Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

pages 550 to 573

{550}

LANEBOURG [Lanslebourg]

Disné à Lanebourg ; occupation des filles de ce lieu

Au pié de cette montagne, nous trouvasmes un pauvre village nommé Lanebourg, dans lequel nous nous arrestasmes pour disner et où, pendant que nous disnions, cinq ou six filles de différentes aages, entre douze et dix-huit ans, vinrent au bout de nostre table chanter des chansons françoises à la savoïarde. Je fus furieusement scandalizé de cette liberté ; et je le fus d'autant plus qu'on me dit, pour appaiser mon scandale, que c'étoit là la coutume du païs et que les filles en usoient ainsi librement et ordinairement, afin d'avoir la pièce. Je les laissay chanter, parce que je ne pus l'empescher, et aussi parce qu'elles ne chantoient rien d'insolent.

Tandis que nous disnions dans nostre hostellerie, beaucoup de païsans s'attroupèrent devant la porte, qui venoient nous faire offre de leur service pour nous ramasser encore sur la neige jusqu'à Braman, où nous devions coucher ce jour-là. Nous en arrestasmes quelsques-uns ; mais parce que le chemin n'étoit pas égal partout, et que souvent il s'y trouvoit des éminences de terre assez considérables, il fallut doubler les ramasseurs et en prendre un pour tirer sur le devant, et l'autre pour pousser par derrière. Ainsi, avec cette commode et douce voiture, nous arrivasmes assez à nostre aise, au froid près, dans Braman, où nous prismes giste.

BRAMAN [Bramans]

Couché à Braman, le 5 de février ; lièvres et perdrix blanches

Le maistre du logis ne nous vit pas plutost entrez chez luy, qu'il nous présenta des perdrix en plume, toutes blanches, et un lièvre en poil de la mesme couleur ; et il nous demanda, après nous les avoir ainsi fait voir, si nous voulions qu'on les mist à la broche pour nostre soupé. Cet hoste paroissoit avoir de l'esprit, car voyant que nous admirions la couleur de la plume des perdrix et celle aussi du poil du lièvre, {551} et que nous nous informions si il n'y en avoit point d'autre couleur, et principalement du gris, qui est la couleur naturelle et ordinaire, il nous dit que durant tout l'hyver que les neiges couvroient la terre, on ne voïoit dans le païs que de perdrix et des lièvres blancs ; mais aussi, qu'après que les neiges étoient fondues, on voïoit ces animaux dans leur gris ordinaire.

D'où ce changement de couleur

Cet homme raisonnant en suite là-dessus, nous dit que ce changement ne se faisoit que dans la plume et dans le poil de ces animaux. Les différents objets qui se présentoient à leurs yeux sur la terre faisoient sur eux une si vive impression, qu'ils étoient capables de causer en eux un si notable changement ; qu'au reste, cette variété de plumes et de poil, tantost blanc et tantost gris, selon les saisons différentes, étoit un effet merveilleux de la Divine Providence, qui en ordonnoit ainsi, afin qu'il y eust toujours du gibier dans le païs. Car, ajouta-t'il, s'il arrivoit que dans les montagnes, qui sont presque toujours couvertes de neiges, les perdrix et les lièvres fussent de couleur grise, il n'y en demeureroit aucun de l'une et de l'autre espèce, parce que les aigles, qui sont en grand nombre sur ces montagnes, les appercevant de haut par la diversité de la couleur grise opposée à la blancheur de la neige, ils fondroient tout d'un coup dessus et les enlèveroient : ce qui arriveroit aussi tout de mesme, et pour une pareille raison, si ces animaux étoient blancs en été, lorsque la terre est verte ou grise.

Nous trouvasmes que nostre hoste parloit fort doctement et qu'il raisonnoit juste, pour un païsan. Nous crusmes bien pourtant que ce qu'il nous avoit dit sur ce sujet, étoit une leçon qu'il avoit retenue des passans qui, à force de répéter la mesme chose en allant en Italie ou en retournant, luy avoit inculqué cela dans l'esprit et dont il avoit soigneusement conservé la mémoire.

Chemins pénibles et dangereux

La journée que nous fismes de Braman à Saint Jean de Morienne fut une des plus rudes et des plus dangereuses pour le chemin. Elle fut des plus rudes, d'autant qu'ayant dégelé le jour précédent, l'eau s'étoit tellement répandue de tous costez que toute la campagne en étoit noyée. Elle fut aussi périlleuse, parce qu'ayant regelé plus fortement qu'auparavant la nuit suivante, nous fusmes obligez de marcher presque incessamment sur la glace, par de petits chemins étroits et bordez à droit' et à gauche de précipices assez fréquens, que les torrens qui passent dedans rendent encore plus dangereux. Nous passasmes beaucoup de ces torrens sur des ponts de sapin d'une étendue considérable, qui n'étoient pourtant soutenus par le milieu d'aucuns pilliers, parce qu'on n'en peut mettre aucun en terre, d'autant que les torrents les arrachent et les emportent en mesme temps.

{552} SAINT JEAN DE MORIENNE ; EQUEBELLE [Saint-Jean-de-Maurienne, Aiguebelle]

Pauvre cathédrale

Voilà quelle fut, ce jour-là, nostre marche jusqu'à Saint Jean de Morienne, où nous arrivasmes de nuit : si bien que je ne pus rien voir du lieu, sinon le matin, avant que de partir, que j'allay à la cathédrale, que je trouvay estre un petit vaisseau si noir et si obscur que je n'y pus rien distinguer ny reconnoître.

Couché le 7 de février à Equebelle

Nous eusmes encore, ce jour-cy, un très mauvais chemin, assez semblable à celuy de la journée précédente. Ainsi nous la fismes courte, ne nous étant point arrestez à disner en aucun endroit : ce qui fut cause que nous arrivasmes de très bonne heure à Equebelle, qui est un méchant village. Avant que d'y arriver, nostre compagnie augmenta d'un moine Bénédictin, procureur général de Cluny, que j'avois vu quelquefois à Rome dans l'église de la Trinita del Monté, où nous disions tous deux la messe. Il avoit avec soy un page du marquis de Monime, que nous avions vu en Hongrie.

Agréable divertissement

La compagnie de ce bon moine me donna du divertissement dans le chemin, par la dispute qu'un de nos gentilshommes, qui avoit de l'esprit, eut avec luy touchant les matières de la grâce, sur lesquelles ce gentilhomme m'avoit consulté pour avoir le plaisir d'en disputer contre ce moine, qu'il entreprit agréablement et qu'il poussa le mieux du monde, suivant sa portée. Jamais je ne vis un homme plus embarassé sur ces matières que le fut ce bon moine, qui ne connoissoit quoy que ce fût sur ce sujet. Il se démenoit pourtant le mieux qu'il luy étoit possible, mais il le faisoit si pauvrement qu'il faisoit pitié. J'eus ce passe-temps avec toute nostre compagnie, lequel fut d'autant plus agréable que je ne me meslé jamais de parler, nostre gentilhomme en sçachant plus qu'il n'en falloit sur cette matière que le pauvre moine ignoroit entièrement.

MONTMEILLAN [Montmélian]

Disné à Montmeillan

Après que nous eusmes entendu la messe à Equebelle, nous en partismes pour venir disner à Montmeillan, où nous arrivasmes par des chemins extraordinairement fangeux. Cette ville est scituée dans un grand vallon sur la rivière d'Isère, qui passe au pié de la ville, laquelle est fort petite. Elle seroit très peu de chose sans sa forteresse, qui est très considérable. Elle est posée au-dessus de la ville, adossée d'un costé d'une haute montagne. Cette forteresse commande sur un grand marais qui s'étend du costé de France, ce qui en rend les approches très difficiles. Elle est accompagnée de bastions et d'autres fortifications très régulières.

{553} Une partie de nostre compagnie se sépara là de nous, non seullement celle qui nous avoit jointe depuis peu, je veux dire le moine Bénédictin et le page, mais aussi nostre hoste de Rome, sa femme et son fils, auxquels se joignit encore un moine pénitent du Tiers Ordre que nous avions vu à Rome, supérieur du couvent de ces pères qui est dans la Place del Popolo. Il nous dit qu'il avoit été obligé de les quitter parce qu'ils étoient incorrigibles. Il se joignit donc aux personnes dont je viens de parler ; et monté aussi bien qu'eux sur un cheval, comme un cavalier, la sandale dans l'étrier, il tira droit à Lion avec eux : et se séparèrent ainsi tous de nous.

