint Paul, de se taire dans l'église. Car je vis, devant mes yeux, qu'au lieu que ce père, ou au moins quelque musicien à gage chantast quelque chose, ce furent deux femmes qui entonnèrent les litanies de la Vierge ; et que les mesmes qui avoient chanté les chansons à leur entre-acte dont j'ay parlé, leur répondoient, sans que qui ce ce fust des spectateurs osast mesler sa voix avec celles de ces femmes et de ces filles.

Cette mommerie spirituelle où j'avois assisté, ce jour-là, me donna envie de retourner le lendemain en la mesme église des Jésuites, dans la croïance que j'avois que j'y verrois encore de nouvelles badineries. La grandeur de la feste de la {545} Purification, qui étoit le lendemain de ce dimanche dans lequel je m'estois trouvé chez les Jésuites, arresta le catéchisme, qui fut changé en un sermon, où je ne pus me rendre parce qu'on le dit de trop bonne heure pour moy. Je ne laissay pas de visiter, ce jour-là, l'église de ces bons pères, dans laquelle je découvris, en approchant la sacristie, une admirable pancarte d'indulgences obtenues à la diligence plus intéressée que charitable de la Société.

Rare pancarte d'indulgences en faveur des amis de la Société

Il y avoit plusieurs articles dans la bulle, en vertu de quoy ces indulgences étoient accordées à différentes personnes, pourveu qu'elles fussent favorables aux Jésuites. L'on y gratifioit principalement tous les tuteurs, les deffenseurs, le procureurs et les conservateurs de la Société, auxquels pour cette raison il étoit accordé la rémission de leurs péchez. Il y en avoit de pareilles pour tous ceux qui entendoient la prédication et qui alloient à confesse chez eux.

Indulgences estropiées

Je trouvay toutes ces indulgences dans le train ordinaire, mais en suite j'en vis de nouvelles qui me parurent tout à fait extraordinaires. Elles étoient aussi énoncées dans la mesme pancarte que les précédentes. Elles étoient pour les personnes qui diroient cinq fois Pater et cinq fois Ave dans la chappelle de ces bons pères. À ceux-cy, on ne leur accordoit que le tiers de la rémission de leurs péchez mortels : si bien que je jugeay que pourveu qu'une homme voulust tripler ces Pater et ces Ave, il étoit sûr d'estre pleinement justifié, et que sans cela il ne le seroit qu'en partie, son âme restant ainsi noircie d'un costé et blanchie de l'autre. Ce que je trouvay admirable dans cette belle et rare bulle d'indulgence, fut qu'on n'y parloit point, comme dans toutes les autres, de contrition ny de confession, parce que probablement, veu le service qu'on rendoit à la Société, on suppléoit à toutes ces dures formalitez.

Escorte intéressée

Nous sortismes pourtant de Turin dans le carosse de M. le prince de Carignan, qui l'envoïa à M. le duc de Brissac pour le conduire à quelsques lieues de la ville. Nous fusmes fort bien escortez, dans le chemin que nous fismes jusqu'à Villano, méchante petite ville, par les palefreniers de ce prince, qui tinrent compagnie au cocher et au postillon afin de tirer quelque chose du seigneur : qui leur donna, à tous, fort honnestement quand nous fusmes arrivez dans cette petite ville de Villano, où le chevallier de Saint Maurice accompagna aussi M. de Brissac et d'où il prit congé de luy pour s'en retourner à Turin. Nous apperçusmes de là les Alpes, que nous avions grande impatience de monter.

