Panat in postcardThe Ranums'

Panat Times

Volume 1, redone Dec. 2014

Contents

Volume 1

Panat

Orest's Pages

Patricia's Musings

Marc-Antoine

Charpentier

Musical Rhetoric

Transcribed Sources


 

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Charles Le Maistre's Relation

pages 89 to 105

{89}

SOMMERHAUSEN, AUSBOURG [Augsburg]

Mensonge public de Jésuite

Je trouvay fortuitement, dans l'hostellerie où nous logions, une thèse qu'un écollier qui venoit d'achever son cours de philosophie chez les Jésuites de Dilinghen, avoit rapporté, retournant au logis de sa mère qui estoit veuve. Cette thèse sentoit fort le faste des Jésuites, qui l'avoient fait dédier par le répondant à saint François Xavier, à qui ils donnoient dans cette thèse la qualité de Docteur en la faculté de Paris.

De Quinsbourg, nous vinsmes disner à Sommerhausen, qui est un gros bourg scitué sur une petite éminence. Nous en visitasmes l'église, dans laquelle nous trouvasmes des tombes et des épitaphes qui publioient la prévarication et la désertion de la foy catholique des habitans luthériens d'Ausbourg. Le curé du lieu nous dit que les Catholiques qui en avoient autrefois esté chassez, les avoient apportées dans sa paroisse pour ne rien laisser de la Religion dans cette ville qui pust estre prophané.

Couché à Ausbourg, le 25 de juin 1664

Rien ne nous ayant retardé dans ce bourg, nous en partismes d'assez bonne heure et arrivasmes de grand jour à Ausbourg, que nous traversasmes d'un bout à l'autre pour trouver l'hostellerie qui a pour enseigne La Couronne d'or. Cette ville est très considérable en quantité de belles choses ; et de toutes celles que j'ay veues en {90} Allemagne, je puis dire qu'elle est sans contestation la plus belle. Sa scituation est très agréable. Elle est posée au milieu d'une grande plaine, accompagnée de toutes parts de gros villages qui sont des marques de la bonté de son terroir. Elle est arrosée d'une rivière peu considérable pour ses eaues mais bien estimable pour la commodité qu'elle apporte à la ville, dont je parleray cy-après. Ses fortifications ne sont pas si achevées que celles de la ville d'Ulm dont j'ay parlé cy-devant, mais elles sont pourtant assez considérables pour luy servir de bonnes deffenses.

La ville est de fort grande étendue, mais elle n'est point peuplée à proportion. Les deux tiers des habitans sont Luthériens, et l'autre tiers est Catholique. Il y avoit autrefois un peu plus de Catholiques qu'à présent, mais les surcharges que les Luthériens leur donnoient, les ont obligez de se retirer à la campagne : ce qui fait qu'on voit un grand nombre de belles maisons abandonnées, et l'herbe qui croist en plusieurs rues.

Pavé incommode

Le gouvernement de cette ville est partagé entre les Catholiques et les Luthériens, qui ont pareil nombre de magistrats en charge. La beauté de cette ville est singulière en tout ce qui peut la rendre recommandable. Les bastimens sont polis, peints en dehors depuis l'entablement jusqu'au rez-de-chaussée. Ces peintures représentent des histoires différentes de batailles et de victoires. On voit beaucoup de ces maisons couvertes d'airain. Les goutières des autres sont de mesme matière. Les rues sont longues, droites et larges, ornées de quantité de belles fonteines qui sont dans le milieu. Une chose seule manque pour la commodité de ces rues : c'est un pavé qui soit un peu large ; car celuy dont on se sert est si petit qu'on peut dire que ce ne sont que de petits cailloux joints ensemble, dont la grandeur du plus considérable ne surpasse de guères celle d'un écu blanc. Cela fait qu'on ne marche dans cette ville qu'avec beaucoup de peine, à moins de se servir d'un certain pavé de brique dont les rues sont pavées, à trois piés ou environ des maisons.

Magnifique Hostel de ville

L'Hostel de ville d'Ausbourg est un bastiment magnifique. L'exaucement de ce bastiment est fort grand. Il est accompagné, aux quatre coins, de quatre pavillons qui sont élevez en forme de dôme. Leur hauteur est si considérable, qu'en arrivant à la ville on les voit de fort loin, comme si c'estoient autant de clochers de la ville. À l'entrée de cet hostel de ville, nous trouvasmes un corps de garde qui estoit rangé sous un magnifique vestibule qui a autant d'étendue que tout le bastiment. Ce corps de garde estoit sous les armes pour recevoir M. le duc de Brissac, qui avoit fait demander permission au magistrat de voir cette maison. Ce vestibule, qui se trouve à l'entrée, est comme une espèce de salle dont la voûte est soutenue de huit grosses {91} et grandes colomnes de marbre jaspé, lesquelles sont toutes deux à deux, éloignées les unes des autres environ de trois toises.

Il y a, et à droit' et à gauche de ce vestibule, un escallier de pierre assez large pour monter huit personnes de front dans la salle haute, qui est ornée d'un très beau platfond, fort bien doré et enrichy d'ingénieuses emblèmes. Ses murailles sont revêtues de riches tableaux d'une longueur prodigieuse, qui représentent de grandes actions de l'histoire prophane. Tout cela est relevé par quantité de bustes de marbre blanc d'empereurs romains. Le pavé de cette salle est tout de marbre blanc et jaspé. Sa longueur est de soixante et douze pas, et sa largeur de trente et quatre. Ce qui est admirable, est que dans cette grande étendue il n'y a aucun pillier pour soutenir le platfond.