TAUVERT [Le Touvet]

Couché à Tauvert, le 8 de février ; fâcheux chemin

Quand [sic] à nous, après les avoir vus partir, nous vinsmes coucher à Tauvert par un chemin si fâcheux dans le marais, qu'il nous fallut prendre un guide, qui nous fit traverser dans des eaux, après qu'un des nostres l'eut pris en croupe derrière luy ce chemin durant, près de deux lieues. Cela fait, nous entrasmes en France ; et à une petite lieue du premier village, nous rencontrasmes un fort considérable au milieu d'un vallon, élevé sur une motte de terre, dans lequel le régiment de Navarre étoit en garnison. Ce fort, qu'on nomme de Barault, appartient au Roy, qui l'a mis proche de celuy de Montmeillan pour arrester les courses des Savoïards en cas de guerre. À deux lieues en deça, nous trouvasmes le village de Tauvert, que nous avions pris pour nostre giste. Nous commençasmes à voir des filles et des femmes dans l'hostellerie : ce qui nous parut nouveau, parce qu'on n'y en voit aucunes dans les hostelleries d'Italie.

GRENOBLE

Couché à Grenoble, le 9 février ; pauvre cathédrale et pauvre palais

De Tauvert nous vinsmes droit à Grenoble, sans nous arrester en chemin pour disner. La ville de Grenoble est assez petite, mais fort peuplée à cause du parlement qui y est établi. Elle n'a aucune beauté ny enjolivemens. Elle est bastie au pié des montagnes, et la rivière de l'Iser, qui serpente agréablement dans des prez avant que d'y entrer, la traverse. La seule visite que je fis dans la ville fut celle de la cathédrale et du palais. Dans l'une et dans l'autre je n'y remarquay rien que de très pauvre, principalement dans celle-là, qui me parut si malfaite et si mal ornée, que je ne me souviens point d'avoir vu, dans toute l'Allemagne et toute l'Italie, une cathédrale si désolée.

{554} GRANDE CHARTREUZE

Couché à la Grande Chartreuse, le x de février ; route très fâcheuse

Le séjour que nous fismes à Grenoble ne fut que d'un jour, parce que nous avions grand désir de voir la Grande Chartreuze, pour laquelle nous partismes dès le lendemain, par un temps et par des chemins les plus fâcheux du monde. Il faisoit pour lors un froid très violent, qui augmentoit encore par la chute des neiges qui sont toujours abondantes dans ces païs. Il nous fallut incessament monter et descendre pour trouver la Grande Chartreuze, qui est à trois lieues de Grenoble, enfermée dans d'effroïables montagnes. La neige étoit si haute en quelsques endroits, que nous ne remarquions aucun chemin ; et si, dans ces lieux-là, il n'y eut eu des piquets plantez à droit' et à gauche qui servent de guides aux voyageurs, nous nous serions assurément jettez dans les précipices qui sont le long de la route.

Si la neige qui couvroit ainsi les chemins, et qui encore d'ailleurs tomboit sur nous à gros floccons, nous travailla extraordinairement, ce jour-là, je puis dire que les glaces ne nous incommodèrent pas moins aussi, à la descente fréquente des montagnes. Le soleil qu'il avoit fait le jour précédent avoit fait fondre les neiges, que le froid de la nuit avoit gelées après cela : ce qui fit que les descentes n'étoient qu'un glacis perpétuel, dans lesquelles il falloit incessamment mettre pié à terre, et où nous tombions assez fréquemment en tenant nos chevaux par la bride.

Voïage incommode pour plusieurs raisons ; torrent, closture d'un costé de la Chartreuse

Nous fismes trois lieues de ce méchant chemin-là, qui en vaudroient bien cinq bonnes de ce païs ; et après avoir essuïé quantité de neiges qu'un vent très froid et très violent nous jettoit au nez, enfin nous arrivasmes au torrent où on passe un pont, au-delà duquel est une petite maisonnette qui est comme l'abord et la première porte de la Chartreuze, dont le monastère est pourtant encore éloigné d'un petit quart de lieue, et où un frère, qui garde cette entrée avec quelques autres domestiques de la maison, prend le nom et les armes à feu de tous ceux qui entrent.

Il semble, à voir le passage de ce torrent en cet endroit, que la nature ait voulu aider à la solitude de la Chartreuze, à cause de deux rochers fort élevez qui, se raprochant par le haut, se joignent presque pour la cacher, afin qu'on ne puisse point la découvrir. Nous ne laissasmes pas néanmoins de la trouver, en suivant le chemin qui est sur la droite, le long du torrent. Au milieu de ce chemin nous rencontrasmes une grande maison, comme une ferme, qu'on nomme la Boulangerie, dans laquelle logent la pluspart des vallets de la Chartreuze.

Pauvres habits de la Grande Chartreuse

Quand nous approchasmes du monastère, environ à la portée du mousquet, nous vismes des gens qui se promenoient dans la neige au milieu des bois, lesquels nous {555} distinguions très bien, quoy qu'ils fussent habillez de blanc, parce que leur couleur étoit bien éloignée de celle de la neige. Si tost que nous les eusmes approchez, nous reconnusmes que c'étoient des Chartreux qui alloient à la promenade : ce qui nous surprit, d'autant plus que nous n'en avions jamais veu, ny en France ny en Allemagne ny en Italie, qui fussent habillez si pauvrement.

Leurs habits ne sont que de poil de chèvre, sans estre appresté et sans aucune politesse : si bien que ces bons moines, qui sont ainsi couverts de ces habits grossiers et malfaits, sont encore aujourd'huy l'image au naturel de ces anciens solitaires dont les plus belles demeures étoient dans ces vastes et grandes solitudes. Rien ne m'édifia davantage que de les voir, vêtus de la sorte, entrer par bandes, un baston à la main, dans l'épais du bois et des rochers tous couverts de neiges, pour s'y entretenir ensemble des choses de Dieu. Nous laissasmes jouir ceux des bons solitaires que nous trouvasmes dans nostre chemin, de leur agréable retraite, nous contentant de les saluer à la rencontre.

Ainsi, nous arrivasmes à la porte du monastère, où Dom Procureur nous étant venu recevoir, parce qu'on luy avoit dit que nous étions de la maison de M. le duc de Brissac, qui n'arriva pas si tost que nous à cause qu'il étoit incommodé et que se faisant apporter en chaise de Grenoble à la Chartreuze par quatre hommes qui se relaïoient, lesquels étant obligez de prendre des chemins plus doux que ceux que nous avions tenus, furent aussi obligez pour cela d'en prendre de plus longs : ce qui fit que M. le duc de Brissac arriva à la Chartreuze plus de trois heures après nous. Si tost qu'il fut venu, le Général le vint recevoir et luy fit tous les honneurs deus à sa naissance et à sa qualité.

Dès que nous fusmes arrivez là, on nous y fit un grand feu, dont nous avions un extrême besoin, mais particulièrement M. de Brissac : lequel s'étant bien chauffé, alla visiter le Père Général dans son appartement, où nous l'accompagnasmes. Cet appartement est à la vérité propre, mais il ne me parut point ajusté contre la pauvreté. Sa bibliotèque est fort belle, mais il n'y a pourtant rien de superflu. Je ne trouvay rien à redire dans sa chambre, sinon qu'il avoit le portrait à moitié-corps du Jésuite Théophile Regnauld. Je crus qu'en cela il y avoit un peu de politique dans son fait, ce qui me donna la liberté de luy demander pourquoy ce tableau étoit dans sa chambre. Il m'en dit la raison, mais je ne sçais pas encore si c'étoit la seule qu'il en avoit : qui étoit que ce Jésuite avoit été autrefois son maistre de théologie.

Entretien avec le Général, incommode pour luy sur le Formulaire.

La meilleure partie de l'entretien que nous eusmes avec luy fut sur la signature du Formulaire, sur laquelle je ne dis mot, laissant parler M. de Brissac sur ce sujet, sur lequel il poussa rigoureusement ce pauvre général. Une des choses qu'il luy dit, des plus embarassantes pour luy, fut de ce qu'il luy fit entendre que n'ayant jamais lu le livre de Jansénius, il n'avoit pu signer, ny faire signer à tout son ordre, une chose, {556} sans péché mortel, de laquelle il n'avoit aucune certitude. Ce bon père nous dit que, pour luy, il ne voyoit point tous les écrits qui se faisoient là-dessus, et qu'ainsi étant ignorant dans ces matières, il s'en tenoit à ce qu'en disoit le Pape et les évêques : comme si un homme de sa sorte n'eust pas été tenu de s'instruire d'une chose purement de fait, sçachant qu'elle est contestée dans l'Église.

Misérable politique

En suite de cela, M. de Brissac luy parla de Dom de Loron, Chartreux de Paris, qui n'avoit point signé : ce que ce général avoua, reconnoissant en mesme temps que c'étoit un des meilleurs religieux de son ordre, et que pour cette raison il n'avoit pas voulu qu'on le pressast. Je me suis souvenu fréquemment de la reconnoissance que ce général avoit faite de la vertu et de la sainteté de ce bon religieux, particulièrement depuis que, par son ordre, il avoit été banny de Paris et confiné à Apponay, misérable chartreuze dans le Nivernois, à la sollicitation des auteurs et des promoteurs de la signature, qui n'ont pu souffrir qu'un homme qui reprenoit, dans son silence, leur injustice, fust sans peines : à quoy ce pauvre général a consenti par une misérable politique.