{546} VILLANO [Avigliana]

Couché à Villano, le 3 février

Je commençay, dès ce jour-là, à monter à cheval, quoy que M. le Duc voulust que, de deux jours l'un, j'entrasse dans la litière, et que je partageasse avec un gentilhomme qui avoit été son gouverneur. Le cheval que nostre voiturin me donna se trouvant fort bon, je crus qu'il m'accommoderoit mieux que la litière, laquelle marchoit lentement. Ce jour-là, nous ne fismes pas un grand chemin. C'est pourquoy nous ne voulusmes point nous arrester pour disner. Nous entrasmes, presqu'à la sortie de Villano, dans les montagnes, qu'on nous avoit faites très dangereuses, en partant, à cause des voleurs qui s'y cantonnent souvent. Nous en trouvasmes un, à la vérité ; mais il n'étoit point à craindre, parce qu'il étoit entre les mains des archers qui le conduisoient à Turin.

Le pas de Suze

Deux choses, ce jour-là, me parurent remarquables. La première fut un petit château nommé de Saint Michel, qui est basti sur la pointe d'un rocher fort élevé, au pié duquel nous passasmes. La seconde fut la ville et le pas de Suze, si renommé du temps des guerres entre Louis 13 et le duc de Savoie. Suze est une méchante petite bicoque bastie dans un fond, entre des montagnes de roches, laquelle est deffendue par une espèce de citadelle séparée par un torrent de la ville. L'abord de cette ville et l'approche de cette citadelle sont extrêmement difficiles, à cause d'un chemin fort étroit taillé dans le roc et par lequel seul on peut y arriver. Nous considérasmes attentivement cette place, et nous eusmes peine à comprendre l'effort et le courage des François qui avoient pu forcer un tel passage.

NUOVALÉGÉ [Novalesa]

Couché à Nuovalégé, le 4 de février ; empressement de païsans pour gaigner leur vie

À peine eusmes-nous avancé un mil au-delà de Suze, que nous vismes venir à nous, dans la campagne, environ soixante païsans qui couroient de toutes leurs forces. Nous crusmes, de loin, que ces païsans étoient poursuivis par des gens d'armes et qu'ils venoient se réfugier vers nous ; mais ils nous eurent pas plutost abordez, qu'ils nous ostèrent d'inquiétude en nous faisant offre de leur service pour nous ramasser sur le Mont Senis, c'est-à-dire, pour nous descendre du haut de la montagne en bas, sur la neige. Nous les remismes tous à traitter de cette affaire avec eux, lorsque nous serions arrivez à l'hostellerie de Nuovalégé, qui est un misérable village au pié de la montagne, où une si grande quantité de ces ramasseurs vinrent nous trouver, que nous ne pouvions nous remuer dans nos chambres ny mesme dans la cour du logis.

{547} Nous choisismes, parmi ce grand nombre, de pauvres misérables qui nous revenoient le mieux, et nous fismes marché avec eux. Nous traittasmes avec trois sortes de ces gens : avec les uns, afin de nous fournir des mulets pour nous rendre au haut de la montagne ; avec les autres, pour nous tirer avec des traisneaux sur la surface de la montagne ; et avec les derniers, pour nous ramasser du haut en bas de la montagne sur la neige.

MONT SENIS [Mont Cenis]

Manière de passer le Mont Senis

Nous fismes prix avec ces 3 sortes de gens, à qui nous donnasmes, pour chacun de nous, vint sols, qui est le prix ordinaire pour monter, autant pour se faire traisner sur la surface de la montagne, et tout autant pour en descendre par les ramasses. J'admiray surtout comment ces derniers pouvoient se donner à si bon marché, vu le grand travail qu'ils ont à faire. Ce travail consiste à monter sur la montagne et à en traverser la surface, qui est de 2 lieues, chargez de leurs ramasses sur leurs épaules ; et en suite à conduire les voyageurs dans la descente, en traisnant la ramasse sur la neige ; et puis enfin à reprendre, comme auparavant, leur ramasse sur leurs épaules, monter une seconde fois la montage, la passer et la descendre tout de mesme : ce qu'ils ne peuvent pas faire en douze heures de temps.