Dans cette grande salle, il y a 6 portes en symmétrie. Les deux du milieu sont pour chaque escallier, qui se répondent l'un à l'autre. Il y a deux chambres vis-à-vis l'une de l'autre. La première est celle du Conseil, la seconde est la chambre criminelle, la troisiesme du thrésor et la quatriesme du païement. Chacune de ces chambres est ornée de trois tableaux de douze piés de long et de cinq piés et demy de haut. Tous ces tableaux ont rapport aux affaires qui se traittent dans les différentes chambres. Dans celle du Conseil, on y voit encore les portraits des plus grands législateurs qui aient paru dans l'Ancien et le Nouveau Testament, et aussi dans le paganisme. Les trois autres chambres sont ornées des portraits des plus grands personnages qui aient vécu dans tous les temps. Il n'y a dans tous ces lieux que de simples bancs de sapin pour se seoir, et un grand poesle au milieu, lequel est caché dans la cavité de la voûte d'en bas.

Au-dessus de chacune de ces quatre chambres, il y a une plate-forme d'airain entourée d'une balustrade de pilliers de pierre, et au milieu de chaque plate-forme un petit dôme fort élevé. Cette salle dont je viens de parler aboutit d'un costé sur la rue et de l'autre sur la prison, au-dessus de laquelle, afin de n'obscurcir point cette salle de ce costé-là, il y a une grande plate-forme couverte d'airain. On a peint sur la muraille de cette prison, qui n'est distante de la salle que d'environ 6 toises, un Jugement de Salomon, lequel a 70 pieds de long et environ 30 piés de haut. Cette peinture est comme une agréable perspective pour ceux qui se promenent dans cette salle.

Porte secrette

Quand nous sortisimes de la Maison de ville, on nous mena voir la porte secrette. Cette porte ne sert qu'en temps de guerre, ou pour faire entrer du secours, ou pour faire à couvert des sorties sur les ennemis. La disposition de cet ouvrage est fort belle, et la facilité à s'en servir utillement est très grande. Une seule personne ouvre cette porte, qui est épaisse de trois pouces, large de cinq à six piés, haut de 9 à 10, {92} barrée de fer de toutes parts, par de certains ressorts qu'on fait jouer par le moïen de quelques roues qu'un enfant de douze ans peut remuer, dans une galerie au-dessus de la porte en dedans.

Il est impossible de surprendre la ville par-là, en se rendant maistre de cette porte, qui n'est pas seule en cet endroit. Il y en a quatre de cette sorte, qui sont l'une auprès de l'autre. La première que l'on ouvre donne entrée dans un quarré d'environ deux toises et demie, à l'entour duquel il y a une galerie élevée du bas d'environ douze piés, où est celuy qui remue la machine : qui en mesme temps qu'elle ouvre la porte d'un semblable quarré pour passer plus avant, ferme celle du premier. On passe ainsi par trois quarrez différens, qui s'ouvrent et se ferment de mesme manière, de sorte qu'il est impossible d'entreprendre rien contre la sureté de la ville, quand mesme on se seroit saisy de l'un des trois : car outre que deux portes ne peuvent jamais estre ouvertes ensemble, c'est qu'à l'entour de chaque quarré, il y a des galeries d'où il seroit facile d'écraser ceux qui se trouveroient enfermez là.

La dernière de ces portes estant passée, la mesme machine qui les a ouvertes et refermées abbat un pont-levis sur le fossé. On le traverse à couvert d'une galerie, au bout de laquelle il y a encore une porte qui donne dans la campagne, laquelle porte s'ouvre encore par les mesmes ressorts que toutes celles dont je viens de parler, ce qui est d'autant plus admirable que la machine qui remue le pont-levis et cette dernière porte, en est éloignée de plus de cent pas.

Fonteines abondantes

Quoy que cette invention paroisse des plus belles, celle des fonteines de la ville ne luy cède en rien. Il y en a une si prodigieuse quantité dans la ville, qu'on y en conte, comprises celles des maisons et des rues, jusqu'à cinq mille trois cent trente et quatre. La manière de fournir de l'eau à toutes ces fonteines est tout à fait admirable et d'invention singulière. Une petite rivière qui passe dans la ville, proche d'une des portes, donne de quoy remplir tous les tuyaux. Elle donne le mouvement à des roues, qui l'élèvent par des pompes dans des bassins sur le haut d'une grande tour ; lesquels estant remplis, la répandent en bas par d'autres gros tuyaux de bronze, par le moyen d'une belle figure de mesme matière qui tient en sa main une coquille de mer, comme pour verser cette eau dans ces tuyaux : d'où estant tombée, elle se partage en suite par d'autres qui sont dans terre, dans les maisons des particuliers, qui en païent à la Ville, qui a le soin de ces fonteines, un certain revenu à proportion de la quantité d'eau qu'ils tirent.

Magnifique fontaine devant l'Hostel de ville

Il n'y a guères de carrefours dans la ville où on ne voit une très belle fonteine ornée de grandes figures de bronze, au milieu d'un vaste bassin de pierre. Celle de {93} ces fonteines qui est la plus magnifique est à la face de l'Hostel de ville. Elle est ornée d'un Jupiter de bronze, accompagné de quantité d'autres plus petites figures qui représentent des Cupidons et des animaux, tous de mesme matière. Cette fonteine répand de l'eau par 24 endroits.

Autre belle fontaine

Au-dessus de cette fonteine de l'Hostel de ville, on en voit encore une autre vis-à-vis d'une église, laquelle est très belle. Elle a un grand bassin ouvert, comme la précédente, et au milieu de ce bassin un Mercure de bronze de la hauteur d'un homme. Ce Mercure est enchainé au pié par un Cupidon de mesme grandeur et de mesme matière, l'un et l'autre posez sur un pié d'estail dont les quatre coins sont ornez de quatre dragons qui versent beaucoup d'eau, un peu plus bas de quatre muffles de lion qui en jettent tout de mesme, et encore plus bas de quatre gueles de chien qui en répandent dans le bassin autant que les autres figures, qui sont toutes de bronze.