Horrible solitude de la Grande Chartreuse

Mais laissons cette triste histoire, que j'ay pourtant voulu marquer icy pour faire voir combien la politique domine partout, et le peu de courage qu'ont les solitaires, mesmes les plus retirez du monde, pour deffendre la vérité de Jésus Christ ; et continuons le reste de nostre entretien avec ce général, qui nous fit voir l'horreur de sa solitude par les fenestres de sa chambre, d'où nous découvrismes d'effroïables rochers tous couverts de neiges, qui ne sont pas à une portée de mousquet de la maison. Je ne pus m'empescher de luy dire qu'il n'appartenoit qu'à saint Hugues et à saint Bruno de trouver les bons endroits pour la solitude, et qu'assurément on n'en pouvoit point voir de plus propres pour cela que leur chartreuze.

La Chartreuze louable en toutes choses

Dom Procureur et Dom Secrétaire terminèrent nostre entretien, parce qu'ils vinrent nous prendre pour souper. Ce qu'on nous servit sur table étoit propre mais sans excès ; et cette manière d'agir pour le manger et pour le boire, aussi bien que pour le logement, qui étoit honneste mais sans ajustemens superflus, nous édifia tous. Cela me donna lieu de déclamer, en présence de ces deux Chartreux qui nous tenoient compagnie à table, contre les bastimens magnifiques des monastères, et principalement contre le luxe de la Chartreuse de Naples dont je leur fis, dans l'entretien, la description le moins mal qu'il me fut possible, leur disant que cette superbe magnificence étoit à scandale à tout le monde. Ces bons religieux me prièrent d'en parler à leur général, comme je fis dans un autre entretien que j'eus avec luy.

{557} Plainte du luxe de la Chartreuse de Naples

Ce général me remercia de l'avis que je luy donnois là-dessus, et il me dit qu'il avoit envoïé en ces païs-là un visiteur, à qui il écrivoit de prendre garde à ces choses dont je luy parlois et de les régler autant qu'il le pouroit. Il me fit connoître en mesme temps, par ce qu'il me dit, qu'il y avoit peu de chose, et presque rien du tout à attendre de la visite qu'il avoit ordonnée. Je conjecturay bien, par tout ce qu'il me dit, que les visiteurs françois ménageoient fort les Chartreux étrangers, et principalement les Italiens, parce qu'ils avoient peur que ceux-cy ne se séparassent d'eux et ne fissent un général à part, au-delà des monts.

Imposts sur les moines par la Cour de Rome

Pendant que nous soupions avec ces deux Chartreux dont j'ay parlé, je les entretins de beaucoup de choses touchant nostre voyage, mais particulièrement des chartreuzes que nous avions veues en passant dans l'Allemagne et dans l'Italie. Je luy marquay que j'en avois vu d'assez pauvres, ce qu'il ne fit pas difficulté de croire, parce qu'ils sçavoient qu'outre le peu de revenu que quelsques-unes ont en Italie, le Pape ne laissoit pas encore de les surcharger de si grands imposts que, depuis très peu, deux prieurs, me dirent-ils, avoient écrit au Père Général qu'ils seroient obligez d'abandonner pour cela leurs maisons, et leurs religieux aussi, au cas que le Pape continuast à les opprimer de taxes, comme il faisoit.

La conversation que nous eusmes avec ces pères, tant durant qu'après le souper, fut sur différentes choses, mais particulièrement sur leur solitude, sur leurs bastimens et sur leurs habits. Ils dirent beaucoup de choses sur ceux-cy fort remarquables : qui est que quoy qu'ils soient très lourds, ils sont pourtant très froids, parce que, comme je l'ay dit cy-dessus, ils ne sont que de poil de chèvre, qui n'a aucune chaleur. Ainsi cette sort d'étoffe leur est incommode en tout temps, en esté par sa pesanteur et en hyver, qui dure les huit mois de l'année, par le peu de chaleur qui se rencontre dans ce poil, qui n'est point à l'épreuve du froid que les neiges presque perpétuelles causent en ces lieux.

Bastimens modestes de la Chartreuse ; cloistre mal dressé

Quand nous eusmes discouru de leurs habits, ils nous demandèrent si nous trouvions quelque chose de trop somptueux dans leurs bastimens ; mais nous leur dismes que nous n'y remarquions rien que de très édifiant. En effet, ces bastimens sont pauvres et assez mal polis. Le cloistre a environ la longueur de celuy de Paris, mais il n'est pas si bien dans la symmétrie, parce que les galeries sont hautes et basses, et dans une si grande inégalité qu'encore qu'elles soient tirées droites, on ne peut pas voir d'un des bouts à l'autre. On n'a pu les aplanir à cause des roches qui s'y sont trouvées, ce qui élève le pavé en des endroits et le rabbaisse en d'autres.

{558} La largeur du cloistre ne répond pas à sa longueur. Il est si peu large qu'il n'a pas plus de quatre toises d'un costé à l'autre. Pour les cellules, elles sont assez commodes si elles avoient des jardins, mais ce qu'il y en a est si peu de chose que cela n'est point considérable. L'église n'est pas tout à fait si longue ny si belle qu'est celle de Paris. J'y contay à matines, pendant la nuit, cinquante-cinq Chartreux qui nous édifièrent tous, et par leur modestie et par leur chant.

Nombre prodigieux de visites dans un an

Il ne nous fut pas possible de ne rien dire de la solitude de ces bons religieux, qu'ils nous firent connoître n'est pas si grande que nous nous le figurions, quoy que leur maison fust établie dans un lieu affreux et éloigné des villes, à cause qu'elle est visitée de toutes parts. Ils nous persuadèrent bientost là-dessus quand ils nous dirent que suivant le registre qu'ils tenoient au pont du torrent, des noms et surnoms de ceux qui les étoient venus visiter l'année de devant celle que nous y étions, ils avoient compté dix mille et tant de personnes qui les vinrent visiter, lesquelles furent toutes défrayées aux dépens de la maison, la pluspart pendant trois jours.

Nous fusmes surpris de l'excessive dépense qu'il falloit que la Chartreuze fit pour fournir à cela ; et nous le fusmes encore bien davantage quand ils nous dirent qu'outre leur provision de blé et de vin, ils n'avoient que quinze mille livres de rentes : sur quoy il falloit entretenir tous les religieux et grande quantité de vallets occupez au ménage et à la conduite des mulets, qui sont incessamment sur les chemins de Lion et de Grenoble, pour apporter toutes les sortes de provisions dont le monastère a besoin et qu'il ne peut tirer que par ces sortes de voitures, toutes les autres étant impossibles dans ces montagnes.

Histoire au sujet des ours dans les montagnes

Quoy que ces bon pères nous fissent connoître qu'ils avoient une si grande affluence de monde qui les venoit ordinairement visiter, néanmoins ils nous dirent que leur solitude n'en étoit pas moins rempli d'ours, qui se rencontrent fréquemment dans les chemins écartez qui conduisent dans les montagnes, dans lesquelles ils ont beaucoup de maisons pour le ménage. Sur cela, Dom Procureur nous dit une histoire qui étoit arrivée depuis très peu de temps à un de leurs vallets, qui alloit dans une des fermes des montagnes, le fusil sur l'épaule. Ce vallet eut à sa rencontre trois grands ours qui l'épouvantèrent ; et ne se voyant pas en état de pouvoir se cacher d'eux ny aussi de se retirer, il résolut de décharger son fusil sur le premier des trois qui approcheroit plus près de luy : ce qu'il fit et le coucha par terre.

Les deux autres ours, étonnez du bruit, s'enfuirent aussitost ; mais le vallet, nous dit Dom Procureur, se doutant qu'ils pouroient retourner sur luy quand la peur auroit cessé, chargea de nouveau son fusil ; et ces deux animaux revenant en effet encore à luy, il coucha derechef le plus hardy par terre ; et le dernier ayant fuy et puis {559} retourné, comme les deux autres, il le tua tout de mesme : après quoy il vint à la Chartreuze dire au tanneur de la maison qu'il allast à l'endroit qu'il luy marqua, et qu'il y trouveroit de la besogne. Les peaux de ces bestes servent la pluspart du temps pour faire les empeignes des souliers des Chartreux ; et Dom Procureur, qui nous parloit, nous dit qu'elles étoient si bonnes qu'il y avoit douze ans que les siennes servoient à différens souliers.

Nous ne couchasmes qu'une nuit dans la Chartreuze, pendant laquelle nous fismes très grand feu, deux que nous étions dans une chambre assez vaste, parce qu'il y faisoit un froid fort aigu. Nous nous servismes de la provision abondante de bois que nous trouvasmes au coin de la cheminée, où il avoit bien une demie-corde de busches, si grosses et si longues que nous ne pouvions les mettre au feu, à moins que de travailler tous deux à cela de toutes nos forces.