Pour les autres qui servent au passage de la montagne, ils n'ont pas tant de peine que ceux-cy, car ceux qui prestent leurs mulets ne font simplement que monter au haut de la montagne, après quoy ils se reposent et s'en retournent chez soy, sans passer plus outre ; comme font aussi les autres qui voiturent par leurs traisneaux, lesquels en sont quitte quand ils ont fait la course de la surface de la montagne ; ce qui n'en est pas de mesme pour ceux qui ramassent, lesquels sont obligez de partir en hyver quatre ou cinq heures avant le jour, pour attendre, de l'autre costé de la montagne, ceux qui voyagent.

Tempestes de vents à craindre sur le Mont Senis

Nous partismes de Nouvalégé une heure avant jour, pour prévenir, par cette diligence, les fréquentes tempestes des vents qui ne sont pas moins à craindre là que sur la mer, principalement vers l'heure de midy, ainsi que nos conducteurs nous le dirent, et que d'autres qui habitent dans une hostellerie qui est sur le haut de la montagne nous le confirmèrent, par ce qui étoit tout récemment arrivé au cardinal Colonna dans son passage de ce Mont Senis pour aller en Espagne : où il fut si fortement battu des vens que, sans que ses gens et ses porteurs se fussent approchez de luy et ne se fussent embrassez les uns les autres, ils eussent tous péri, parce que les vents étoient si grands qu'ils les auroient tous emportez dans le lac qui est sur la surface de la montagne.

{548} Cascades effroïables de neiges fondues

Nous ne fusmes point engagez dans ce danger, ce que nos voiturins, avec quelques marchands qui passèrent avec nous, trouvèrent fort extraordinaire, ceux-cy particulièrement nous ayant assuré qu'ils avoient passé plus de trente fois en leur vie le Mont Senis, sans y avoir jamais remarqué un calme pareil à celuy que nous avions cette journée-là. Si nous n'eusmes point de vents sur cette montagne, nous y eusmes beaucoup de neiges et de glaces en y montant ; de sorte que si les pas des mulets n'eussent cavez presque partout dans la glace, jamais nous n'aurions pu monter en haut, et nous fussions tombez sans cesse : ce qui nous arriva quelquefois, et proche d'effroïables torrens qui tomboient sur la droite et faisoient d'horribles cascades.

Chappelain du Mont Senis

Nous emploïasmes environ quatre heures à toujours monter la montage ; et quand nous fusmes arrivez sur le haut, nous y trouvasmes deux petites maisonnettes, avec une petite chappelle qui étoient toute au bord du chemin. Un prestre qui dessert cette chappelle, laquelle n'est pas titulaire, se présenta à nous et nous demanda si nous voulions faire dire la messe ; mais comme nous n'avions pas le loisir de l'entendre, il auroit perdu, à ce qu'on nous dit, sa journée, ne gaingnant ainsi sa vie qu'avec les passants, si nous ne luy eussions donné de l'argent pour la dire : comme il fit, tandis que nous faisions marché de quatre traisneaux qui devoient nous traisner jusqu'à l'autre costé de la montagne, où nos ramasses nous attendoient pour nous descendre.

Description des traisneaux

Ces traisneaux sont comme de petites chaises de paille qui ont deux travers au-dessus, qui posent à bas, élevez environ de demi-pié. On attache un cheval sur le devant, sur lequel le voiturin monte quelquefois, ou bien s'assied sur le devant du traisneau : ce qui accommode fort ceux qui se font traisner, parce que ce voiturin, qui est dans cette place, reçoit pour lors toute la neige que le cheval qui court jette, avec ses piés, au nez de ceux qui sont derrière luy.