Troisiesme fontaine publique non moins belle

Encore un peu plus haut dans cette rue où est l'Hostel de ville, assez proche de la maison où loge l'Empereur quand il vient à la Diette d'Ausbourg, on en voit une autre, vis-à-vis de l'hostellerie de La Couronne où nous logions, laquelle n'est pas moins magnifique que les deux autres dont je viens de parler. Celle-cy est embellie d'une figure d'Hercule haute de 8 à 9 piés, qui tue avec sa massue l'hydre à 7 testes qui est sous ses piés. Il y a encore quantité d'autres fonteines publiques dans la ville, mais parce qu'elles n'approchent point de la beauté de celles dont je viens de parler, je n'en diray rien.

Grand arsenal bien fourny

Quand nous eusmes vu cette rare invention pour fournir de l'eau aux fonteines, on nous mena à l'Arsenal. En passant, nous vismes, par le dehors seulement, la maison de l'Empereur, embellie de peintures sur les murailles et couverte d'airain, ce qui ne luy est pas singulier, y en ayant plusieurs autres dont les murailles et le toict ont de semblables ornemens. L'Arsenal, que nous visitasmes, est bien garny d'armes. On y en trouvoit facilement pour quinze mille hommes, tant cavallerie qu'infanterie. Nous vismes des premières armes à feu qui furent dans le commencement de leur invention. Elles avoient, dans le cul du canon, une longue épée toute quarrée, assez malfaite. Toutes les armes qui estoient dans cet arsenal nous parurent fort polies et bien entretenues.

Avant que de faire ces visites dont je viens de parler, j'avois dit la messe dans une église de filles de l'ordre de Saint Dominique. On chantoit la grande messe quand nous y entrasmes. Nous en entendismes la musique, composée de voix assez belles {94} et d'instrumens. Les orgues, qui se mesloient avec ces voix et ces instrumens, en relevoient l'harmonie. Je ne remarquay rien dans cette église, sinon qu'elle estoit fort propre, et que les religieuses y chantoient dans un lieu élevé, comme dans une tribune, qui est un accommodement fort commun dans les églises d'Allemagne.

Hostie prétendue miraculeuse

Quand j'eus dit la messe, nous allasmes visiter une fort belle église de chanoines réguliers qui se nomme de Sainte Croix. Le sacristain, qui estoit fort honneste, nous monstra une sainte hostie miraculeuse qu'une femme avoit autrefois emportée dans sa maison, et qu'elle avoit mise en suitte par piété dans la cire. Elle la garda ainsi pendant cinq ans, nous dit-t'il, jusqu'à ce qu'ayant eu scrupule de sa manière d'agir, elle fut obligée de la rapporter à l'église et de la mettre entre les mains du prestre, qui la tira de la cire et trouva que les espèces estoient devenues toutes rouges. Il nous la monstra, et la cire aussi où elle elle avoit esté mise ; mais je ne vis pas bien cette couleur rouge que ce sacristain nous vouloit persuader estre encore dans l'hostie.

L'abbaïe dans laquelle nous vismes cette hostie est fort belle. La couverture est toute d'airain. Les chaires du chœur pour les chanoines sont très bien travaillées. Leur disposition est toute singulière, car au lieu que les nostres sont tournées vis-à-vis les unes des autres, celles-là le sont du costé de l'autel, que ceux qui sont assis ont en face. Ainsi elles sont toutes séparées les unes des autres, et chacune a un petit marchepié au-devant pour s'y mettre à genoux.

Tout proche de cette église nous trouvasmes un temple de Luthériens fort poli et qui avoit esté nouvellement restably en 1655 par les seigneurs luthériens du païs, comme il paroissoit par un marbre noir dans le fond de ce temple, sur lequel marbre estoit écry, en lettres d'or, le nom de ceux qui avoient contribué à ce rétablissement. Nous entrasmes dans la sacristie, où nous trouvasmes des confessionnaux et des ornemens d'église, comme chappes et chasubles. Nous y remarquasmes aussy deux assez grands tableaux, l'un de Luther et l'autre de Mélancton, avec quatre vers au bas de chacun. Il ne me souvient que de deux bouts de ceux de Luther que voicy :

-- Divine Propheta Luthere
-- Te duce Papa jacet

Nous allasmes, à la sortie de ce temple, chez les Jésuites, que nous trouvasmes porter des cheveux fort longs, comme tous les prestres les portent dans le païs. Ces pères nous monstrèrent fort obligemment toutes leurs richesses en ornemens d'église, entre lesquelles estoit un grand soleil d'argent massif, haut de 4 piés, enrichi de quantité de grosses perles fines, de rubis et d'émeraudes. Ils nous monstrèrent encore une couverture de ciboire de velous cramoisy en broderie d'or, chargé de grand nombre de perles et de quelsques diamans.