GRENOBLE

Couché à Grenoble pour la seconde fois, le 11e février

Nous partismes de la Grande Chartreuze, le marquis de Manou d'Allègre et moy, le lendemain de nostre arrivée : si bien que nous n'y couchasmes qu'une nuit, et nous sortismes de là à une heure après midy, dans le mesme temps que nous y étions arrivez. Nous y laissasmes M. le duc de Brissac y passer encore un jour, tout seul avec un vallet de chambre ; et pour nous autres, nous retournasmes coucher à Grenoble : d'où, après y avoir acheté beaucoup de ces beaux gands si bien cousus, nous partismes, le marquis d'Allègre et moy, pour Lion, que nous avions envie de voir, ayant fait trouver bon ce voyage à M. de Brissac, qui avoit pris sa résolution pour ne point entrer dans cette ville. Cela fut cause que nous le laissasmes seul à la Chartreuze, et le reste de sa maison à Grenoble, où ils l'attendirent, comme nous les devions attendre ou les trouver tous à Rouanne, au jour dont nous étions convenus ensemble.

RIVES, CHAMPIÉ [Champier]

Disné à Rives, couché à Champié, le 12 février

Nous prismes, ce jour-là, le chemin de Lion. Un peu au-delà du pont de Grenoble, nous vismes une grande quantité d'ouvriers qui étoient occupez à rompre un rocher qui resserroit trop le chemin, du costé de la rivière. Nous passasmes au travers de quantité de pierres qui étoient déjà rompues, et nous vinsmes disner à Rives, qui est un petit bourg d'où en suite nous allasmes coucher à Champié, assez méchant village qui est la moitié du chemin de Grenoble à Lion. Nous y arrivasmes assez tard, quoy qu'il n'y ait que huit lieues de Grenoble là ; mais ces huit lieues sont assez bonnes pour en faire une journée d'hyver à cheval.

{560} Disné à Ebieu [Heyrieux]

Si tost que nous fusmes arrivez à Champié, il tomba grande quantité de neiges : ce qui continua durant toute la nuit, en sorte que le lendemain matin on ne voyoit plus les chemins. En effet, nous eussions eu beaucoup de peine à les trouver, sans un voiturin qui retournoit de Grenoble à Lion, lequel nous servit de guide pour nous conduire à Lion, où nous arrivasmes heureusement, après avoir disné dans le village d'Ebieu, dans lequel nous trouvasmes le régiment lyonnois, qui passoit pour aller ailleurs.

LION [Lyons]

Couché à Lion, le 13 de février

Quand nous fusmes entrez sur le pont du Rhosne, le corps de garde nous aresta et nous demanda d'où nous venions et si nous avions des billets de santé, qui sont en usage jusqu'à cette ville-là. Comme je les tenois tout prests, je les monstray aussitost. Ainsi, cette affaire étant vuidée, on nous demanda, suivant la coutume, si nous avions une hostellerie arrestée ; et ayant dit que nous avions choisy le Lion d'or pour nostre auberge, on nous en donna un suisse pour nous y conduire.

Quand nous fusmes devant le logis de M. l'Archevêque, qui est gouverneur de la ville, le suisse nous dit qu'il falloit mettre pié à terre et donner là nos noms. Nous eusmes peine à nous rendre à cette cérémonie, parce qu'on venoit déjà de nous demander sur le pont du Rhosne et nos noms et la route que nous avions tenue dans nostre voyage ; mais il fallut pourtant satisfaire à ce qu'on exigeoit de nous, et mesme avec bien plus d'embaras que nous ne nous l'étions imaginé : d'autant que ce fut à M. l'Archevêque que nous fusmes obligez de rendre compte de toutes ces choses.

Visite à M. l'archevêque de Lion

Il fallut donc mettre pié à terre et entrer chez luy dans l'équipage de voyageurs : ce qui me faisoit une peine extrême, à cause d'un bonnet de velous à l'anglois que j'avois en teste, et d'un mouchoir que je portois à mon cou en guise de cravate. D'abord que nous fusmes descendus de cheval et qu'on nous eut fait entrer dans le logis de M. le Gouverneur-Archevêque, un gentilhomme assez aagé, qui étoit dans son antichambre, nous y reçut avec toute l'honnesteté imaginable, nous priant mesme de vouloir attendre seulement un moment M. l'Archevêque, qui écrivoit quelques dépesches pressées.

Le temps que nous attendismes ne fut pas d'un demi quart d'heure, après quoy M. l'Archevêque nous reçut dans sa chambre avec toute l'honnesteté imaginable. Il me demanda d'abord d'où nous venions. Je luy répondis que nous venions de Grenoble ; et me pressant pour sçavoir de moy si nous ne venions pas encore de plus {561} loin, je luy dis que nous venions de Turin ; et sur de nouvelles instances qu'il me fit si nous ne venions pas de Rome, je luy avouay toute la suite de nostre voyage.

Si tost que je luy eus fait connoître nostre route, il s'informa de moy où étoit M. le duc de Brissac. Cette demande me surprit beaucoup, parce que nous avions caché par toute l'Italie le nom et la qualité de ce seigneur. Cela fit que je témoignay à M. l'Archevêque que j'étois extrêmement surpris de ce qu'il me demandoit conte de M. de Brissac ; mais quand ce prélat nous eut dit qu'il s'étoit informé de luy sur toute la route, aussi bien que de nous qui luy faisions compagnie, par tous les couriers qui avoient passé et repassé, et qu'il nous eut marqué mesme que M. de Brissac avoit pris le nom de M. du Bois, je luy avouay toutes choses, voyant qu'il étoit trop bien instruit.

Je luy dis donc que nous avions laissé M. de Brissac à la Grande Chartreuze, et que nous nous étions séparez de luy avec son agréement pour quatre jours, afin de voir la beauté de la ville de Lion, par où il avoit fait résolution de ne point passer. Ce prélat fut extrêmement surpris du dessein de M. de Brissac, qu'il se préparoit bien de recevoir à son retour d'Italie. Il nous dit mesme que M. le Mareschal, son frère, l'avoit écryt de Paris de le recevoir selon sa qualité et sa naissance (1) ; qu'à cet effet, il avoit fait préparer un appartement, dans lequel il nous monstra un lit de broderie d'or et d'argent qui n'étoit pas, nous dit-il, à l'usage d'un archevêque mais qui étoit destiné pour un duc et pair de France.

Je luy témoignay que je ne manquerois pas de faire connoître au seigneur tous les apprests qu'il avoit fait ; et en mesme temps, je voulus bien luy faire entendre que M. de Brissac ne vouloit point prendre sa route par Lion, parce qu'il voyageoit incognito et sans équipage : à quoy ce prélat me répliqua que cela ne devoit point faire prendre la résolution à M. le Duc de s'écarter de Lion, parce que luy Archevêque l'auroit traité de telle manière qu'il l'auroit souhaité, et qu'il luy auroit donné un carosse sans couleurs ou une chaise sans livrées, pour luy faire voir la ville.

Qu'au reste, il sçavoit recevoir ses amis de la manière qu'ils pouvoient le souhaiter, et qu'il s'étudioit à ne leur faire aucune peine. Il ajouta mesme que s'il vouloit, il feroit bien venir M. de Brissac à Lion, en commandant à Vienne, qui étoit de son gouvernement, de ne laisser passer le Rhosne à qui que ce fust qui vint d'Italie, et de les luy amener tous à Lion. Il nous dit qu'il en avoit usé ainsi l'année précédente, à l'égard d'un maistre des requêtes qui vouloit échaper, qu'on luy amena pourtant jusque dans sa maison ; que néanmoins, il ne vouloit point agir de la sorte avec M. le duc de Brissac, puisqu'il avoit tant de répugnance à passer par Lion.

{562} Entretien avec M. l'archevêque au sujet de Rome ; sentimens semblables

Nostre entretien étant fini sur ce sujet, M. l'Archevêque me demanda mon sentiment touchant Rome et touchant l'Italie. Je le priay de me dispenser de le luy dire, parce que le sentiment que j'en avois étoit fort particulier. Il me pressa encore davantage pour sçavoir la pensée que j'avois et de la ville et du païs. Ainsi ne pouvant plus me deffendre de cela auprès de luy, je luy dis franchement que ny Rome ny l'Italie ne me paroissoient pas un sujet digne d'une si grande admiration. Il me répondit que je n'étois pas le seul qui en parlast de la sorte ; et que pour luy, il en jugeoit comme moy.