Lac considérable sur le Mont Senis

Il est incroïable avec quelle vitesse on va sur ces traisneaux et avec quelle addresse ceux qui les conduisent, les poussent dans des chemins quelquefois fort tortus et assez près d'un grand lac. Nous ne nous apperçusmes point du danger où nous étions exposez, tandis qu'on nous faisoit courir au bord de ce lac, qui a une lieue de longueur : parce qu'il étoit tout glacé et couvert de neiges, comme le reste du chemin. Ce lac, qui a quantité d'eaues qui descendent des montagnes encore bien plus hautes que celle que nous passasmes, fait aussi quantité de torrens par la chute de ses eaues, {549} et de ses neiges quand elles viennent à fondre. Il arrive parfois, à ce que nos voiturins nous apprirent, que le vent faisant rouler des neiges du plus haut de la montagne, en fait un asemblage si monstrueux qu'il semble que ce sont des montagnes entières qui se détachent. En tombant ainsi, dans d'effroïables précipices que les torrents ont cavez, ces neiges font un si horrible bruit qu'on diroit que c'est une artillerie de canons que l'on décharge. Il est aisé de juger que ces neiges, en tombant de la sorte, accablent souvent les passans qui se rencontrent malheureusement sur leur route.

Nous ne fusmes pas exposez à ce danger, et parce qu'il n'y avoit pas plus de six piés de neiges quand nous passasmes sur le Mont Senis, ce qui est fort peu de chose pour ce lieu, et que de plus la gelée étant très forte, les neiges ne se détachoient pas aisément.

Description des ramasses ; addresse et diligence des ramasseurs

Quand nous eusmes passé la surface de la montagne sur nos traisneaux, nous trouvasmes nos païsans proche d'une petite maisonnette, qui nous attendoient avec leurs ramasses pour nous descendre de la montagne. Chacun de nous prit la sienne et se mit dedans. Ces ramasses sont de petites chaises basses à bras, qui ont environ un pié d'élévation, auxquelles il y a deux petits limons, comme à une charrette. Les ramasseurs se mettent entre ces deux limons et s'y enferment, comme un cheval attelé à une charette. C'est une chose surprenante de voir comment ces gens conduisent adroitement cette voiture, et avec quelle vitesse ils descendent de la montagne quand les personnes qu'ils conduisent n'ont pas peur. Je fus bien aise, et un gentilhomme aussi, de faire épreuve de la diligence de ces ramasseurs ; et pour connoître mieux avec quelle vitesse ils pouvoient aller, nous leur donnasmes la liberté d'aller tout autant viste qu'ils pouroient, leur témoignant que nous n'avions point de peur. Ils satisfirent pleinement à nostre désir, et ils nous poussèrent si fort qu'en moins de demie-heure, ils nous firent faire cinq mille de chemin à la descente, c'est-à-dire, plus d'une lieue et demie.

Ce qui fait que cette espèce de voiture va si viste est que le plus souvent, en traisnant leurs ramasses, ils ne font que glisser sur la glace et sur les neiges : ce qui n'empesche pas qu'ils ne conduisent leur petite voiture avec toute l'addresse imaginable, quoy que les chemins qu'ils tiennent soient tous obliques et tortus, afin d'adoucir la roideur de la montagne, qui seroit extrême si la route étoit droite. Ils ont mesme cette addresse d'arrester, quand bon leur semble, la ramasse, dans le temps mesme qu'elle va le plus fort : ce qu'ils font tout d'un coup, en enfonçant dans les neiges un fer de trois doigts de large, qui a environ deux piés de long.

Vitesse de la descente

Nous vismes l'effet de ce fer poussé dans les neiges, quand nous descendismes la montagne dans nos ramasses, lorsque suivant de près, M. de Brissac, qui {550} glissoit devant et qui, ayant peur que dans la vitesse que ce gentilhomme et moy allions, nous ne tombassions sur luy, il fit arrester sa ramasse pour se tirer un peu à costé du chemin, afin de nous laisser passer : ce que son voiturin fit si à propos et arresta si promtement sa ramasse, en perçant la neige avec son fer, que tout d'un coup elle demeura comme immobile. Ainsi, nous descendismes avec la vistesse que nous avions souhaité, et nous eusmes le plaisir, étant arrivez au pié de la montagne, de voir pirouetter, dans une infinité de circuits, plus d'une vintaine de personnes différentes qui s'étoient jointes à nous, chacun avec sa ramasse pour passer la montagne.