{95} Bonnet quarré de saint Ignace ; Japonois

De toutes les reliques qu'ils nous firent voir, la plus précieuse fut le bonnet quarré de saint Ignace, dans lequel je remarquay une notable différence d'avec ceux que portent aujourd'huy les Jésuites, qui n'ont que trois cornes, au lieu que celuy-là en avoit quatre. La curiosité me porta à demander à ces pères : d'où venoit que les bonnets qu'ils portoient aujourd'huy n'estoient point conformes à celuy de leur instituteur ? Ils m'en apportèrent une très mauvaise raison : qui estoit que c'estoit pour les plier plus aisément, comme ils les plient effectivement en Allemagne. Cette réponse m'obligea à leur faire une instance : qui estoit que leurs pères de France n'avoient, aussi bien qu'eux, que trois cornes à leurs bonnets, et que cependant ils ne les plioient pas. Ils ne me purent répliquer autre chose, sinon que chacun faisoit comme il l'entendoit. Cela me fit connoître que les Jésuites y avoient dégénéré, mesme jusqu'aux cornes de leur bonnet de leur instituteur, ou que le bonnet qu'ils nous monstroient n'estoit point celuy de saint Ignace. En sortant de la maison de ces pères, nous rencontrasmes un Japonois qu'un d'entre eux avoit amené depuis peu du païs. Ce Japonois avoit environ 50 ans.

Si tost que nous eusmes quitté ces pères, nous vinsmes disner à nostre hostellerie ; en suite de quoy, nous allasmes, sous la conduite de nostre hoste qui nous servit de guide, dans l'église des Dominicains, dans laquelle je remarquay une chose fort contraire à l'église catholique : qui est qu'à main gauche du grand autel, il y a une chappelle appartenante à un seigneur luthérien, dans laquelle ses ancestres, jusqu'à luy, sont tous enterrez.

Cette église des Dominicains est presque bastie comme est celle de ces pères à Paris, dans la rue de Saint Jacques. Elle est partagée en deux costez, qui sont séparez tout de mesme par de hauts pilliers de pierre. Celle-là pourtant est beaucoup plus belle, parce que les deux costez sont égaux, et qu'au bout de chacun il y a deux grands autels, ornez égallement : ce qui fait qu'on ne sçauroit juger auquel des deux on fait ordinairement l'office. Entre ces deux autels, il y a une lanterne élevée sur un soubassement de porphyre, où est enfermé le Saint Sacrement par un treillis de fer doré.

Moine dominicain yvre

Nous fusmes horriblement scandalisez du moine qui nous conduisoit dans l'église, parce qu'il estoit yvre : ce qui nous fit beaucoup de peine, non seullement à cause du lieu où nous estions, mais particulièrement à cause de nostre hoste, qui estoit Luthérien, lequel nous tenoit compagnie partout. Nous remarquasmes bien qu'il se prévaloit de ce désordre, parce qu'il nous dit souvent que ce moine n'estoit pas le seul qui fust en cet estat : que ses confrères et d'autres prestres en faisoient fort souvent de mesme. Ce qui ajouta d'avantage à la peine que nous avions de voir ce misérable moine ainsi yvre, fut le compliment qu'il nous fit après nous avoir {96} conduits à la porte : d'où estant prests de sortir, il nous demanda insolemment de quoy boire, pour la peine qu'il avoit eue à nous monstrer son église.

De ce lieu, nous allasmes voir une très belle abbaïe de Bénédictins sous le nom de Saint Ulrich, dont l'église est vaste et a des beautez particulières. On y voit dès l'entrée, c'est-à-dire aux premiers pilliers proche de la porte, une fort belle closture de fer. Cette closture est une chose assez singulière par sa scituation, aussy bien que le benoistier, qui est de marbre noir soutenu par 2 grands enfans de bronze fort bien travaillez, au milieu de l'église. La chaire du prédicateur n'est pas moins bien faite. Voicy sa disposition, sa matière et ses ornemens : elle est de bois bien doré ; il y a deux anges, de bois doré aussi, posez sur le corps de la chaire pour en soutenir le dais. Ces deux figures ont environ huit piés de haut.

Le chœur est séparé de la nef par une autre balustre [lire : balustrade] de fer, différente de celle qui est à l'entrée de l'église. Cette closture est assez extraordinaire dans l'Allemagne, où communément le chœur et la nef ne sont séparez, l'un de l'autre, que par un simple autel posé au milieu de l'église, derrière lequel sont les chaires, dans lesquelles on entre facilement à droit' et à gauche, parce qu'il n'y a point là de closture. Dans la croisée de cette église, il y a deux belles chappelles. Des corps saints reposent sous les autels. On y voit à droite celuy de saint Ulrich, à gauche celuy de sainte Sabine et sous le maistre-autel celuy de saint Narcisse martir. Du costé de l'Épistre, derrière la chaire du prédicateur, il y a une très belle chappelle dont la closture est de pierre, au-dessus de laquelle sont les douze apostres faits de sculpture en perfection.

PRUCK [Bruck]

Nous séjournasmes à Ausbourg depuis le mercredy 25 juin, que nous y arrivasmes, jusqu'au vendredy 27, que nous en partismes pour venir disner à Pruck, village sur la rivière de l'Embre, où nous visitasmes une petite église de l'autre costé du pont, en attendant que nos voitures fussent en estat de partir. Les sorties d'Ausbourg nous parurent bien plus belles de ce costé-là, que ne sont pas les avenues par où nous y vinsmes. Celles-là sont rendues agréables par un long canal fort droit et revêtu de toutes parts de planches de sapin, ce qui est ainsi durant une bonne demie-lieue. Le lit de ce canal est toujours plein d'eaues, qui ne sont pas à la vérité fort claires, mais au contraire salles et limoneuses. Ce canal est accompagné d'une très belle prairie qui continue plus de deux lieues. Nous tinsmes toujours ce chemin-là ; et après avoir traversé quelsques campagnes, nous arrivasmes à Pruck, où nous disnasmes et en suitte vinsmes coucher à Munich.