Nous prismes congé de luy après cet entretien, mais ce fut avec beaucoup d'honnestetez de sa part, jusqu'à commander à son écuïer de nous donner un carosse pour nous conduire à nostre hostellerie. Nous l'en remerciasmes humblement, aussi bien que de l'honneur qu'il nous fit de nous inviter à disner pour le lendemain avec luy. Nous le retournasmes voir en un autre équipage, qui étoit bien plus dans la bienséance que le jour précédent ; et ce fut dans cette occasion qu'il nous fit encore de nouvelles civilitez, ordonnant qu'on nous donnast un carosse et un gentilhomme pour nous faire voir ce qu'il y avoit de plus considérable dans la ville.

Le séjour que nous y fismes ne fut que de deux jours, pendant lesquels nous allasmes voir l'Hostel de ville, que nous aurions trouvé fort beau si la face du bastiment avoit un peu plus d'étendue, comme on pouvoit luy donner en faisant deux arcades par-dessus deux rues qui la joignent, ainsi qu'à l'Hostel de ville de Paris. Tout le bastiment sur le devant consiste en deux pavillons et une grosse lanterne fort élevée, au haut de laquelle est une horologe liée aux deux pavillons par un corps de logis de part et d'autre. Tout ce bastiment a en face une grande place, plus longue que large. Proche le portail, il y a une assez belle fonteine fort élevée, aussi bien qu'est son bassin.

Cet hostel de ville a beaucoup de profondeur et est orné de deux cours, l'une haute et l'autre basse. La première est entourée de bastimens assez magnifiques et est séparée de la seconde, qui est basse, par une terrasse, au bout de laquelle il y a un dessein de fonteine, avec son bassin orné de quelsques figures de pierre, le reste de cette cour étant fermé de grilles de fer : ce qui fait qu'en entrant, on voit jusque dans un jardin qui est assez médiocre, auquel se termine la dernière cour, dans laquelle on descend par un escaller de dix ou douze marches.

Habits de chœur en hyver des chanoines de Lion

Une des choses que j'avois le plus envie de voir dans Lion étoit l'office de la cathédrale, où je ne manquay pas de me rendre le dimanche de la Quinquagésime, que je séjournay à Lion. J'y entendis la grande messe et les vespres, pendant quoy j'observay le particulier des habits des chanoines et les cérémonies du chœur. Leur habit d'hyver est fait comme celuy des chanoines de Paris, à la réserve d'un gros bonnet fourré de petit-gris, par-dessus quoy le camail passe.

{563} Chant sans pulpitre et sans livres dans la cathédrale

Tout l'office s'y chante, mesme par les enfans de chœur, sans livres, à l'exception pourtant de deux chantres qui chantent, le livre à la main, dans les hautes chaires, revêtus d'un habit assez particulier. Ils ont une aube à l'ordinaire, et par-dessus leur aube ils ont chacun une espèce de casaque sans manches, fourrée par-dedans et par-dehors. Pour le reste de l'office, il se chante par un seul chappier, au moins ce jour-là, lequel est toujours debout et fixe, dans la mesme place où on met ailleurs le pulpitre.

Maistre-autel à nud hors la messe ; prestre, diacre et sous-diacre en mitres

Avant qu'on commençast la grande messe, je vis un clerc qui vint parer le maistre-autel et y mettre les nappes par-dessus : ce qui se pratique ainsi tous les jours : parce que la messe dite, on dépouille aussitost l'autel, et on le laisse à nud le reste du jour. L'autel étant paré, le prestre, le diacre et le sou-diacre, ceux-cy revêtus de leurs tuniques et celuy-là de sa chasuble, tous trois la mitre en teste, vinrent commencer la messe, accompagnez de deux autres prestres avec leurs chasubles, mais ceux-cy sans mitre, et de six acolythes dont quatre avoient des tuniques sur leurs aubes et les deux autres avec de simples aubes sans tuniques. Les deux prestres assistans demeurèrent toujours debout, l'un du costé de l'Épistre et l'autre du costé de l'Évangile, les mains posées sur l'autel.

Différens rites dans les cérémonies de la messe

Quand on chante dans cette église le Kyrie eleison, on le répète bien plus de fois que nous ne faisons pas icy. En arrivant à l'autel, le diacre et le sou-diacre mettent le vin et l'eau dans le calice. Avant que de faire l'offrande du pain et du vin, le prestre célébrant lave ses mains. Il fait trois fois l'élévation de l'hostie pendant la messe : la première après la consécration, la seconde immédiatement devant le Pater Noster, et la troisiesme en disant Panem nostrum quotidianum. Le seul prestre qui officie reçoit la paix. Il ne donne point de bénédiction à la fin de la messe, et il ne dit point aussi le dernier Évangile, comme nous le disons ordinairement.

Pour les vespres, on les chante dans Saint Jean de Lion comme on les chante partout ; et je n'observay là rien de singulier, sinon que quand il fallut dire l'oraison, deux acolythes portèrent à l'officiant, l'un le livre et l'autre un des cierges allumé, qu'il alla prendre sur l'autel ; après quoy, cette oraison dite, ces deux acolythes baisèrent chacun de leur costé l'épaule de l'officiant.

Couché à Fontaine, le 16 de février

Après nos deux jours de séjour à Lion, où nous nous réjoignismes à nostre compagnie, qui nous avoit quitté à Montmeillan, nous en partismes le Lundy gras pour venir joindre l'autre compagnie que nous avions laissé à Grenoble et à la Grande Chartreuze. Ainsi, nous nous mismes en chemin pour venir à Rouanne, où {564} M. le duc de Brissac nous avoit marqué le rendez-vous. Nous nous informasmes de luy sur la route ; et ayant appris à Tarare, où nous croyions venir disner, qu'il y avoit très peu de temps qu'il avoit passé avec ses gens, nous nous pressasmes de le suivre : si bien qu'ayant mangé fort légèrement, nous quittasmes là nostre compagnie de Lion, qui ne pouvoit pas faire la mesme diligence que nous. Nous montasmes à cheval, nonobstant une pluie très froide qu'il faisoit, parce que nous croyions pouvoir joindre M. le duc de Brissac, qu'on nous avoit assuré n'avoir pas un quart de lieu d'avance sur nous.

TARARE

Divertissement hors de propos

Quand nous eusmes marché quelque temps avec bien de la diligence, nous reconnusmes bien qu'on nous avoit trompé, parce que nous ne découvrismes personne : si bien donc, qu'ayant perdu toute espérance de pouvoir joindre ce seigneur, nous montasmes la montagne de Tarare sur laquelle nous étions, et que nous regardions comme très affreuse au jugement de ceux qui n'en ont jamais vu d'autres. Il est vray que le voïage que nous achevions, après avoir passé tant et de si effroïables montagnes dans la Carynthie, la Stirie, le Tiron, la Carniole, le Frioul, l'Italie où nous avions passé les Apennins, et la Savoie où nous avions traversé le Mont Senis, nous rendoient un peu trop fiers et nous faisoient mépriser, plus que nous ne devions, la montagne de Tarare : sur laquelle nous eusmes plus de mal que sur aucune autre de celles dont je viens de parler. Car, à peine fusmes-nous au haut de cette montagne, qu'un brouillard très épais, qui nous envelopa tout d'un coup, nous jetta dans la nuit ; et un vent violent, étant survenu en mesme temps, nous jettoit la neige dans le nez d'une manière surprenante, ce qui nous incommodoit extraordinairement. Toutes ces choses ensemble nous firent bien changer de langage et nous apprirent à ne mépriser pas les plus petites choses.

Embarras considérable sur la montagne de Tarare

Le vent, le brouillard, la neige et la nuit qui nous surprit au haut de la montagne, nous eussent peu incommodé si nous eussions sçu le chemin que nous devions tenir ; mais l'ignorance de ce chemin dans laquelle nous étions, nous embarassoit effroïablement. Ce qui nous inquiéta d'avantage dans cet embaras fut de trouver des chemins fourchus, sur lesquels il nous falloit raisonner : ce qui ne se passoit pas sans contestation, chacun de nous deux prétendant que nous devions entrer dans le chemin qu'il jugeoit le meilleur. Il est vray aussi que nous nous déférions beaucoup alternativement, et que nous fusmes assez heureux pour ne nous point égarer et pour nous rendre à deux heures de nuit au village de Fonteine, où M. le duc de Brissac étoit arrivé deux heures avant nous avec tous ses gens et où nous le joignismes tout couverts de neige, qui s'étoit tellement glacée sur nos habits qu'on eut {565} bien de la peine à l'abbattre lorsque nous fusmes arrivez à l'hostellerie dans le village de Fonteine, qui est au pié de la montagne du costé de Rouanne.

FONTEINE, ROUANNE [La Fontaine, Roanne]

Méchant et malpropre giste

Nous eusmes là un très méchant giste, au moins pour les lits, dans lesquels il y avoit des draps les plus sales que nous eussions eus pendant dix mois de voyage. Il falloit qu'ils le fussent extraordinairement, puisque l'hoste et sa femme en convinrent, sur les plaintes que nous leur en fismes, nous apportant là-dessus pour excuse, que le froid étoit si grand depuis un très long temps qu'il avoit été impossible de faire la lessive. Ce mauvais régale ne servit point à nous remettre de la fatigue que nous avions eu, le marquis d'Alègre et moy, le soir de la journée précédente.

Précaution inutille

Il est vray que le lendemain, que nous partismes pour Rouanne, nous eusmes un temps et un chemin plus doux, de Fonteine à Rouanne : où, si tost que nous fusmes arrivez, nous trouvasmes l'embaras ordinaire d'une quantité de mariniers qui nous accablèrement par leurs offres incommodes qu'ils nous firent, de nous conduire à Orléans. Nous prismes nos mesures le mieux qu'il nous fut possible, pour n'estre point trompez, comme on l'est ordinairement en ce lieu, pour les voitures de bâteaux. Cependant, quelque précaution que nous prismes, nous fusmes duppez comme les autres : si bien qu'au lieu du patron que nous avions engagé à nous conduire, nous n'eusmes qu'un jeune homme sans expérience, dans un temps des plus fâcheux pour la navigation.

Avant que d'avoir conclu nostre marché pour le batteau, deux Capucins vinrent prier qu'on leur y accordast place. Ils s'addressèrent pour cela à M. de Brissac, qu'ils ne prirent que pour un simple gentilhomme. Il les renvoïa à moy, comme au maistre de toute la compagnie, parce que cela servoit toujours à le cacher. Il me donna plein pouvoir d'ordonner de la chose comme je voudrois, et il laissa en ma disposition de les admetre dans le batteau ou de les en exclure. Ils vinrent donc, à une heure de là, me demander cette grâce, que je leur accorday. Ainsi, le jour étant arresté au lendemain, qui étoit le premier de Caresme, nous nous mismes sur l'eau, après avoir pris des cendres de la main d'un des Capucins, qui dit la messe avant que de partir.

BOURBON [Bourbon-Lancy]

Couché près de Bourbon, le 18 de février ; mauvais temps

Nous n'eusmes pas plutost commencé à voguer, que nous nous apperçusmes bien que nostre jeune batelier qui nous conduisoit n'étoit pas fort expérimenté ; mais nous étions embarquez, et nous avions trop d'envie d'avancer chemin pour suivre les {566} réflexions que nous avions lieu de faire. Le vent fort violent que nous eusmes toujours contraire, tant que nous fusmes sur la rivière, nous battit dès la sortie de Rouanne : si bien qu'au lieu d'aller coucher la première nuit à [en blanc], nous fusmes obligez de lascher à un très méchant village de l'autre costé de Bourbon, un peu au-dessous. Le giste que nous eusmes là fut si étroit que n'y ayant pas de quoy loger nos deux Capucins, ils furent obligez d'aller prendre l'hospitalité dans leur couvent de Bourbon, distant du lieu où nous étions d'environ une lieue. Le chemin étoit si mauvais, à cause des pluies continuelles qu'il avoit fait depuis un long temps, que ces pauvres Capucins, et un des nostres qui les avoit suivy pour gister avec eux, ne purent retourner qu'à cheval, à cause que le soir précédent ils avoient eu de la boue jusqu'à my-jambes.

NEVERS

Couché à Nevers, les 19, 20 et 21 de février

Il étoit un peu tard, ce jour-cy, quand nous partismes, à cause que nous attendismes nos Capucins pour entrer tous ensemble dans le batteau. Ces bonnes gens voyagèrent fort longtemps avec nous, sans sçavoir à qui ils parloient. Nous sçusmes bien plutost d'eux qui ils étoient et la cause de leur voyage, qu'ils n'apprirent de nous qui nous étions. Nous apprismes que l'un d'eux étoit prédicateur (qualité qui relève merveilleusement la personne d'un Capucin, qui ne l'obmet jamais dans ses titres quand il en est une fois revêtu), et qu'ils avoient l'un et l'autre obédience pour voir, par divertissement, toutes leurs maisons des provinces de France, de Picardie, de Normandie et lieux ajacens, leur provincial la leur ayant donné pour quatre mois.

Capucins grands coureurs ; habileté capucine

Nous admirasmes la conduite et du Provincial et des Capucins : de celuy-là, qui donnoit si aisément une obédience à ses confrères pour estre à charge du public pendant quatre mois, sans aucune nécessité ; et de ceux-cy, qui avoient un si prodigieux empressement de se promener qu'ils ne feignoient point de commencer ce divertissement dans l'hyver, et durant le Caresme, pour le continuer pendant quatre mois. Je connus encore dans la suite ces bons pères, particulièrement celuy qui se disoit prédicateur, lequel ignoroit tellement l'Écriture sainte que moy luy raportant une histoire tirée du livre des Juges, ce bon père la considéra comme étant prise de l'histoire romaine : ce qui me surprit étrangement et ne me donna pas une grande idée de la science d'un prédicateur capucin.

Vents contraires fort incommodes ; danger notable

Le vent ne nous quitta point encore ce jour-là. Il nous battit toujours avec violence, ce qui nous obligea tous de ramer à force, les uns après les autres, afin de nous {567} maintenir et d'avancer chemin autant que nous pouvions. Chacun mit donc, dans cette occasion, la main à l'œuvre, horsmis nos Capucins, à qui M. de Brissac dit fort à propos ces paroles de saint Paul : Que celuy qui ne travaille pas, ne mange pas non plus [2 Thessaloniciens 3 : 10]. Cela les fit remuer et travailler comme nous autres, après qu'on leur eut mis une planche sous les piés afin que leurs robes ne fussent pas mouillées, la crainte de cette incommodité les ayant empesché jusqu'alors de travailler, comme ils nous le dirent. Ainsi donc, avec le secours de leurs bras et des nostres, nous arrivasmes à Nevers, non pas sans danger de périr souvent, mais principalement sous le pont, à cause que les eaux étoient extraordinairement grosses et si fortes qu'elles nous emportèrent bien au-delà du port au-dessous de la ville, le battelier que nous avions, fort malhabille homme, n'ayant jamais pu arrester son bâteau où il falloit : ce qui fut cause aussi qu'il eut la peine de le remonter longtemps contre l'eau, pour prendre terre et coucher dans la ville.

Les Capucins ne vinrent point, ce jour-là, avec nous à l'hostellerie ; mais ils allèrent coucher à leur couvent avec assez de peine, parce qu'il étoit éloigné et que les chemins étoient très sales à cause des pluies continuelles. Ils nous joignirent le lendemain matin, que nous croyions partir ; mais les vents étant encore extrêmement grands, et la rivière plus forte qu'auparavant, ce qui l'avoit fait déborder de tous costez, on ne jugea pas à propos de s'hazarder sur l'eau ; et on résolut de séjourner encore à Nevers, comme nous fismes deux jours entiers : ce qui nous donna le temps de visiter la cathédrale, qui n'est pas bien considérable.

Verrerie de Nevers

Nous allasmes voir travailler à la verrerie, à la fayence et à l'émail. Nous en achetasmes en assez bonne quantité pour faire encore des présens, outre ceux que nous apportions d'Italie et des autres endroits par où nous avions passé. Nous retinsmes, pendant nos deux jours de séjour à Nevers, nos deux Capucins ; et nous les traittasmes, dans l'hostellerie, un peu mieux qu'ils ne l'avoient été dans leur couvent. Ils reconnurent bien qu'ils m'avoient cette obligation : aussi m'étudiay-je autant que je pus, pendant le voyage, de leur faire ou de leur procurer tout le bien qui me fut possible. Je les retins donc à l'hostellerie, non seulement pour leur faire meilleure chère que chez eux, mais aussi pour estre prests à partir si tost que le vent se relascheroit.

COSNE [Cosne-sur-Loire]

Couché à Cosne, les 23, 23, 24 et 25 de février

Deux jours s'étant donc écoulez à Nevers sans que le temps changeast, l'ennuy de nous voir arrestez dans une ville où nous ne faisions rien, nous fit conclure qu'il falloit partir, et qu'il pouroit arriver ou que le vent cesseroit ou qu'il seroit favorable : et {568} qu'ainsi la rivière étant forte, nous avancerions beaucoup en très peu de temps. Ainsi, nostre impatience nous fit embarquer, mais nous n'en eusmes pas, pour cela, un plus heureux succès : parce que les vents nous étant toujours contraires, nous eusmes toutes les peines imaginables à ramer sans cesse, afin de pouvoir arriver à Cosne, où nous séjournasmes encore bien plus de temps qu'à Nevers, ce qui augmenta nostre ennuy.