{97} MUNICH [München]

Couché à Munich, le 27 de juin 1664

La ville de Munich est la capitale de Bavière. Le chemin que nous tinsmes en venant de Pruck, pour y arriver, est très mauvais en beaucoup d'endroits, principalement dans le dernier village que l'on trouve avant que d'y arriver ; mais aussi, en récompense, les approches de la ville, de ce costé-là, sont fort belles et agréables, à cause d'un long chemin qui est bien droit et bien large, qui y conduit. Il est accompagné à droit' et à gauche, à un quart de lieue de la ville, de deux petits bois qui la mettent en une perspective agréable, très avantageux pour la faire voir. Elle ne paroist que d'une manière fort commune.

Riche colomne

Le dedans de la ville à bien du raport avec la ville d'Ausbourg pour la quantité de maisons peintes. Néanmoins, celles-là ne sont pas en si grand nombre ny si belles. Les rues aussy n'ont point une si grande estendue, à la réserve d'une seule, mais qui n'a pas une pareille longueur. On voit, dans cette rue dont je parle, un assez grand élargissement en un endroit, qui fait comme une petite place, au milieu de laquelle est élevée une colomne de marbre. Cette colomne est remarquable tant pour sa hauteur que pour tous les ornemens qui l'accompagnent. Elle est posée sur un pié d'estail quarré qui a neuf à dix piés de hauteur. Sur ses quatre coins, il y a quatre petits anges, dont les uns ont des sabres à la main et les autres des dards pour tuer, l'un un aspic, le second un basilic, le troisiesme un lion et le quatriesme un dragon. Toutes ces figures sont environ de trois piés de haut. Sur le haut de la colomne est une figure de la Vierge, grande comme nature. Toutes ces figures, celles des animaux aussi bien que les autres, sont de mesme matière de bronze. Celle de la Vierge diffère seullement des autres en ce qu'elle est dorée.

Tout proche de cette place, on trouve deux très belles églises : l'une est celle des Jésuites et l'autre celle des Augustins, qui est riche en peintures et abondante en chappelles richement ornées de tableaux. Un peu au-delà de ces églises, on trouve une manière de porte de ville très bien peinte partout. On entre par cette porte dans une rue qui est si grande qu'on pouroit bien la prendre pour une place. Cette rue est fermée par un petit bras de rivière, qui fait moudre un moulin proche d'un méchant pont de sapin.

Nous ne manquasmes pas de voir à Munich la cathédrale, dont le vaisseau n'est pas grand ; mais la décoration en est toute singulière, aussi bien que la disposition des choses du dedans. Elle a 2 chœurs, l'un au bas de la nef, à l'endroit où est ordinairement la grande porte, et l'autre en la place ordinaire. Les chaires de celuy-cy sont d'une sculpture bien achevée. Le haut de ces chaires est tout de bustes en bois, qui représentent séparément les prophètes, les patriarches, les apostres et les {98} docteurs de l'Église. Dans le milieu de ce chœur, on y voit un très beau mausolée de bronze d'un duc de Bavière. Il est orné, à ses quatre coins, de quatre grandes figures de soldats de bronze, hauts comme nature, lesquels sont armez et portent des drapeaux à la main.

La ville de Munich est fort peuplée, et beaucoup plus que celle d'Ausbourg dont j'ay parlé cy-devant ; mais elle n'est pas si belle, si ce n'est qu'on la veuille considérer par le palais de son duc, qui est aussi poli et aussi ajusté qui s'en voie dans l'Europe. Les dehors à la vérité n'ont aucun éclat, et on n'y trouve aucune avenue, si bien qu'on n'y peut aborder de toutes parts que de costé de l'entrée de la grande porte. Il y a deux gros lions de bronze qui portent devant eux les écussons de Bavière. Ces deux animaux sont élevez sur un pié d'estail d'environ trois piés.

Palais riche et superbe

Le palais est distribué en cinq cours, mais toutes irrégulières et qui n'ont aucun rapport l'une avec l'autre, ny aucune symmétrie les unes avec les autres. On nous dit là que le feu duc Maximilien, qui a fait achever ce palais, l'avoit ainsi fait bastir d'une manière irrégulière en dehors, afin que le dedans, qui est parfaitement bien ordonné, surprist davantage ceux qui y entreroient. Toutes ces cours du palais sont entourées de bastimens, et la pluspart ont des fonteines qui répandent leurs eaues dans des bassins. Ce qui ne rend guères ce palais agréable par le dehors, est qu'outre qu'il n'a point d'élévation qui le puisse faire distinguer de loin des autres maisons, il n'est couvert que de vilaines tuilles.

Vestibule de marbre ; salle de peintures chrestiennes

Ce palais est distribuée en deux : l'un se nomme le vieux et l'autre le neuf. Le vieux est si peu de chose, aussi bien que sa chappelle, qu'il n'y a quoy que ce soit de remarquable. Pour le palais neuf, il est incomparable dans toutes ses parties, et dans toutes les sortes d'ornemens qui servent à sa décoration. On rencontre d'abord un très beau vestibule soutenu de quantité de grosses colomnes de marbre, élevés d'environ 18 piés, et tout proche un grand escallier à jour tout à fait majestueux, dont les marches, qui sont aussi de marbre noir, ont douze piés de long. Cet escallier donne entrée dans une salle fort spacieuse et élevée, enrichie de très beaux platfonds et entourée de tableaux d'une grande longueur, fort bien achevez. Ces tableaux sont d'histoires saintes et profanes les plus illustres, opposées les unes aux autres, à dessein de relever celles-là au-dessus de celles-cy.

On y voit, à droite, celle de David qui tua Goliath, de Jahel qui mit à mort Sisara, de Judith qui égorgea Holofernes, d'Esther qui appaisa Assuérus et de Susanne qui aima mieux s'exposer à la mort que de consentir aux infames desseins de ces corrompus vieillards qui la voulloient souiller. On oppose à cette chaste femme {99} l'histoire prophane de la chaste Lucrèce, qui ne voulut point survivre à son honneur perdu ; et on fait voir, dans des vers latins, que celle-là avoit fait bien plus paroître de vertu dans sa conduite que n'avoit pas fait celle-cy, puisque si cette dernière fit quelque chose de grand, ce fut après avoir perdu son honneur, au lieu que cette première fit tout ce qu'elle devoit faire pour le conserver.