Prédicateur capucin dans l'emploi : dont il s'acquitta très mal

Nostre prédicateur Capucin, qui avoit une prodigieuse démangeaison de prescher, visita des religieuses Bénédictines vis-à-vis l'hostellerie où nous demeurions, pour leur dire qu'il vouloit les prescher. Le marché fut bientost conclu : car, si le prédicateur avoit bien envie de faire un sermon, les religieuses n'en avoient pas moins de l'entendre, les religieuses et ces sortes de prédicateurs regardant cette action comme un temps de divertissement dévot et innocent.

Nous assistasmes tous à ce sermon de Capucin, qui en fit le sujet d'un continuel panégyrique de M. le duc de Brissac, qu'il avoit commencé de connoître, depuis un jour, pour le maistre de la compagnie, sans pourtant sçavoir encore ny son nom ny sa qualité. Ce bon père dit tant de choses à l'avantage de ce seigneur, qu'il en étoit tout confus. Pour moy, j'admiray la conduite de ce Capucin en toutes choses, non seulement en ce qu'il s'étoit engagé de luy-mesme fort témérairement à prescher, mais aussi en ce qu'il prenoit, pour principale matière de son sermon, des choses qu'il eust dû taire : et que de plus, horsmis la voix, qu'il avoit bonne, il n'avoit aucune des qualitez d'un prédicateur.

Nous entrasmes, dans nostre séjour à Cosne, plusieurs fois dans nostre batteau, à dessein de partir ; mais nous n'y étions pas plutost que, voyant les vents violens de plus en plus, nous retournions aussitost à nostre hostellerie : où enfin, désespérant d'un temps plus favorable, nous résolusmes de renoncer à nostre batteau et de renvoïer nostre battelier à Rouanne, où le vent pouvoit le conduire aisément.

Couché à Gien, les 26 et 27 février ; charette, voiture d'un duc et pair

Cependant nous cherchasmes des chevaux à louer, pour venir à Gien ; mais n'en ayant pu trouver aucun, nous fusmes obligez d'avoir recours à une charette, dans laquelle nos deux Capucins me prièrent bien de ne les pas oublier et de leur y procurer place, comme je fis, parce que les chemins étoient si rompus qu'il leur eust été impossible d'aller à pié. J'eus bien de divertissement de cette voiture si conforme à la qualité d'un duc et pair de France, qui y étoit empaillé avec neuf autres personnes. Il est toujours bien certain qu'il y étoit fort incognito, puisque jamais qui que ce fust n'eust eu du soupçon de sa qualité par sa voiture.

Ce fut dans ce bel équipage que nous arrivasmes dans Gien, où M. le duc de Brissac changea de voiture, ayant envoïé demander, pendant que nous y séjournasmes, un carosse à M. d'Elbène, évêque d'Orléans, qui le luy envoïa aussitost : ce qui luy donna lieu d'aller à Orléans avec quelsques-uns de nostre compagnie, un {569} peu plus commodément qu'il n'y auroit été si cette voiture favorable ne fust venue pour l'y conduire, avec ceux qu'il avoit de sa compagnie.

Scrupule de conscience

Nos Capucins allèrent loger, en arrivant à Gien, dans leur maison, qui est de l'autre costé de la ville sur le bord de la rivière. Nous les y allasmes voir dans ce lieu, qui est fort agréable : où le R. P. Prédicateur nous parla de l'entretien que nous avions eu avec luy la journée précédente, touchant le formulaire des Cinq Propositions. Il nous dit que nous luy avions si bien fait voir le péché qu'il y avoit à signer cet acte, qu'il n'en avoit pu dormir toute la nuit, parce qu'il l'avoit malheureusement signé ; que ce que nous luy avions dit là-dessus avoit été cause qu'il n'avoit osé célébrer la messe, ce jour-là, sans s'estre confessé auparavant de ce péché. Je fus bien aise de voir ce bon père et son compagnon aussi, qui n'étoit pas encore prestre, touchez de cette faute ; et je crus que je devois leur faire connoître que le péché de la signature étant un de ceux qui obligent à la rétractation publique, ils devoient le réparer par cette voie : mais leur vertu ne put aller jusqu'à ce degré, s'étant contentez de s'estre confessez de ce crime sans vouloir faire rien davantage.

Vents violents sur la rivière

Avant que de quitter nos Capucins, ils nous prièrent que si nous prenions un batteau, non seulement de leur continuer la grâce que nous leur avions faite en les amenant de Rouanne, mais aussi de vouloir bien prendre encore deux de leurs pères avec nous : ce que je leur promis, et ce que j'exécutay dans la suite, qui fut le lendemain matin, qu'ayant arresté un batteau qui descendoit, je résolus de m'en servir pour me faire conduire, avec tout le bagage, deux gentilshommes et nostre cuisinier, à Orléans, où je croyois arriver par la rivière un jour plutost que M. le duc de Brissac n'arriveroit dans le carosse ; mais je fus bien trompé, car étant tous sortis de l'hostellerie pour entrer dans le batteau, en mesme temps que les autres montoient en carosse, il fit une tempeste si furieuse et il tomba une neige si épaisse et si abondante, que nous fusmes obligez de retourner au logis : d'où je vis partir le carosse dans lequel, pour lors, j'avois bien regret de n'avoir pas pris place.

Danger à craindre

Nous arrestasmes encore deux heures dans cette hostellerie, d'où l'ennuy nous chassa, résolus à quelque prix que ce fût de faire partir le batteau, dans lequel je fis entrer les quatre Capucins et tout nostre monde, à dessein de partir sur-le-champ, comme nous fismes assez témérairement. Car, le vent continuant toujours dans sa violence ordinaire, les eaux croissant aussi incessamment et, ce qui étoit encore de pis, nos mariniers étant yvres, nous nous mismes en chemin et en danger de périr souvent : car, quelsques efforts que fissent nos mariniers pour traverser la rivière afin de nous mettre un peu à l'abry du vent, ils ne purent jamais gaingner l'autre bord. {570} Ainsi, le vent nous jettant continuellement contre le bord où nous étions, il faisoit heurter si rudement nostre batteau que ce fut une espèce de miracle qu'il ne fut point fracassé. La peur nous prit et nous fit tous résoudre à prendre terre au premier endroit que nous pouvions aborder.

Divertissement du singe et des païsans

En effet, nous nous arrestasmes à un misérable hameau de trois ou quatre maisons, environ à une lieue de Gien. Nous descendismes dans une des maisons pour nous y chauffer, parce qu'il faisoit un froid très cuisant, avec une neige continuelle ; et nous résolusmes de demeurer là, jusqu'à ce que le vent nous donnast un peu de relasche. Je fis allumer cependant un grand feu, qui nous rechauffa tous. Durant tout ce temps-là, nous eusmes un merveilleux divertissement que nous donna le singe que nous avions acheté à Livourne et que nous remportions à Paris. Comme cet animal craint extrêmement le froid, il aime aussi passionnément le chaud. Le feu que nous fismes faire dans la maison où nous étions, le mit de bonne humeur et luy fit faire mille caracoles, dont les païsans chez qui nous étions entrez étoient les admirateurs ; ce qui les porta à avertir tous les autres de leur voisinage de venir voir cet animal qui leur étoit presque inconnu, particulièrement à leurs enfans, qui le considéroient comme un monstre dont ils avoient grande peur : laquelle redoubloit extraordinairement lorsqu'il venoit à se remuer, ce qui les faisoit tellement fuir qu'on avoit toutes les peines imaginables à les faire raprocher.

Grand embaras

Tandisque nous nous arrestasmes dans cet hameau, nous prismes le temps d'y faire nostre collation, à cause du Caresme. J'achetay pour cela quelsques noix du maistre du logis ; et tandis que nous les mangions, nous résolusmes, voyant le temps si mauvais, de retourner coucher à Gien et d'y faire rapporter tout nostre bagage, qui étoit dans le batteau, avec une charette que nous prendrions. ll est vray que nous en trouvasmes dans cet hameau, où il y avoit des fermes ; mais personne, de ceux qui en avoient, n'osa hazarder de nous mener, tant les chemins étoient rompus par le débordement de la rivière, qui empeschoit les païsans mesme de pouvoir aller à pié au marché à Gien.

Ainsi nous voyant embarassez en toutes manières, nous résolusmes de partir, quoy qu'il en pust arriver ; et nous crusmes que le sommeil que nos mariniers avoient pris, tandis que nous nous chauffions, pouroit leur avoir fait cuver leur vin, et qu'ainsi ils seroient plus en état de nous conduire et d'agir un peu mieux qu'auparavant : comme ils firent effectivement, en traversant la rivière pour aller à l'autre bord, s'y mettre à l'abry du vent qui, depuis cela, ne nous fut plus si contraire, parce que le rivage nous mettoit à couvert ; ce qui fit que nous avançasmes chemin, mais pas tant que nous le prétendions, parce qu'au lieu de venir coucher à  Gergeau, comme nous {571} l'avions projetté, il fallut s'arrester à Saint Benoist sur Loire, d'autant que sur le soir le vent se leva encore tout de nouveau.