Marbre contrefait d'une exquise beauté

Le platfond de cette belle salle est enrichy de plusieurs emblesmes fort ingénieuses, lesquelles se rapportent aux deux histoires opposées. Au bout de la salle, à l'opposée de la porte, il y a un grand poesle fort élevé et enrichy de beaucoup d'ouvrages et de dorures. La porte, au-dedans de cette salle, n'est pas moins belle qu'elle l'est en dehors. Elle est accompagnée de deux grosses colomnes de marbre, posées sur des soubassemens et sur un pié d'estail d'une matière qui, quoy qu'elle ne soit pas de marbre, ne laisse pas d'en avoir la beauté, mesme avec plus d'éclat. C'est comme une espèce de vernix, mais qui est si dur qu'il ne se casse point. L'ouvrier l'ajuste, le polit et le partage si adroitement, par la diversité des couleurs, qu'on le prendroit pour un ouvrage de marbre de pièces rapportées.

Ce palais est riche en ces sortes d'ouvrages. Toutes les portes des appartemens en sont embellies ; et on en voit aussi, dans le fond d'un petit jardin, un cabinet qui est comme une espèce de petit sallon, enrichy de cette belle invention, qui paroist encore là plus admirable qu'ailleurs, parce qu'il est accompagné de personnages et d'animaux, entre lesquels il me souvient d'avoir vu un chat qui veut entrer par une porte à demie ouverte, et un chien qui se présente de l'autre costé pour l'en empescher : ce qui est tout à fait bien représenté au naturel.

Cette invention de marbre contrefait est d'autant plus admirable qu'elle est rare, n'y ayant aucun endroit dans l'Europe où cela se voie qu'à Munich, où la chose a esté inventée par un des sujets du duc de Bavière, l'ouvrier ne l'ayant pas voulu apprendre à qui que ce soit qu'à son fils. Le Duc estime tant ce secret que, ne voulant pas que d'autres en aient part, [il] empesche que le père et le fils ne sortent de la ville, de peur qu'ils ne le communiquent et ne fassent de ces sortes d'ouvrages dans d'autres païs. À l'autre bout du jardin où est ce petit sallon dont je viens de parler, il y a une très belle grotte qui tient toute l'estendue de ce jardin, enrichie d'une grande quantité de corail blanc, rouge et autres couleurs, dont les branches sont prodigieusement hautes.

Galerie de cerfs

Nous vismes dans ce palais beaucoup de chambres et d'appartemens tous meublez et dont les cheminées estoient ornées de très beaux bustes de marbre. Toutes ces chambres sont pavées aussi de marbre ; et quoy qu'il y en ait un très grand nombre, {100} le pavé est tout différent, pour la façon, dans chacune. On nous fit voir, encore dans ce palais, plusieurs galeries diversement ornées. La première est parée de soixante et douze grands bois de cerf, éloignez les uns des autres de plus de huit piés. Ces bois de cerfs ont tous quelque chose de singulier. Au-dessous sont peintes les villes et les lieux principaux du duché de Bavière. La seconde galerie qu'on nous monstra est remplie de bois de chevreuils, tous fort extraordinaires. La troisiesme, qui est la plus longue de toutes, est remplie des portraits des ancestres de la Maison de Bavière. La quatriesme galerie que j'ay à décrire est la plus riche et la plus belle de toutes.

Cabinet de richesses et de raretez

Je ne parleray point icy des pierres précieuses ny des perles qu'on y voit, parce que ces sortes de richesses sont assez communes dans les cabinets qui sont un peu de conséquence. Je ne feray mention icy que des manufactures délicates, particulièrement à celles de sculpture, entre lesquelles il y a quelsques pièces tout à fait rares et singulières, telles que sont un noyau de cerise sur lequel il y a quatre cent testes taillées et formées, et une boeste pas plus grosse qu'une balle à jouer à la courte paume, dans la cavité de laquelle tous les mystères de la vie de Jésus Christ sont aussi taillez, avec tous les personnages que les peintres ont accoutumé de mettre dans un tableau. On nous fit voir encore là quantité de crucifix de toutes sortes de matières, mais principalement de cire, parfaitement bien achevez, comme aussi des agathes en quantité, et mille autres riches raretez, entre lesquelles on peut conter une petite armoire d'ivoire toute de sculpture, dans laquelle il y a 22 tiroirs longs d'un pié, garnis de médailles d'or fort anciennes qui sont en partie romaines et en partie grecques.

Horologe dans un chaton de bague ; autre dans des pendants d'oreilles

Nous vismes aussi dans ce cabinet un grand nombre de différentes bagues, dont quelques-unes estoient admirables non pas pour leur matière mais pour l'ouvrage. Une de ces bagues avoit dans son chaton un horologe sonant, mais d'un son qui ne se faisoit pas entendre aux oreilles, mais qui se faisoit sentir au doigt par une petite pointe qui le piquoit autant de fois qu'il estoit d'heures. Nous trouvasmes dans ce mesme cabinet une monstre d'or de nouvelle fabrique, qui estoit enfermée dans des pendans d'oreilles. Cette monstre marquoit les heures et les faisoit aussi sonner. Nous vismes aussi un petit autel d'or dont la reine Marie Stuard, souveraine d'Écosse, se servoit pour prier Dieu dans sa prison où Élizabeth, reyne d'Angleterre, l'avoit fait mettre. Enfin, tout ce qu'on peut dire de ce cabinet est qu'il est si plein de belles peintures et de tant d'autres raretez, qu'il n'y a point de prince, comme je crois, qui en ait davantage. Le peu de temps qu'on emploie ordinairement dans les voïages à voir tant de belles choses, fait qu'on perd la mémoire de la pluspart.

{101} Salle des antiques

À la sortie de ces galeries, on nous fit entrer dans une vaste salle qui se nomme la Salle des antiques. Ce lieu est plein de bustes, tous de marbre ou de bronze, fort achevez. La pluspart de ces bustes sont les portraits de ces anciens Romains et des femmes les plus illustres de ces temps-là. J'en contay plus de 200, tous fort grands. On nous fit monstre là de quelsques idoles anciennes à qui les païens avoient autrefois donné de l'encens, mais d'une particulièrement dont le Diable se servoit pour rendre des oracles. Celle-là est de marbre qu'on peut dire estre unique en sa façon, parce que la teste est d'un marbre noir et le reste est blanc, quoy que le tout soit d'une mesme pièce. Dans le fond de cette salle, il y a un parquet élevé de quatre marches, entouré d'une très belle balustrade, au milieu duquel il y a une grande table de cette paste de marbre dont j'ay parlé, sur laquelle sont des compartimens de différentes et très vives couleurs.

Chappelles

De cette salle, nous entrasmes dans les chappelles. Nous en vismes trois. La première est du vieux chasteau, qui est très peu de chose ; la seconde, du chasteau neuf, et celle-là est la plus grande. Celle-cy n'a pas de grands ornemens. On y chantoit la musique quand nous y entrasmes, pendant que la messe s'y disoit, que la duchesse douairière de Bavière entendoit par une jalousie qui donne de son cabinet sur l'autel. Cette chappelle est entourée de grandes galeries de bois. Elle a au bout une tribune d'assez grande étendue, qui sert de passage pour aller d'un appartement à un autre. Dans le bas de cette chappelle, qui est environ de la grandeur de celles de Fontainebleau et de Saint Germain en Laye, il y a des chaires, comme dans le chœur d'une cathédrale.

La troisiesme chappelle est plus petite que les deux autres, mais elle est incomparablement plus riche. Elle est placée au bout d'une grande salle haute. Son étendue n'est pas de plus de trois toises et demie en quarré. Toute sa tapisserie n'est que de grandes armoires de cristal, remplies de reliques très considérables, et par les témoignages autentiques qu'on en a, et par les portions, qui sont très grandes. La plus remarquable de toutes, si elle est véritable, est une terre détrempée du sang de Jésus Christ qui, au rapport de l'aumosnier lequel nous monstra ces reliques, devenoit toute rouge le jour du Vendredy saint, au lieu que le reste de l'année, comme au jour que nous la vismes, elle estoit comme un sang caillé, de couleur noirastre. Cette terre est enchassée dans un très beau reliquaire d'or, qui est posé sur le milieu de l'autel de la chappelle.

Les autres reliques qui méritent plus d'estime sont trois corps entiers des Saints Innocens, dont nous en vismes un à découvert, qui nous parut avoir toutes les parties dont il estoit composé. Les autres reliques plus considérables, après celles-là, {102} sont le pié de saint Vital martyr, [et] celuy de sainte Euphémie qui a encore ses ongles attachez aux doigts. Ces deux reliques sont aussi posées sur l'autel, dans un reliquaire d'or enrichy de diamans et de perles, qui éclattent pareillement sur les petits ornemens qui soutiennent ces reliquaires.

À costé de l'Évangile, dans cette chappelle, il y a une armoire d'ébeine enrichie de prodigieux cristaux, laquelle est placée dans la muraille, où il y a encore une quantité prodigieuse de reliques précieuses dont les parties sont pareillement très considérables. Outre plusieurs chefs de saints, du nom desquels je ne me souviens pas, on nous fit voir, à nud, une main de saint Jean Baptiste, une autre de saint Denis Aréopagite, une troisiesme de saint Chrysostome et une quatriesme de sainte Barbe, lesquelles sont, comme toutes les autres reliques, enchassées dans de l'or et enrichies de pierreries et de perles très grosses.

Carosses malfaits

Après avoir passé toute la matinée à considérer ces choses, le commandant du chasteau, qui avoit envoïé, le matin, un carosse du duc de Bavière à M. le duc de Brissac, accompagné de valets de pié, le renvoïa encore tout de mesme après midy, pour nous faire voir le garde-meuble de son Altesse. Nous montasmes dans ce carosse à nostre hostellerie, avec une petite sellette de bois qu'un vallet de pié prit sur le derrière du carosse, où elle demeure toujours ; en suitte de quoy, il la mit sur le pavé pour nous faire entrer dans le carosse, lequel estant suspendu fort haut par toute l'Allemagne et l'Italie, a besoin de ce petit secours aussi bien pour descendre que pour monter : ce qui ne se fait pas sans courir le hazard de se rompre le pié, à cause que cette sellette ne tient jamais ferme sur le pavé, qui est inégal.

Garde-meuble bien rempli

Si tost que nous fusmes entrez dans le carosse, on nous mena à ce garde-meubles, qui est un lieu de grande étendue, à peu près comme sont deux salles de l'hospital de la Charité de Paris, qui font la moitié d'un quarré. Ce lieu du garde-meubles est pourtant bien plus élevé et plus large que ces salles. On nous découvrit là, tout d'abord, soixante tentures de tapisseries, presque toutes de soie relevées d'or, qui estoient étendues tout de leur long sur des tables de mesme grandeur. Après cela on nous déploïa aussi tous les lits et courtes-pointes, la pluspart de brocard d'or ou de broderie, qui tous avoient rapport à la tenture de tapisserie des chambres où ils servent.