Couché à Saint Benoist sur Loire

Quand nous eusmes mis pié à terre en ce lieu-là, nos Capucins se retirèrent d'avec nous, à cause que l'hostellerie ne pouvoit pas recevoir tant de monde. Ils allèrent demander l'hospitalité dans l'abbaïe, où on les reçut charitablement. Nous les priasmes, avant que de partir, de vouloir sortir de lendemain de cette abbaïe à deux heures du matin, dans le temps que les Bénédictins iroient aux matines, afin de nous éveiller dans nostre hostellerie, et que nous pussions partir de très bonne heure et reprendre ainsi l'avantage du chemin que nous avions perdu le jour précédent, par le mauvais temps. Ces pères firent ce dont nous les avions priez : si bien qu'étant partis tous ensemble, trois heures avant le jour, au clair de la lune, nous arrivasmes à la pointe du jour à Gergeau.

Précaution à propos

Avec cette diligence, nous arrivasmes à Saint Loup abbaïe, distante d'Orléans d'un quart de lieue. Nous fismes arrester là nostre batteau, afin de nous exempter de l'insolence des batteliers d'Orléans, qui se rendent les maistres d'un batteau chargé de bagage, et qui le déchargent et l'enlèvent, malgré ceux à qui il appartient, quand on a pris port à Orléans. Nonobstant nostre précaution, ces mariniers, qui avoient apperçu nostre batteau de dessus le pont, que nous avions fait arrester à Saint Loup, vinrent en nombre assez considérable pour décharger nos hardes, malgré nous ; et ils l'auroient fait assurément sans nostre cuisinier, qui étoit un brave, lequel mit l'épée à la main pour empescher qu'ils n'approchassent. Ainsi, nous conservasmes nostre bagage, qui demeura toujours dans le batteau jusqu'à ce qu'un vallet de chambre, qui étoit descendu pour aller promtement à Orléans, en eut fait venir une charette, sur laquelle on chargea tout ce que nous avions.

ORLÉANS

Nous prismes donc terre en ce lieu, et nous vinsmes de là à pié dans la ville, ayant tout le long du chemin des Huguenots à la rencontre, qui alloient au presche. Nous logeasmes tous dans le cloistre de Sainte Croix, chez M. le prieur de Bugy, chanoine de la cathédrale, dont nous ramenions le frère, avec la femme et le fils, en France. Nous demeurasmes dans son logis en attendant nostre bagage ; et, midy approchant, qu'il n'étoit pas encore arrivé, je m'en allay avec nostre compagnie, en bonnet à l'anglois et cravate, le manteau sur le nez, de peur de perdre la messe ce jour-là, dimanche.

{572} CHASTRES [Châtres]

Couché le premier de mars à Toury, le 2e à Angerville, le 3e à Chastres

Au retour de la messe, nous trouvasmes toutes nos hardes arrivées ; et chacun de nous ayant changé d'équipage, nous attendismes le carosse dans lequel M. de Brissac et d'autres de nos messieurs devoient venir, lesquels n'arrivèrent qu'après midy dans le mesme lieu où nous étions, et où on luy avoit préparé un appartement et un disné magnifique : après quoy, chacun de nous alla faire ses visites particulières chez ses amis. On disposa, ce mesme jour, de la voiture pour Paris, au lendemain ; et après avoir arresté un carosse pour nous et des chevaux pour les domestiques, nous partismes le jour suivant, premier de mars, pour venir coucher à Toury, puis à Angerville et enfin, après avoir disné à Estampes, faire nostre dernier giste à Chastres.

Nous avions juste sujet de croire, lorsque nous nous vismes arrivez à Chastres, qui devoit estre nostre dernier giste, que nous avions fait un très long voyage sans qu'il nous fût arrivé aucun malheur ; mais cependant, nous nous vismes là, sans y penser, dans un embaras qui alloit à faire perdre la vie à bien du monde. Voicy comment la chose se passa en cette rencontre.

Naufrage presque au port

Nous trouvasmes, à l'entrée de Chastres, que le pont qui étoit sur la petite rivière qui traverse ce bourg avoit été emporté, avec des maisons voisines, par les eaux : si bien que les carosses ne pouvoient plus y passer qu'avec bien des mystères. Cela fit que nous mismes là tous pié à terre ; et un gentilhomme et moy ayant accompagné M. de Brissac à l'hostellerie, nous laissasmes les autres sur le pont, afin qu'ils eussent soin de faire tirer le carosse à force de bras, en le passant sur quelsques solives que des charpentiers commis au rétablissement du pont avoient déjà posées pour cela.

Mais il arriva qu'un de nos gentilshommes passant à pié sur ces solives, un des charpentiers, qui étoit yvre, luy demanda de l'argent pour son passage ; et celuy-là ayant refusé de donner quoy que ce fust, le charpentier luy tinst teste et luy dit qu'il ne passeroit donc pas ; de quoy le gentilhomme, offensé, voulut passer de force : à quoy le charpentier s'oposa en luy prenant mesme son chapeau, ce qui irrita si fort celuy-là qu'il luy déchargea un soufflet et mit aussitost l'épée à la main pour le maltraitter.

Émeute populaire

Au brillant de cette épée, toute la populace s'assembla et s'émut si bien contre le gentilhomme, que de tous costez elle se jetta sur les gens de M. le duc de Brissac, brisa des pistolets qu'un d'entre eux apportoit à l'hostellerie, cassa l'épée du cuisinier, que les plus échauffez menèrent mesme en prison, les autres poursuivant à grands coups de pavé le reste des domestiques, dont un fut frappé d'un rude coup à l'épaule.

Le bruit de ce tumulte vint à nous dans l'hostellerie, où nous nous reposions auprès du feu : ce qui m'obligea d'en sortir pour m'informer de cette subite sédition, {573} que je ne trouvay plus si violente. On avoit mesme lasché déjà le cuisinier ; et le peuple ne fut pas longtemps sans avoir peur à cause de ce qu'il venoit de faire : car quand je luy eus fait sçavoir que les gens qu'il venoit de maltraitter appartenoient à un duc et pair de France, il commença à trembler, et les plus sages d'entre eux me dirent qu'il falloit faire perquisition des séditieux. Je fis un peu sonner la qualité du duc pour les intimider ; et mes menaces firent si bon effet qu'on nous rapporta dans l'hostellerie jusqu'à un manchon qu'on avoit pris, et les morceaux mesmes d'une méchante paire de pistolets qui avoient été cassez.

Bailly frustré de ses prétentions

Le bailly du lieu fut plus interdyt que tous les autres pour ce tumulte ; car, étant [lire : il est] venu nous trouver d'abord dans l'hostellerie, pour nous dire qu'il alloit informer contre nos gens, croyant vraysemblablement tirer par là de nous quelque argent : dont bien loin de toucher quelque chose, on le renvoïa assez rudement, en luy disant que l'on feroit venir à Chastres un régiment de cavalerie qui mettroit tous les habitans à la raison.

Ces paroles dites d'un ton un peu haut, jointes à la connoissance qu'eut le bailly de la qualité de M. le Duc, luy firent bientost changer de conduite ; car, une demie-heure après sa première entrée, il vint le saluer avec bien du respect et luy faire excuse de ce qu'il avoit dit, demandant en mesme temps permission au seigneur d'informer en son nom contre les séditieux, peut-estre pour griveler d'un costé, ne pouvant pas le faire d'un autre : ce que M. le Duc luy refusa, se contentant de luy dire, pour faire peur aux habitans, que dans peu il se feroit justice d'une autre manière.

[PARIS]

Couché à Paris, le 4 de février [lire : mars] 1665

Le lendemain matin, nous montasmes en carosse pour venir terminer nostre voyage à Paris, d'où nous étions sortis le 4 jour de mai de l'année précédente. On ne sçauroit dire avec quel respect les habitans de Chastres nous virent partir, et comment les plus notables d'entre eux s'emploïèrent à demander pardon pour les séditieux du jour précédent, qui pensèrent troubler par leur émotion brutale la beauté et le bonheur de nostre voyage, durant lequel aucun de nos gens ne périt, que le seul suisse qui fut assommé pour son yvrognerie à Gratz en Stirie, comme je l'ay marqué cy-dessus. Ainsi donc, on peut dire que nous arrivasmes assez heureusement dans Paris, où nous nous séparasmes chacun de nostre costé, en descendant du carosse d'Orléans.

FIN  

Note

1. Non seulement François de Neufville, le fils aîné du maréchal de Villeroy, se trouva-t-il à la bataille de Raab (Moréri, "Neufville"), mais ce fils avait épouse, en mars 1662, la propre sœur du duc de Brissac. On comprend donc la sollicitude du Maréchal -- et le chagrin de l'Archevêque, qui était le frère du Maréchal !