Tapisseries singulières de ce garde-meubles

La parure des murailles de ce garde-meubles nous surprit un peu. Elles sont revêtues, depuis le haut jusqu'au bas, de tous les assortimens de masques, tant pour {103} hommes que pour femmes. Pour ceux-là, on y voit un bonnet, un masque, une barbe, un pourpoint, un haut-de-chausse et des bas ; et pour celles-cy, un bonnet propre au sexe, un masque, un corps, une juppe et des chausses, tout cela se tenant ensemble et pendant de haut en bas. Nous fusmes étonnez de ce ridicule équipage en le voïant ; mais quand on nous eut appris quel en estoit l'usage, nous en fusmes encore plus surpris. On nous dit que ces habits bizarres, dont l'étoffe pour la pluspart est de gaze, servoient au couronnement de l'empereur, auquel le duc de Bavière estoit tenu d'assister, accompagné d'une nombreuse mascarade, dont les habits sont toujours en dépost dans ce garde-meubles.

FRISINGH [Freising]

Couché à Frisingh, le 28 de juin 1664

Après avoir visité ce qu'on nous avoit dit estre de beau à voir dans la ville de Munich, nous en partismes par eau, sur un train d'arbres de sapin sur lequel on nous fit, en une heure, une très belle chambre et antichambre de planches de mesme bois. Avant que de nous embarquer, les femmes de nos mariniers vinrent, selon la coutume du païs, demander le droit de la confrérie de saint Nicolas dont elles ont soin. Elles furent tellement satisfaites de la libéralité qu'on leur fit, qu'elles nous quittèrent avec des marques d'une joie peu commune.

Médecine allemande

Nous ne nous embarquasmes qu'à la moitié du jour, en un temps assez fâcheux à cause d'un grand vent et d'une pluie très froide, qui fatigua étrangement nostre maistre marinier, lequel ne s'attendant pas à cet orage, n'avoit pris qu'une simple camisolle de futaine : ce qui fut cause qu'il fut étrangement mouillé et qu'il tomba malade, le soir, d'une grosse fièvre. Ce mauvais temps ne nous empescha pourtant pas de voir, le long d'un grand bois, une quantité prodigieuse de cerfs et de biches qui venoient sur le bord de la rivière, et d'arriver le soir de bonne heure à Frisingh, où nous eusmes assez de peine à bien loger, ayant esté contraints de changer deux ou trois fois d'hostellerie. Nous en trouvasmes enfin une, où la maladie de nostre marinier s'augmenta beaucoup. Cela nous étonna de le voir dans l'estat où cette pluie froide l'avoit mis ; mais il nous rassura luy-mesme, en nous disant que si tost qu'il auroit pris médecine, il seroit guéry : ce qui arriva comme il l'avoit dit, car il n'eut pas plutost pris cette médecine allemande, qui consistoit en un grand verre d'eau de vie dans quoy il avoit jetté de la canelle et une noix muscade en poudre, que le lendemain matin il ne parut plus qu'il eust esté malade le jour précédent.

La ville de Frisingh dont je parle est scituée sur le bord de la rivière d'Iser, environ à deux portées de mousquet. Elle appartient à l'Évêque, qui est oncle du duc de {104} Bavière. Son château, ou si vous voulez sa maison épiscopale, est scituée sur une éminence, aussi bien que la cathédrale. J'y entendis les matines, qui s'y chantèrent avec assez de dévotion. Pendant cet office, on dit une basse messe : laquelle estant finie, le prestre donna de l'eau bénie à tout le peuple qui se trouva sur son chemin en retournant à la sacristie, ce qu'on me fit pratiquer tout de mesme quand je dis, ce jour-là, la messe chez des religieux Observantins. On me la fit dire au maistre-autel, où il y a un très beau tableau qui représente Jésus Christ chassant les marchands du Temple.

LANDSHUUT [Landshut]

Couché à Landshuut, le 29 de juin 1664

Après que j'eus dit la messe, nous reprismes la rivière afin de venir coucher à Landshuut, ville du duché de Bavière. Le chemin que nous fismes, ce jour-là, fut très agréable, à cause de quantité de petites villes et de gros bourgs que nous vismes le long de nostre route. La ville de Landshuut est fort jolie. Elle est partagée en deux : l'une est la ville haute, et l'autre, la ville basse. Un gentilhomme de M. le duc de Brissac, qui avoit autrefois porté les armes en Allemagne, nous surprit quand il nous dit qu'il estoit venu autrefois avec l'armée, piller cette ville-là : ce qui nous fit connoître qu'il falloit que la France eust poussé bien loin ses conquestes.

Nous n'eusmes pas le temps de visiter la ville haute, qui est très peu de chose ; mais nous nous promenasmes suffisamment dans la basse pour en considérer toutes les beautez. Sa scituation est très agréable à cause qu'elle est sur le bord de l'Iser, qui bat au pié de ses murailles. Cette ville n'a que deux rues principales, mais qui sont très belles, tant à cause que la pluspart des bastimens qu'on y voit sont peints, qu'à cause aussi que ces rues sont fort larges, longues et droites. Au bout de la principale est la grande église de la paroisse, qui est très belle et bien exaucée. On y voit un baptistère considérable, fermé d'une closture de cuivre et couvert d'un grand cul de lampe de mesme matière, lequel se lève et s'abbaisse comme les lampes de nos églises. Le clocher de cette église a une beauté particulière. Je ne me souviens point en avoir veu de plus beau dans toute l'Allemagne, après celuy de Vienne et de Strasbourg. Il est tout à jour, comme celuy-là, [et] basty de pierre, comme tous les deux.